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À « Albéré », mon cuisinier congolais : UN HOMME,
à Jacques qui fut l’amitié,
à Sigrid et Mirella, l’Amour
et
à tous ceux qui partent,
ceux qui cherchent.
« La terre n’est qu’un seul pays
et tous les hommes en sont les citoyens. »
Bahá’u’lláh (1817-1892)
Je m’étais juré que la dernière voiture me déposerait devant la porte. Chez moi.
La trouverai-je cette dernière voiture, en ce jour d’octobre 1973. Le temps était incertain, l’air relativement frais et humide. Novembre approchait. J’avais froid, pour la dernière fois sans doute.
Je marchais dans les rues de Troyes, sur les trottoirs humides il n’y avait presque personne, à l’exception d’un flic qui très vite me repéra. Le quatrième depuis Strasbourg.
— Vos papiers !
Triste retour ! Après tant d’années passées sur tous les chemins de la terre, j’étais suspect, à 136 km de chez moi, dans mon propre pays.
— Au bout de la descente, de l’autre côté du pont, tu trouveras la Nationale.
Je ne devais pas m’éterniser à Troyes, il me le faisait clairement sentir.
L’endroit était très mauvais pour arrêter une voiture. Je le compris d’emblée, comme par instinct. Je marchai encore vingt minutes, sans m’en rendre compte, sans sentir sur mon dos le poids de mon sac qui me donnait des allures de vagabond, de suspect… J’avais oublié le flic, le sac, le froid. J’étais de retour. Plusieurs usines grisâtres rappelaient leurs ouvriers après le casse-croûte. Encore un virage assez large, une légère descente. Je passais la dernière grille, le dernier bâtiment. Devant moi s’étendaient des champs déserts, prêts pour l’hiver.
Je m’arrêtai et posai mon sac à mes pieds. J’étais arrivé au point « stratégique », à l’endroit où les chances d’être pris sont les meilleures. Au fil des kilomètres, j’en avais parcouru des centaines de mille, j’avais acquis cette expérience du « point ». J’étais assez loin du centre de la ville, la plupart des voitures qui passaient là allaient forcément sur Paris. Un dernier panneau de zone urbaine modérait encore leur vitesse. Il y avait de la place sur le bas-côté. J’étais bien visible. Il ne pleuvait pas. Les conditions les meilleures étaient réunies. J’en étais certain, je le sentais, en un tel point, on ne pouvait pas ne pas me prendre. Il me suffisait d’attendre. Une heure, deux heures, davantage ?
Je me tenais debout, au passage de chaque véhicule, je tendais le bras droit machinalement, bien à l’horizontale, le pouce levé. Les voitures défilaient. Un soleil pâle et timide tentait de percer. Je n’avais pas envie de passer la fin de la journée et la nuit là.
J’avais dormi, la veille, dans une cabane abandonnée, près de Chaumont. L’endroit était glacial. Je n’avais quitté que mes chaussures avant de me glisser dans mon duvet, étendu sur un sol douteux. Au milieu de la nuit, une douleur dans le dos et le froid m’avaient réveillé. Je grelottais. Ne pouvant plus tenir j’avais marché longtemps dans le brouillard, dans l’espoir de me réchauffer. Puis, contrairement à tous mes principes, j’avais en pleine obscurité, tendu le pouce. Quelle heure pouvait-il être ? Je n’avais pas de montre. Un Cambodgien me l’avait dérobée, une nuit dans une école de Phnom-Penh. Je ne l’avais pas remplacée. Un souci de moins !
La route grimpait. De lourds camions, aveuglants, passaient lentement, faisant hurler leur moteur à chaque changement de vitesse. Je sautillais sur place, me frappant des bras les épaules et la poitrine. Le lieu, une côte, l’heure et l’étroitesse de la chaussée n’étaient pas propices, et pourtant, un peu avant le lever du jour, j’avais pu « décoller ».
J’étais beaucoup plus optimiste cette fois. Je fixais dans les yeux, souriant pour inspirer confiance, chacun des conducteurs qui me dépassait. Je savais qu’on allait me prendre mais ignorais quand. Il n’y a vraiment pas de loi. Pour être plus précis, au terme de six années de pratique, j’avais découvert deux principes qui régissent l’auto-stop : le point stratégique et savoir attendre. Attendre et attendre encore, des heures et même des jours, s’il le faut. Question de temps.
Le temps. Je ne pense pas en avoir davantage à ma disposition qu’un autre mortel, mais il me semble en avoir une conception différente. Jamais je ne le perds, même lorsque je suis au bord de la route. Je suis comme un pêcheur à la ligne. Même patience, même détente aussi. Calmement je « lance » mon bras, pouce dressé, et puis j’attends. De temps à autre comme un pêcheur, je remonte ma ligne, je replie le bras, puis le rejette. Ce faisant je n’ai pas la tête vide. Je regarde le ciel, la course des nuages. Le spectacle de la nature, des arbres et des champs m’émerveille. Mes pensées, claires et heureuses se faufilent : réfléchir, méditer. La notion de profit personnel me paraît évidente. Hélas, ce genre de profit ne semble intéresser personne de nos jours. Pouvoir réfléchir, rêver, ne penser à rien, même, c’est mon luxe. D’autres adorent la pêche, moi c’est un peu la même chose : j’aime ça.
Une 2 CV s’arrêta…
Patrick allait sur Paris. Je m’installai et sortis mon carnet de notes. Sous le nom FRANCE, porté en haut d’une des dernières pages, je traçai un petit trait. Le douzième. Mon douzième lift depuis Strasbourg. Mon 1 978e depuis le début de mon tour du monde, six ans plus tôt.
De novembre 1967 à octobre 1973, j’ai parcouru la presque totalité des 340 000 km de mon tour du monde, à bord de 1 978 voitures, camions, avions ou embarcations diverses.
Jamais je n’ai trouvé normal qu’une voiture s’arrête et accepte de me prendre à bord. Jamais je n’ai maudit les chauffeurs qui ne voulaient pas de moi. Pour moi, le miracle s’est produit 1 978 fois et chaque fois j’étais comme surpris. 1 978 fois merci. Pour ma part, j’ai toujours tenu à rembourser à ma façon l’ami automobiliste qui me prenait en charge. Comment ? En lui racontant mes voyages lorsqu’il le désirait, en m’intéressant à lui, à sa famille, à ses soucis parfois. Lorsque je n’étais pas en forme, je faisais un effort. C’est la moindre des choses. Il m’est arrivé de jouer les mimes Marceau avec des chauffeurs dont je ne connaissais pas la langue. On finissait par se comprendre et par s’offrir quelques éclats de rire qui nous faisaient du bien à tous deux. Le stop que j’ai toujours considéré comme une chose naturelle a été pour moi, en définitive, un incomparable moyen de grandir, d’apprendre à me connaître, de jauger mes capacités, de jouer mon personnage à pleine mesure : une révélation ! En stop, j’ai fait le tour de moi-même, non sans peine. Des amis du monde entier m’ont donné un appréciable coup de main. Merci à tous. Merci pour le coup de frein, pour le petit clignotant chaleureux, pour la portière ouverte sur l’amitié.
Patrick avait passé quelques mois à Auroville, en Inde. La sympathie naquit très vite. Il parlait de Pondichéry où j’avais moi-même séjourné dans un ashram voisin, des grands gourous, des maîtres spirituels de notre temps, du passé. Notre conversation coulait agréablement. Je ne vis passer aucun des kilomètres, tant nos propos nous exaltaient, tant l’harmonie soudaine qui nous unissait était réelle. Patrick avait été profondément marqué par son séjour en Inde.
Où habites-tu exactement ?
— Brunoy.
— Connais pas ! Ça se trouve où ?
— A 9 km de Brie-Comte-Robert, dans la banlieue sud-est, sur une départementale. Tu n’auras qu’à me déposer à Brie, en passant.
— Mais pas question. Je vais te conduire jusque chez toi. Je veux être ton dernier lift. Après six ans de tour du monde en stop, tu ne vas plus poireauter. Et puis ça me fait plaisir !
A Brie-Comte-Robert, Patrick quitta la Nationale. Périgny : 7 km. Mandres-les-Roses : 4 km. J’avais gagné : j’avais fait du stop jusqu’au bout ! Personne ne m’acclamait. Le long des derniers kilomètres, il n’y avait ni foule ni banderole, seuls les poteaux indicateurs égrenaient les noms des communes que j’avais parcourues, étant enfant. Ces noms signifiaient « Arrivée » et aussi victoire. Un certain vertige gagnait ma tête. Brunoy. Je me disais, tout en pensant entendre un autre moi-même, un étranger en quelque sorte : « J’arrive, chez moi, à Brunoy. Je rentre, c’est fini. Je suis à Brunoy ». Il sonnait drôlement, ce nom pourtant si familier qui surgissait de mon enfance. J’en avais entendu tellement depuis, exotiques, imprononçables, mystérieux ou inquiétants. Brunoy, ma ville natale.
Je ne reconnaissais rien. D’affreuses HLM avaient investi le plateau de Mandres. Les blés, les champs de roses avaient disparu sous le béton et le bitume. La plaine d’Epinay où j’allais planter la tente avec les scouts, n’existait plus. Une ville neuve et froide l’avait envahie. Arbres, verdure, chants d’oiseaux, tout cela appartenait à mes souvenirs.
« Route de Brie », « la Pointe à Chalène », « rue du Plateau », j’approchais. Le nom de ces rues me parlait, les murs, chaque maison, chaque jardin sollicitait ma mémoire. J’étais aux Mardelles, dans mon quartier. J’étais arrivé.
— Laisse-moi donc au cimetière. Ce n’est pas loin de chez moi, je finirai à pied.
Je poussai une grande grille, toute neuve. Une rangée de cyprès formait un écran sombre. Le cimetière, à l’image des villages devenus villes, s’était agrandi. Il n’en était que plus anonyme. J’avais l’impression de n’y être jamais entré. Et pourtant. Neuf ans plus tôt…
Je dus demander au gardien de m’indiquer la tombe de ma mère. Tout était si différent. La pierre elle-même avait été changée. Très simple. Comme le fut ma mère.
Elle nous a quittés en février 1965.
Ce jour-là et longtemps encore je me sentis très seul, perdu, douloureux. Le cordon ombilical avait été coupé pour la seconde fois. Je ne pleure jamais, je n’ai jamais pleuré, mais le monde de mon enfance s’était écroulé soudain. A mes pieds, autour de moi, un vide effrayant découvrait ma solitude.
Je pense souvent à ma mère, l’évocation de son visage, si doux, me fait du bien. Elle possédait le vrai courage, une extrême gentillesse et une grande finesse d’esprit. Les trois qualités que j’admire le plus.
Ma mère avait une conception de l’existence, une philosophie simple qui faisait du contentement un principe général de vie. A l’époque, ce que je baptisais sa théorie de la tuile me faisait sourire. Ma mère a toujours pensé que si, par un jour de grand vent, elle avait reçu, au cours d’une promenade, une tuile sur la tête, il lui aurait fallu remercier Dieu de ne pas lui avoir expédié le toit entier, et non l’invectiver. Aujourd’hui, je ne pense plus différemment. J’ai compris. Sa « théorie » m’a été d’un grand secours tout au long de mon interminable et éprouvant périple. J’ai appris et compris la leçon de maman : savoir accepter son sort. Ce qu’elle appelait le contentement est pour moi une des conditions du bonheur.
Au pied de sa tombe, neuf ans plus tard, je n’étais plus du tout le même. J’étais très calme, serein, j’ose le dire : j’étais très heureux, j’étais à nouveau près d’elle. J’avais oublié la détresse qui m’avait submergé lors de sa mort, l’atmosphère suffocante de l’enterrement, le choc terrible de la séparation immédiate. Un homme nouveau se tenait là, devant cette sépulture qui, pour les autres, ceux qui ne savent pas, est un lieu terrible. Un homme nouveau de retour d’une longue quête, après avoir découvert des vérités si belles qui me permettaient en plein cimetière de dialoguer avec maman dans la joie.
Le monde que j’ai scruté, visité, les hommes que j’ai connus, aimés, sous toutes les latitudes, m’ont appris tant de choses que je me sens autre. Aujourd’hui je sais.
Je sais que la mort n’est rien, que lorsque l’on brise sa cage, l’oiseau s’envole vers la liberté, je sais qu’il ne meurt pas. Notre corps n’est qu’une cage, que brise la mort, nous libérant vers des horizons plus vastes, plus lumineux.
Je suis encore dans cette « prison », maman n’y est plus ; mais je ne crois pas que nous soyons vraiment séparés. De retour, je sais qu’elle est heureuse. Tout au long de mon aventure, elle n’a jamais cessé de m’aider, de me soutenir. Ce voyage est ma dette envers elle, il me fallait la saluer la première, lui dire merci, lui dire mon bonheur, ma joie.
Caresse affectueuse, je passais mes doigts sur la pierre polie et brillante. Je réalisais que depuis six ans j’avais cueilli les fruits de ce que maman avait semé toute sa vie durant ; et sans doute n’avais-je pas achevé ma récolte.
Elle n’avait jamais refusé, au vagabond qui se présentait à la porte de notre modeste pavillon, un grand sandwich garni de beurre et de jambon. Il ne se passait jamais, chez nous, de jour de fête sans que maman porte une part de gâteau à notre voisine, Mme Julien, une Russe blanche qui vivait seule dans une grande misère. Quelque temps après la dernière guerre, elle n’avait pas hésité, alors que la France était en ruine, à recevoir de jeunes touristes allemands. Elle était incapable de haine. Elle avait toujours eu les mêmes attentions, elle accueillait avec une générosité identique mes camarades de classe ou les Africains que j’invitais à la maison à mon retour du Congo. Durant la guerre d’Algérie, nous avions deux locataires algériens. Jamais un mot contre quiconque, un seul souci : servir avec amour.
Elle m’a appris à aimer les hommes du monde entier, de toutes les races, de toutes les croyances. Chaque fois en ouvrant sa porte à un étranger, elle m’avait ouvert une porte à l’autre bout de la terre. Ainsi continuait-elle de veiller sur moi.
La France est aimée, moins pour son rayonnement culturel et ses succès technologiques, que parce qu’elle ne peut plus mordre. On ne jalouse que les puissants. D’ailleurs, c’est bien involontairement que je suis né en France, comme ça, par hasard, blanc, catholique et français.
Je suis intimement persuadé d’une chose, le tour du monde est une affaire de Blanc. Un Noir n’aurait jamais pu faire ce que j’ai fait. Catholique : hors de l’Eglise point de salut ! Naître catholique et français – la France ! fille aînée de l’Eglise de rome, comble du bonheur et de la chance aussi. Autrefois je plaignais les malheureux qui avaient eu la déveine de voir le jour sous d’autres cieux, en Barbarie.
Aujourd’hui je sais aussi que l’Eglise catholique et romaine n’est qu’une secte, aux rites impraticables dans la plupart des pays, fréquemment mal vue, dont la doctrine restreint considérablement l’horizon de notre pensée. Mahomet et Bouddha sont des charlatans ; Gandhi : il n’est pas question de la canoniser. Ces notions de catéchisme et de sermons dominicaux m’avaient choqué.
J’ai quitté la France, en 1955, à l’âge de dix-sept ans. Innocent et candide. J’avais des idées forgées par une littérature scolaire et officielle. La France, tempérée, était la patrie rêvée, debout elle éclairait le monde, portant à bout de bras le flambeau de la civilisation. A dix-sept ans, en 1955 – la date a son importance – je croyais que le policier était un homme probe, le prêtre, un saint homme, le médecin, un faiseur de miracles !
Je croyais aussi que l’homme urinait debout, la femme accroupie, que l’on offrait des fleurs sous cellophane, qu’il n’y avait rien de choquant à embrasser une fille dans la rue et qu’il était de bon ton, pendant le repas, de garder les mains sur la table. C’est tout cela que j’allais remettre en question lorsque pour la première fois je balançai mon sac et le calai sur mes épaules.
Lors de mon passage au Sénégal, le journal local, Le Soleil de Dakar, n’avait pas hésité à titrer : « L’Ulysse des temps modernes ». En Grèce, la presse me baptisa : « Le Marco Polo des temps modernes ». A la fin de mon périple, Le Soir de Bruxelles concluait : « Plus fort que les cinq sous de Lavarède ». Pour moi, ces titres, ces articles aimables, que je ne veux pas renier car ils m’ont été très utiles, ne symbolisent cependant pas ce que j’ai voulu faire pendant les six dernières années. L’exploit sportif est réel, l’exploit budgétaire également, mais je ne revendique pas autant le tour de force que les années d’apprentissage incomparables qui pour moi tiendront lieu d’universités. A San Diego, en Californie, un professeur américain me confirma le caractère exceptionnel de mes « études » et leur immense valeur. « Certaines de nos universités, m’expliqua-t-il, attachent de l’importance aux voyages de leurs étudiants et les favorisent de plus en plus ». Je ne suis ni Ulysse, ni Marco Polo, mais je souhaite tout de même demeurer une sorte de précurseur. J’ai prouvé que c’était possible. Le tour du monde est la meilleure des Universités.
Je ne connais pas d’occidental qui, après un séjour prolongé en Asie, ne soit rentré transformé. Je crois pouvoir dire que l’inverse se produit également, mais je pense sincèrement que les Occidentaux ont le grand tort de croire, forts de leur technologie, qu’ils possèdent les clés du savoir et de la sagesse. Ils oublient que les grands maîtres spirituels nous viennent tous du continent asiatique. L’Orient. Que je sache, le Christ n’est pas né aux Buttes-Chaumont, ni à Chicago (Illinois). L’humanité tout entière a la possibilité de réaliser une réelle civilisation du bonheur : il lui suffirait pour cela de vouloir unir la technique occidentale à la sagesse et à l’art de vivre de l’Orient. Il suffirait de le vouloir.
Cela, je ne l’ai pas appris sur les bancs de mon école.
J’ai appris, j’ai beaucoup appris durant mon tour des hommes, que chacune de nos actions se traduit par l’émission de « vibrations » qui, à la manière d’un boomerang, nous reviennent. Si nous agissons en parfait accord avec notre conscience et notre cœur, nous émettons de bonnes vibrations qui, en retour, créeront autour de nous une atmosphère de paix et de générosité : le paradis ; car c’est sur la terre que l’on peut le vivre. Mais les hommes ne l’entendent pas ainsi, et le grand nuage qui plane au-dessus de l’humanité est constamment chargé de mauvaises vibrations : racisme, violence, haine, préjugés. Comme un ciel surchargé d’électricité, l’accumulation de nos mauvaises actions menace l’humanité. L’homme sait craindre la tempête dès les premiers souffles qui la précèdent, mais il refuse de reconnaître qu’une grande calamité noircit notre horizon.
Un jour, aux antipodes, j’avais « poireauté » quatre heures sous un soleil torride, sur une route désertique du Queensland australien. Il n’y avait pas d’eau. Pour que mon sac soit le plus léger possible, je n’avais jamais de gourde avec moi. J’étais assoiffé. Soudain, surgissant de nulle part, un homme m’apporta du thé et des sandwichs.
— Hey, mate, you must be thirsty ! 1 Depuis le temps que tu es là… Ça fait un bout de temps que je t’observe.
Je savais par expérience, que le thé chaud est le meilleur moyen de couper la soif. Cet homme exauçait mon désir.
Je pensais à ma mère…
Ma mère ne m’a, cependant, pas poussé au voyage. Bien au contraire, chaque départ la déchirait. De son temps on n’allait pas à l’étranger et bien qu’elle ait visité la France, ainsi qu’en témoigne un vieil album photographique, je crois que son plus grand désir était de me garder auprès d’elle. En fait, nous n’avons jamais parlé de ces choses-là. D’ailleurs nous n’avions que peu de conversations. Nos relations, affectueuses pourtant, étaient celles de parents à enfants. Rien de plus. Il n’y avait pas de complicité entre nous et c’était dans l’ordre des choses.
Malgré cela, j’ai conscience de beaucoup lui devoir, à cause des « vibrations » sans doute, de son exemple.
En me présentant devant elle, je revenais en quelque sorte à mon point de départ, à l’heure du bilan. J’avais achevé mes « humanités ». J’ai été absent dix-huit ans pendant lesquels j’ai beaucoup médité, cherché, peiné et accepté aussi, jamais renoncé, abandonné. Un instinct irrésistible m’entraînait sans cesse sur le chemin difficile et tourmenté dont je sais aujourd’hui qu’il est celui de la vérité. Je me demande comment l’individu peut croître sans emprunter un jour ou l’autre ce sentier de la connaissance de soi-même, itinéraire malaisé, non balisé, obscurci par les hommes eux-mêmes, tortueux, éprouvant, sur lequel je m’engageais, sans le savoir vraiment, en 1955. Inconscient de mon audace, chevalier-pèlerin du Moyen Age, je commençais une longue quête, j’allais parcourir le monde, en route pour un grand et complet tour de moi-même. Chemin faisant, j’ai pris soin d’observer, de contempler les hommes et leur décor, j’ai pris le temps de cueillir les fleurs de ce que je crois être le vrai bonheur.
Liées en bouquet, je les déposais aux pieds de maman.
Un courant d’air glacial me fit frissonner. Le soleil se cachait à nouveau derrière de gros nuages. Je pris mon sac et d’un balancement précis, mille fois répété, je le calai sur mes reins. Il me fit mal, il était trop bas. Mon sac, lui aussi, était fatigué, les bretelles étaient détendues, nous étions l’un et l’autre en bout de course. Bah, quelle importance après tout, nous avions tenu le coup jusqu’à la fin.
Je quittai maman. Le gravillon crissait sous mes pas. Je retrouvai les bruits de la rue. J’étais à cinq cents mètres de chez moi.
La rue de Cerçay me parut plus étroite. Je suppose que c’est toujours comme ça après une longue absence. L’imagination, le cœur, les souvenirs déformant les objets, les grandissent. J’étais chez moi, mais tout était différent. Certains noms avaient changé sur les plaques de portes, de nouveaux pavillons, des commerces avaient surgi, ça et là.
Encore quelques mètres, les derniers pas. Je me sentais las, un peu étourdi.
Rue du Chemin-vert.
Le pavillon était bien à sa place, immuable, tel que je l’avais gardé dans ma mémoire. Courbée, une silhouette s’affairait derrière la clôture. Mon père était occupé à désherber. Il se releva, mû sans doute par une intuition dont il ne soupçonnait pas la réalité, puis se figea.
Il demeura interdit. Dans ses yeux, cependant, je ne vis aucun émoi, une sorte d’hébétude plutôt.
Qu’il avait vieilli ! Il ne s’était pas remis du départ de maman. Elle était tout pour lui ; il a tout perdu.
Une grande tristesse m’envahit soudain. Machinalement, je fis un petit signe de la main.
— Papa ! Papa, mais c’est moi !
Péniblement il pressa le pas vers la porte, puis soudain s’appuyant lourdement contre la grille, porta la main à son cœur et se mit à gémir, à sangloter.
Je retrouvais un homme écrasé, malade. J’étais vraiment très peiné.
Du regard, je parcourus la salle à manger. Tout me semblait étriqué. Rien n’avait changé, rien n’avait bougé. Mêmes papiers aux murs, mêmes meubles aux mêmes places.
J’avais la tête vide, le cœur au bord des lèvres. J’étais très mal. J’ai cru m’évanouir. Ça y était. Je venais de débrayer et six années de fatigue accumulées s’abattaient soudain sur moi. Je me sentis écrasé, comme si le ciel m’était tombé sur les épaules. Mon dos me faisait de plus en plus mal. Des douleurs lancinantes, j’avais les reins en feu.
Je gravis lentement le petit escalier de bois, conduisant à ma chambre sous les combles. Sur le sol, m’attendaient des colis, des paquets, de grosses enveloppes expédiées des quatre coins du monde. Ils contenaient mes souvenirs et achats effectués au fil des kilomètres. Sculptures, peintures, objets divers, des kilos de cartes, de dépliants, des coupures de journaux relatant mon odyssée, des dizaines de lettres aux timbres rares et merveilleux. Un pêle-mêle à mes yeux, fabuleux.
Dans un ultime réflexe, je pris mon journal de bord, le septième, j’y inscrivis la date et puis me rendant compte que tout était fini, je posai mon bic sur la petite table où autrefois je faisais mes devoirs d’écoliers, et m’allongeai sur mon lit. Demain, plus besoin de « toréer » la route.
Sans un mot sur mon voyage, mon père était retourné à ses occupations.
1 - « Mon pote, tu dois avoir soif ! »
Tout a vraiment commencé pour moi un samedi 25 novembre 1967, vers 4 heures de l’après-midi au Canada. L’heure du grand départ avait enfin sonné. Certes, voilà déjà une bonne douzaine d’années que je roulais ma bosse. Depuis un certain 30 juin 1955 pour être exact. Ma troisième année d’école hôtelière s’était achevée la veille. Sans perdre un seul jour, je me retrouvais sur le quai de la gare Saint-Lazare, valise en main. Aujourd’hui, j’attendais confiant. Comme il me paraissait loin ce matin-là sur le quai où, mâchoires soudées, yeux aux aguets, j’avançais comme un automate vers un inconnu qui me terrorisait. L’Ecosse en l’occurrence car j’avais eu cette première chance de m’y faire envoyer par l’école grâce à ma place d’honneur. Je n’avais rêvé qu’à cela au cours de ma dernière année : filer outre-Manche pour apprendre l’anglais sur place. Permis de travail en poche, passeport en règle, tout se présentait bien et pourtant j’avais terriblement peur. J’étais seul. A 17 ans, on croit avoir de l’assurance, on espère passer pour un adulte mais au fond de sa poitrine, on a un cœur d’enfant. Je n’étais qu’un petit gars comme les autres et, il y a 20 ans, les jeunes ne s’embarquaient pas avec la facilité d’aujourd’hui. Je crois qu’il est bon de le rappeler. En traversant la Manche, je croyais m’embarquer au loin. Sur le marchepied de mon wagon de seconde, je ne sentais plus mes jambes mais rien ne m’aurait fait reculer. Je suis comme cela. Peur ou pas, il faut que j’aille jusqu’au bout de mes décisions et ce n’est pas aujourd’hui que je regretterai d’avoir agi ainsi. En poche, mille francs anciens que j’avais gagnés moi-même au cours d’un stage de cuisinier à Dinard. Pas brillants mes débuts de globe-trotter. Pour rien au monde, je ne pouvais imaginer alors les dix-huit années qui allaient suivre ce premier pas si tremblant, si peu glorieux. Pendant les six premiers mois en Ecosse, j’allais me sentir misérablement isolé et à chaque nouvelle langue j’allais connaître cette épouvantable sensation d’être coupé des autres. Mais en attendant, j’aurais appris l’anglais, l’espagnol, l’allemand, l’italien. Dans la difficulté, j’ai cette faculté de me replier sur moi-même en attendant l’heure de l’éclosion. Pour cela, j’ai de la patience et de la volonté pour dix.
Toutefois, je compris bien vite que hormis l’obstacle de la langue, ces « étrangers » avaient comme moi des soucis, le besoin de rire, de se détendre, des attitudes semblables à celles que j’avais connues en France et je me sentis vite proche d’eux ce qui est indispensable pour apprendre une langue. Indispensable aussi le contact avec les filles du pays pour se sentir intégré plus vite sur le nouveau sol.
Bien vite naquit mon profond dégoût pour le métier de loufiat. Je me sentais proprement déguisé dans cette tenue de pingouin. Mais je tins le coup grâce à une volonté farouche pendant 15 mois car je voulais à tout prix apprendre la langue. Et déjà, chaque jour de congé me voyait partir à la découverte d’un nouveau coin. Très vite je pris goût au voyage, je me rendis compte que j’avais un besoin impérieux de bouger, de découvrir, de voir par moi-même. Une curiosité d’esprit insatiable. C’était plus fort que moi, il fallait que je parte. Vint l’Espagne pour l’espagnol. Cette fois-ci, je me jetais sans avoir ni place, ni papiers, ni appui, ni amis. De l’argent ? Juste de quoi tenir une semaine !
— Tu te crois malin, dans une semaine tu seras de retour ! avait bougonné mon père incrédule.
Mon milieu familial – le mien était-il différent des autres ? – ne me prédisposait nullement à élargir le cercle de ma pensée, de mes réflexions d’enfants et ne favorisait pas l’idée de départ. La fin du mois était l’objectif et y parvenir sans encombre préoccupait plus que les splendeurs du Siam ou les mystères de la Papouasie. Mon père, originaire de la Bretagnolle, un petit hameau du sud de l’Auvergne, vivait en exilé dans la banlieue parisienne. A Villeneuve-Triage où il s’abrutissait à l’entretien des wagons SNCF, il rêvait à son élevage de poules, de canards, à ses chèvres et à ses légumes, à la ferme miniature qu’il avait pu recréer à Brunoy. Victime en bas âge d’un début de méningite, il n’a pas longuement fréquenté l’école et l’horizon pour lui s’arrête au bout du jardin. Il avait aussi une théorie : « J’ai mangé ma première banane à 20 ans, je ne vois pas pourquoi mes fils n’en feraient pas autant. » Pour lui, la vie doit être simple et respecter les traditions. Mes aspirations le dépassaient. Il ne les a jamais comprises. Il ne m’a jamais encouragé mais je lui dois néanmoins le goût du travail appliqué, de l’honnêteté, un certain art de vivre sobrement.
— A-t-on besoin de cavaler, d’aller courir au loin ?
Un grand-père, un ancêtre avait émigré au Canada au début du siècle. Dans leur ferme de Langeac, mes tantes en parlaient peu. La tare, le cas quoi. Pensez ! Faut être complètement « fort caillou » comme on dit dans ce coin de l’Auvergne pour tout quitter et aller vivre à des milliers de kilomètres dans un pays inconnu.
— André, arrête donc de lire tous ces livres, ça va te faire mal au crâne. Regarde-toi dans la glace, ça te donne une tête de nabot toutes ces lectures. Va donc garder les vaches, ça te fera respirer l’air pur !
Ah, chère tante Jeanne, je te revois dans la cour de ta ferme. Tu n’aimais pas me voir lire. Tu vois, ce fut plus fort que moi, que toi, plus fort que tout, je suis parti malgré tous.
Au sortir de l’enfance, tout était confus en moi et déjà naissait le besoin de partir, de vérifier par moi-même et de sélectionner ce qu’il me fallait pour vivre heureux. L’enseignement officiel est trop partial. On y parle des guerres de Religion, de l’Inquisition, des croisades mais pas du Christ. Bizarre ! Sur la carte, la France et les possessions françaises étaient en rose (la vie y était douce, sans doute !). Je me souviens aussi d’un chapitre de mon livre d’histoire qui me tirait presque des larmes : « L’homme a deux patries, la sienne et la France, terre de liberté. »
Plus tard, je découvris en Allemagne que Charlemagne était allemand, au Mexique, que les peones ne savaient pas où se trouvait mon pays et que beaucoup de pays ont inventé les mêmes choses que le mien !
Qu’est-ce qui me poussait à partir envers et contre tout ? J’avais rêvé comme beaucoup d’enfants sur les images de qualité médiocre de nos géographies d’après-guerre : buffle dans la rizière, Congolais grimpant au cocotier, Touareg dans le désert, Esquimau devant un igloo, etc. Je m’enflammais à chaque passage d’un missionnaire à l’aura lointaine qui faisait son prêche une fois l’an à l’église Saint-Médard de Brunoy. Mais cela débouchait toujours sur d’amères conclusions car je ne voyais pas comment je pourrais partir sans argent. Ni même comment faire tout simplement car on ne parlait jamais voyage à la maison.
La vie des hommes me passionnait plus qu’autre chose. Mais les grandes aventures étaient réservées aux héros, n’est-ce pas ? Dans mon missel, je gardais soigneusement une image pieuse : la photo d’un homme dont le sourire et les yeux vibrant d’une intense lumière m’ont toujours frappé. Comment cet homme, Charles de Foucauld, aussi pauvrement vêtu, planté là au milieu d’un décor aussi vide et désolé, pouvait-il rayonner au point que cela apparaisse sur cette petite image populaire ? Il avait dû connaître un bonheur que je ne connaissais pas. Le voyage l’avait-il aidé à le découvrir ? Un autre homme m’avait aussi beaucoup intrigué. Saint-François d’Assise. Il avait tout quitté, parents, amis, fortune pour vivre humblement en compagnie d’êtres simples auxquels il parlait avec infiniment d’amour. Il me touchait, lui aussi, parce qu’il avait su se débarrasser du carcan matériel des habitudes de son milieu. Pauvre, il était heureux et rayonnant. Pour moi, il partageait avec l’ermite de Tamanrasset le secret d’un bonheur qu’il me fallait découvrir.
En Espagne, je trouvai une place de réceptionnaire dans le meilleur hôtel de Cordoue, le soir même de mon arrivée. Jolie récompense ! La chance sourit aux audacieux, j’apprenais ma leçon. La chance, sans elle, je n’aurais jamais réussi mon tour du monde. J’allais désormais compter dessus, comment aurais-je pu faire autrement ? Le service militaire vint interrompre l’idylle andalouse au bout d’un an. Ce que d’aucuns pensaient être une aventureuse expédition me paraissait un douillet languissement, un morne ennui, une espèce de colonie de vacances pour grands enfants : absence totale de soucis, aucune initiative à prendre, nourri, logé et blanchi sans se tracasser. Ça me faisait sourire. J’ai toujours détesté perdre mon temps. Alors que l’ambition de la majorité, nostalgique du petit bal du samedi soir, était de se rapprocher du domicile familial, de la fiancée, la mienne fut de fuir au bout du monde si possible. C’est ainsi que j’allai passer deux ans au Congo comme gérant du mess des officiers de la base aérienne de Pointe-Noire. Battu le grand Paul, l’oncle de Besançon, seul « grand voyageur » de la famille qui nous en foutait plein la vue avec ses spahis du Maroc !
La cuisine du mess était le royaume d’Albert que j’appelais « Albéré », car c’est ainsi qu’il prononçait son nom. C’était un homme au vrai sens du mot et c’est à lui que je dédie ce livre. Albéré était africain, il en était fier. Il s’était accommodé de la colonisation française mais jamais il n’avait voulu jouer au Blanc. Il n’avait pas ce genre de complexe. Il était trop intelligent, trop fin pour cela. Je le trouvais merveilleux. Doté d’un grand cœur, d’un caractère volontaire, d’un sens aigu de la justice, de l’honnêteté. Albéré avait une extraordinaire conscience professionnelle, un sérieux dans son travail qui me remplissait de respect et d’admiration pour lui. Il était à la fois illettré et philosophe, à sa façon bien sûr, avec bon sens. Une fois, il pinça mon bras, puis le sien d’un air très absorbé.
— La peau « blancé » (blanche) la peau « noiré », ça na fait rien tout ça, c’est la Bon Dieu qui l’a fait tout ça !
En vieux qui connaît bien la vie, il me traitait comme un enfant sans expérience. J’étais son « piti moana » (petit enfant). En réalité, nous étions complices dans ce mess et ce pauvre Albéré s’est effondré en larmes lorsque je suis parti.
En dépit de l’interdiction de quitter la ville, je passais la plupart de mes jours de repos sur les pistes, dans les villages africains et au cœur de la forêt vierge. Je visitai même le docteur Schweitzer à Lambaréné en avril 1959. Le continent africain m’avait envoûté, je me promis d’y revenir un jour.
— De tous les pays, pourquoi faut-il que tu choisisses l’Allemagne ? m’avait demandé l’une de mes tantes qui avait perdu son mari en 14 et ses deux fils en 40.
C’est pourtant dans cette terre « ennemie » que, paradoxalement, j’allais découvrir mon plus bel amour. Un amour qui toucha l’absolu, le sublime. Sigrid (j’ai eu de la chance que ça tombait pendant la période de réconciliation et du pacte d’amitié, quand j’y pense !). Avec l’Italie où je débutai comme cireur de chaussures, faute de mieux, et allais rencontrer la délicieuse Mirella qui me fit découvrir le sens des étoiles en me guidant par le bout du cœur, se terminaient neuf ans d’apprentissage qui m’avaient donné le goût du voyage et pas mal aguerri. J’en avais vu des vertes et des pas mûres, j’avais eu toutes les veines, connu l’Amour et l’Amitié avec des grands A, découvert un tas de choses, mais pas de réponse à ma question primordiale : où est le secret, la source du bonheur de l’homme, de la vraie joie ?
Je me larguai en « para » – une fois de plus – en plein hiver au Canada parce que je sentais en moi qu’il fallait que je continue. Un 14 février 1965. Surprise. Les salaires étant plus élevés en Amérique du Nord, je comprenais soudain que je pouvais économiser assez pour réaliser mon impossible rêve : faire le tour du monde au complet. Mes trois ans à Toronto me servirent uniquement à préparer mon budget et mon projet.
Un métier – traducteur – que je trouvais noble et qui me plaisait, un bon salaire, un patron content de moi et qui me formait, encore un, dans le but de lui succéder quelques années plus tard, une fille francophone et adorable, Charlotte, tout marchait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Pourtant, cette vie rangée qui me guettait, quoique douillette, n’avait aucun intérêt à mes yeux. Bien au contraire, quelque chose se décomposait en moi, une sorte d’écorce dont j’étais persuadé qu’elle renfermait une graine qui devait lever tôt ou tard au soleil de l’aventure. Un instinct, quelque chose d’impératif venant du plus profond de moi me poussait vers la route. La route avec qui j’allais lutter jour après jour pendant six ans. Je n’avais pas le choix, il me fallait partir. Partir. Pour la « belle », cette fois.
J’ai dit plus haut que c’est notamment par les filles que l’on connaît le mieux un pays, mais hélas pour toi, ma chère Charlotte, j’avais décidé de connaître beaucoup de pays ! Ni Sigrid ni Mirella n’avaient pu me retenir d’ailleurs. Je suis convaincu aujourd’hui qu’il faut être le roi du slalom pour mener à terme un tour du monde entier.
Je mis donc minutieusement sur pied un plan qui me mènerait à travers les Amériques. Je ne songeai pas à la suite, l’épreuve me paraissait en elle-même suffisante dans un premier temps. Encore imprégné du système dans lequel j’avais vécu jusque-là, je prévoyai d’effectuer le circuit en automobile avec quelques compagnons. (Obnubilé par la frénésie prophylactique ambiante, je me suis fait trouer comme une passoire pour me mettre à l’abri du moindre microbe). Au cours des années précédentes, j’avais appris à me débrouiller seul, à agir avec audace, mais tout de même pour une expédition de cette importance, je ne me sentais pas capable d’être seul. Qui pourrait raisonnablement penser le contraire ? L’inconnu me faisait encore un peu peur tout en m’attirant inexorablement. Ce n’est qu’à la dernière minute que je dénichai deux jeunes Canadiens qui devaient partir une semaine plus tard faire le tour de l’Amérique du Sud en taxi londonien et cherchaient un troisième compagnon pour partager les frais. Bien mal m’en pris car j’allais vite le regretter. Une semaine, le délai me parut long. J’étais prêt depuis si longtemps !
J’avais exactement 30 ans. « Insensé, irréfléchi, tu ferais mieux de penser à ton avenir… ». La dernière lettre de Jacques m’avait frappé comme un coup de poignard. Je lui en voulus de ne pas comprendre. Surtout de sa part. Dès le Congo, notre amitié n’avait cessé de grandir, lien merveilleux, communication parfaite, riche échange allant jusqu’à l’osmose en Italie. Jacques m’avait enseigné à analyser les choses, à les questionner, à les raisonner. C’est lui qui m’avait donné ma meilleure arme pour ma quête. Et voilà qu’au seuil du grand départ, il me raillait.
Ce samedi 25 novembre…
J’ai dû rester deux bonnes minutes immobile sur le trottoir, devant ma porte. Mon sac, une valise de taille moyenne, posés de part et d’autre, je ne savais que faire. Sidéré, je découvrais une sorte de désastre. Noire, luisante, gaie comme un corbillard, l’Austin, le ventre au ras du bitume, m’attendait. Vision grotesque. Sur le toit, un canoë d’un rouge étincelant trônait retourné. A l’arrière, une énorme remorque, en usage dans les haras, contenait deux motos. Pourquoi faire ces deux motos ?
Je me sentis pris au piège. Le ciel était bas.
— Ma parole, mais vous partez pour un week-end de loisir dans l’Algonquin Park ?
Gary, vingt-trois ans, installateur de téléphone à la Bell Company et George, vingt-quatre ans, qui se disait professeur tout en faisant preuve d’une absence totale de culture, étaient venus vers moi, contents d’eux. Ils avaient même prévu les cannes à pêche. Dans l’Ontario dès que l’on quitte Toronto, il n’y a rien d’autre à faire, alors on va à la pêche en canoë. Ces deux-là n’avaient jamais quitté leur village natal et croyaient manifestement que, du nord à l’extrême sud, l’Amérique était goudronnée, climatisée, jalonnée de restoroutes et de drugstores.
Ils y allaient en « taxi » car notre Austin n’était autre qu’un bon vieux fiacre londonien aménagé pour la circonstance. A côté du chauffeur l’emplacement traditionnellement réservé aux bagages, muni d’un siège, était fermé par une portière rapportée. La vitre de séparation avait été supprimée ainsi que la banquette arrière et les strapontins qui leur faisaient face. A mi-hauteur, ils avaient installé une planche en aggloméré, sur laquelle était posé un matelas de mousse. La partie arrière était donc divisée en deux, en haut le dortoir, en bas la soute à bagages et à matériel. Matériel visiblement de première nécessité : un projecteur de cinéma (pourquoi ? ils n’avaient ni caméra, ni film), un projecteur de diapositives, un imposant nécessaire de développement, un gros barbecue avec tournebroche électrique, sans oublier un générateur d’électricité aussi gros qu’inutile… Sur le coup je cherchai, je ne sais mais… un poste de télévision couleur portatif grand écran ou des cannes de golf. En revanche, ils n’avaient pas songé à se munir de corde, d’extincteur, de jerrycan pour l’eau potable et le carburant. Ils n’avaient prévu ni trousse de pharmacie, ni pelle…
La voiture croulait sous le poids de leur bêtise autant que sous celui de l’inutile dont elle était pleine.
J’en fis le tour. Mon inquiétude croissait au fil des minutes. Les pneus étaient lisses, la suspension à bout de souffle et le poids de la remorque lui faisait étrangement lever le nez. Au premier cahot on allait perdre le pot d’échappement, c’était sûr !
Et mes affaires ?… où allais-je mettre mes affaires, avec tous ces gadgets il n’y avait plus de place.
— Mets-les sur le lit, allez en route !
Muet, de plus en plus ébahi, je pris place dans la cabine. Je me glissai entre les deux sièges, assis tant bien que mal sur le renflement central, les jambes pliées pour ne pas gêner le chauffeur, mais décalées en raison de la présence du levier de changement de vitesse et de celle du frein. Pas de dossier, la planche-sommier me rentrait dans les omoplates, j’avais la tête en plein dans le cadre du rétroviseur qui, du coup, devenait inutile.
Mon arrivée, à l’improviste, avait empêché toute modification. Deux sièges pour trois et 80 000 km, même en alternant on n’allait pas rigoler.
— O.K. les gars ? Go ?
— Go !
George, le propriétaire, s’installa au volant. Plusieurs fils électriques de couleurs variées sortaient du tableau de bord. Rapprochant deux de ces fils à l’extrémité dénudée, il mit le contact. Il pressa une grosse trompe qui émit un râle joyeux. C’était parti. Yong Street, la rue commerçante de Toronto, noire de monde, puis la sortie de la ville. Adieu, cité exécrable.
— Dis, André, qu’est-ce qu’on fait ? Ton plan qu’est-ce qu’il dit ?
— Je suis partisan de rouler le plus loin possible. On pourrait aller directement à Washington, je ne connais pas. New York, personnellement, je n’ai pas vraiment envie d’y retourner.
— O.K. c’est bon pour nous.
Je voulais d’abord suivre la côte est, puis longer le golfe du Mexique pour atteindre l’Amérique centrale. Ils n’avaient rien prévu. J’espérais qu’ils me feraient confiance.
Pour le moment ils dormaient tous les deux, j’étais au volant. Un brouillard épais enveloppait les monts Alleghanys couverts de neige. Le taxi tirait à gauche et les freins me paraissaient faibles. Mentalement je faisais le point : « Jamais cette bagnole ne tiendra le coup sur les routes non goudronnées des Andes ou de la Pampa. Si seulement elle atteint le Mexique… Ils ont beau être mécanos, où trouvera-t-on des pièces de rechange… en Angleterre ? Si on tombe en panne je les laisse tomber. J’ai bien fait de ne pas mettre un cent dans la caution exigible pour l’Amérique du Sud 2. »
Baltimore (Maryland) huit heures du matin. Après un brin de toilette dans une gare d’autobus, nous allons faire nos courses dans un supermarché. Je pense pain, fromage, saucisson, beurre. Les vaches ! Ils ne me demandent pas mon avis. Œufs, bacon, hot-dog et relish 3, crêpes en poudre et pain en tranche, au goût de papier buvard.
Vers midi, nous entrons dans Washington, ville spacieuse et blanche. Nous nous garons près du Mall. Ils sortent leurs motos et se mettent à tourner comme des fous. Je vais visiter le Capitole.
Nous avons passé la nuit dans un parc, au pied de l’imposant monument Lincoln. Nous avons enfilé les pyjamas sur le trottoir puis, l’un après l’autre, nous nous sommes glissés dans nos « lits ». Les premiers jours ce ne fut pas facile : il fallait se balancer, introduire les pieds en premier puis, prenant appui sur le toit ou le haut de la portière, progresser jusqu’à l’intérieur. Ensuite, nous devions nous faufiler dans nos duvets ce qui exigeait une agilité certaine. Le dernier fermait la portière. La place, prévue pour deux, était plus que réduite. Heureusement, nous étions tous peu épais. Nous avions les pieds dans le vide, suspendus au-dessus du tableau de bord. Il était, bien sûr, impossible de bouger, de se retourner et surtout de se dresser car le plafond était à trente centimètres de nos crânes.
Cette promiscuité ne m’affectait cependant pas autant que leur indifférence au monde, aux autres et leur bêtise notoire.
Le lendemain, visite au F.B.I. 4. Sur le mur, dans le hall d’entrée, un planisphère : le monde y est divisé en deux blocs, en deux couleurs, rouge et blanc : les bons et les méchants. Au-dessus, en lettres énormes, on peut lire : « Méfiez-vous du communisme, vous êtes écoutés, soyez attentifs. » Aux Etats-Unis le communisme est un épouvantail, un diable hideux doté d’une queue fourchue, dont la morsure est mortelle et vous exclut irrémédiablement de la société. Je suis certain que de l’autre côté, ils pensent exactement l’inverse. Ça promet ce tour du monde !
Virginie, les Carolines, Georgie, la Floride enfin !
Publicité tapageuse, soleil, mer et palmiers, Miami, vision du Paradis à l’américaine. Dans notre taxi nous étouffons. De grosses automobiles, silencieuses, toutes fenêtres closes nous dépassent, puissantes, clinquantes et climatisées. A perte de vue l’enfilade des hôtels de super-luxe de Miami Beach. Les hôtels, les limousines et les trottoirs regorgent de vieilles dames comme seule l’Amérique anglo-saxonne sait en confectionner. Cheveux blancs aux reflets violets, lunettes agrémentées de verroterie, bagues aussi lourdes que voyantes, bigoudis, nous voici aux pays des veuves qui viennent en Floride dilapider l’assurance de leur défunt mari.
Accablés par la température, George et Garry, eux, dilapident leurs économies en achetant de la bière en boîte. Je me demande combien de temps ils tiendront à cette allure. Décidément, tout nous sépare !
Palmiers, hibiscus, orangers et pins maritimes, le décor change, ça sent les tropiques. Alabama, Mississippi, Louisiane nous avons repris la route en direction du Mexique. Nous avons roulé de très longues heures et pris nos repas en marche, ne marquant qu’un arrêt bref au « drive-in » le temps de commander un poulet frit. L’Américain moyen est un homme-tronc, il va à la banque, au cinéma, au marché, à l’église, au restaurant en voiture. On fait tout en voiture. L’éducation sexuelle, dit-on, commence avec la première Chevy (Chevrolet).