Titre original : Wir Deutschen.
Warum uns die anderen gern haben können
© Fischer Verlag, Francfort, 2006.
© Éditions Saint-Simon pour la traduction française, 2007.
33, rue Vivienne, 75002 Paris
www.editions-saintsimon.com
ISBN : 978-2-91513-484-1
© 2014, Version numérique Primento et Éditions Saint-Simon
Ce livre a été réalisé par Primento, le partenaire numérique des éditeurs
Pour Ulrike et Markus,
les plus beaux cadeaux de l’unité allemande.
Considérations liminaires sur les raisons pour
lesquelles nous, les Allemands, sommes des gens
remarquables et pour lesquelles les Britanniques
en particulier devraient nous apprécier.
Au fond, cela fait quinze ans que j’écris ce livre. Depuis que les deux Allemagne sont tombées dans les bras l’une de l’autre et se sont prises à la gorge.
Il commence là où s’arrête mon dernier opus en date, « Palasthotel – comment l’unité s’est abattue sur les Allemands », un livre jailli comme un éclair du cyclone provoqué par le changement de régime. Le présent ouvrage est assurément plus serein, et il a de bonnes raisons de l’être. On y décrit pourtant aussi le tourbillon des sentiments allemands. Il parle de nous et de la fierté nationale. Drôle d’idée pour un homme qui a passé à l’étranger le plus clair de ces quinze dernières années ? Pas forcément. Ce que Heine disait de l’amour de la patrie me paraît lumineux : c’est quand le poète s’est retrouvé loin de chez lui, à Paris, que la flamme de cet amour-là s’est ranimée en lui.
Rien ne stimule autant l’amour de son pays que la nécessité de le défendre en permanence contre les clichés et les tentatives de le rabaisser. Rien ne pouvait donc être plus excitant, pour le patriote assez peu fiable que j’étais, que de passer un certain temps en Angleterre.
Ces hooligans des milieux défavorisés que la presse populaire britannique mobilise de si bon cœur ne sont pas les seuls, loin de là, à s’en prendre aux Allemands. Deux semaines à peine s’étaient écoulées depuis mon arrivée sur l’île lorsque je me retrouvai dans l’assemblée très sélect d’un dinner, à côté d’Antonia Byatt, romancière ayant récemment reçu ses titres de noblesse.
On servait de l’agneau sous des portraits de princes du XVIIIe siècle, j’avais la tête au divertissement et à la légèreté, et je levai mon verre en l’honneur de la dame, sans me laisser rebuter par son air fermé et grincheux.
Et voilà qu’elle me demanda, de but en blanc, ce que je pensais de la Constitution européenne.
Je faillis avaler de travers.
Je ne connaissais pas une personne qui ait lu de bout en bout le pavé de mille pages concoctées par Giscard – ça n’était de toute façon pas mon cas. J’improvisai donc une vague réponse : c’était sans doute une bonne chose que la communauté des États européens s’accorde sur quelques principes fondamentaux – enfin, le genre de phrases que l’on prononce lorsqu’on veut s’en sortir par un coup de bluff.
Et elle, qu’en pensait-elle ? lui demandai-je à mon tour.
Mon intention était surtout de lui faire passer la patate chaude. Elle non plus n’avait pas l’air d’avoir travaillé la question.
Sa main chargée de bagues, étonnamment pesante, resta un certain temps en suspension au-dessus de son assiette. Mais la dame finit par répondre : « Vous savez, nous autres, Britanniques, nous n’avons pas besoin de constitution – nous sommes la plus ancienne démocratie de la planète. »
Et elle ajouta : « Pour de jeunes nations comme la vôtre, les Allemands, les constitutions peuvent cependant être très utiles. »
On aurait peine à mettre suffisamment de nasillement et de morgue pour restituer le ton sur lequel elle prononça cette phrase. Le fond était clair : Vous êtes des barbares, vous venez à peine de poser vos massues, vous n’avez pas de culture, il vous faut vous serrer la vis.
Soit dit en passant, le dîner était donné en l’honneur d’une fondation culturelle allemande qui avait attribué l’année précédente à Lady Byatt un prix grassement doté. Elle en était l’invitée d’honneur.
Je m’entendis lui répondre : « Très chère Madame, notre pays a accordé le droit de vote aux femmes bien plus tôt que chez vous, ce que je peux d’ailleurs comprendre lorsque je vous regarde. » J’avalai une gorgée d’eau. « Et pour ce qui est des constitutions : quelques règles ne feraient vraiment pas de mal à votre petite île, avec ses hôpitaux crasseux et ses trains qui déraillent. »
Bien entendu, je ne dis rien de tout cela.
Ces mots-là ne me vinrent que bien plus tard.
Sur le moment, j’en restai sans voix.
Cette dame avait-elle raison ? Venions-nous vraiment de sortir de notre forêt de chênes ?
J’allai chercher et rassemblai dans mon esprit tout ce qui, dans ma hâte, me venait à propos des grands Allemands. Nous, les héritiers des romains ! Arminius, Charlemagne, saint Boniface ! Barberousse, Gutenberg, Beethoven, Heine, Bonhoeffer, Lubitsch, Beckenbauer, Claudia Schiffer ou, dans la même catégorie, Heidi Klum, dont nous reparlerons plus loin.
À vrai dire, je dus admettre que pour certains des candidats, je n’étais pas très sûr de moi. Mais c’était la bonne direction. Mon énumération ne commençait pas en 1945, date du grand aveu de culpabilité, alors que tout commence par le grand aveu lorsqu’il est question de l’histoire allemande.
Non, moi, je jetai dans le débat l’histoire antique, le Moyen Âge, les Temps Modernes, comme il se doit. Bien sûr, les Anglais ou les Français avaient été bien plus tôt que nous en mesure de constituer un État nation. Leur situation était plus favorable. Ils n’avaient aucun mérite. Nous, en revanche, qui occupons une position aussi centrale que précaire, le monde entier nous tiraillait et essayait de nous bloquer. Et comme si cela ne suffisait pas, nous sommes désormais obligés de faire attention au pape.
La culture allemande existait bien avant qu’une nation allemande ne voie le jour. C’était un rêve. Elle avait été extorquée à l’histoire mondiale. Personnellement, cette version me semble de loin la plus romantique et la plus intéressante. Nous donnerons dans ce livre un petit cours d’histoire, il sera stimulant et haut en couleur.
Abordons à présent le fameux aveu. Il ne fait aucun doute que les douze années noires du national-socialisme barrent l’histoire allemande à la manière d’un verrou. Ces dernières décennies, on est rarement allé étudier ce qui s’était passé avant cette date.
Reste à savoir si nous avons vraiment la volonté de remonter plus loin dans le temps.
Les gens semblent pourtant s’intéresser à ce passé lointain. L’hebdomadaire Der Spiegel fait d’excellents tirages lorsqu’il consacre sa couverture à l’histoire. Le magazine Stern a publié une longue série sur l’histoire antique et les Germains. Et voilà que même le quotidien grand public Bild publie des quiz sur l’histoire nationale !
Jusqu’ici, ces douze années tragiques au cours desquelles une fraction des Allemands, prise de folie collective, a préparé et exécuté le meurtre d’une autre fraction des Allemands, ces douze années, donc, ont dominé le travail des historiens. Ce qui précédait cette césure relevait de la préhistoire et n’existait que dans la mesure où il présentait un quelconque rapport avec la catastrophe : l’esprit prussien, l’échec de la Révolution de 1848, le wilhelmisme, tout cela n’était que préparatifs aux douze années de ténèbres.
Nous, les Allemands, il semblait que l’Histoire en personne nous avait prédestinés à commettre un génocide. Personne n’osait même envisager que Hitler eût été une erreur de la nature, une sorte de freak des Allemands, et que notre pays aurait tout aussi bien pu connaître une autre variante, moins délirante et plus froide, de la vague d’autocraties et de dictatures qui s’était abattue sur le monde à cette époque. Une classe intellectuelle et politique exerçait une surveillance rigoureuse sur tous les accommodements de ce type et punissait sans pitié le moindre écart dans ce domaine. Le président du Parlement allemand, Philipp Jenninger, en fit les frais et dut démissionner après avoir tenu des propos ambigus1. La maxime de Joschka Fischer faisait foi : Auschwitz était la « première pierre de l’Allemagne ».
En tout cas ce n’est pas la mienne. Il me semble que la première pierre de l’Allemagne a été posée à une date bien antérieure. Je doute aussi que ce soit la pierre fondatrice de Mihu, la cinquième épouse de Joschka. J’ose même douter que ce soit vraiment la pierre sur laquelle s’appuie Fischer lorsque le micro est coupé.
La remarque que me fit Antonia Byatt, lors de ce dinner, à propos de la brièveté de l’histoire allemande, entretenait avec tout cela une relation confuse. Elle faisait allusion à la fois à la Grande Faute et à la grande absence d’histoire dont souffrent les Allemands. Depuis qu’Helmut Plessner a inventé le terme de « nation retardée » à propos de l’Allemagne, on est tenu de considérer le malheur qu’a été le fascisme comme une conséquence directe de l’échec que fut la constitution de la nation allemande. Pour être encore plus bref : quand on n’a pas de profondeur historique, comme vous, les Allemands, dit implicitement dame Byatt, on est fait pour se castagner.
J’avais de la peine pour mon frère, à l’époque ambassadeur d’Allemagne à Londres. Il venait nous voir chaque dimanche matin au petit-déjeuner, et avait assez souvent entendu des stupidités du même ordre. Des journalistes comme Jasper Gerard, du Sunday Times, ne cessaient de le lui répéter : « No, we won’t stop mentioning the war, Mr. Ambassador » (Non, nous n’arrêterons jamais d’évoquer la guerre, Monsieur l’Ambassadeur).
On entendait cela partout en Grande-Bretagne. À ce dîner de gala, par ailleurs somptueux et servi en l’honneur d’hôtes comme Antonia Byatt, celle-ci expliqua les choses clairement : nous autres, sur notre île, nous avons une vieille, une très vieille histoire, qui nous préserve de toute chute dans la barbarie. Alors que vous, les Allemands, vous avez besoin de lois fortes pour filer doux.
Mon expérience personnelle en Grande-Bretagne ne me laisse pas penser que ce pays ait sur le nôtre une avance considérable en termes de civilisation, et si cette avance existe, elle ne se manifeste pas, en tout cas, dans une vie quotidienne où les bagarres d’ivrognes rivalisent avec les scandales sexuels où sont impliqués des hommes politiques et des femmes de footballeurs, ou bien avec la violence des ghettos. Quant à l’histoire britannique, depuis l’élimination des Indiens jusqu’aux camps de concentration au Kenya, en passant par la traite des esclaves et le massacre des Boers, elle baigne dans le sang des innocents.
Ce qui distinguait Mrs. Byatt, ce soir-là, de la plupart des auteurs que je connais, c’est le fait qu’elle parlait de ce dont elle était fière, et non de ce dont elle avait honte. Elle était fière de son pays et de son histoire, c’était une fierté profonde et qui semblait impliquer la dévalorisation d’une autre nation.
Mais assez parlé de l’arrogance britannique : parlons donc de l’Allemagne. Je crois qu’une certaine fierté nationale est un sentiment sain. C’est de cela que traite ce livre. Ce sentiment-là ne doit pas obligatoirement, comme chez Mme Byatt, prendre une forme offensante. Mais sans fierté, aucune nation n’est en mesure de maîtriser son propre avenir.
Dans son livre Gibt es überhaupt eine deutsche Geschichte ? (L’histoire allemande existe-t-elle2 ?), l’historien Hagen Schulze cite cette fameuse parole d’Ernest Renan, selon laquelle une nation vit de l’idée d’« avoir fait de grandes choses ensemble, [et de] vouloir en faire encore3 ».
Je suppose que par « grandes choses », Ernest Renan n’entend pas « de grands crimes », mais des actes dont on peut être fier. Une nation doit pouvoir assumer son histoire avec une certaine fierté si elle veut forger son avenir. Or je crois qu’il existe une bonne quantité de grandes choses dans l’histoire allemande.
Ces convictions, je ne les ai acquises que peu à peu. Si je suis devenu Allemand, c’est au fil d’un long processus lié, bien entendu, à ce que j’ai vécu à l’étranger. Dans mon enfance, dans ma jeunesse, l’histoire allemande ne m’intéressait absolument pas, et je ne connaissais personne qui y consacrât son attention. Allemand, ça n’était pas cool. Ce qui était cool, c’étaient les Stones ou les hippies de San Francisco. Nous étions des internationalistes et des communistes, nous écoutions Bob Dylan et nous lisions la bible de Mao.
Ce n’était même pas un acte de refoulement. L’Allemagne, par exemple, ne nous faisait pas souffrir à cause de la Shoah. L’Allemagne, nous la trouvions ennuyeuse, point à la ligne.
Ma germanité, je l’ai éprouvée pour la première fois et à l’improviste dans les montagnes de Santa Cruz, en Californie, où un tremblement de terre avait aplati les maisons et éventré les rues ; un groupe de gentils Américains s’était alors rassemblé dans une maison de prière bouddhiste, autour du gourou Baba Harridas.
Il y avait parmi eux un certain Bob qui, du temps où il était soldat, avait été stationné en Allemagne après la guerre. Bob souriait de toutes ses dents. Ses yeux brillaient. « You must be very happy to be German these days » (Vous devez être très heureux d’être Allemand, ces jours-ci), me dit-il en me broyant la main.
Un instant plus tôt, il se trouvait devant le téléviseur. À l’autre bout du monde, le Mur était tombé. À l’autre bout du monde, un tremblement de terre politique avait liquidé le communisme et mélangé sans prévenir les deux petites Allemagne. Pour Bob, il allait de soi que nous allions à présent tomber dans les bras l’un de l’autre en poussant des cris de joie et arroser la renaissance de notre nation.
Ce qui n’était absolument pas dans mes intentions. Quelles images bizarres ! Sous la porte de Brandebourg, de vieux et gros hommes en manteaux sombres chantaient d’une voix fausse notre hymne national. N’était-ce pas tabou ?
La scène avait effectivement quelque chose d’incompréhensible. Les gens qui se trouvaient là, dont Willy Brandt, ancien résistant et ancien chancelier au-dessus de tout soupçon, chantaient en dépit de leur propre méfiance et de celle du reste du monde. Ne l’oublions pas : à cette époque, Maggi Thatcher, toute excitée, oubliait toute retenue et lançait des mises en garde contre l’avènement imminent d’un IVe Reich. Mitterrand levait un visage alourdi par les rides de l’histoire et se laissait convaincre d’oublier et de monnayer contre la promesse de l’euro les réticences que lui inspirait la réunification allemande.
En ce temps-là, l’image d’une Allemagne unifiée et prise d’exaltation nationale donnait le tournis à tout le monde. Ou du moins, tout le monde faisait comme si.
On ne tarda pas à sonner la fin de l’alerte. Il est vrai que des émeutes xénophobes eurent lieu au cours des premiers mois qui suivirent l’unité. À l’Est, elles frappèrent des Vietnamiens et des Mozambicains ; à l’Ouest, on s’attaqua à des foyers de demandeurs d’asile. Mais cela n’avait rien à voir avec les bruissements nationalistes – c’étaient les autodafés ordinaires, ceux qu’on a connus dans toute l’Europe, au cours desquels des perdants s’en prenaient à d’autres perdants.
Cela n’empêcha pas l’éditorialiste du New York Times, Abe Rosenthal, de demander qu’on place de nouveau l’Allemagne sous surveillance internationale. En laissant se commettre ces exactions, estimait-il, le pays avait prouvé qu’il n’était pas une démocratie consolidée.
Tous les autres ne tardèrent cependant pas à constater que non seulement il n’y avait pas de vertige nationaliste, mais que l’émotion, d’une manière générale, était très limitée : les Allemands avaient totalement oublié ce qu’est le nationalisme. On n’avait pas même fini de chanter la dernière strophe de l’hymne national que déjà, les deux moitiés du pays se crêpaient le chignon. Il était avant tout question de voitures, de chaînes hi-fi et de jeans à bon marché.
Notre jeune génération n’avait pas appris à être fière de l’Allemagne. Lorsque nous pensions à elle, c’était à de sombres cours d’histoire, à des slogans comme celui du « peuple sans espace », à cette folie collective, meurtrière et ordonnée, qui s’était emparée d’elle, aux dévastations et aux sanctions littéralement bibliques qui s’en étaient suivies.
Pour ce qui concernait la question nationale, nous étions des analphabètes. Nous étions des génies de l’économie, des géants de l’assistance, des génies de l’exportation ; mais nous n’avions plus de racines dans l’histoire, nous étions bizarrement incolores et insipides.
Nous vivions dans un assez vaste territoire du centre de l’Europe, une terre dont le visage culturel avait été en bonne partie effacé par les bombes. Aucun élément profond n’était en mesure de nous attacher les uns aux autres : nous n’étions plus qu’un espace sans peuple.
Et pourtant, cette unité nous offrait une telle opportunité de lancer un dialogue collectif national ! La réunification allemande avait été précédée d’une véritable révolution allemande. Une révolution réussie. Comme nous nous étions dépêchés de nous l’arracher mutuellement des mains, cette grande occasion d’être fiers !
Avec l’unité allemande, l’Allemagne avait enfin trouvé ses propres frontières. L’Allemagne, c’était l’Allemagne, sans épithètes provisoires ni guillemets. Il n’y avait plus rien dont on puisse rêver, et rien à quoi l’on n’ait pas radicalement renoncé depuis longtemps.
À la fameuse question posée par le poète Ernst Moritz Arndt, « Qu’est-ce que la patrie allemande ? », on avait apporté le 9 novembre une réponse gratifiante : l’histoire allemande, elle aussi, était désormais arrivée à son terme.
Mais après un bref intermède patriotique, nous avons glissé à notre tour, nous, les Allemands, dans le vague, dans l’européen, dans l’inoffensif. La chute du Mur était manifestement arrivée trop tard dans l’histoire pour nourrir le sentiment patriotique. À l’instant où nous pouvions enfin nous considérer comme une nation et plonger dans le sol des racines communes, l’État nation, au moins chez nous, était déjà considéré comme un modèle suranné.
L’Allemagne n’était plus dorénavant qu’un palier intermédiaire sur une trajectoire menant à une identité transnationale, européenne. Pendant une longue période, nous ne fûmes donc plus rien : nous n’étions plus Allemands, et nous n’étions pas encore cosmopolites. Nous, les Allemands, nous avons manifestement une faiblesse pour les racines aériennes, mieux : nous avons un bon entraînement d’avance sur les autres dans l’art de les faire pousser.
Nous avons sacrifié avec enthousiasme le deutsche mark sur l’autel de l’unification allemande ; nous avons ouvert avec enthousiasme nos frontières vers l’Est ; et nous nous sommes placés avec enthousiasme à la tête de la cohorte : nous tenions désormais le rôle d’Européens modèles.
Mais les autres ne suivent pas. Les autres sont assez fiers d’être Français, ou Hollandais, ou Suédois, ils prennent le temps de se demander si cette Europe-là est dans l’intérêt de leur propre nation ; lorsque tel n’est pas le cas, ils déposent dans l’urne un gros bulletin de vote marqué « Non ».
Quant à nous, nous comprenons peu à peu que notre enthousiasme pour l’Europe n’était qu’une nouvelle manière de fuir l’Allemagne. Le temps est venu de faire une pause, de regarder ce qui constitue notre nation et de quoi nous pouvons être fiers.
Lorsque nous sommes allés nous installer à New York, mon épouse et moi, au début des années 1990, nous quittions un pays raviné, déchiré, où l’exaltation le disputait à la froideur, un pays en désagrégation sur un continent qui paraissait mystérieusement absorber et niveler toutes les différences, toutes les failles entre les classes et les ethnies.
Ce lien avait pour nom patriotisme, et même s’il s’agissait d’un mensonge, c’était un mensonge nécessaire, capable d’enflammer et d’émouvoir. Je ne peux oublier cette parade de juillet, jour de l’Indépendance, à laquelle nous assistâmes dans le bourg de Guernesey, dans le Wyoming. Nous avions fait le trajet à cheval, sur la piste de l’Oregon, celle qu’on avait jadis empruntée pour coloniser l’Ouest et qui fêtait cette année-là son jubilé.
On célèbre toutes sortes de jubilés aux États-Unis. On y tient des discours enflammés. Au moment où, chez nous, le gouvernement Schröder envisageait déjà de supprimer la fête nationale, celle des États-Unis restait la plus importante du calendrier.
À Guernesey, le défilé du jubilé partait des rails de chemin de fer. À l’avant du cortège, vêtue d’une robe en strass, Mrs. Wyoming chevauchait un cheval noir somptueusement harnaché. Elle avait remporté son titre dans la catégorie des plus de quarante ans, et cela remontait déjà à un certain temps.
Le maire et le shérif avançaient en agitant les mains devant un char de boy-scouts qui jetaient des bonbons, déguisés en colons. Ils étaient suivis par une roulotte pleine de femmes en tenue de pionniers qui cousaient et raccommodaient sous le slogan : « Vos besoins sont nos loisirs. »
Sur un autre char, à quatre pattes, des enfants maquillés comme des Indiens sur le sentier de la guerre, puis d’autres coiffés de sombreros, les rejetons des employés de ranchs mexicains. L’ambulance fit tourner trois fois son gyrophare et les pompiers donnèrent de la corne. La benne à ordures clôturait la parade.
C’était l’émouvante autocélébration d’une petite ville, mais aussi le bal masqué des mythes américains. La reine de beauté et le pionnier, le shérif, l’Indien et l’immigrant, un petit carnaval d’images pacifiques et idylliques. Quant au camion poubelle qui tenait ce jour-là le rôle de voiture-balai, il constituait une chute certes involontaire, mais d’autant plus admirable.
Et nous ?
Nous, nous continuons à nous exercer. Nous le faisons à travers des campagnes publicitaires, en proclamant par exemple L’Allemagne, c’est toi4. Ça n’est pas encore tout à fait vrai, mais nous nous exerçons.
Et tous les gâte-sauce qui, il y a cinq ans, auraient encore appelé à former des chaînes lumineuses si l’on avait prononcé le mot « Allemagne » sans faire aussitôt référence à la Grande Faute, jouent eux aussi le jeu, ayant compris que le pays leur filerait tôt ou tard entre les pattes s’ils ne le soutenaient pas en affirmant leur culture.
Au Brésil, où nous avons vécu pendant quatre ans, nous n’avons pas seulement appris que l’on peut danser la fierté nationale dans la rue au rythme de la samba, comme un poème de plumes et de paillettes, mais aussi combien on nous envie, nous, les Allemands, d’avoir des trains à l’heure, un système judiciaire qui fonctionne et des rues où l’on se fait rarement abattre d’un coup de pistolet.
Mais ce qui fait surtout envie, c’est la culture allemande. Par exemple Alexander von Humboldt, ce chercheur qui explora la forêt vierge de l’Amazone en déployant le courage allemand, la minutie allemande et la philanthropie allemande. Il fut le contemporain de Napoléon, mais en Amérique Latine son aura était plus lumineuse que celle de l’empereur. Ce conquérant-là était armé d’un tambour de botaniste et d’un filet à papillons.
Quand on parle de l’Allemagne, il faut donc parler d’Allemands comme Humboldt.
Au bout du compte, ce livre est une déclaration d’amour aux Allemands, un vade-mecum qui permettra à nos amis étrangers de les comprendre lorsqu’ils affluent dans notre pays, l’espace d’une coupe du monde de football, pour voir leurs équipes l’emporter sur la nôtre.
Ce livre sera traduit en cent langues et sera placé dans l’armoire à paquetage de chaque joueur étranger – c’est du moins ce que m’a promis mon éditeur. Je ne le connais pas encore très bien, mais il a un ravissant bébé aux yeux bleus. Pourquoi me méfierais-je d’un homme pareil ?
Deux mots encore : on a le droit de bien aimer les Allemands tant qu’on ne nous prend pas le titre de champion du monde qui nous revient, ne serait-ce que pour des motifs liés à la tradition. Je veux dire : au cours de jeux libres et loyaux.
L’idée de ce livre m’est venue voici quelques années, lorsque mon fils, qui en avait cinq à l’époque, sortant d’un vol transatlantique, s’agenouilla sur le tarmac de Francfort et s’exclama dans une pose théâtrale : « Enfin, la patrie ! » La patrie, de toute évidence, c’est là où l’on aime arriver.
Si ce livre remplit à peu près son office, il aura au bout du compte fourni quantité de bonnes raisons de nous sentir mieux dans notre peau. De nous aimer, nous, les Allemands. Et il aura fourni aux autres quelques motifs de nous aimer sans inquiétude. Car cela aussi, hélas, est typiquement allemand : ce sempiternel regard anxieux dans le miroir pour vérifier si notre cravate est bien droite et si nous allons nous en sortir « à l’extérieur ».
Revenons à Dame Antonia Byatt : ce livre grouille de joyeuses invectives contre les Anglais. Cela ne surprendra personne, car les sondages montrent que dans la compétition internationale, les Anglais sont de loin le peuple le plus antipathique de cette planète. Je ne peux garantir la véracité de ces sondages, car je les ai effectués moi-même.
Pour le reste, haut les cœurs ! Et n’oubliez pas : il ne mord pas, il veut juste jouer.
Au travail !
1. En 1988, à l’occasion de la commémoration de la « Nuit de Cristal ». Le discours de Jenninger contenait des citations qui furent prises, à tort, pour des propos antisémites. [N.D.T.]
2. Hagen Schulze, Gibt es überhaupt eine deutsche Geschichte ?, éditions Reclam, 1998. [N.D.T.]
3. Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, 1882, chapitre III : « Avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. » [N.D.T.]
4. Lancée par vingt-cinq grandes entreprises allemandes, cette campagne d’affichage et de films publicitaires mettait en scène les Allemands dans leurs différentes responsabilités professionnelles et humaines. Elle a été diffusée de septembre 2005 à janvier 2006. [N.D.T.]
Du come-back de la nation au temps de l’internationalisme.
Être Allemand, ça me va bien.
Italien, bien sûr, ça n’aurait pas été mal non plus. Ou bien Français. Mais Allemand, c’est la classe.
C’est la seule nationalité que j’aie reçue au berceau. Tel n’est pas le cas de mon fils. Lui est né aux États-Unis, c’est donc un Américain. Et il est Allemand parce qu’il est mon fils. Un jour ou l’autre, si je ne m’abuse, il devra choisir entre les deux nationalités.
Pour le moment, il veut devenir gangsta-rapper, avec deux tonnes de ferraille hip-hop sur la poitrine, et dans cette branche, bien entendu, les États-Unis offrent de meilleures possibilités de formation (Bronx, South-Center L. A., Detroit 8-Mile, etc.). Mais nous sommes très satisfaits de son collège, ici, à Hambourg, et avant qu’il ne trouve sa voie dans le trafic de drogue, il lui faudra encore pratiquer le violon pendant quelques années, suivre son cursus d’enfant de chœur et apprendre tout ce qu’il doit savoir sur Heinrich Heine, Charlemagne et Hitler.
À l’étranger, où nous avons vécu assez longtemps, mon fils a du reste toujours été mortellement fier d’être Allemand. Pour lui, c’était quelque chose. Personne ne sait précisément ce que ce mot, « Allemand », veut dire de nos jours, mais nous allons essayer de clarifier ce point-là.
Le nationalisme est une histoire de fous. On le rencontre tout autour de la planète, plus que jamais, alors qu’il est devenu totalement anachronique. C’est l’un des courants souterrains les plus singuliers de la globalisation. Plus le monde est international, plus le sentiment est national. C’est comme sur le site Web de Google Earth : on a toute la planète à sa disposition, mais on commence par essayer de localiser son propre pays. On nous offre tous les continents et nous regardons notre rue.
Jamais encore autant de gens n’ont voyagé chaque jour dans des pays lointains ; mais cela fait longtemps qu’on n’a plus parlé autant de patrie, d’enracinement et de déracinement. Le nationalisme n’est plus une injure, un mot proscrit remontant à l’ère des casques à pointe et des canonnières : il exprime l’intérêt qu’un pays conscient de son identité historique et culturelle doit nécessairement se porter à soi-même. Le nationalisme, c’est le besoin de se démarquer à l’ère de l’internationalisme total. C’est une nécessité, ne serait-ce que du point de vue économique. Tous ceux qui se trouvent en concurrence dans la compétition mondiale lancent aujourd’hui sans la moindre gêne des appels à l’ambition et à la fierté nationales, en Angleterre comme en Chine, en Inde ou en Allemagne.
Pour les Anglais, la « nation » est quelque chose de tellement naturel que l’Encyclopœdia Britannica ne consacre pas une seule ligne à ce mot. « Il n’a pas à être expliqué », estime l’historien Hagen Schulze. Et aux Allemands, alors ? Hum… Divers sondages réalisés dans le passé montrent que nous n’avons pas un haut degré de patriotisme. Selon une enquête réalisée par l’institut Infratest, 80 % des Américains sont « très fiers » d’être des Américains. Chez les Britanniques, ce chiffre atteint les 51 % bien pesés ; chez les Français, il s’élève tout de même encore à 35 %.
Chez nous, la valeur reste constante à un petit niveau de 25 %, et ce depuis 1986. Dans la hiérarchie des « attitudes » que l’on juge importantes, c’est « l’honnêteté » qui l’emporte avec 73 %. La « conscience nationale » tient la lanterne rouge avec 26 %. Et c’est très bien comme ça, a coutume de dire l’intelligentsia progressiste. On a pris l’habitude de célébrer notre rejet nonchalant des identités culturelles comme un succès de l’éducation démocratique. La vérité, c’est qu’au cours des soixante dernières années, les Allemands n’ont pas voulu trop avoir affaire à l’Allemagne. L’Allemagne est le pays qui compte la plus grande densité d’agences de voyage de toute la planète. Peut-on concevoir plus grande ouverture au monde ?
L’air préféré des Allemands est une chanson célébrant l’entente entre les peuples, la ballade pour briquets et chute du Mur composée par les Scorpions, Wind of Change. Elle arrive devant l’Ode à la Joie (troisième place), une œuvre qui célèbre tout autant le lien entre les peuples et la chanson Un peu de paix (septième place). Et l’hymne national, avec sa devise, « Unité, droit et liberté » ? Il occupe un piteux vingt et unième rang.
Il est certain que pendant un certain temps, l’Europe a offert aux Allemands qui se sentaient mal dans leur peau une sorte de fade identité de remplacement ; mais depuis que même les Français et les Néerlandais ont rejeté le cauchemar bureaucratique de Bruxelles et préfèrent être des Français et des Néerlandais, nous commençons nous aussi à nous demander comment on fait pour se sentir bien dans sa propre identité nationale.
Il est temps ; car face à l’assaut djihadiste des conceptions et des valeurs islamiques, cette déclaration de guerre lancée à la civilisation occidentale et à ses sociétés permissives, il ne serait pas mauvais de savoir au juste ce que l’on incarne. Qu’est-ce que l’on a envie de défendre ? Le droit à se faire refaire les dents à bon marché ? Ou quelque chose de plus profond ?
La névrose nationale qui nous affligeait jusque-là semble en tout cas se dissiper peu à peu. Notamment parce qu’on a compris qu’elle nous gênait dans la compétition et qu’elle pouvait être économiquement nocive. Chaque nouveau président de l’Allemagne fédérale le proclame : nous avons besoin de l’énergie nationale !
Les médias et les agences de publicité du pays ont fini par tomber d’accord sur un slogan : « L’Allemagne, c’est toi. » Il se distingue du slogan scandé il y a dix-sept ans à la chute du Mur, « Nous sommes l’Allemagne », par le fait qu’on ne l’associe pas automatiquement aux permanentes et aux jeans stone washed. Il utilise l’identité culturelle du pays comme un « carburant pour machines à ego », comme l’a très justement formulé Mathias Greffrath.
C’est un carburant tout de même. Et il semble bien fonctionner. L’Allemagne inspire un plaisir tout neuf et naïf. Mais l’invocation de tout ce qui peut être national ne rencontre guère d’écho, comme si elle tombait dans un vide absolu. Les gens semblent aujourd’hui avoir perdu tout ce à quoi ils devraient s’accrocher pour résister à la Mcdonaldisation de leur vie quotidienne : identité, histoire, usages, tradition, religion, famille, valeurs.
Ce qu’on devine au moins, provisoirement, c’est un désir de se distinguer dans un monde où tout est nivelé. L’an passé, au bureau londonien de l’hebdomadaire Der Spiegel, je discutais avec Simon Anholt. Anholt est le fondateur et le patron de l’institut Global Market Insite, et l’inventeur du Anholt Nations Brand Index, qui mesure l’attractivité des nations pour les investisseurs et les touristes. Comme l’indique une de ses brochures, l’institut d’Anholt peut, moyennant la somme ridicule de 997 livres, « calculer la valeur d’une nation ». Anholt recommande la Lettonie. Et il a écrit le livre Brand America (Amérique, marque déposée).
Nous étions assis dans le jardin de notre bureau à Richmond, au bord de la Tamise. Quelques rues plus loin se trouvait l’église où Tony Blair avait jadis joué de la musique avec ses Ugly Rumors. Tony Blair, le politicien pop. Jadis, c’est Simon Anholt et son équipe qui avaient conçu pour Tony Blair la stratégie de la « cool Britania ». Aujourd’hui, chacun s’en amuse, et à juste titre, me disait Anholt. Les hommes de Blair, ajouta-t-il, s’étaient emparés de leurs diagnostics et en avaient fait un tissu de platitudes.
Mais l’impulsion proprement dite, la volonté de réveiller sa propre nation était selon lui tout à fait raisonnable. Nous étions au cœur d’une compétition. Et de ce point de vue, les nations se comportent comme des marques déposées. Certaines séduisent plus que d’autres. « Nous ne voulons pas seulement savoir qui nous sommes, mais aussi qui sont les autres. La nation n’est-elle pas devenue obsolète sur le marché global ? — Absolument pas, m’a répondu Anholt. Quand je vais acheter un lecteur de DVD dans une boutique, je vérifie qu’il a été fabriqué au Japon. Si je veux une voiture ou un réfrigérateur, je choisirai un modèle allemand, et si c’est un costume, je prendrai un italien. » Comme n’importe quelle marque, les nations peuvent aussi gagner en prestige ou nuire à leur propre notoriété. Les États-Unis, par exemple, sont selon lui actuellement en train de ruiner leur image de marque.
Dans le dernier index en date publié par Anholt, l’Allemagne occupait la quatrième place pour ce qui concernait le niveau de sympathie, ex aequo avec les États-Unis, mais tout de même avant le Japon, la Chine et l’Inde. La France n’était pas dans le peloton des dix premiers, ce qui était sans doute prévisible sur une liste établie par des Britanniques.
« Et la Grande-Bretagne ? — À la deuxième place. — Et pourquoi n’arrivons-nous qu’à la quatrième ? Nous avons Bach, nous avons Beethoven, protestai-je. — Qui écoute Beethoven de nos jours ? », répondit Anholt en fouillant dans une montagne de papiers, comme pour trouver le tableau qui en aurait apporté la preuve.
Je sus à cet instant qu’Anholt n’était pas sérieux et qu’au bout du compte, il n’était qu’un Britannique. Ce n’était vraisemblablement même pas sa faute. Je suppose qu’il était déjà Britannique au moment où il a vu le jour. Et j’ai compris tout aussi clairement que nous devions absolument et à tout prix gagner la coupe du monde de football, pour nous, pour Bach, pour Beethoven, et contre la Grande-Bretagne.
La plus parfaite harmonie régnait au moins sur un point : dans la mesure où les frontières disparaissent, nous cherchons des moyens de nous démarquer des autres.
Les Danois ont récemment publié une liste officielle de leurs canons culturels. On y trouve Andersen, et Kierkegaard, et une bonne partie de ce que nous propose n’importe quel guide de voyage. Si le Danemark l’a fait, ce n’est pas seulement parce que les tests de géographie effectués dans les collèges américains montrent qu’on continue, là-bas, à prendre ce pays pour la capitale de la Suède, non, c’est aussi à usage interne. Quand tout est nivelé sur le marché global, on tient à vérifier sa propre singularité.
Bien entendu, cela ne concorde guère avec le folklore de gauche. Le cinéaste Lars von Trier n’a pas tardé à protester publiquement contre ce canon en découpant les filets blancs du drapeau danois, pour ne laisser que le rouge de l’Internationale socialiste. Mais celle-ci, chacun le sait, a sa propre histoire, et je dirais, à vue de nez, qu’elle est plus sanglante que l’histoire danoise.
Au cours des semaines suivantes, lors du scandale provoqué par les caricatures de Mahomet, le drapeau danois a d’ailleurs été déchiré et piétiné dans tout le monde islamique ; on en brûlait tous les soirs, et il aura fallu cet épisode pour qu’une opinion publique mondiale médusée découvre combien de drapeaux danois il existait dans ce bas monde. Il devait y en avoir des entrepôts entiers ! Qu’est-il arrivé aux Danois ? Existait-il des sociétés secrètes danoises qui, fortes de leur canon culturel, s’apprêtaient à prendre le pouvoir ? Peut-on s’étonner que le méchant du dernier James Bond en date soit un Danois ?
Mais les Danois ne sont pas les seuls à présenter leur canon culturel comme une sorte de sortie défensive destinée à échapper à un encerclement désespéré. Le débat sur le canon culturel se déroule partout depuis quelques années déjà, et pas seulement au Danemark. Ces discussions portent au fond sur la manière dont une culture peut se démarquer des autres. Aux États-Unis, où le critique d’art Robert Hughes définit ce qui vaut quelque chose et ce qui ne vaut rien ; en France où, voici des décennies déjà, le ministre de la Culture, Jack Lang, a obligé les stations de radio à diffuser de la chanson française plutôt que du hip-hop américain ; et en Allemagne, bien entendu, où le grand manitou de la critique, Marcel Reich-Ranicki, garde les valeurs éternelles de la littérature et de la poésie allemandes. Chez nous aussi, on organise de plus en plus souvent des congrès et des séminaires consacrés au « patrimoine » ; et le monde universitaire a désormais tendance à oublier ses inhibitions lorsqu’il est question d’héritage culturel allemand.
Cette ardeur à établir des inventaires culturels est particulièrement frappante dans le contexte de la situation démographique catastrophique que connaissent la plupart des sociétés occidentales. Tout se passe comme si nous étions en train de dresser le bilan quelques instants avant la fermeture des portes : qu’est-ce qu’il y avait là-dedans ? Mais aussi : cela a-t-il valu la peine ?
On peut aujourd’hui calculer la date à laquelle le dernier des Allemands éteindra la lumière. Mais il ne s’agit pas seulement de lui. Les taux de natalité baissent dans le monde entier, même au Brésil, ce qui tient certes à la grève internationale de la procréation et de l’accouchement à laquelle se livrent des égoïstes obsédés par la réussite de leur vie personnelle et qui se contentent de contempler leurs succédanés de famille dans les soap operas télévisés, mais aussi à une baisse mondiale de la fécondité. La nature en a fini avec nous.
Ce n’est vraisemblablement pas une très bonne idée d’attaquer un livre sur les Allemands en commençant par le naufrage. Plus d’un lecteur germanique se posera la question : si les choses sont si graves que cela, pourquoi dois-je passer le peu de temps qu’il me reste en tant qu’espèce vivante à lire des pages consacrées à ma propre disparition plutôt que d’aller, par exemple, jouer au tennis ?
Eh bien dans ce cas, bon tennis !
Mais, nous, les survivants, nous voulons tout de même demander s’il n’existe pas encore des chances de sauver l’espèce et la nation, et si l’une, par hasard, ne dépendrait pas un peu de l’autre.
Dans son nouveau livre provocateur, intitulé Minimum, le journaliste Frank Schirrmacher explique que dans les situations d’urgence, ce sont les individus isolés (les joueurs de tennis !) qui sont condamnés à la disparition, tandis que les familles soudées ont d’autant plus de chances de survivre qu’elles ont un grand nombre de membres.
Je répète : Bon tennis !
Ah non, tiens, ils sont déjà partis…
Reprenons : la nation ne peut-elle pas elle aussi former une sorte de famille qui se serrerait les coudes pendant les périodes difficiles ? Une famille composée des races et des religions les plus diverses, mais une famille dotée d’un objectif commun, une société de consensus dotée d’une mission toute nouvelle, une mission de combat : permettre à la nation, c’est-à-dire à nous tous, de surmonter la crise et donc d’être sauvée ?
Dans ses talk-shows, la nation est d’ores et déjà semblable à une famille qui, assise à la table de la cuisine, palabre sur la manière dont on doit dépenser l’argent et sur les postes où elle doit faire des économies.
Le plus souvent, il est question d’argent. C’est même toujours de cela qu’il s’agit.
On a presque eu l’impression, au cours des dernières années, que nous n’avions plus de mots pour parler d’autre chose. Comme si tout notre bonheur et notre identité entière étaient définis par la seule puissance économique du pays.
Les choses ont fort heureusement changé. On se demande de nouveau aujourd’hui ce qui nous rattache les uns aux autres, à part le budget de l’État. Et c’est à la provocation islamique que nous le devons. Les motifs du retour au national sont donc très divers. Ils sont réactionnaires, progressistes, triviaux ou subversifs. Mais ils agissent.
« Qui sommes-nous ? », demande l’essayiste américain Samuel P. Huntington dans son dernier livre. Sa réponse : nous sommes des Anglo-protestants qui ont peur de perdre leur pays et leur canon de valeurs sous l’influence des immigrés. Cela lui a bien entendu valu une volée de bois vert de la part du public libéral. On lui a rappelé généreusement que les pères de la Constitution américaine étaient déjà ivres des idées de la Révolution française et que ce sont les vagues d’immigration successives qui ont fait l’Amérique. Huntington n’a pourtant fait que désigner un problème qu’avait déjà décrit, quinze ans avant lui, Arthur Meier Schlesinger, l’intellectuel libéral de la côte Ouest, rédacteur des discours de John F. Kennedy, dans son livre La Désunion de l’Amérique5.
Je me rappelle encore le vif débat culturel qui a à l’époque opposé les critiques du New York Times et de la New Republic. Car l’auteur n’était pas le seul à observer avec inquiétude le déclin de l’Amérique dans différentes enclaves, celle des Mexicains en Californie, celle des Cubains en Floride, où même la deuxième ou troisième génération ne parle pas l’anglais. De telles enclaves sont-elles intégrables dans la famille nationale ? Sont-elles intégrables à quoi que ce soit ? Ou bien sont-elles condamnées à demeurer des sociétés parallèles, passives dans le meilleur des cas, susceptibles d’être portées à l’incandescence par les fondamentalismes dans les scénarios les plus actuels ? Quelles forces assurent encore la cohésion des nations ? Quelles loyautés peuvent-elles encore produire ?
C’est en Grande-Bretagne que l’on peut observer le plus distinctement ce défi parfois schizophrénique. Le capital financier britannique opère avec une extrême efficacité, dans le monde entier, sans s’arrêter à aucune frontière, et il est le profiteur absolu de la globalisation. Il détruit des emplois et il en crée. Pendant ce temps-là, les kids britanniques, fils d’immigrés, vêtus de tee-shirts à cinquante cents et animés par un enthousiasme tout frais pour le Coran, envisagent de se faire exploser avec le métro de Londres pour en finir avec ce système et, comme l’a décrit Hans Magnus Enzensberger dans son essai, cherchent à sublimer leur statut de perdants6.
Les éditorialistes du pays n’ont pas tardé à réclamer des restrictions de l’immigration, et une controverse virulente s’est enflammée autour des définitions des mots « anglais » ou « britannique ». Jamais ces débats n’ont été aussi intenses qu’à l’époque où j’étais correspondant en Grande-Bretagne.
Le ministre de l’Intérieur, David Blunkett, qui se préoccupait avant tout des rixes entre jeunes Britanniques imbibés d’alcool et des batailles rangées entre bandes ethniques hostiles dans les banlieues, en appelait aux vertus britanniques. Quant au chancelier de l’Échiquier, Gordon Brown, il soulignait : « Nous ne pourrons survivre dans un monde globalisé que si nous sommes certains de notre identité britannique. »
L’après-midi britannique la plus triomphale et la plus impuissante à la fois que j’aie vécue de toute ma période de correspondant à Londres fut celle du 21 juillet 2005, que je passai sur la pelouse du palais de Buckingham, entre des hommes en cutaway et des femmes abritées sous de grands chapeaux.
La Queen, Elizabeth II, sourire aux lèvres, se consacrait, lors de sa garden-party traditionnelle, à sa famille du Commonwealth. Elle passait en revue les haies d’invités, les lords et le peuple ordinaire, les saris indiens, les soutanes anglicanes et les burnous africains, le tout dans un murmure courtois.
Murmure qui fut soudain déchiré par un enfer de sirènes de police, de klaxons et de battements de pales d’hélicoptères, de l’autre côté du mur du jardin.
C’était le jeudi où survint le deuxième attentat terroriste. Londres était en état de choc. Aucun d’entre nous ne savait précisément s’il y avait eu de nouveaux morts. La traque était lancée. Mais ici, sur le gazon, des centaines de personnes attendaient devant le barnum royal l’instant où elles pourraient aller voir la reine boire son thé.
C’était bien sûr une scène profondément ironique.
La belle entente de la famille multiethnique des Britanniques ne pouvait pas faire oublier que c’étaient ses propres enfants qui s’étaient voués à un culte meurtrier. Deux des terroristes avaient discuté de leur mission suicide dans un studio de musculation à Notting Hill.
Et les vertus que l’on étalait sur la pelouse de la Queen ? Le stoïcisme, la culture, l’humour ? Bien entendu, elles aussi avaient souvent été mises en échec dans le monde situé au-delà des haies royales, mais pas plus qu’ailleurs.
Elles n’ont pas seulement jeté l’éponge face aux bombes, mais aussi face à Big Brother, au porno, aux drogues, au binge drinking et au happy slapping. Sur l’île, ces formes de déclin et d’errances sociales ont peut-être pris des formes plus extrêmes que partout ailleurs ; mais elles existent tout autant en France et en Allemagne.
Les sociétés s’atomisent dans le monde globalisé. Les attentats de Madrid, New York et Londres nous le montrent : elles nous explosent littéralement à la figure, et elles sont animées par des cultes meurtriers et hostiles à l’Occident. Dans ce sens aussi, notre ancrage dans une trame de valeurs culturelles internes joue un rôle important – et il le sera de plus en plus, car nous devons savoir ce que nous voulons défendre.
Au cours de ces journées de malheur en Grande-Bretagne, on dénombra, en réaction à la terreur, tous les bienfaits dont les Britanniques avaient gratifié le monde ; et tous participèrent à ce décompte, depuis l’Independent de gauche jusqu’au Spectator de droite, en passant par le Times au centre : le parlementarisme, Shakespeare, le football. Pourquoi nous haïssent-ils ?
La question était mal exprimée. Il aurait fallu la formuler ainsi