À Anne.
« Alla tua onta io porterò di te vere novelle. »
DANTE,
La Divina Comedia, Inferno,
cant. XXXII.
La véhémence de mon désespoir est telle que mon souffle se fait lourd et déchirant.
Mes efforts réunis ne parviennent à briser la paroi de verre qui me sépare de cette abjecte créature s’exerçant à la torture sous mes yeux. Mes cris acides et perçants ne réussissent pas mieux à pénétrer ce suppôt de l’enfer.
Mes joues sont empourprées et mon sein nu en proie à des soubresauts irrépressibles.
L’auteur de cet insoutenable spectacle semble n’avoir pour autre but que l’éminent désir de destruction de la matière, sans souci d’ordre moral ou affectif ; un être glacial et indifférent, à la manière d’un monstre mécanique, conditionné pour tuer !
Mes vociférations s’amplifient au rythme des actes barbaresques perpétrés sur cette personne malingre et presque soumise, dont je découvre bientôt avec stupeur l’identité.
Baignée d’un sentiment d’impuissance magistrale, je m’abandonne sitôt à l’inclémence de ma destinée.
Déjà mon corps informe et irrégulier gît à même le sol, alors que ma tête, désormais sans attache, se promène dans les airs de manière inconsciente…
Lorsque les chantonnements rauques et dissonants de Maria se faufilèrent dans le vestibule baigné de soleil, j’étais enfoncée dans une fâcheuse amertume, perceptible à l’éclat tempétueux de mon regard grisé et au silence religieux qui enserrait mon rigoureux désordre intérieur. Incapable pour l’heure de m’arracher à mes passions, je n’avais alors aucunement conscience d’être guettée par la brisure inopinée de l’insoutenable sujétion à laquelle mes dernières années s’étaient arrimées avec une certaine complaisance…
Soudainement flattée par un irrésistible filet d’odeurs mêlées de viande mijotée, de tomates bouillonnantes et d’herbes aromatiques fraîchement coupées, j’abandonnai promptement le confort d’une bergère à gondole vernissée et me hâtai vers le petit salon bleu, où ma belle-mère, accoudée à la fenêtre, était en train de s’émouvoir des pirouettes de Geraldo, un jeune geai apprivoisé.
— Ciao, Carlotta, dit-elle rieuse, alors que l’oiselet se posait adroitement sur sa tête. On ne tardera pas à passer à table. Sais-tu où est Sandro ?
— À côté. Il se douche.
— Ah très bien, fit-elle en mélangeant de la mie de pain à des graines pour oiseaux. Dis, ça ne t’ennuierait pas d’aller éteindre le four ?
— Non, pas du tout.
En franchissant le seuil de la spacieuse cuisine, où une pizza sette sfoglie1 finissait tranquillement de dorer, mes sens aiguisés se portèrent aussitôt sur de fumantes braciole, paupiettes de bœuf à l’italienne.
Je repensai alors à ces lointains parfums de gaieté qui s’échappaient des appétissantes alouettes sans tête que Jeanne s’empressait de préparer lorsque son frère promettait de nous visiter.
Bien malheureusement, ces réjouissances étaient désormais corrompues ; elles avaient le goût âcre de la trahison et se frottaient par trop à une ombre virile, dont le sourire, jadis espéré, tentait désormais d’obscurcir la fascinante image d’une nuque gracile et emperlée de boucles duveteuses…
J’allai tourner le bouton du four.
À côté de l’évier blond, un torchon de coton épais recouvrait une chaudière en cuivre, dans laquelle reposaient les fameuses orecchiette, ces drôles de pâtes maison en forme de petites oreilles, dont la face externe semblait couverte de crépine.
Des nombreux préparatifs du déjeuner, il ne paraissait plus rien. Tout ustensile de cuisine et de nettoyage avait retrouvé la place qui lui était strictement attribuée et seuls les mets qui hantaient notre maîtresse de maison depuis bientôt deux jours avaient maintenant le loisir de parader dans cet environnement étincelant de propreté.
Petits, moyens et grands plats se trouvaient ainsi répartis sur un long comptoir de granit jaune carioca, au bout duquel trônait une cloche en verre dentelé semblant cacher quelque chose.
Je m’approchai et découvris un petit faisceau de lettres près de dégringoler.
Mon attention en fut soulevée.
Étonnamment, je pensai qu’il eût été possible que l’un de ces plis me fût destiné. Je percevais une espèce de palpitement de ce papier que je toisais en vain d’un regard intrigué.
— Au fait Carlotta, la Citrosodina t’a-t-elle soulagée ? m’interrogea Maria alors que, me rejoignant, elle libérait ses hanches de l’amusant tablier d’arlequin dans lequel elles étaient drapées.
— Disons que j’ai un peu moins mal au cœur, répondis-je en passant la main sur la broderie anglaise qui habillait le haut de mes bras. Mais je n’ai guère d’appétit.
— De toute façon tu n’as jamais faim, toi ! lança-t-elle un peu agacée.
Puis, alors qu’elle s’approchait de moi :
— Mmm, jolie broche !
— Oui, très jolie. J’y tiens beaucoup.
— Il faudrait râper un peu de cacioricotta pour les braciole, dit-elle ensuite en me tendant la râpe à fromage. J’espère bien que cette fois-ci tu me feras l’honneur d’y goûter.
— N’y comptez pas trop ! fis-je impétueusement.
Maria haussa les sourcils, puis, dans un silence boudeur, se mit à ôter les films protecteurs qui se trouvaient sur une farandole d’antipasti.
Déjà, une subjuguante palette de couleurs aux alléchantes modulations se dessinait au cœur de cette superbe journée, qui allait bientôt être le théâtre de l’un des temps les plus vénérés de la semaine, le pranzo domenicale.
Il faut dire qu’à Crispina, ce déjeuner, bien que souvent orageux, était incroyablement gourmand et distrayant. Il l’était en tout cas pour moi, qui y voyais un précieux moment de redécouverte d’union familiale et un habile moyen de défaire pour quelques heures l’inconfort de certaines notes d’existence…
Il me faut ici avouer qu’en cette période d’intense vagabondage mental sur les chemins emmêlés du passé, il m’arrivait certes de dénigrer les plaisirs simples d’un présent qui se voulait souvent négateur de l’après, mais je ne les espérais pas moins ardemment.
Il se trouvait qu’en ce jour, nous célébrions également un anniversaire très attendu et fort respecté, celui d’Alessandro.
— Que dois-je faire du fromage qui reste ? dis-je à Maria, tout en atteignant volontairement de mon coude maladroit la pile de courrier que je n’avais de cesse de regarder.
Puis, aussitôt :
— Oh, je suis vraiment désolée !
— Ce n’est rien, fit Maria, comme elle emmaillotait la cacioricotta dans un linge fin.
— Je vais tout ramasser, dis-je alors.
Et, dans un mouvement d’impatience :
— Savez-vous si quelqu’un a pensé à moi ?
Une certaine nervosité accélérait le rythme de mes paroles.
— Non, répondit Maria. Je n’ai pas encore eu le courage de plonger mon nez dans ce fatras de paperasses. Mais tu peux y jeter un œil si tu veux.
À ce moment-là elle disparut dans la pièce d’à côté, un balai serpillière à la main.
Les genoux à terre, le buste incliné vers l’avant, je m’employai sitôt à réunir en un tas d’abord désordonné l’ensemble des enveloppes éparpillées sur les motifs cobalt et paille des carreaux de faïence qui habillaient le sol de cette magnifique cuisine. Après quoi, je démêlai lentement la publicité du courrier personnel.
Mes doigts semblaient prendre leur temps, freinés par de folles certitudes qui agitaient en cet instant ma poitrine tourmenteuse.
Lorsqu’enfin une plume sévère s’offrit à moi comme une apparition, une chaleur moite se fixa sur la face interne de mes mains ; elles se faisaient papillonnantes.
Je ne rêvais pas. Jérôme avait enfin répondu à un appel de détresse, vieux de plus de deux ans. J’en avais le cœur battant et n’osai pour l’instant décacheter les mots que je n’espérais plus.
Je me relevai avec légèreté et enfouis provisoirement dans la poche de ma jupe d’été des vœux inconsidérés de pacification intime.
Sans secousse, je passai d’un état d’anxiété à une certaine confiance.
Maria, revenue, ne tarda pas à le remarquer.
— On dirait que tu l’as eu ton billet doux, jeta-t-elle avec une curiosité tout juste déguisée.
Je ne répondis pas.
Le four entrouvert soufflait une haleine sucrée et caressante.
— Tes yeux sont parlants, tu sais, ajouta-t-elle.
Je murmurai un sourire insignifiant.
— Tu n’as pas un amant, au moins ! poursuivit-elle en plissant les sourcils.
Je restai là, toute droite, sans bouger, un peu gênée ; amusée, aussi, par cette étrange idée.
— Bon, assez discuté ! conclut-elle en s’éloignant. Je vais rallier mon époux et ma lignée.
— Surtout ne vous méprenez pas, m’exclamai-je enfin, alors qu’elle ne pouvait plus m’entendre.
1. Pâte feuilletée saupoudrée de sucre glace, garnie de chocolat, d’amandes et de pignons.
L’ambiance éthérée qui régnait dans l’aile droite de la masseria caressait tendrement mon âme suspendue.
Accompagnée d’une solitude bienfaitrice, j’étais soudain joyeuse et savourais avec une délectation oubliée le privilège qui m’était donné de pénétrer un monde aussi emmuraillé que celui du clan Travolti.
En dépit de l’accablante chaleur de cette fin de mois de septembre, Maria avait su transformer son exquise salle à manger en une oasis de fraîcheur et de volupté.
Deux bouquets de fleurs rose-thé jaillissaient d’une nappe couleur de l’albâtre, sur laquelle s’incrustaient des grappes de raisin brodées de fils d’argent.
Le sol de marbre saumoné, tout juste humidifié, avait des reflets miroitants.
En ondulant imperceptiblement devant de profondes baies vitrées au gré de la légèreté de l’air qui traversait à pas feutrés ce rez-de-chaussée au raffinement virginal, de fragiles voilages de soie diaphane venaient parfaire une forte odeur d’insouciance.
Je me sentais bien et animée de sentiments louables.
— Je n’ai pas trouvé Sandro, tonna brusquement Maria en fendant la pièce de son ardeur protectrice. Il sait pourtant que j’ai horreur de jouer à cache-cache.
— N’est-il pas au cabanon ? proposai-je timidement.
— Non, je ne le vois nulle part, protesta Maria.
— Et les autres, où sont-ils ? demandai-je faiblement.
— Ils arrivent.
— Il est forcément dans le coin, enchaînai-je. Tenez, je suis sûre qu’il est dans le jardin en train de téléphoner. Voulez-vous que j’aille vérifier ?
Les mains de Maria étaient plaquées sur une nuque irritée.
— C’est inutile. Le voilà ! s’écria-t-elle, comme Alessandro paraissait dans l’embrasure de la porte.
Nous recouvrîmes ensuite sans tarder la table ovale aux pieds laqués blanc d’une multitude de fromages frais, de gerbes de crudités, de légumes rissolés, de fèves en purée, de rosaces de crustacés, de tranches de charcuterie locale et de petites miches de pain de campagne.
Déjà, l’ensemble des Travolti se pressait dans la pièce tout imprégnée de quiétude, pour la précipiter dans une ébullition montante et récréative.
Tandis qu’un gros pavot en métal chromé indiquait une heure trente de l’après-midi, une certaine agitation flottait sur chaque visage qui s’apprêtait à festoyer en l’honneur de la naissance d’Alessandro, acclamée trente-neuf ans plus tôt.
À mon grand regret, le téléviseur, trop vite sorti des entrailles d’un buffet aux lignes épurées et contemporaines, devait envelopper de ses inlassables slogans publicitaires nos premiers éclats d’humour.
Alors que les hommes feignaient encore d’ignorer le riche étalage de hors-d’œuvre qui fleurissait leurs yeux alanguis au profit de quelque débat sur la ‘Ndrangheta et les règlements de compte qui ensanglantaient à nouveau le sud du pays, Maria, fredonnante, rajustait tranquillement la robe à pois rouges de sa petite-fille. Elle semblait partager mon désintérêt pour ce discours sans fin.
Rose, en revanche, l’épouse de Francesco, frère cadet d’Alessandro, prêtait une attention toute particulière à ce qui se disait sur deux immigrés africains, tombés la semaine passée sous les balles de cette mafia calabraise.
Je fus heureuse et soulagée lorsque Maria, après s’être signée dans le plus grand respect, lança enfin d’un ton impératif :
— Apptít*1 !
C’est sous le regard attentif d’une maîtresse de maison dont l’enthousiasme peinait à se dissimuler que chacun des convives se mit alors à piquer dans une belle et fraîche victuaille.
Dès les premières bouchées, la tranquillité s’imposa et nous plongea dans une immobilité passagère.
Tout le monde était transporté par la succulence des produits du terroir et seul le bruit des couverts sur la fine porcelaine liserée d’or entrait en compétition avec la litanie de Paolo Di Giannantonio2.
Mais bientôt, quelques flatteuses onomatopées faisant luire l’iris châtaigne de Maria préludèrent à un frissonnement de lèvres qui déjà se muait en un bourdonnement humain de plus en plus marqué.
Le primitivo di Manduria, excellent vin rouge de la région des Pouilles, commençait à échauffer les esprits, qui se prenaient à voguer sur des pistes plus ou moins aléatoires.
Ainsi, bien qu’affairée à déguster l’irrésistible cœur crémeux d’une généreuse burrata, je ne pus empêcher Ettore, cet imposant chef de famille au ventre généreux et aux moustaches recourbées, de m’interroger sur le banditisme italien.
Je tentai alors par quelques jeux de physionomie faciale de le dissuader de me questionner plus avant sur ce sujet assommant auquel je n’entendais rien, puis, décidée à ne pas m’incliner devant un visage grimaçant et la déception qu’il exprimait soudain, je lançai d’un air pinçant :
— Je me refuse une fois de plus à être le porte-parole de mes compatriotes.
Ettore, insatisfait de ma mauvaise volonté et ô combien fidèle à son entêtement, poursuivit avec un brin de goguenardise :
— Allons, Carlotte, tu ne vas quand même pas nier que de l’autre côté des Alpes vous vous esbroufez de tout ce qui se passe chez nous !
Je n’eus pas le temps de hausser les épaules que Maria s’élançait déjà avec force et autorité :
— E basta ! Tu ne pourrais pas nous ficher un peu la paix au lieu de nous saouler avec tes histoires de mafiús*.
— Ça y est, la vieille bondieusarde s’est mise en marche ! jeta-t-il avec l’irrévérence qu’appelait l’insolence de sa femme. Toi, qui nous rebats les oreilles de la Sainte-Trinité et de toutes ces cérémonies grotesques où tu affiches ostensiblement ta soi-disant dévotion, sais-tu au moins que c’est devant des malavitosi3 que tu larmoies chaque Vendredi saint ?
— Ma sei pazzo ! rugit-elle en laissant échapper de son verre quelques gouttes d’eau qui atteignirent l’avant-bras poilu de son mari.
— Te doutes-tu simplement que les pèrdun*, tes pénitents porteurs de la Croix, aux talons crevassés et aux orteils sanguinolents, sont majoritairement des escrocs ? renchérit-il tout en se débattant avec une grosse crevette flambée au Martini blanc.
— Madò’ ! Ma c’ ’st díc ’u crèstián* ? (Mon Dieu ! Mais qu’est-ce qu’il dit celui-là ?) enchaîna-t-elle en réunissant ses paumes outragées dans un mouvement de protestation.
— Madò’, Madò’, répéta Ettore d’une voix nasillarde, qui se voulait absolument moqueuse. Ce que tu ne veux pas entendre, Maria. Voilà ce que je dis ! Cette nuit-là, l’achat d’une conscience coûte plusieurs milliers d’euros…
— Arrête, papa ! se risqua alors Francesco, peiné de voir sa mère contrariée. De toute façon qu’est-ce que ça peut bien te faire qu’il s’agisse de crapules ou non ?
Ettore tut les raisons évidentes de ce faux emportement. Il avala une gorgée de vin, sembla se détendre, puis laissa échapper un dernier soupir de lamentation :
— Ah… Carlotte ! Pardonne l’ignorance de cette femme d’âge. Elle est aveuglée par la foi.
Enfermée dans mon refus d’apporter quelque commentaire à ce jeté de sarcasmes qui mêlait si bien l’italien au dialecte tarentin4, j’utilisai à mon tour la télévision à des fins de dérobade. De fait, mes paupières exagérément froncées, prirent un air faussement inspiré.
C’est alors que le style victorien dans lequel Emma Thompson évoluait grandiosement au côté d’Anthony Hopkins me happa sincèrement, tout en libérant un peu de cette fiévreuse énergie dont j’avais cru un instant m’être débarrassée…
… Je ne pus longtemps encore rejeter le souvenir de ce jour pluvieux et maussade, où mon oncle Jérôme, plein d’attention et de tendresse à mon égard, m’avait emmenée au cinéma.
En ces temps d’imperceptible ambiguïté, il paraissait très inquiet pour moi.
Cela faisait des jours que je ne quittais plus la chambre de Jeanne et rien ne semblait m’intéresser d’avantage que les albums photos qui jonchaient cette alcôve endeuillée.
Pourtant, un après-midi pareil aux autres, Jérôme était enfin parvenu à me faire sortir de mon refus d’existence.
Nous étions allés voir Retour à Howards End…
… Il me revint donc tout à coup le grelottement infernal d’une fallacieuse distraction, qui n’avait fait autre qu’éveiller un affreux pressentiment sur l’avenir du Petit Manoir, la propriété de mon enfance.
Par ricochet, mes pensées se posèrent malgré moi sur Karine, la compagne de Jérôme, qui proférait toujours les mêmes menaces dès que le moindre conflit éclatait entre nous :
— Je te préviens sale merdeuse, si tu cherches encore à m’éloigner de mon homme, je passe un coup de fil à Jacquot et il te démonte la tête en cinq minutes. Fais gaffe ! C’est un vrai bandit. Pire que Capone. Tu as bien compris ?
Je décochai subitement ces quelques mots à la face d’un Ettore toujours en alerte :
— Puisque vous insistez cher monsieur, sachez que cette infantile manie de mettre en avant l’organisation clandestine mafieuse dès que jaillit le besoin de se donner de l’importance me fait doucement sourire. En s’assimilant de façon mensongère à cette force inébranlable, à ce colosse aux pieds « d’acier », à ce géant en armure, on ne parvient malheureusement qu’à surexposer sa profonde impuissance et ses complexes les plus intimes !
— Eh bien voilà que tu m’affoles, à présent ! rétorqua-t-il, grisé par ce jeu de brocards. Dois-je prendre cette déclaration pour une attaque personnelle ?
— Il n’y a que vous qui puissiez en juger, lui répondis-je sur le ton de l’effronterie. J’ose en tout cas espérer que vous êtes étranger à la stupidité et à la couardise de certaines âmes hideuses et sordides que je me refuse à nommer.
— Ah bon ! Et pourquoi ça ? fit alors Francesco, les joues gonflées de saucisse aux herbes.
— C’est ainsi ! répondis-je avec amertume.
— Oh, c’est pas juste, enchaîna Rose. On aimerait savoir, nous. Allez, dis-nous tout, supplia-t-elle ensuite d’un ton qui m’insupporta.
— Te dire quoi ? me révoltai-je sans tarder. Qu’un être immergé dans une consternante flétrissure est parvenu par une nuit de ténèbres à envahir ma vie ? Hein ! C’est ça que tu veux entendre ?
— Mais non, balbutia-t-elle. C’est juste que je suis étonnée d’apprendre que tu fréquentes des voyous.
— Tu n’as rien compris ! lançai-je excédée.
Ma voix se durcissait de manière incontrôlée.
— Je n’en ai jamais fréquenté, poursuivis-je avec fébrilité. J’ai simplement évoqué une truie assez misérable et crasseuse pour s’inventer une parenté avec quelque caïd marseillais… ce n’est pas la même chose.
Tandis que je me sentais rougir, de petits tremblements folâtraient en moi.
— Encore une pauvre refoulée qui fantasme sur Al Pacino ou De Niro ! lança Ettore méprisant.
À son tour, Maria chercha à connaître l’identité de celle qui se pourléchait peut-être encore aujourd’hui d’avoir gâté plusieurs pages de mon existence. En vain…
Je me sentais étouffée par une extrême répugnance, une haine incompressible et ravageuse.
— Et si nous parlions d’autre chose, glissa calmement Alessandro me devinant avec justesse.
— Il vaudrait mieux, lâchai-je d’une manière sourde et rigide alors que je débarrassais ma serviette des boulettes de pain dispersées un peu partout par la petite Aurora.
M’aventurer ouvertement sur cette voie vénéneuse avait été une erreur. Je regrettais déjà de m’être emportée.
Je comprenais que je n’étais que trop mal armée pour affronter en public le son de ma fragilité et ne m’en sentais que davantage déstabilisée. Tandis qu’un sentiment de honte s’emparait de moi, la bonne humeur que j’avais connue une heure auparavant se perdait déjà dans les méandres de mon ressentiment.
Je repensais à la lettre de Jérôme, dont j’ignorais toujours la teneur, et me sentais oppressée. Je me demandai alors si un adoucissement des cœurs serait suffisant pour sceller un impossible pardon…
Ne sachant comment endiguer l’importunité de mes pensées, j’approchai brutalement mes lèvres de l’oreille d’Alessandro et le priai d’ôter de ma vue la luxuriance du film de James Ivory, qui agitait en moi autant de colère que d’espoir. Ma pudeur, ne pouvant souffrir davantage l’étalage de ces deux sentiments qui s’entrechoquaient vivement derrière mes tempes déchaînées, s’adoucit enfin devant un reportage sur les ours polaires.
— Dieu châtie toujours les courtisans du diable ! renchérit Maria.
— Croyez-vous réellement en la justice de l’au-delà ? lui demandai-je dans un fol espoir.
— Assurément ! affirma-t-elle sans détour.
— Un peu de sérieux ! s’interposa froidement Ettore, comme il se tournait vers sa femme. Tu ne vois donc pas que la scélératesse gouverne notre vieille Terre ?
— Oh toi, tu as toujours raison ! lança Maria avec brutalité.
— Raison ou pas, tu confonds main de Dieu et conscience. Elle seule a le pouvoir de nous pourfendre !
À ce moment-là, Maria se leva de table. Elle avait l’air piquée.
— C’est tout à fait possible, expirai-je le cœur gelé par de bien nombreuses réflexions, mais encore faut-il en posséder une.
Ettore sourit, laissant apparaître de longues incisives chevauchées.
Nous restâmes ensuite silencieux jusqu’à ce que nos regards convergents se portent sur un cortège de marmites qui embaumaient déjà nos palais palpitants.
1. L’astérisque signalera les mots en dialecte tarentin.
2. Journaliste du TG1 sur la RAI.
3. Gens du milieu.
4. Aucun Travolti ne parlait le français, pas même Alessandro.
Jusqu’à présent Alessandro s’était peu prononcé.
Il semblait plongé dans une douce béatitude, perceptible à ce léger sourire empreint d’une certaine hautainerie qu’il arborait nonchalamment.
Ce calme exhibé me déplaisait. Je le percevais comme un désaveu de l’orage qui au petit matin avait assombri un ciel amoureux bien trop pâle ; comme une dénégation d’un lien bien trop lâche.
Comment cet homme, un jour parvenu à me faire exulter d’allégresse en poussant plus que quiconque les portes du possible, pouvait aujourd’hui se trouver prisonnier d’une peur insondable de l’engagement, à laquelle venait parfois se mêler l’odieuse abdication de mes instincts de femme ?
Comment en étions-nous arrivés à ressembler à des ombres mues par la veulerie, qui s’ingéniaient à rejeter l’évidence de l’incompatibilité de leurs regards divisés ?
Je persistais à l’ignorer.
Alessandro était entré dans ma vie trois ans plus tôt…
*
… Nous nous étions rencontrés lors d’un congrès de littérature italienne, organisé par un grand institut de recherche toscan.
C’était le début du printemps. La ville de Prato était bercée de joyeuses odeurs de tilleul.
Je figurais sur la liste des étudiants. Il accompagnait un ami enseignant.
Lorsque mon regard s’était posé sur cet être à l’air très inspiré, j’avais immédiatement été sensible à la grande délicatesse de ses traits et à son exceptionnel pouvoir de séduction.
Bâti comme une statue grecque, cet homme avait le teint pur et de grands yeux lavande que mettaient soigneusement en valeur une légère frange de cils aux reflets bleutés et d’épais sourcils soyeux.
Quelques boucles châtain clair venaient fleurir le contour d’un visage nitescent, dont l’exquise caresse s’harmonisait avec un sourire parfaitement blanc et des lèvres à l’ourlet parfait, au-dessus desquelles s’élevait avec orgueil un nez aux justes proportions, présentant en son extrémité une insaisissable éminence remplie de juvénilité.
Sur la joue gauche, une mince cicatrice se détachait d’une barbe immature, qui ambrait un menton discrètement vallonné et une mâchoire à la volonté affirmée.
Ce modèle de sensualité, dont l’incontestable virilité était saupoudrée d’une captivante suavité, était d’une beauté capiteuse ; botticellienne.
Ce séduisant inconnu n’avait malheureusement fait qu’une brève apparition le quatrième ou le cinquième jour du congrès, je ne sais plus exactement, laissant ainsi planer sur la fin du programme une espèce d’imprécise langueur, toutefois dissipée le soir de la réception de clôture, où mes yeux scintillants avaient enfin pu entamer un timide dialogue avec celui qu’ils avaient craint de ne jamais revoir.
— Excusez-moi monsieur, avais-je dit d’un ton sautillant, alors que je ramassais un billet de 50 euros tout juste tombé à terre. Je crois que c’est à vous.
— Oh grazie, avait-il lancé en libérant des fragrances teintées d’amande amère. Mi presento ; Alessandro Travolti.
S’était ensuivie une brève, mais énergique poignée de main.
— Très heureuse, Charlotte de Borin.
— Lei parla italiano ?
— Disons que je m’y applique.
Il ne connaissait que trois mots de français. La suite de la conversation s’était donc déroulée dans sa langue.
— D’où venez-vous ? s’était-il poliment enquis.
— D’une ville fort jolie, Aix-en-Provence.
— Je la connais, elle est splendide ! Moi je viens des Pouilles.
— Ah, les Pouilles, Alberobello !
— Aimez-vous les trulli ?
— Bien que je ne les aie jamais vus que sur papier glacé, énormément.
— Il me semble que certaines constructions de par chez vous leur ressemblent beaucoup.
— C’est exact. Il s’agit des bories. Le Luberon en est riche. Mais elles n’ont pas la magie de vos tipis de pierre…
Il avait souri.
Puis, avalant une gorgée de prosecco :
— Êtes-vous ici en tant qu’intervenante ?
— Dieu merci, non ! J’aurais bien trop le trac pour cela.
— J’en conclus que vous n’êtes ni chercheur, ni professeur.
— Vous concluez bien, monsieur Travolti, avais-je fait riante. Je suis une doctorante en fin de parcours. La soutenance de ma thèse aura lieu dans deux mois.
— Si cela n’est pas trop indiscret, sur quoi porte-t-elle ?
— Sur l’ethnologie chez Pratolini.
— Vaste sujet… !
Ses sourcils s’étaient redressés.
— Et que comptez-vous faire plus tard ?
— Je voudrais être écrivain.
— Soyez assurée que je serai votre premier lecteur !
Je m’étais sentie rougir.
— Je vais probablement vous surprendre, avais-je ensuite observé, mais la scène de mon premier essai devrait se dérouler dans le sud de l’Italie.
— Ah si ! avait-il dit plein d’intérêt. Remarquez, rien d’étonnant à cela, c’est le plus bel endroit du monde !
— Je vais même m’y installer quelques mois, avais-je précisé. J’ai décroché une bourse universitaire. Il ne me manque plus qu’une famille d’accueil.
Un court silence était apparu.
— Puis-je vous demander ce que vous faites ici ? avais-je repris.
— Eh bien en fait c’est surtout pour faire plaisir à un vieux copain, M. Gordoni, que j’ai fait le déplacement.
— J’ai trouvé son discours sur la poésie très intéressant.
— Vous êtes bien la seule, avait-il chuchoté de manière plaisantine.
Et :
— Pour tout vous dire je suis restaurateur. J’ai une petite trattoria très intime dans le vieux centre de Tarente, Il Cavaliere, où la gastronomie médiévale est reine.
— J’imagine alors que la conférence de M. Poissac sur l’art culinaire d’autrefois ne vous a pas laissé indifférent, avais-je glissé avant d’abandonner pleinement la parole à un homme qui allait me conter ses passions.
Nous étions dans un décor et une ambiance somptueusement raffinés. J’étais subjuguée par le son d’une voix dont le timbre voilé ajoutait à la haute virilité d’un personnage presque irréel. Il parlait avec exaltation.
La simple évocation de la soupe au verjus, de l’omelette aux herbes sauvages, du porc aigre-doux au gingembre, de la poule au pot à la cannelle, du pâté de chevreau, des venaisons en sauce cameline, des rissoles de poulet, des brouets de cailles, du thon tartare, de la tourte à l’ail, des chaussons de figues, de la dulcia piperata1, du nougat de pignons, de l’anis confit…, et de tant d’autres spécialités oubliées m’avait soudainement transposée dans le passé.
Alessandro Travolti savait présenter les choses de façon adroite et hypnotisante ; je rêvais déjà de parcourir les huit cents kilomètres qui me séparaient d’un univers peint de délicieuses promesses.
Tandis que je vivais avec délectation d’intenses regards fuyants, je sentais la chatterie des mots se dissiper au profit du merveilleux chuchotis d’un souffle qui venait se poser par petites touches sur la fraîcheur de mes charmes.
— Je suis à présent certaine que vos terres reculées m’inspireront les plus belles histoires, m’étais-je enhardie au bout d’un moment.
— Ce serait un immense plaisir que de vous recevoir quelques jours chez moi, avait-il alors lancé dans un grand élan d’enthousiasme. Je suis le meilleur guide qui soit, vous savez, et je pourrais bien vous faire découvrir ce que personne ne voit jamais…
— Je n’en doute pas un instant, avais-je rétorqué tout apprivoisée.
— En échange, je vous demanderai de me traduire quelque chose. Tenez, regardez ! C’est du vieux français.
Il avait sorti d’une sacoche en cuir une liasse de photocopies portant le titre de Ménagier de Paris2.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un recueil de recettes très anciennes, avait-il soufflé à mon oreille. Je compte sur vous.
— Je ferai de mon mieux !
J’étais au comble de l’euphorie.
Il avait ensuite poursuivi avec des envolées extrêmement flatteuses sur l’originalité de son établissement, puis :
— Mais j’y pense. Je donnerai dans moins d’un mois une grande réception au Cavaliere. Je voudrais que vous veniez l’éclairer de votre grâce et de votre beauté. Si vous acceptez je m’occupe de tout.
— De tout ?
— Ne posez pas de questions ! Acceptez seulement !
À l’écoute de ces paroles fort invitantes, une incompressible émotion avait enflammé mes joues.
Je mourais d’envie d’accepter cette troublante invitation et sans trop réfléchir avais alors tendu mes coordonnées à un Alessandro Travolti qui avait répété :
— Je m’occupe de tout…
Pendant ce temps-là, l’heure avait poursuivi sa fuite et les invités s’étaient faits moins nombreux.
— Je suis au regret de devoir vous abandonner, avais-je élégamment glissé en boutonnant la veste de mon tailleur.
— Pas pour longtemps, avait-il murmuré en m’offrant un délicieux baisemain qui n’en finirait pas de me laisser rêveuse…
*
Sous la table, ma main s’égayait à présent au contact de la lettre de Jérôme.
Après m’être échauffée de manière malséante et quelque peu hargneuse à l’encontre de Rose, je retrouvai naturellement mon calme et la clarté de ma conduite.
L’enjouement spontané dont j’étais de nouveau prise me poussa même à féliciter Maria pour les exquises braciole que j’acceptai, fort étonnamment, de manger.
Sans le savoir, j’approchais lentement l’orée d’une nouvelle page de mon histoire…
Alessandro se leva soudain de sa chaise. À cet instant, j’eus l’illusoire impression d’être en mesure de redécouvrir cette silhouette sportive que j’avais depuis quelque temps cessé d’applaudir.
Il faisait de grandes enjambées. Tandis que sa main droite tenait un téléphone portable, la gauche s’agitait nerveusement.
Mon regard ne se détachait plus de ce buste fier et droit ; il me happait autant qu’il me heurtait…
— Je vous propose de faire une pause, s’exclama Maria comme elle débarrassait la table.
— Petite, alors ! lança Ettore, dont l’appétit n’avait aucune limite.
— Ai-je le temps d’aller me passer un peu d’eau sur le visage ? demandai-je en me dirigeant vers l’escalier qui menait aux étages. Je meurs de chaud.
En réalité, mon impatience face aux écrits de Jérôme venait indomptablement de se transformer en contrainte.
— Je vous accorde à tous deux secondes ! fit Ettore tout en croquant dans un morceau de galette au sésame.
J’avançai de quelques pas. Alessandro se tourna machinalement vers moi et poursuivit sereinement sa discussion téléphonique.
Je m’enfermai dans la première salle de bains d’un couloir blanc et profond.
J’en ouvris sans tarder l’œil-de-bœuf, m’assis sur un antique coffre à linge qui sentait l’essence de térébenthine, et dans un mouvement d’incertitude me mis à flairer cette enveloppe que je redoutais de déchirer.
Je la posai alors sur mes genoux trémulants, la repris, l’approchai de ma poitrine, l’éloignai, puis attendis que ma volonté vienne enfin surpasser ma crainte.
« Mon trésor,
Pardonne-moi de ne pas t’avoir écrit plus tôt, mais j’étais souffrant.
Karine nous a quittés le 12 mars dernier. Je sais que vous n’étiez pas les meilleures amies du monde, mais que veux-tu, un homme a toujours besoin de compagnie.
J’ai bien reçu ta lettre. J’ai été heureux d’apprendre que tu t’es mariée et que tu as eu une fille. Aurore, je crois ! Aurais-tu une photo d’elle à m’envoyer ? Je voudrais voir si elle est aussi jolie que sa maman.
Si tu pouvais te rendre auprès de moi, ne serait-ce qu’un jour ou deux, je serais comblé. Personne n’est plus important à mes yeux que toi, ma Charlotte.
Et puis il faut que nous parlions de cet endroit que tu aimes tant, le Petit Manoir. J’ai fait une promesse et je la tiendrai.
Écris-moi vite pour me dire si je peux espérer ta venue.
Bien à toi
JÉRÔME
PS : Si tu viens, n’oublie pas de peindre tes ongles de pieds en orange. »
Je restai à la fois interdite et exultante.
Savoir que Karine était enfin morte me procura une joie incommensurable, saturée de sadisme et de froideur.
Jamais la mort ne m’avait paru plus belle et accommodante !
J’étais cependant profondément indignée par un fait des plus étranges et perturbants.
Comment cette harpie à l’ignarerie patente et à l’obtusité déclarée avait osé trépasser un tel jour ? Un jour si précieux, si cher, si sacré. Le jour même de la naissance de Jeanne !
Je ne l’en détestais que plus.
D’un autre côté, il m’apparaissait évident que Jérôme n’avait jamais pris la peine de lire avec une attention suffisante le courrier que je lui avais adressé. Je n’étais ni mère, ni épouse. Mais cela ne semblait pas si grave puisqu’il était disposé à me revoir et à reformer l’attache qu’il avait fermement arrachée cinq ans plus tôt…
Un bruit grinçant de poignée brisa ma jubilation.
J’allai ouvrir.
— Que se passe-t-il là-dedans ? demanda Alessandro en inspectant la pièce du regard.
— Rien. J’avais juste besoin de me retirer un instant pour lire une lettre.
— Une lettre ! De qui ?
— De Jérôme.
— Quoi ! Ce figlio di puttana t’a écrit ?
— Oui. Et je crois bien que je vais aller le voir quelques jours.
— Tu as perdu la tête ?
Et, comme je n’argumentais pas :
— Vé bbuén*. Tu veux te jeter dans la gueule du loup… Libre à toi !
— Au fait, c’était qui au téléphone ?
— Giampié. Je t’expliquerai plus tard, conclut-il en pressant le pas.
1. Boulettes de céréales et de fruits secs, aromatisées au poivre.
2. Manuscrit d’économie domestique et culinaire, datant du xive siècle. Il fut publié en 1846, sous le titre Ménagier de Paris. Traité de morale et d’économie domestique composé vers 1393 par un Parisien pour l’éducation de sa femme.
À peine avions-nous regagné la salle à manger, qu’Alessandro annonçait déjà sous mes yeux effarés mon projet de départ et les raisons qui s’y attachaient. Je sentais dans sa voix une pointe de nervosité qui n’altérait cependant en rien l’air joyeux qui était le sien depuis le début du repas.
— Quand comptes-tu déserter Crispina ? me demanda Ettore flegmatiquement, alors qu’il se servait de la tiella1.
— Je ne sais pas encore. Peut-être la semaine prochaine. Ou la suivante.
— Es-tu certaine d’avoir envie de revoir ton oncle ? souligna Maria, dont les commissures de la bouche semblaient soudain s’affaisser. Après tout ce qui s’est passé ; après tout ce temps !
— Maintenant que Karine a enfin passé l’arme à gauche, oui. Enfin… il me semble.
— Elle est morte ? lança Alessandro, plein de surprise.
— Comment ! renchérit Francesco en ouvrant de grands yeux. Mais de quoi ?
— Je n’en ai pas la moindre idée et c’est le cadet de mes soucis ! lançai-je bouillonnante.
— Tu ne devrais pas parler ainsi, objecta Maria en rompant son pain. Tu risques de froisser Dieu !
— Ne recommence pas avec ça, maman ! chuchota Alessandro. Tu sais où ça nous mène de parler de ces choses devant papa.
— Je demande à Dieu de bien vouloir excuser ce que je m’apprête à dire, fis-je ensuite avec effronterie, mais la nouvelle de cette mort me réconcilie avec la vie.
— En tout cas nous savons tous à présent de quelle truie tu parlais tout à l’heure, susurra Ettore. Comment avons-nous pu ne pas y penser ?
Cette fois-ci, Rose préféra se tenir à l’écart de la conversation. Elle encourageait sa fille à terminer son menu enfant, polpette2 et spaghetti.
— Bon, j’espère me méprendre quand j’affirme que les Françaises sont volages et inconstantes ! poursuivit Ettore avec un léger rictus.
— Tiens donc ! Et pourquoi ça ? repartis-je en parant mon visage de malice.
— Parce que tu as réussi l’exploit de ne pas nous être indésirable et je souffrirais d’apprendre que tu t’es docilement fait kidnapper par un Aixois !
Je fus flattée par ces douces paroles. Je repris cependant d’une voix éveillée :
— Ce qui doit arriver arrivera. Mais pour l’instant mes intentions sont simplement de visiter l’unique famille qu’il me reste.
Puis, le regard dans le vide :
— Je pense que c’est là un désir légitime.
— Certo, Carlotte, certo, acquiesça-t-il en ouvrant des doigts bouffis.
— Tu vas peut-être enfin revoir ton Petit Manoir, s’interposa Maria d’un ton un peu aigre. Ça risque de te faire un sacré choc.
— Je sais, murmurai-je en déroulant les paupières. J’espère seulement que ce poison de Karine n’a pas trop empuanti les lieux de sa malfaisance.
— Tu es bien certaine de ne pas aller rejoindre l’un de ces habiles malabars que les femmes n’arrivent jamais totalement à oublier ? reprit Ettore en se débattant avec une moule.
Je protestai en tendant un sourire plat et arrogant, puis partis à la cuisine chercher des rince-doigts que je trouvai dans un vaisselier cérusé.
Geraldo, perché sur une étagère, picotait un grain de raisin.
La visite impromptue de Paola vint ensuite suspendre l’intimité de nos débats.
Cette femme et moi ne nous aimions pas.
Ainsi, lorsque ses miaulements m’arrivèrent de la pièce d’à côté, je ne tardai pas à être tracassée.
J’hésitai à quitter ma cachette. Mes tempes chauffaient.
Gagnée par une espèce d’impatience, je finis par pénétrer à toute vitesse dans la salle à manger, où après avoir salué d’un pâle penchement de tête notre hôte à la fâcheuse rusticité, je me faufilai au fond de la pièce pour m’abstraire dans la claire innocence d’Aurora.
La petite-fille de Maria et d’Ettore s’employait à faire un dessin très coloré sur une feuille de papier canson.
Elle me reçut avec gaieté.
Je me blottis contre ce petit corps à peine âgé de cinq ans et suivis l’évolution d’un gribouillage ravissamment accompagné de doux gazouillis.
D’instant en instant, mon menton frôlait des cheveux frisés aussi fins que des fils de soie qui dégageaient une tendre odeur de guimauve.
Cette enfant subitement si calme, si douce, si fragile m’apporta la plus grande des protections.
— C’est Dora, dit-elle bientôt en me montrant son chef-d’œuvre.
— Ah oui ? fis-je, alors que je déposais un baiser sur son front duveté.
— C’est pour tonton, ajouta-t-elle en battant de ses délicieuses mains potelées.
Quelques traces de feutre maculaient le cuir blanc du canapé d’angle sur lequel nous étions assises. Je les effaçai discrètement avec l’un des rince-doigts posés sur le plateau en cristal de la table basse du salon et proposai à Aurora de faire son portrait.
Elle accepta.
Ma mise à distance de Paola en fut prolongée, ce qui ne m’empêchait pas d’observer à la dérobée la scène qui se déroulait en arrière-plan.
Tandis qu’Alessandro, tout installé dans des airs lascifs, tenait avec reconnaissance un pot de confiture de pastèque offert par Paola, cette dernière demeurait debout, devant lui. Ils semblaient particulièrement contents de se voir…
Rose et Francesco, assis à une table à l’émulation contrariée, portaient une mine renfrognée.
Ettore, exaspéré, ne cessait de grommeler face à un public absent.
Maria, quant à elle virevoltante, faisait mille courbettes à un personnage, dont le grand âge devait forcer le respect et l’amabilité.
— Trente-neuf ans ! Bràv, bràv*, répétait la vieille dame, en tapotant sur une jupe sombre et bouffante.
— Et votre petit chien ? s’enquit Maria. Il n’est pas avec vous ?
— Cette sale bête a encore fugué, répondit-elle en claquant des mâchoires. Je lui donne jusqu’à ce soir pour rentrer. Sinon il ira se chercher un autre maître.
Paola sembla brusquement accablée par sa propre dureté ; elle alla alors poser son gros corps gémissant sur la chaise qui était la mienne, puis enfonça sa tête échevelée dans des mains couvertes de disgrâce.
Maria portant un air paniqué offrit aussitôt à la vieille dame de se rafraîchir et de terminer le repas avec nous.
Je bouillis de colère.
Fort heureusement, Paola déclina l’invitation et nous fit savoir que, déjà lasse, elle n’avait qu’une hâte, rentrer chez elle et s’étendre dans la fraîcheur d’une salle aux volets clos.
À ce moment-là, Ettore disparut dans son bureau.