À Anna et Joseph, mes parents.
À Laurence, Dominique, Justine et Victor, mes enfants.
Je ne saurais passer sous silence les innombrables et efficaces encouragements de Françoise, mon épouse, qui, à maintes reprises, m’a dissuadé, lorsqu’une phrase rebelle me narguait ou que mon cerveau récalcitrant me refusait son aide, de tout jeter dans la cheminée… puisse-t-elle avoir eu raison…
Le monde est une fleur, Saint-Rémy en est le centre.
PAUL BLANCHET (1865-1947), dit Le Sauvage.
Saint-Rémy, août 2013
Dans la pièce, baignée par une douce pénombre qui procurait une illusion de fraîcheur, la jeune femme posa son stylo, repoussa son siège et se dirigea vers la fenêtre. Elle ouvrit en grand les volets entrecroisés, un flot de lumière crue inonda le petit bureau, l’obligeant à se protéger les yeux de la main. En ce début d’après-midi d’août, le soleil régnait en maître, écrasant tout, même les lézards. La nature, noyée dans une étouffante moiteur bleu pâle, frémissait, prête à entrer en ébullition, et les oiseaux, désertant le ciel, renonçaient à affronter les rayons implacables de l’astre dominateur. Seules les cigales enivrées par l’air torride stridulaient à s’en rompre les cymbales.
L’instant d’hésitation passé, la jeune femme laissa son regard s’envoler par-dessus l’imposant platane taillé en parasol, sauter le vallon qui limitait le jardin, buter contre l’abrupte falaise du mont Gaussier qui se dressait fièrement tel un château fort narguant le soleil et les cieux, revenir vers les massifs de zinnias, de rosiers et d’anthémis dont les tons jaunes, rouges et blancs rehaussaient le vert intense de la pelouse, pour finalement s’arrêter sur la piscine, accaparée par une vingtaine de résidents riant, bronzant et se baignant, insensibles à la fournaise.
Après tout, n’étaient-ils pas venus ici pour se gorger de chaleur ?
Après avoir laissé vagabonder ses pensées quelques secondes, elle croisa à nouveau les volets, revint s’asseoir à son bureau, reprit son stylo puis, après réflexion, le reposa, préférant relire ce qu’elle avait déjà écrit.
Je m’appelle Flora, j’ai quarante-deux ans, je suis l’arrière-arrière-petite-fille de Marie-Jeanne et d’Antoine, deux des principaux protagonistes de cette histoire, ou de ce drame, – je ne sais comment l’appeler, peut-être les deux finalement tant il est vrai que chaque circonstance de la vie est un mélange incertain de douleur et d’allégresse.
Ces événements, appelons-les ainsi, ont accompagné toute mon enfance, non que l’on s’en soit ouvert franchement devant moi, on ne s’entretient pas de ces choses-là en présence des enfants, ce sont affaires de grands. Mais il y avait de furtives allusions, de brèves paroles, qui se muaient en silence lorsque moi, la petite, j’arrivais.
J’ai grandi, m’intéressant essentiellement à mes dérisoires problèmes d’adolescente, puis ma mère, en s’efforçant de mettre au monde tardivement le garçon que la providence lui avait jusqu’alors refusé, nous quitta et je me retrouvai seule avec mon père. Bien sûr, il s’intéressa à moi, assuma tous ses devoirs, m’enveloppa de son amour, mais nous vivions chacun dans notre monde, surtout moi, croquant le présent comme il venait. Un jour, au terme de ce que l’on appelle pudiquement une longue maladie, et au prix de cruelles et interminables souffrances, mon père me fut enlevé. Qu’avait-il fait pour mériter cela ? Lui qui avait été toujours si bon. Je m’aperçus alors avec effarement que je ne connaissais rien de mes parents : leurs amours, leurs échecs, leurs réussites, leurs peines, leurs joies… rien… Tout cela m’était totalement étranger ! Quoi ! Ces parents qui m’avaient mise au monde, soignée, élevée, nourrie, consolée, sans jamais rien demander en échange, étaient partis et je ne savais rien d’eux.
Ils étaient passés à côté de moi, presque comme des étrangers. Bien sûr, les adultes ont toujours beaucoup de retenue pour parler de leur vie à leurs enfants, jugeant que ces péripéties ne les concernent pas.
C’est moi qui aurais dû faire l’effort, les questionner, insister, montrer de l’intérêt. Ils y auraient répondu – j’en suis maintenant certaine – avec un infini plaisir. Trop tard ! C’est dans ces moments-là que l’on prend conscience de l’irréversibilité qu’entraînent ces deux mots qui me fouettèrent le visage. Trop tard ! Une folle rage me prit ; allais-je laisser s’abattre une chape de silence sur ce passé ? Allais-je laisser sombrer dans l’oubli l’histoire de ma famille, mon histoire ?
Alors, délaissant pour un temps distractions et amis, je me lançai avec fureur dans la recherche de ce passé, fouillant les archives, les vieilles lettres, faisant parler les antiques photos jaunies et me déplaçant dans les lieux les plus improbables des Alpes.
Petit à petit, le puzzle s’est reconstitué, les lambeaux épars se sont recollés et les visages figés des photos ont reçu un nom…
Saint-Rémy, décembre 1876
Au-dehors, les rafales hurlantes du mistral s’amplifiaient. Un souffle glacé s’infiltrait par les interstices de la fenêtre, faisant frémir les lourds rideaux. L’espace d’un instant, Firmin hésita, tant le froid qui régnait dans la petite chambre était vif. Puis, honteux de sa réticence, il repoussa édredon et couverture et sauta du lit. Il revêtit un confortable peignoir et, après avoir allumé la mèche de la lampe en étain, se dirigea vers le minuscule cabinet de toilette attenant à la chambre. Celui-ci était meublé sommairement : une table sur laquelle trônaient un broc et une cuvette en faïence ainsi que les objets nécessaires à une toilette rudimentaire, un miroir dont le simple cadre de bois soulignait la rusticité, et enfin un seau hygiénique. Pendant que le petit réchaud tentait de lui procurer une eau vaguement tiédie, il aiguisa son rasoir et se savonna abondamment le visage. Puis, après que la lame acérée lui eût laissé les joues parfaitement lisses, il peigna et tailla soigneusement sa moustache.
Heureux du résultat, il enfila une chemise en coton d’un blanc immaculé qu’il compléta d’un costume de velours noir : pantalon à pinces, gilet et veste. Une paire de chaussures en cuir noir acheva l’ensemble. Firmin adorait le noir. Un coup d’œil à la glace lui renvoya une image qu’il jugea satisfaisante ; cela le combla, car il attachait beaucoup d’importance à son apparence.
Il s’empara de la lampe et descendit l’étroit escalier revêtu de tomettes ocre rouge qui donnaient directement dans la salle commune située au rez-de-chaussée. Les braises résiduelles de la petite cheminée s’avérèrent suffisantes pour qu’il puisse faire réchauffer un fond de café de la veille. Il poussa un soupir de satisfaction lorsque les ondes de chaleur de l’amer breuvage se répandirent jusqu’aux plus lointaines extrémités de son corps, puis il remonta faire son lit et rangea méticuleusement ses affaires, ne tolérant aucun désordre, habitude héritée de son passé militaire. Un coup d’œil circulaire et, après s’être revêtu d’une épaisse cape en laine, il se couvrit d’un chapeau de feutre noir et sortit.
Une violente rafale le cueillit au creux de l’estomac l’obligeant à se courber et à maintenir son couvre-chef de sa main libre. Décidément cette rue de l’Hôpital avec son débouché plein nord était épouvantable par un tel mistralas1. Il tourna à gauche et partit d’un pas décidé affronter la bourrasque. À cette heure matinale, les commerces étaient encore fermés. Seuls le père Constant, chez qui une faible lumière signalait la présence dans l’arrière-salle de sa mercerie, et le café Riche, qui recevait ses premiers clients, attestaient d’une présence humaine.
Firmin avait maintenant largement dépassé la trentaine. C’était un homme d’environ un mètre soixante, sec, à la limite de la maigreur, légèrement voûté et dont le visage, illuminé par de petits yeux rieurs et intelligents, était coiffé par des cheveux d’un brun profond et barré par une moustache orgueilleuse masquant des lèvres minces et un menton fuyant. Un premier regard laissait apparaître une aménité engageante, mais derrière cette impression initiale se cachaient une grande opiniâtreté, une prudence avisée, une sûreté de soi impressionnante et surtout une intelligence supérieure.
Celle-ci lui faisait souvent trouver les gens médiocres et inintéressants, pourtant, il n’éprouvait aucun sentiment de supériorité. Une lucidité exceptionnelle le rendait parfaitement conscient de ses manquements passés, de ses limites, et lui indiquait avec certitude jusqu’où il pouvait aller. Ses erreurs, il les assumait sans jamais en rejeter la responsabilité sur les autres. Il détestait les geignards, les pleurnichards et par-dessus tout, le hasard qui ne lui donnait pas la maîtrise des événements.
Devinant les individus en quelques instants, il n’abusait jamais de sa supériorité intellectuelle, se mettant toujours au niveau des autres, acceptant qu’on le contredise, pour finalement, suprême habileté, leur donner l’impression qu’ils avaient trouvé la solution eux-mêmes.
Doté d’une puissance de travail hors du commun et d’une farouche volonté de réussir, il était redoutable en affaires. Enfin, tel un caméléon, il se fondait dans tous les milieux, aussi à l’aise dans une soirée mondaine que dans les fêtes populaires. Bref, un individu exceptionnel, devant qui on avait envie de faire le signe de croix.
Louvoyant entre les rafales de mistral, il laissa sur sa droite le grand ormeau qui jouxtait le parvis de l’église. Personne ce matin pour venir discuter affaires sous la majestueuse ramure qui, telle un juge de paix, semblait dire : « N’ayez crainte, je vous protège. » Traversant le boulevard de la Gare, il loua, comme chaque fois qu’il passait là, l’excellente initiative de la municipalité de Casimir Blain qui avait réalisé le percement entre la rue Saint-Martin et le cours. Il fit un effort pour se souvenir de la date… C’était avant la guerre… La guerre ? Tu parles d’une guerre ! Plutôt une pantomime ridicule et désastreuse. Il en pleurait encore de honte ! 1863… voilà, la date lui revenait ! Content de lui, il s’engagea sur la place d’Armes au pas de charge avec un regard absent pour la fontaine jaillissante avec son bassin circulaire qui ce matin pleurait de longues stalactites fragiles.
Il contourna le magasin2, s’engagea dans la grande cour remarquant au passage la jardinière dételée d’Antoine, les brancards au sol et, poussant l’imposante porte en chêne, s’engouffra dans le couloir d’entrée du bâtiment, abandonnant avec satisfaction le mistral à sa fureur. Pas un bruit… Avançant dans la pénombre grignotée par la pâleur diffuse du jour naissant, il se dirigea vers la porte du fond qui ouvrait sur l’ancien appartement d’Antoine, aujourd’hui occupé par les bureaux de la direction. Il frappa un coup et, sans attendre la réponse, entra. Antoine était déjà assis à son bureau, accaparé par une pile de courrier. À la vue de Firmin, il se leva et alla l’accueillir avec une grande aménité. Les deux hommes se saluèrent chaleureusement, chacun ayant une grande admiration pour l’autre. Officiellement ils étaient associés, mais leur relation allait bien au-delà. Ils étaient de véritables complices, formant un duo d’une efficacité redoutable. Antoine, d’un signe de tête désignant une lettre, entra tout de suite dans le vif du sujet.
« Il y a là un Berlinois, futur client j’espère, qui souhaite venir visiter les productions en juin. Je sais, c’est un peu tôt. Qu’en penses-tu ?
— Bien sûr, l’idéal c’est juillet et août, mais bon, on s’adaptera, laisse-le venir. Il pourra se faire tout de même une bonne idée.
— C’est entendu, je m’en occupe. Autre chose, on a un problème avec Adolphe Pago-Tard3. Ses tests de germination arrivent à peine à soixante-dix pour cent, on est très loin des quatre-vingt-dix pour cent exigés. Bon, c’est vrai, il ne fait pas partie de nos meilleurs producteurs, mais quand même ! As-tu une idée de ce qui s’est passé ?
— Oui, je m’en suis préoccupé et je vois deux raisons : la première, ses graines sont mal sorties, ce qui est tout à fait possible, car il a fait ses semis dans des terres trop lourdes et il a pu avoir des pertes importantes. Mais bon, je n’y crois pas trop, car, même si ce n’est pas le meilleur, il est largement capable de nous faire du bon travail. La deuxième, et c’est celle que je privilégie, c’est qu’il nous a refilé des graines de l’an dernier. Comme tu le sais, il travaille aussi en indépendant, et, tous les mercredis matin, il fait son pache4 avec d’autres négociants sous le grand ormeau. Il a dû avoir ponctuellement un meilleur prix et a vendu une partie des graines qui nous étaient destinées ; pour compenser il nous a donné des semences de l’an dernier. Je sais qu’il a eu besoin d’argent car il a remplacé son mulet par un cheval, non par nécessité, mais par vanité car un mulet lui suffisait amplement. Mais bon, tu connais Pago-Tard !
— Mais s’il avait besoin d’argent, pourquoi n’a-t-il pas vendu du céleri5. Il lui en reste au moins cent cinquante kilos. Tout le monde fait comme ça lorsqu’il y a des dépenses imprévues.
— C’est qu’en plus il va marier sa fille au printemps, il vendra son céleri à ce moment-là.
— Alors, qu’est-ce que tu proposes ?
— Pour l’instant on va refaire des essais de germination puis j’irai le voir.
— On les a déjà faits deux fois !
— Je sais, mais on n’est plus à quinze jours près ! Avec un autre essai négatif il ne pourra rien dire. Allez, je m’en occupe tout de suite !
— Ah, encore une chose avant que tu ne partes, j’ai vu que les carottes potagères et fourragères blanches pour Hambourg n’étaient pas encore expédiées. Quel est le problème ?
— De simples retards administratifs, je m’en suis inquiété. Il manque le certificat phytosanitaire de Marseille, il ne devrait pas tarder ; mais surtout, comme tu le sais, nous transmettons un échantillon au contrôleur d’Avignon qui l’envoie à la station d’essais de Paris pour les tests de germination. Nous n’avons pas encore les résultats.
— Les taux seraient-ils mauvais ?
— Non, tous nos tests ont été validés. C’est une simple question de temps, ces messieurs de l’administration ne sont jamais pressés ! Sur ce, il faut que je me sauve, je m’occupe de Pago-Tard. »
Il ouvrit la porte puis, au moment de sortir, se retourna et dit :
« Au fait, as-tu pensé à notre dernière conversation ?
— Je l’ai sans arrêt à l’esprit, on en reparle ce soir. »
Firmin sortit, assailli par le bourdonnement intense qui avait envahi le magasin. Cris des employés, roulements des chariots, sifflements des tarares6 et grondements des ventilateurs avaient remplacé le silence matinal. Une poussière âcre l’enveloppa et le fit éternuer. Il traversa la grande salle des expéditions où attendaient, parfaitement alignés, des sacs de jute de vingt-cinq kilos, ficelés et plombés. Il décida de s’accorder un peu de temps pour effectuer quelques vérifications. La procédure était stricte : les graines étaient versées dans un premier sac en toile blanche, lequel était mis dans une deuxième enveloppe également en toile blanche. On fermait, puis on emprisonnait le tout dans un sac en jute possédant une seule couture sur le dessus afin d’éviter les ouvertures frauduleuses. Pour terminer, à l’aide d’un pochoir, un numéro était marqué à l’encre sur la toile et sur une étiquette prise dans la couture. Satisfait du résultat, Firmin monta une volée d’escaliers en bois, bordée par deux rampes en fer.
Le laboratoire se trouvait au premier étage. Il frappa et attendit, sachant qu’il était inutile de pousser la porte, François Barrul, ingénieur et chef de service, étant un cerbère intraitable. On n’entrait au labo que si l’on y était expressément invité. Il y eut un bruit de verrou et la porte s’entrebâilla légèrement, laissant entrevoir un visage austère et méfiant. À la vue de Firmin, François Barrul abandonna sa sévérité au prix d’un gros effort, esquissa un sourire qui se voulait engageant et livra passage à son visiteur. Firmin entra dans une longue salle rectangulaire dont l’allée centrale était bordée de deux grandes paillasses7. Sur celle de gauche, des échantillons soigneusement rangés et étiquetés, sur celle de droite, le matériel classique – balances de précision, erlens, ballons, tubes à essais, éprouvettes, pipettes, appareils de chauffage et microscopes –, était complété par toutes sortes de réactifs : hélianthine, phénolphtaleine, bleu de bromothymol…
Cette première salle servait uniquement à effectuer des contrôles et des tests de germination. Au fond, dans une deuxième pièce, rigoureusement interdite, étaient conduites toutes les expériences servant à mettre au point de nouvelles qualités de semence ou à améliorer les anciennes. Seuls Firmin, Antoine et François Barrul y avaient accès. M. Barrul écouta les doléances de Firmin et répondit d’un air bougon :
« On a déjà fait deux tests, un troisième ne servira qu’à nous faire perdre du temps ! »
Avec diplomatie, Firmin désamorça l’hostilité naissante de l’ingénieur.
« N’en prenez pas ombrage ! Croyez bien que je ne remets pas en cause vos résultats, mais vous connaissez Pago-Tard. Avec un troisième test négatif, il ne pourra absolument rien dire. »
L’ingénieur se détendit légèrement et obtempéra non sans mauvaise grâce.
« Bon, d’accord, on y va. »
Et, se saisissant d’une canne percée à différentes hauteurs, il se dirigea vers les sacs qui attendaient dans un coin.
« On va prendre celui-ci, dit-il, les deux autres ont déjà été testés. »
Et, sans ajouter un mot, il enfonça sa canne dans le sac, la tourna plusieurs fois, la remonta, la redescendit puis, après l’avoir à nouveau tournée, la retira. Il vida ensuite les graines récupérées dans un grand pot en verre sur lequel il colla une étiquette où figuraient le numéro du lot, la date et l’heure. Puis, ayant disposé les graines sur plusieurs germoirs Nobbe, il se dirigea vers le fond de la pièce où étaient alignées trois étuves, des Schribaux dernier modèle. Il régla la température et le taux d’humidité et se tourna vers Firmin :
« Voilà, monsieur, on aura la réponse dans quinze jours. »
Satisfait, Firmin salua avec déférence et sortit. Derrière lui, les verrous claquèrent. L’antre interdit s’était refermé.
Rassuré, il redescendit dans la vaste cour qui était maintenant encombrée de charrettes chargées des ultimes arrivages de l’année. En cette période, il s’agissait essentiellement de graines de soucis dont on avait achevé la récolte peu auparavant. Évitant le crottin, il se faufila entre les attelages, caressa l’encolure d’un cheval, tapota la croupe d’un mulet, serrant des mains, tapant sur l’épaule, mit un point d’honneur à saluer tout le monde, ayant pour chacun le mot qu’il fallait. On appréciait Firmin ; son intransigeance professionnelle, acceptée et comprise par tous, était atténuée par son aptitude à prendre en compte les difficultés inhérentes à ce dur métier qu’était le travail de la terre. Constamment prêt à rendre service, à soutenir, à conseiller, il ne marchandait jamais son aide lorsque les aléas de la vie faisaient surgir des embarras imprévus. De plus, pour lui, un contrat était plus qu’une simple feuille de papier, c’était un véritable engagement moral, dans lequel les deux parties devaient trouver leur compte.
Puis, après un long moment passé avec ceux qu’il considérait comme ses amis, et selon une habitude immuable, il entreprit la visite quotidienne du bâtiment. Le magasin était une sorte de rectangle occupant l’angle entre la place d’Armes à l’est et le chemin de la Combette au sud. À partir de cette voie, une imposante porte cochère ouvrait sur une vaste cour intérieure. Respectant un rituel bien établi, Firmin pénétra dans l’immense salle qui constituait le rez-de-chaussée de l’aile ouest. C’est là qu’étaient réceptionnées les marchandises livrées par les paysans. Pour tout autre que lui, le vacarme qui l’assaillit aurait été insupportable : exclamations, imprécations, jurons, rires et coups de colère accompagnaient l’activité fébrile qui habitait le lieu : déchargement des sacs, pesage, marquage, stockage, le tout au milieu de diables lourdement chargés se déplaçant à toute allure. Firmin, lui, puisait dans cette débauche de mouvements et de sons, une sorte de jouissance particulière, un ravissement qui le mettait en joie, presque dans un état second. Un rapide regard circulaire lui suffit : tout allait bien. Puis, empruntant un large plan incliné qui permettait le passage des diables, il accéda au premier étage.
Aussitôt, l’épaisse poussière qui l’enveloppa, ajoutée à l’odeur âcre de garrigue, d’herbes et de fleurs, lui indiquèrent, s’il ne l’eut su, qu’il pénétrait dans la salle de nettoyage. À sa gauche, suspendus au plafond, deux immenses draies8 séparaient les graines de leurs plus grosses impuretés ; aussitôt après, elles étaient dirigées vers les tarares ; l’espace d’un instant, une onde de fierté inonda Firmin lorsqu’il admira les cinq derniers modèles flambant neufs, livrés par les ateliers d’Étienne Cabassud9. Enfin, un passage au tamis très fin concrétisait un nettoyage qui se voulait parfait. Firmin, selon son habitude, prit le temps d’échanger quelques mots avec les employés, puis quitta le ronronnement sourd de la pièce, monta à l’étage réservé au séchage, opération on ne peut plus délicate qui nécessitait une grande attention. Dans la salle, aérée au maximum, on répandait la semence à même le sol et on la retournait régulièrement. Puis, pour parfaire l’opération, on la versait dans de grands sacs à l’intérieur desquels on plongeait une sonde percée de petits trous laissant passer de l’air chaud. La marchandise était ainsi prête à être conditionnée. Firmin s’arrêta un instant, plongea sa main dans un des sacs, regarda attentivement, renifla à plusieurs reprises et enfin, fit couler lentement les graines. Puis, après une moue dubitative, il s’adressa à Camille, le responsable :
« Il en manque un peu, laisse-les encore un moment. »
L’examen des autres sacs l’ayant satisfait, il se dirigea vers l’aile nord.
Excepté le rez-de-chaussée qui abritait écuries et remises destinées aux attelages du personnel et des visiteurs, l’aile nord avait pour unique usage, le conditionnement. On y trouvait là, abondance de salles, ayant chacune sa propre odeur : pourpiers, belles de nuit, soucis, marjolaine, basilic…
Elles avaient toutes la même organisation : au centre une grande banque garnie de tiroirs, sur laquelle étaient disposés des balances de toutes sortes, des registres, des pelles à grains, des étiquettes, des pelotes de ficelle et différentes catégories de sacs. Une armée d’employés s’affairait, pesant, vidant, remplissant, étiquetant, enregistrant. C’est ainsi que laitues reines de mai et blondes maraîchères, chicorées frisées de Meaux, choux cabus cœur-de-bœuf gros, bégonias gloires de la châtelaine, fuchsias cupidons, giroflées dames rouges, etc., attendaient tranquillement leur transfert.
Lorsque Firmin retrouva la cour, elle était vide. Seul le crottin frais laissait deviner le tumulte bon enfant du matin. Il laissa l’aile est qui, à l’exception de la grande salle d’expédition et du laboratoire, était occupée par tous les services administratifs. Ceux-ci étaient le domaine d’Antoine et, bien qu’il n’ignorât rien de ce qui s’y passait, il ne prenait aucune part à leur fonctionnement. Firmin chercha machinalement sa chaîne giletière et tira sa montre :
« Dix heures trente, ça va, j’ai encore le temps. »
Il sortit de la cour, resserra son épaisse cape, longea le mur en direction de la place d’Armes et se prépara à affronter les rafales qui ne manqueraient pas de l’assaillir sitôt l’angle du bâtiment dépassé. À son grand contentement, la violence du mistral avait singulièrement faibli et, loin d’être fouetté par un air glacial, son visage fut presque caressé par un souffle beaucoup plus doux :
« Tiens, le temps change, c’est le sud, enfin fini ce grand froid. »
Il traversa la place toujours aussi déserte, passa devant le café Riche en adressant un salut à Ferdinand le patron, qui, derrière sa porte vitrée, contemplait l’extérieur d’un œil morne. Aujourd’hui la recette serait maigre ! Il pénétra dans la rue Saint-Martin se félicitant que les affreux galets de Crau, responsable de force entorses, fussent enfin étêtés. D’accord, c’était plus cher, mais quel confort pour les piétons !
Après l’église, il s’engagea à gauche dans la courte rue de la Jutarié, déboucha face au Planet et, après avoir laissé passer galamment deux clientes qui sortaient du magasin Aux tailleurs modèles, tenu par son ami Daniel Millaud, il s’engagea sur la petite esplanade. On était mercredi, jour réservé au marché de détail, et la place connaissait son habituelle affluence. Malgré l’heure tardive, une foule dense et volubile de ménagères déambulait à travers les mannes10 posées à même le sol. Chacune y allait de son commentaire et ce n’étaient qu’éclats de rire, moqueries et conversations de toutes sortes.
Les quelques rares invectives proférées par les clientes mécontentes de la marchandise qu’on leur proposait, n’altéraient pas le climat bon enfant qui régnait sur la petite place. Firmin se faufila et eut tôt fait de repérer celui qu’il cherchait.
Il ne s’en approcha pas de suite, prenant son temps, saluant ses nombreuses connaissances, plaisantant, demandant des nouvelles soit de la grand-mère soit de l’oncle malade soit du dernier né qui donnait quelques soucis.
Bien qu’il n’achetât pas grand-chose car, vivant seul, ses besoins étaient limités, il n’aurait manqué le marché pour rien au monde. C’était pour lui l’occasion d’amasser une quantité importante d’informations, habitude qui lui était devenue aussi nécessaire que respirer. En effet, il était habité par un besoin viscéral de tout connaître, mu non par un quelconque intérêt, mais par la simple curiosité naturelle. Il se faufila derrière celui qu’il souhaitait rencontrer et, d’une voix qui se voulait la plus chaleureuse possible, l’interpella :
« Salut Dentelle11 ! Et d’abord bravo pour tes légumes, ils sont magnifiques. Comme d’habitude, tu mérites bien ton surnom ! »
Charles se retourna, le visage impassible. Sous l’effet de son serrement des lèvres, seules les extrémités de sa moustache s’étaient légèrement relevées, et il fallait un observateur très averti pour comprendre qu’il s’était mis en alerte. Firmin perçut aussitôt la réserve de son interlocuteur mais n’en laissa rien paraître. Ne laissant pas le silence s’installer, il poursuivit :
« Oui, tes poireaux, tes frisées et tes choux sont superbes, avec une note particulière pour tes frisées, grosses, le cœur bien blanc, se refermant complètement. Bravo ! Tu les as réussies !
— C’est vrai, elles sont belles, mais les pluies abondantes de novembre ont provoqué de la pourriture, j’en ai perdu au moins la moitié !
— Tu as raison, mais comme elles sont deux fois plus chères ! Allez, arrête de te plaindre, on a bien raison de dire que tu es greffé sur un saule pleureur. »
Charles, dont le visage fermé exprimait la mauvaise humeur, laissa échapper un grognement de mécontentement. Pour détendre l’atmosphère, Firmin éclata de rire :
« Oh ! Ça va, ne te fâche pas, tu le prends toujours mal ! Allez, donne-moi deux salades, elles me font envie. Avec des croûtons à l’ail, du petit salé, de l’huile d’olive et de l’oignon, un vrai régal !
— Je te les laisse choisir.
— Et la famille, comment ça va ? Il y a quelques jours, j’ai aperçu Gustave, ton aîné. Il a l’air content. Finalement, les graines ça lui réussit. Et Marie-Jeanne, ta petite dernière, toujours pas fiancée ?
— Et non ! répondit Charles, de mauvaise grâce.
— Et tu attends quoi ! Qu’elle se fane comme un vieux coquelicot ? Surtout qu’avec tout l’argent que tu as, c’est un bon parti ! »
Dès qu’on lui parlait de son argent, Charles ne pouvait s’empêcher d’avoir un sentiment d’orgueil mais il n’en laissa rien paraître et ce fut d’un ton agacé qu’il répondit :
« Tu sais bien que je n’ai pas mon mot à dire. Et, regrettant aussitôt ses paroles, il se reprit : Ça se fera quand je le déciderai et puis le mariage de ma fille ce n’est pas ton problème !
— Ça y est ! Tu te mets encore en colère, décidément ! Je m’informais c’est tout ! Tu sais bien que je suis curieux ! Et, dans un grand sourire : Je sais bien que tu n’es pas homme à te faire mener par le bout du nez ! »
Sur ce, il paya ses deux salades, salua et partit, laissant Charles interdit et vexé.
Celui-ci était perplexe et se demandait ce que l’associé d’Antoine avait derrière la tête ; car il y avait forcément quelque chose. Tout le monde savait que Firmin ne parlait jamais pour ne rien dire. On ne pouvait oublier aucune de ses paroles, elles laissaient toutes une marque indélébile. Songeur, Charles se dit que décidément il n’aimerait jamais ces descendants de montagnards du Dévoluy qui avaient le toupet de se prétendre saint-rémois alors qu’ils n’étaient là que depuis trois générations et qui, suprême affront, étaient plus fortunés que lui. Encore que… Certes, ils vivaient de façon ostentatoire, mais finalement lesquels étaient les plus riches ? Ce n’était peut-être pas ceux que l’on croyait. Cette pensée le réconforta et lui rendit son sourire.
La voix de Noémie le tira de sa rêverie :
« Oh ! Charles, tu bades ou quoi ? Je veux des poireaux et une salade, mais ne me regarde pas comme ça, tu me fais peur !
— Excuse-moi, Noémie, j’étais dans la lune !
— Ça, j’ai vu. Allez, sers-moi vite, je suis pressée ! »
Le marché était maintenant terminé et, content d’avoir tout vendu, Charles décida d’aller récupérer son mulet et sa jardinière12 chez Sylvain Cristol dont les écuries jouxtaient Ville-Verte, chargea ses mannes vides, et prit tranquillement le boulevard de la Gare.
Le trajet vers les Jardins13 lui laissa le temps de réfléchir. Surtout ne rien dire à Ninie et Marie-Jeanne car les deux femmes le soumettraient à une salve de questions, ne lui laissant aucun répit. À cette seule pensée il fut inondé de sueur. Non, le plus prudent, c’était d’attendre la suite des événements car forcément il y en aurait une.
La matinée était déjà bien avancée lorsque, repoussant son fauteuil, Antoine se leva pour aller retrouver comme convenu Mlle Allara, la responsable redoutée des services administratifs. Cette vieille fille, pas gâtée par la nature, confite en dévotion, et dont la chair maintenant flasque n’avait jamais été mise en émoi par un quelconque hommage masculin, régentait son personnel d’une main de fer. Elle ne tolérait aucune incartade ni erreur, et même Antoine entrait toujours dans son bureau avec une vague appréhension.
Ce bureau était situé au deuxième étage et faisait suite à la grande salle aux écritures. Antoine aimait l’odeur particulière de la pièce : fragrances d’encre, de gomme, de papier et de lustrine. Contrastant avec l’agitation bouillonnante de l’édifice, le silence monacal n’était troublé que par les crissements de plumes et les chuchotements des cinq employés assis sur des ronds de cuir autour de l’imposante table qui occupait le centre de la pièce. La patine noircie et l’abondance des taches d’encre bleue et rouge recouvrant le plateau soulignaient le grand âge de ce meuble mémorable. Partout des encriers, des porte-plume, des buvards publicitaires, vantant les mérites de « L’Urbaine Incendie fondée en 1838 », des gommes, des crayons, des règles et, au milieu, de grands registres aux coins cuivrés, sur lesquels les commis, les avant-bras recouverts de manchons en satinette, alignaient des colonnes de chiffres. Antoine salua et prit le temps d’échanger quelques mots avec chacun. On l’informa que Mlle Allara était à la comptabilité mais qu’elle ne saurait tarder.
Qu’à cela ne tienne, il irait l’attendre dans son bureau !
Après avoir refermé la porte de la petite pièce il se dirigea machinalement vers la fenêtre, contemplant la cour maintenant vide et silencieuse. Le mistral s’était maintenant complètement éteint et quelques nuées gris clair qu’Antoine fixait sans les voir, poussées par une bise de sud-ouest, s’enhardissaient à franchir les sommets des Alpilles. Comme toujours lorsqu’il était seul, et malgré tous ses efforts, il ne put empêcher les terribles souvenirs de l’assaillir.
« Antoine ! Vite… vite… Germaine ! » dit une voix.
Brutalement tiré de son sommeil, il comprit en un éclair ; il sauta du lit, alla ouvrir la fenêtre afin de permettre aux premières lueurs de l’aube de répandre une pâle clarté dans la petite chambre. Seuls quelques sifflements de passereaux matinaux troublaient le silence. Se retournant il vit dans la demi-obscurité le pauvre visage de Blandine, inondé de sueur et dont la pâleur, tel un masque de théâtre, accentuait la douloureuse crispation. Il s’habilla à la hâte et sortit en courant pour demander à Firmin d’aller vite chercher la sage-femme.
Il n’eut pas cette peine, celui-ci était déjà dans la cour. Antoine renonça à s’étonner de la capacité de réaction de son ami, qui semblait disposer d’une sensibilité lui permettant d’avoir toujours un temps d’avance. Tout en mettant le cheval au galop, Firmin s’écria :
« Va rejoindre ta femme, je m’occupe de Germaine. »
Un pressentiment terrible électrisa Antoine lorsqu’il vit Léonie, réveillée par tout ce tapage, humecter le front blême de sa chère épouse. Qu’était devenu ce doux visage aux traits réguliers et au profond regard apaisant ? Un vieux parchemin jauni, des yeux éteints et des cheveux poissés lui avaient succédé. Il s’assit au bord du lit, lui prit les mains, frissonna au contact de cette peau glacée. Mais que faisait Firmin ? Les minutes s’égrenaient, interminables. Enfin ! Un hennissement, un bruit de cavalcade, de roulement, aussitôt remplacés par des éclats de voix et des bruits de pas rapides résonnant dans le couloir.
Tel un ouragan, l’imposante Germaine surgit et sans plus tarder prit les choses en main, distribuant les ordres :
« Vite, de l’eau chaude, des serviettes, et vous… foutez-moi le camp ! » dit-elle en fustigeant les hommes que leur air embarrassé rendait ridicules.
Le rapide regard scrutateur qui balaya Blandine la fit se raviser et elle chuchota :
« Firmin, viens ici ! Va vite chercher le docteur.
— Le docteur ? Et il la fixa d’un regard interrogateur.
— Tu as parfaitement entendu, allez vite, dépêche-toi ! »
Il sortit, l’estomac vrillé par une intense douleur et, dans le cerveau ces deux mots qui se cognaient : Blandine perdue ! Dans le jour maintenant levé, l’attelage repartit au grand galop faisant voltiger la poussière et les cailloux. En cinq minutes, il fut rue Puits-du-Bourrian, devant le domicile du docteur Alphan, « le bon docteur » comme on l’appelait.
Celui-ci, ayant passé sa nuit à essayer de soulager vainement la vieille Baptistine qui délirait, puis Lou Niai14, qui, après avoir reçu une ruade de mulet dans l’estomac, vomissait un liquide noirâtre et fétide, venait juste de se coucher, complètement épuisé. Les coups redoublés du heurtoir l’arrachèrent sans ménagement au sommeil dans lequel il venait juste de sombrer et lui indiquèrent cette fois encore que c’était grave. Car qui serait venu de si bon matin pour une peccadille ? Pour cela on allait chez le guérisseur, et lui, pauvre médecin, n’était appelé qu’en dernier recours, le plus souvent lorsqu’il était bien trop tard. En un tour de main, il fut prêt, dévala les escaliers et ouvrit. Dévisageant Firmin, il comprit.
« Blandine ? »
Tout en remontant sur sa jardinière, Firmin acquiesça et l’attelage repartit au galop.
Sitôt dans la chambre, la vue de Blandine et le regard silencieux qu’il échangea avec Germaine l’édifièrent sur la gravité de la situation. Enlevant sa veste il ouvrit sa trousse : bistouris, lancettes, sondes, ciseaux, daviers, fil à ligaturer, forceps et speculum étaient bien rangés. Il s’approcha du lit. Complètement amorphe, Blandine ne réagissait plus. Une petite épaule bleuie était là, semblant hésiter à effectuer le grand saut. Le docteur se mit au travail ; il fit une incision puis, avec l’aide de Germaine, réussit à extirper une petite boule sanguinolente, toute fripée et dont la couleur violette le convainquit.
« Vite, la mère, pour lui, il est trop tard. »
Il posa la main sur le ventre ballonné, un faible cri de douleur, puis plus rien. Un silence épais écrasa la pièce, tous étaient immobiles, tétanisés. Antoine, dans un autre monde, perçut quelques paroles chuchotées :
« Accouchement dystocique… le fœtus ne pouvait pas sortir… la poche des eaux s’est rompue… l’utérus s’est rétracté et déchiré… tué la mère et étouffé le fœtus… »
L’agitation de la nuit n’avait pas perturbé Alphonse et Guillaumette qui, émergeant d’un sommeil profond dont seuls les enfants ont le secret, furent étonnés du désordre inhabituel qui s’était emparé de la maison. Devançant leurs questions, Léonie leur fit comprendre avec une grande douceur qu’un malheur était arrivé, qu’ils n’auraient ni petit frère, ni petite sœur, et que l’âme de leur maman s’était envolée au paradis. Un voile d’incompréhension les enveloppa. Que voulait dire Léonie ? Plus de maman ? Comment cela était-il possible ? N’y aurait-il plus ni câlins, ni histoires, ni de ces grosses colères qui, ils l’avaient deviné, n’en étaient pas ? Que signifiait tout cela ? Mais qu’ils se rassurent, il y avait papa qui était toujours là pour les protéger ; papa, justement, qui entra dans la pièce, sans un mot, qui s’accroupit et les serra dans ses bras puissants, qu’il était bon de sentir cette force ! Pourtant, sur ce visage buriné, ils virent se dessiner un masque inconnu, creusé par de profondes rides dans lesquelles de furtives larmes se frayaient un chemin. Alors, à ce moment, ils ressentirent au plus profond d’eux-mêmes que ce père, ce roc, était capable de souffrance, de désespoir et de faiblesse. Cette révélation les bouleversa. Après un long moment de prostration, Antoine les regarda et dit, la voix brisée :
« Maintenant nous ne sommes plus que trois. »
Il se leva et sortit sans ajouter un mot, traversa la maison sans se rendre compte de l’agitation fébrile qui s’en était emparée ; la vie reprenait le dessus, les femmes s’appliquaient à accomplir les gestes ancestraux : toilette, habillage… Il resta figé devant Blandine : il voyait un masque nouveau se substituer au visage familier, il voyait le squelette apparaître sous la peau, il voyait l’arête du nez s’accentuer et blêmir, il voyait les coins de la bouche s’affaisser, il voyait les yeux s’enfoncer. Alors n’y tenant plus, il s’accroupit et posa ses lèvres sur le front glacé.
Trois mois s’efforcèrent de passer dans ce monde parallèle où évoluait maintenant Antoine qui, s’acquittant mécaniquement de son travail, se reposait entièrement sur Firmin.
1. Mistral tempétueux, soufflant à plus de 100 km/h.
2. Nom générique donné aux locaux des négociants grainiers.
3. « Qui paie tard, radin. »
4. Accord verbal entre deux parties.
5. Pouvant se conserver longtemps, les graines de céleri étaient stockées et vendues en fonction des besoins. On considérait cela comme une réserve financière.
6. Sorte de gros ventilateur actionné par une manivelle, séparant les graines de leurs impuretés.
7. Longue table spécifique aux laboratoires.
8. Gros tamis bordé de planches d’un mètre de large sur deux mètres cinquante de long actionné par balancement.
9. Fabricant de matériel agricole.
10. Grandes corbeilles en osier.
11. La culture des graines et des légumes demandant une grande technicité, elle était appelée « dentelle de l’agriculture ». Charles dit Dentelle était réputé pour son savoir-faire exceptionnel.
12. Petite charrette utilisée pour les transports légers.
13. Quartier agricole au nord de Saint-Rémy.
14. « Le Niais. »
En cette matinée de mars, le levant1 s’était mis à souffler en bourrasques, chassant la gelée de la nuit. De petits nuages gris, surgissant de l’obscurité, s’ourlaient de vieux rose sous la caresse des premiers rayons solaires. Plus loin, de grosses nuées sombres franchissaient les crêtes des Alpilles. Amèneraient-elles la pluie tant attendue ?
« Pas pour le moment, il faudrait que le vent faiblisse », se dit Antoine tout en allant vers l’écurie récupérer la jardinière que Lolo lui avait préparée.
Il prit Fanfan son petit camargue par la bride et, repassant devant la majestueuse porte d’entrée du mas, pénétra dans la vaste pièce commune pour embrasser Alphonse et Guillaumette.
« Papa, j’ai mal à la tête ! se plaignit celle-ci d’une petite voix.
— Oh, ce n’est rien, cela t’arrive souvent ! dit-il. Léonie va s’occuper de toi tout de suite. »
Et, sautant sur la jardinière, il mit Fanfan au trot.
Il ne quitta pas son bureau de la matinée et à midi, décidant qu’il n’avait pas faim, ne sortit pas, jouissant du calme temporaire qui s’était emparé du bâtiment.
En milieu d’après-midi, Firmin, qu’il ne voyait quasiment plus, tant ce dernier était occupé, entra dans la pièce un dossier sous le bras
« Ah ! Antoine, je reviens du mas, je suis allé récupérer le contrat de Van Der Beck qui était resté sur ton bureau, il faut absolument que l’on voie tout cela, c’est un marché intéressant sur la Hollande. »
Hochant la tête, Antoine ne manifesta aucun enthousiasme.
Après avoir laissé passer quelques secondes, Firmin ajouta :
« La petite a toujours mal à la tête, il faudrait peut-être le dire au docteur Alphan ; si tu veux je m’en occupe, je dois passer tout à l’heure rue Puits-du-Bourrian. Quant à toi tu devrais remonter au mas. Ne t’inquiète pas pour les Hollandais, je m’en charge.
— Guillaumette a toujours mal ? J’y vais tout de suite. »
Le docteur arriva au mas peu avant lui ; ce fut Léonie qui l’accueillit :
« Ah ! Docteur ! Vous vous êtes dérangé pour rien, cela va beaucoup mieux. C’est vrai, ce matin, je me suis fait du souci, elle avait très mal et elle a vomi, et j’ai failli lui donner le pavot2. »
Le docteur resta silencieux et suivit Léonie jusqu’au lit sur lequel Guillaumette était allongée, très calme. Après lui avoir lu une petite histoire pour la mettre en confiance, Casimir Alphan l’ausculta, lui fit pencher la tête en avant, ce qu’elle fit difficilement.
« A-t-elle eu de la température ?
— Oui, ce matin, mais maintenant comme vous pouvez le constater, ça va. »
Le docteur rangea sa trousse, remit sa veste et, le visage soucieux, rejoignit Antoine qui venait d’arriver.
« Alors ? se hasarda celui-ci.
— Alors ?… Oh ! Ça n’a pas l’air bien méchant ; tu vas lui faire boire une infusion de serpolet additionnée de quelques gouttes de vinaigre et lui appliquer un demi-citron sur chaque tempe. Cela la soulagera ; inutile de te dire qu’elle doit rester au lit. Je reviendrai demain matin. »
Il partit, laissant Antoine en proie à un atroce pressentiment. Le brave docteur n’avait pas eu le courage de lui révéler son diagnostic et, bien qu’il n’eût jamais autant souhaité se tromper, pour lui, les symptômes d’une méningite tuberculeuse étaient clairs : une première phase avec maux de tête, fièvre et vomissements, suivie d’une courte rémission, enfin, allait survenir très rapidement le sinistre dénouement. Il était anéanti. Une fois de plus il était vaincu, une fois de plus la rage le submergea, serait-il donc toujours impuissant ? Était-il seulement capable d’atténuer la souffrance ? Même pas. Le lendemain matin, Guillaumette avait rendu son dernier soupir et une lourde chape de désespoir s’abattit sur le mas. Pas plus tôt la fillette ensevelie, Alphonse fut pris de maux de gorge ; au bout de quelques jours, malgré les tisanes, le mal avait empiré, accompagné maintenant d’une toux rauque et d’une extinction de voix On se décida à appeler le docteur. Devant son air grave, Antoine n’y tint plus :
« Ne me dit pas encore que tu ne peux rien faire ! La médecine serait-elle aussi fantaisiste qu’à l’époque des Diafoirus ?
— Mon pauvre Antoine, je te concède bien volontiers que nous n’avons guère progressé, mais nous avons appris l’humilité et nous essayons d’être un peu moins ridicules dans notre comportement. Mais si tu savais combien est immense mon désarroi devant mon éternelle défaite ! Combien est dérisoire ma satisfaction d’avoir guéri ou soulagé un pauvre bougre alors que cent sont emportés ! Ma seule joie : j’assiste moralement, autant que faire se peut, les sinistrés de la vie. Ce n’est rien et c’est beaucoup ! Mais laissons là mes états d’âme, tu as compris que j’étais inquiet pour ton garçon, il a le croup, et toutes les médecines utilisées jusqu’à maintenant se sont révélées inefficaces. Un espoir toutefois, un grand médecin parisien, le professeur Peyronnet, vient de mettre au point un nouveau traitement qui, paraît-il, fait des miracles ; alors voilà : tu vas dire à Léonie de prendre quatre ou cinq poireaux, de les faire cuire dans trois litres d’eau, ensuite elle filtrera le liquide, y ajoutera une livre de sucre en poudre, et le fera réduire de deux tiers. Il faudra faire boire à Alphonse une cuillerée à soupe de ce breuvage toutes les demi-heures. Mais je t’avoue franchement que je n’y crois guère. »
Il s’esquiva, confus et honteux. Cette fois encore, la maladie tenait sa victoire. L’agonie dura trois jours. Le pauvre visage devint violet, la bouche s’ouvrit désespérément à la recherche du moindre souffle d’air, enfin quelques cris rauques, puis plus rien. L’âme était remontée au ciel. Le temps d’un soupir et Antoine s’était retrouvé tout seul. Il avait été brisé. Même la force d’être furieux contre le destin ou contre Dieu, il ne savait plus, l’avait abandonné. Hier, c’était un homme heureux et comblé ; aujourd’hui, une épave. Un soir, tordu de douleur, il s’était arrêté devant le râtelier dans lequel étaient alignés les fusils. Heureusement, une voix ferme et douce l’avait tiré de ses sinistres pensées :
« Non ! Antoine ! Surtout pas ça ! »
Firmin, le prenant par l’épaule, lui dit :
« Allez, viens, on va chez moi. »
Pour Antoine, les jours s’écoulaient, mornes et sinistres. Par chance, Firmin, l’ami de toujours, avait su tout doucement lui insuffler, non pas de la joie ni même de l’envie car, après ces événements dramatiques, comment cela aurait-il été possible, mais au moins un peu de force pour continuer à jouer le jeu ou tout au moins à faire semblant.
« Monsieur !… Monsieur !… »
Antoine sursauta, s’efforçant de chasser de son esprit ces démons qui le tourmentaient sans cesse.
« Ah ! Mademoiselle Allara, je ne vous avais pas entendue entrer, excusez-moi, je me suis permis de m’installer en vous attendant. »
Un « mais je vous prie » convenu lui parvint. Oubliant l’intonation glacée il continua :
« Je souhaitais savoir où en était la commande des établissements Markoff à Saint-Pétersbourg, et si le paiement de la facture de Monsieur Mendoza à Mexico avait été réalisé.
— Pour la facture, j’ai eu la confirmation qu’un virement bancaire a été effectué il y a trois jours, notre compte devrait être crédité très bientôt ; quant à Saint-Pétersbourg, je les ai relancés, mais pour l’instant, je n’en sais pas plus. Soyez sans crainte, je ne manquerai pas de vous tenir informé. »
Antoine sortit avec joie du bureau de la vieille revêche. Heureusement, elle était efficace !
1. Vent de sud-est.
2. Pour calmer la douleur on utilisait une décoction de graines de pavot, plante très cultivée à cette époque.