Les Tableaux des mœurs du temps dans les différents âges de la vie forment, avec Daïra, ce que Monselet a appelé « Les passe-temps de M. de la Popelinière ».
Pour Daïra, personne ne se donnera la peine d’en contester la paternité à La Riche de La Popelinière.
C’est un roman ennuyeux et fort ennuyeusement écrit. Monselet, qui avait de l’indulgence pour toutes les raretés bibliographiques, en dit beaucoup trop de bien :
« Daïra parut pour la première fois en 1760 ; c’est un volume grand in-8°, tiré à très peu d’exemplaires, vingt-cinq, assure-t-on. Les aventures qui y sont racontées ne sortent pas du cadre ordinaire des romans musulmans ; on y rencontre cependant quelques situations pathétiques et un certain art de composition. Bien que la Popelinière eût alors soixante-huit ans et que sa femme adultère fût morte depuis plusieurs années, il ne put s’empêcher, dans les premières lignes de Daïra, d’exhaler un reste de colère contre celle qu’il avait tant aimée, contre cette petite-fille de Dancourt qui avait hérité de son grand-père l’esprit et la légèreté.
« Si je voulais, dit-il, rappeler ici la fatale année de ma vie où je me suis vu réduit à quitter mes amis, ma famille, ma chère patrie, pour me retirer dans les déserts, il faudrait développer les intrigues secrètes, les manœuvres impies par lesquelles une femme a pu parvenir à renverser un homme d’honneur. Mais je suis le même homme toujours, et s’il a plu au ciel de terminer la vie de cette femme criminelle, je ne la regarde plus sur cette terre que comme la pincée de poussière que je serre en mes doigts. Je lui pardonne, Dieu m’en est témoin, je lui pardonne tous les maux, tous les tourments qu’elle m’a causés ; je ne veux pas même étendre ce sentiment plus loin, de peur qu’il ne s’y répandit malgré moi quelques lumières sur des évènements déjà connus, dont on a toujours profondément ignoré les causes, et qui peut-être exciteraient à les rechercher…
Je préviens donc que si j’emploie le loisir que je trouve dans ma retraite à rassembler les choses qu’on va lire, ce n’est que parce qu’elles n’ont aucun rapport avec moi ; je préviens que rien ne m’est plus étranger que toute l’histoire que je vais écrire, etc., etc.
Quoi qu’il en dise, on sent que la blessure est toujours saignante chez le pauvre financier. Cette sensibilité sera plus tard une excuse au cynisme et aux écarts que nous aurons à reprendre en lui ; cela ne s’applique pas à Daïra, qui n’a rien de bien galant, malgré la réputation que les catalogues lui ont faite, et quoique la scène se passe dans le sérail d’Alep. Une seconde édition en fut publiée l’année suivante en vue du public. »
Quoi qu’en dise l’honnête M. de Cupidon, le principal intérêt de Daïra réside dans les quelques lignes qu’il en a citées et qui auraient une importance anecdotique pour le biographe qui voudrait faire revivre le fameux fermier général, son faste et ses mésaventures.
« La Popelinière, dit encore Monselet-Cupidon, a composé beaucoup de prose et de vers. D’abord c’étaient ses propres comédies qu’il faisait représenter sur son théâtre, où naturellement on les trouvait fort bien tournées ; nous croyons qu’elles sont toutes restées manuscrites. Deux ouvrages seulement de La Popelinière ont été imprimés, Daïra et les Tableaux des mœurs du temps. »
Halte-là ! Pour les Tableaux des mœurs du temps, il n’y a aucune certitude qu’ils soient de La Popelinière. Sans doute ont-ils été écrits pour lui et est-il l’auteur de l’ennuyeuse et plate Histoire de Zaïrette qui leur fait suite, mais les Dialogues témoignent d’un talent que lui-même ne possédait point.
Les seules raisons que l’on ait d’attribuer ces Dialogues au vieux fermier général proviennent de l’article des Mémoires secrets qui, à la date du 15 juillet 1763, racontent le scandale causé par la découverte de l’ouvrage après la mort de La Popelinière :
« Tout le monde sait que M. de la Pouplinière visait à la célébrité d’auteur ; on connaissait de lui des comédies, des romans, des chansons, etc. ; mais on a découvert depuis quelques jours un ouvrage de sa façon qui, quoique imprimé, n’avait point paru : c’est un livre intitulé Les Mœurs du siècle en dialogues. Il est dans le goût du Portier des Chartreux. Ce vieux paillard s’est délecté à faire cette œuvre licencieuse. Il n’y en a que trois exemplaires existants. Ils étaient sous les scellés. Un d’eux est orné d’estampes en très grand nombre : elles sont relatives au sujet, faites exprès et gravées avec le plus grand soin. Il en est qui ont beaucoup de figures, toutes très finies. Enfin, on estime cet ouvrage, tant pour sa rareté que pour le nombre et la perfection des tableaux, plus de vingt mille écus.
Lorsqu’on fit cette découverte, Mlle de Vandi, une des héritières, fit un cri effroyable et dit qu’il fallait jeter au feu cette production diabolique. Le commissaire lui représenta qu’elle ne pouvait disposer seule de cet ouvrage, qu’il fallait le concours des autres héritiers ; qu’il estimait convenable de le remettre sous les scellés jusqu’à ce qu’on eût pris un parti ; ce qui fut fait. Ce commissaire a rendu compte de cet évènement à M. le lieutenant général de police, qui l’a renvoyé à M. de Saint-Florentin. Le ministre a expédié un ordre du roi, qui lui enjoint de s’emparer de cet ouvrage pour Sa Majesté ; ce qui a été fait. »
Cela ne prouve nullement que La Popelinière ait écrit les Tableaux des mœurs du temps.
D’autre part, on le sait, il passait pour n’être point l’auteur des ouvrages qu’il s’attribuait. Au point qu’un mois seulement après sa mort, sa veuve ayant mis au monde un fils, on ne voulut point, et sans doute avec raison, lui en accorder la paternité. Les Mémoires secrets rapportent, à la date du 13 janvier 1763, l’épitaphe satirique que l’on fit à ce sujet :
La Popelinière faisait travailler des écrivains à ses gages. Que de millionnaires n’en usent pas autrement de nos jours !
Somme toute, les Tableaux des mœurs du temps furent trouvés chez La Popelinière, imprimés par son ordre à trois exemplaires et enrichis de figures plus que libres. Ils sont suivis d’une élucubration qui peut fort bien être sortie de la même plume qui écrivit Daïra ; rien d’autre, sinon que La Popelinière payait bien pour être auteur. Et les Tableaux des mœurs du temps sont, sans aucun doute, un de ces ouvrages bien payés.
Diverses réimpressions des Tableaux portent l’indication : par Crébillon fils. Il est de fait que ces Dialogues rappellent le tour de style vif et enjoué de celui qui mérita d’être appelé « le Pétrone français ». On y retrouve son esprit et cette connaissance véritable qu’il avait des âmes. Sa réputation n’a pas diminué. Il semble même qu’elle aille en grandissant. La plupart de ses ouvrages n’ont pas vieilli, et le trait suivant, que l’on m’a rapporté, montre bien l’estime où le tiennent les écrivains d’aujourd’hui. Il y a peu d’années, lorsque M. Pierre Louys devait écrire à un de ses amis qui habitait dans la rue Crébillon, il ne manquait point de modifier l’adresse de la façon suivante : « Rue de Crébillon le fils », ne voulant point que le facteur des postes même pût supposer qu’au détriment du fils, il eût un instant arrêté sa pensée sur le père.
Crébillon le fils est-il l’auteur des Tableaux ? Il pourrait bien l’être, et en tout cas ils sont dignes de lui. On peut donc, ce semble, imiter les derniers éditeurs de l’ouvrage et sauvegarder une attribution qui honore infiniment un livre, sans diminuer en rien la gloire d’un écrivain.
Les Tableaux des mœurs du temps sont une fidèle image de la société et de la vie privée des Français au moment où ils furent conçus et écrits, c’est-à-dire entre la Régence et l’influence de Mme de Pompadour.
Cependant, les belles œuvres ont toujours un prototype ou œuvre antérieure qui, excitant l’imagination d’un nouvel auteur, provoque la conception de l’œuvre nouvelle. Le prototype joue ainsi le rôle fécondant du mâle, tandis que le cerveau de l’écrivain nouveau devient en ce cas la femelle.
Je ne suis pas loin de penser que l’ouvrage qui, pour ainsi dire, a servi de père aux Tableaux des mœurs du temps est un recueil de Dialogues anonymes et fort curieux, intitulé Vénus dans le cloître ou la Religieuse en chemise, dont la première édition est datée de 1719. Cet ouvrage assez libre avait été écrit contre le catholicisme au profit du protestantisme. Toutefois, il est lestement écrit et non sans grâce et sans esprit. Il ne pouvait que plaire à l’auteur des Tableaux des mœurs du temps.
Plusieurs passages de ces derniers présentent une parenté évidente avec certains passages de Vénus dans le cloître.
Prenons, par exemple, le Dialogue V des Tableaux, qui commence ainsi :
Auguste. – Ah ! ah ! c’est la belle précieuse… Eh ! bon Dieu ! mademoiselle, d’où me vient tant de bonheur, et à vous tant de hardiesse, de venir dans ma chambre lorsque je suis seule…
Voici, d’autre part, le commencement du Premier Entretien de Vénus dans le cloître :
Agnès. – Ah Dieu ! sœur Angélique, n’entrez pas dans ma chambre ; je ne suis pas visible à présent. Faut-il ainsi surprendre les personnes dans l’état où je suis ?…
La ressemblance saute aux yeux.
Les deux dialogues continuent, visiblement inspirés l’un de l’autre (on entend bien qu’il ne s’agit ici aucunement de plagiat ni d’imitation servile, d’ailleurs les sujets des deux ouvrages sont différents) et plusieurs fois encore ils se rencontrent.
Voici un autre passage des Tableaux :
Auguste. – Les voilà donc, ces belles fesses invisibles pour tout le monde…
Auquel correspond ce passage de Vénus :
Angélique. – Oh ! le voilà donc à découvert, ce beau visage toujours voilé !…
Et encore dans les Tableaux :
Thérèse. – Ah ! peste d’Auguste ! comme tu me fais des attouchements sur les fesses ! comme tu me manies !… comme tu me tapes !… Finis donc, finis donc !
Passage imité de celui-ci, de Vénus dans le cloître :
Agnès. – Eh bien ! as-tu assez contemplé cet innocent outragé ? Oh Dieu ! comme tu le manies ! Laisse-le en repos…
Prenons cette fois un passage plus long dans les deux ouvrages. On verra mieux par quel mécanisme mental et par quel art délicat le nouvel auteur renouvela la matière de son modèle.
Citons d’abord les Tableaux :
Auguste. – Est-ce que tu veux me voir ? Je ne suis pas mal faite. Tiens, me voilà debout. Allons, baise-moi. Ah ! petite novice, tu me trousses tout doucement.
Thérèse. – Attends, attends ! tourne-moi le dos, j’en viendrai bien à bout.
Auguste. – Fort bien, vraiment, fort bien ! Voilà mon derrière, le voilà lui-même ; il prend le frais. Cela est délicieux. Ah ! ah ! tu te mets à genoux ?
Thérèse. – Oui, pour mieux voir. Ah ! Auguste, que tu es bien faite !
Auguste. – Lève donc, innocente ; tu ne vois pas ma chute de reins… là !… bon !… Ah ! que j’ai frais ! que cela me fait plaisir ! Tu me baises mes fesses ! je l’en sais bon gré !
Thérèse. – Me permets-tu de te donner un peu le fouet à la lavande ?
Auguste. – Oh ! tant que tu voudras ! C’est ce qu’il me faut. Attends que je me couche à demi sur le pied du lit. Me voilà bien. Trousse, trousse, je ne veux rien te cacher… Me trouves-tu bien ?… Oui, car tu me baises… Allons, allons, quelques petits coups !
Thérèse. – Non, je ne saurais m’y résoudre ; j’aime cent fois mieux le caresser !
Auguste. – Relevons-nous donc…
Voici maintenant le passage correspondant de Vénus dans le cloître :
Angélique. – Hélas ! mon enfant, la demande que tu me fais ne me surprend point ; nous sommes toutes formées de même pâte. Tiens, je me mets dans ta posture. Bon, lève ma jupe et ma chemise le plus haut que tu pourras.
Agnès. – J’ai grande envie de prendre ma discipline et de faire en sorte que ces deux sœurs jumelles n’aient rien à me reprocher.
Angélique. – Ouf ! ouf ! ouf ! comme tu y vas ! ces sortes de jeux ne me plaisent que quand ils ne sont pas violents. Trêve, trêve !
Si l’on voulait rechercher tous les ancêtres des Tableaux, il faudrait d’abord remonter à l’ouvrage qui a inspiré Vénus dans le cloître ; c’est, à n’en pas douter, la Satire sotadique de Chorier dont les Dialogues ont été inspirés avant tout par les Ragionamenti de l’Arétin et par ce petit Dialogue en prose faussement intitulé La Puttana errante qui n’est pas de l’Arétin bien qu’on le lui ait attribué. Les Dialogues putanesques d’Arétin ont pour prototype immédiat les Dialogues espagnols intitulés la Lozana Andaluza, par Francisco Delicado, et peut-être aussi (malgré sa publication postérieure) le dialogue italien du Zoppino, que j’attribue au même prêtre espagnol.
La Lozana Andaluza ayant été écrite parce que Delicado voulait doter sa nation d’un ouvrage préférable à la Célestine, qu’il ne goûtait point, c’est à cette tragi-comédie espagnole, qui fut imprimée pour la première fois dans les dernières années du XVe siècle, qu’il convient de faire remonter l’origine des dialogues légers intitulés Tableaux des mœurs du temps et qui sont une des productions les plus spirituelles et les plus gracieuses du XVIIIe siècle français.
Au demeurant, la filiation est si certaine que l’auteur des Tableaux en donne d’autres preuves que les données historiques que j’avance. Excité à écrire par le plaisir que lui avait causé Vénus dans le cloître, il n’ignorait pas sans doute les Dialogues de Chorier, mais il s’est attaché à s’en écarter, car ils étaient trop connus de son temps et pouvaient lui paraître alors fades et sans vérité, bien qu’ils soient tout le contraire. Toutefois, par la force des choses, et pour employer le jargon scientifique aujourd’hui à la mode, par une sorte d’atavisme littéraire, il en est venu, sans connaître les écrits de l’Arétin, à composer certains passages qui rappellent les Ragionamenti. Une citation prouvera ce que j’avance. C’est au Dialogue X des Tableaux :
Chonchette. – Ça ne fait rien ; il n’est pas besoin qu’on en ait, mais il faut faire accroire aux hommes qu’on en a. Il n’y a que ça qui les touche. Il faut leur reprocher tout ce qu’ils font, comme si on craignait qu’ils ne changent. Il faut les quereller ; il y en a même qui demandent à être battus. Et puis après ça, on s’apaise un peu ; on se laisse approcher ; l’amoureux vous embrasse, vous fait cent baisers ; vous lui en rendez autant avec des invectives ; il s’enhardit, il vous met la main sous les jupes ; vous vous défendez ; il vous trousse ; vous criez un peu ; il vous jette sur le lit ; vous croisez les jambes, vous gigotez ; tout en même temps vous le chatouillez, vous le pincez ; pendant qu’il se tourmente pour vous le mettre, vous l’égratignez, vous le mordez ; quand il entre, vous vous jetez de côté ; quand il y est une fois, vous vous trémoussez encore davantage ; et enfin, quand vous voyez que les yeux lui coulent et qu’il souffle en respirant, vous faites mine d’en faire de même : il faut alors souffler aussi, et puis se pâmer comme si on perdait connaissance… Voilà des façons qu’il faut avoir quand on veut persuader à un quelqu’un qu’on l’aime bien et qu’on a du tempérament. Et il y en a bien d’autres ; mais, dame ! ce sont des bottes secrètes.
Ne croirait-on pas entendre une franche coquine des Ragionamenti ?…
C’est que les Tableaux des mœurs du temps sont l’expression française de préoccupations psychologiques et sociales dont nous pouvons suivre la trace jusqu’au XVe siècle en Espagne, d’une part, et dont il serait aisé, d’autre part, d’indiquer les modifications jusqu’à nos jours où il faudrait rejoindre les Romans et les Dialogues de M. Abel Hermant, qui sont parmi les meilleures productions littéraires de notre temps, et n’ont pas une autre origine.
Le morceau de roman mahométan qui se trouve à la suite des Tableaux, et qui est intitulé Histoire de Zaïrette, est suffisamment ennuyeux, malgré la licence dont il déborde pour que nous ne tentions point d’en dépouiller M. de la Popelinière. Ce morceau conçu, par un flagellant à l’imagination sénile, ne saurait avoir qu’un intérêt anecdotique (et encore ne sait-on rien de certain là-dessus) qu’a indiqué Monselet :
« Il y est encore question de l’Orient et des sérails. Zaïrette est – fille de la Fortune et de l’Amour, c’est-à-dire d’un homme opulent et d’une actrice de théâtre. – Ce sont les expressions de la Popelinière ; elles nous donnent à penser qu’il pourrait bien y avoir quelque petite vengeance sous ce récit. S’agirait-il d’une fille de Mlle Gaussin, la Zaïre de Voltaire ? »
S’agit-il, en effet, d’une fille de Mlle Gaussin-Zaïre ? Faut-il voir dans l’Histoire de Zaïrette une longue et lourde plaisanterie touchant le goût de cette demoiselle pour le plaisir. Elle avait pu l’hériter de sa mère qui en avait toujours montré beaucoup. On lui reprochait d’avoir de nombreux amants et elle répondait :
« Que voulez-vous ? Cela leur fait tant de plaisir, et il m’en coûte si peu ! »
Quoi qu’il en soit, l’Histoire de Zaïrette est fastidieuse et ceux qui auront été charmés par les Tableaux des mœurs du temps feront bien de la passer.
G.A.
Un manuscrit indiqué comme l’original des Tableaux des mœurs du temps figure sur le
Catalogue de curiosités bibliographiques, livres rares, précieux et singuliers. Manuscrits, pièces historiques, Autographes anciens et modernes, recueillis par le Bibliophile voyageur. La Vente aura lieu le jeudi 16 mars 1837, et jours suivants, etc., rue des Beaux-Arts, n° 6, salle de M. Leblanc, libraire ; par le ministère de Me Pierret, commissaire-priseur, boulevard Poissonnière, n° 14. À Paris, chez Leblanc, libraire, rue des Beaux-Arts, 6, 1837.
Le manuscrit est décrit de la façon suivante au n°
348. Tableaux des mœurs du temps, dans les différents âges de la vie : Dialogues (XVII) suivis de l’Histoire de Zairette, ou Description des scènes du sérail de l’empereur Mouphack (par De la Pouplinière), in-fol. v. m.
Manuscrit original de l’Édition dudit ouvrage, exécutée sous les yeux de l’auteur, tirée à un seul exemplaire, de format in-4, lequel existe maintenant dans la bibliothèque du Prince Galitzin, et dont la description détaillée se trouve dans un catalogue publié à Moscou en 1820 par G. de Laveau.
Ce singulier Manuscrit est précédé d’un beau portrait de La Pouplinière qui nous paraît être dû au burin du célèbre Wille. À la suite du volume, on a placé la notice sur La Pouplinière (par M. Audiffret) extraite de la Biographie des frères Michault et l’article extrait du Dictionnaire des anonymes (par Barbier) sur les ouvrages de La Pouplinière.
Aujourd’hui ce manuscrit serait la propriété de M. Pierre L…, qui possède bien d’autres raretés bibliographiques. Il ne m’a pas été donné d’examiner ce manuscrit, cependant on m’a affirmé que son texte présente de notables différences avec le texte que l’on a imprimé.
On ne connaît qu’un seul exemplaire imprimé de la première édition des Tableaux. L’impression eut lieu vers 1750 d’après les uns, vers 1760 d’après les autres, et à la mort de La Popelinière il passa sans doute dans les mains du roi Louis XV, puis dans celle du duc de La Vallière. Il appartint ensuite au marquis de Paulmy. On le retrouva, après cela, dans le catalogue de la vente de livres précieux du prince Michel Galitzin (Moscou, 1820).
Brunet ajoute : « Cinq ans après la publication de ce catalogue, les livres précieux du prince Galitzin furent envoyés à Paris pour y être livrés aux enchères publiques. Les Tableaux des mœurs du temps faisaient partie de cet envoi ; mais, ayant été vendu à l’amiable et à très haut prix à un amateur français, cet ouvrage n’a pas dû être compris dans le catalogue des livres du prince russe, publié pour la vente qui s’est faite le 3 mars 1825. » Il figura en 1844 au catalogue de la Bibliothèque J.G.(n° 529) et était mis à prix pour la somme de 5 000 francs. Il appartint ensuite au baron Jérôme Pichon, président de la Société des Bibliophiles français, qui en refusa, dit Monselet, « trois mille francs ». Il entra ensuite dans la riche bibliothèque d’un Anglais, M. Frédéric Henkey, qui habitait à Paris et est l’un des auteurs de l’École des Biches. Il passa de là dans le grenier de M. Cousin et parut, en 1891, à sa vente, où il fut acquis pour la somme de 20 200 francs par un amateur étranger.
Cet exemplaire unique est un vol. in-4° relié en maroquin rouge, aux armes parlantes de La Popelinière : un coq répété cinq fois sur chacun des plats. Il porte une note manuscrite de la main de M. de Paulmy :
« Ce livre a été imprimé à un seul exemplaire dans la maison et sous les yeux de M. de La Popelinière, fermier général, connu pour son opulence, son luxe et son goust pour les femmes. À sa mort, il est passé dans les mains du duc de La Vallière, et de là dans les miennes. Son grand mérite consiste dans le fini des miniatures sur vélin, bien au-dessus de ce qu’on trouve ordinairement dans ces sortes de livres. C’est la propre figure de M. de La Popelinière qui est représentée partout, et quant à la femme qui joue le principal rôle, non seulement j’ignore son nom, mais, si je le savais, je ne le dirais pas.
P. »
Ces miniatures, au nombre de vingt, dont dix-huit seules subsistent, les deux dessins en grisaille qui les accompagnent aujourd’hui ne semblant pas de la même main, sont des chefs-d’œuvre charmants et dont la grâce lubrique est sans doute unique au monde. Elles ont été attribuées tour à tour à Caresme, à Marolles ou à Chardin. Voici ce que dit Gustave Brunet à propos de l’attribution de ces miniatures à Caresme :
« Ce volume s’est trouvé à la vente J.G.(Techener, 1844, n° 529); le catalogue annonce que le livre ne sera pas exposé, que la mise à prix sera de 5 000 francs et que les peintures sont attribués à Caresme ; mais nous croyons qu’il y a là une erreur, car Philippe Caresme, né vers 1740, était trop jeune pour avoir travaillé à décorer un volume qui doit avoir été imprimé vers 1750. Observons que, malgré son talent original, Caresme ne figure pas dans les biographies. Nodier possédait de cet artiste, qui fut, à sa honte, le plus habile des rivaux de Clinchtel, dix-neuf gouaches accompagnant le très médiocre poème du Balai de Du Laurens (149 fr. en 1844, n° 481). On peut consulter, au sujet de ce peintre, une notice de M. P. Mantz dans la Chronique des arts. »
Dans son article intitulé La « Zaïrette » des « Tableaux des mœurs du temps » de La Popelinière (Le Livre et l’Image, 5e livraison, 10 juillet 1893), le baron Roger Portalis conteste ces attributions. Il faudrait chercher, d’après lui, « parmi les miniaturistes comme Rouquet, Pasquier et surtout Bocquet, l’auteur mystérieux d’une des plus curieuses œuvres galantes d’alors. Nous avons vu de ce dernier, qui fut peintre en miniatures de la reine Marie-Antoinette, des portraits de femmes dont la manière se rapproche beaucoup des types du livre ».
Toutes ces miniatures ne sont pas érotiques. Il en est de fort convenables, comme celle qui représente le comte venant faire sa cour à Mlle de Se… à travers les grilles du couvent, celle qui montre Mme de Rastard causant avec sa grosse camuson de marchande, Mme Dodo, celle enfin où l’on voit Zaïrette portée au sérail en palanquin par deux esclaves nègres. Cette dernière miniature a été reproduite en couleurs par M. Vigneron-Viret d’après les procédés de Debucourt et surtout de Janinet. Le travail d’aquateinte auquel s’est livré M. Vigneron-Viret a donné d’excellents résultats. Cette gravure a paru dans le Livre et l’Image où elle accompagne l’article déjà cité du baron Roger Portalis. J’ai entendu dire que toutes les planches des Tableaux auraient été reproduites par le même procédé.
Les deux autres exemplaires du même ouvrage – signalés par les Mémoires secrets – ont disparu, et il est bien possible qu’ils aient été détruits.
En 1863, il a été fait une réimpression textuelle, offrant exactement les même titre et texte que l’édition originale. Le vol. comprend 341 pp. Les Dialogues vont jusqu’à la page 285 et l’Histoire de Zaïrette va de la page 287 à la page 341. L’ouvrage a été tiré à 150 exemplaires.
Une autre réimpression porte l’indication suivante :
… Paris, imprimerie des ci-devant fermiers généraux, 1867.
In-8 de VIII-170 pp. et 1 feuillet, frontispice, 4 vignettes, une en tête et une à la fin de chaque partie, avec une notice de Monselet. Volume imprimé à Bruxelles.
Une autre réimpression porte l’intitulé suivant :
TABLEAUX DES MŒURS DU TEMPS DANS LES DIFFERENTS ÂGES DE LA VIE, par Crébillon fils, suivis de l’HISTOIRE DE ZAÏRETTE, par le marquis de La Popelinière.
[ Marque : Une tête de faune. ]
À Venise, chez Dellopalazzo, Imprimeur.
Pet. in-8 imprimé (à Bruxelles ?) (Poulet-Malassis ?) Fleurons et lettres ornées, 364 pp., plus deux feuillets non chiffrés pour le titre et le faux titre et un feuillet non chiffré pour la table. Les Dialogues vont jusqu’à la page 303 et l’Histoire de Zaïrette commence à la page 304. Au verso du faux titre, on lit :
Imprimé en tout à 300 exemplaires, pour les membres de la Società dei amici dette lettere.
N°
Le chiffre est écrit à la main. Il y a des exemplaires sur papier vergé et sur papier de Chine.
Il en existe encore une réimpression portant l’indication :
… Paris, 1867.
2 vol. in-8 avec 6 fig. libres, 2 vignettes, 2 culs-de-lampe.
Enfin, il y a encore une réimpression en 2 vol. in-18, de laquelle il y a des exemplaires sur papier vergé et d’autres sur papier vélin. Elle est accompagnée de 12 gravures libres sur chine volant que l’on dit être de Staal. Elles se placent ainsi : T. I, pp. 42, 65, 83, 89, 105 ; T. II, pp. 82, 89, 164, 182, 184, 189, 191. Les cinq dernières sont destinées à illustrer l’Histoire de Zaïrette.
Mère Christine, maîtresse des novices et des pensionnaires, Mlle de Se…, pensionnaire sous le nom Thérèse.
Qu’est ceci, ma fille ? À peine êtes-vous hors de table que vous vous mettez à votre toilette, sans vous donner le temps de prendre votre récréation !
Il est vrai, ma mère, que je suis entrée tout de suite dans ma chambre pour m’habiller ; c’est qu’on m’a dit que ma chère maman pourrait bien venir me voir cette après-midi.
Non, ma fille, elle ne viendra point ; j’en suis très sûre, elle me l’a mandé.
N’importe, ma mère, puisque j’y suis, permettez que j’achève, quand ce ne serait que pour montrer à ma gouvernante, lorsqu’elle rentrera, que je sais bien, quand elle est absente, me passer d’elle et me coiffer toute seule.
Je vous trouve, ma fille, un air de contentement répandu sur tout votre joli visage.
Cela doit bien vous prouver, ma mère, le plaisir que j’ai de vous voir.
J’ai bien peur que cela ne serve à prouver toute autre chose. Vous ne voulez point de nous, ma chère fille, vous ne songez qu’à nous quitter. J’avais invoqué notre saint fondateur ; je l’avais prié de vous appeler à lui, de vous inspirer le dessein d’embrasser sa règle. Soit qu’il n’ait pas voulu m’exaucer, soit que vous n’ayez pas voulu l’entendre, je m’aperçois déjà depuis quelque temps que vous vous éloignez de ce chemin-là et que les mauvais conseils qu’on vous donne aboutiront enfin à vous jeter dans les abîmes du grand monde.
Hélas ! ma mère, je n’ai point de conseils à écouter là-dessus, je n’ai que des ordres à suivre, et ma chère maman fera de moi ce qu’elle voudra.
Vous n’auriez pas cette résignation, ma fille, si vous n’étiez bien assurée des sentiments de madame votre mère. Eh ! je les comprends aisément ; elle voudra vous avoir auprès d’elle et faire de vous une mondaine ; elle n’a pas, d’autres exemples devant les yeux ; elle ne connaît que la vie profane et ses délices ; elle compte pour rien les écueils qui s’y trouvent et le tourment qu’on y endure par toutes les effroyables passions dont on est agité ; elle y goûte peut-être de faux plaisirs qu’elle croit véritables. Tel est l’aveuglement des femmes du siècle, qui ne se font aucune idée des suavités de la vie religieuse et qui ne savent pas que si nous nous imposons des privations temporelles, nous en sommes dédommagées au centuple par les consolations intérieures que goûte une âme bien épurée, mais surtout par ces ineffables jouissances spirituelles devant lesquelles toutes les choses terrestres ne sont dignes que de mépris. Montez sur le Thabor, ma fille, et voyez en esprit ce qui se passe dans le monde d’ici-bas. Vous y apercevrez l’envie, la haine, la discorde, en un mot le péché, Satan lui-même, déguisé sous toutes les formes imaginables, s’emparant des cœurs et des esprits des hommes et les entraînant tous dans le chemin de la perdition. Vous y verrez des avares refuser de faire part de leurs richesses aux plus nécessiteux ; vous y verrez des ambitieux sacrifier leurs meilleurs amis pour marcher à la fortune ; ici, ce sera un mari jaloux, surprenant sa femme en adultère et lui ôtant la vie ; là, ce sera une femme abandonnée par un mari qui la laisse manquer du nécessaire.
Ma mère, vous me faites frayeur ; finissez, de grâce.
Eh bien ! ma fille, quittez ces vilains objets ; rentrez parmi nous ; vous y verrez régner une charité chrétienne qui nous inspire et nous guide en tout ; une concorde, une affection tendre et réciproque, parmi des amusements choisis, et qui sont toujours sans reproches.
Oui, ma mère, je connais, et par mon expérience, combien on est heureux dans cette maison. Je vous avouerai même que j’y suis si bien accoutumée que, s’il me fallait en sortir, je ne sais pas comment je pourrais me priver de voir tout ce qu’elle renferme, tant je me sens portée d’inclination pour toutes nos mères et pour la plupart des pensionnaires.
Tout de bon, mon enfant, ma chère enfant, auriez-vous du goût pour la maison ? Ah ! que vous y seriez aimée et caressée, et que nous en ferions de belles fêtes ! Ah ! ma chère fille, où est-on mieux qu’aux lieux où l’on nous aime ? Et quand c’est le bon Dieu qui nous aime, où est-on mieux qu’avec lui ? C’est ici sa maison, vous y êtes et vous ne serez vraiment heureuse nulle part comme ici.
Ma mère, en vérité, je le pense de même.
Dieu soit béni ! ma chère fille, c’est lui qui vous inspire. Rendez-lui grâces, faites-lui une courte prière ; je vous demande, après cela, une demi-heure de méditation, puis je reviendrai vous rejoindre ici ; ou, si le ciel permet que vous ayez quelque chose de positif à me dire, je m’en vais dans ma chambre ; je vous y attendrai à genoux devant l’image de notre grand saint Augustin.
Thérèse, la gouvernante
Ah ! ah ! vous vous coiffez sans moi ?
Il ne tiendrait qu’à moi de faire autre chose.
Quoi donc mademoiselle ?
Par exemple, une méditation.
Ah ! ah ! ah !…
Vous riez, ma bonne ? Savez-vous que c’est tout de bon et que notre maîtresse, qui me l’a proposé tout à l’heure, croit actuellement que j’y suis ?
Vraiment ! vraiment ! J’ai bien autre chose à vous dire.
Quoi donc, ma bonne ?
On vous marie… Vous rougissez… Eh ! bon Dieu, vous voilà toute interdite. Y a-t-il du mal à cela ?
On me marie, ma bonne ?… et à qui ?
À quelqu’un.
Et qui ? Dis-moi donc vite !
C’est encore un mystère. On se garde bien de m’en parler ; mais je le sais de la femme de chambre de madame, à qui madame dit tout et qui ne me cache rien.
Tu sais donc qui c’est ?
On vous marie avec M. le comte de…
M. le comte de… ? Je n’en ai jamais ouï parler. Comment est-il fait ?
Quand je l’aurai vu, je vous le dirai.
Eh ! pourquoi ne l’as-tu pas vu ? Tu es insupportable !
Eh ! où voulez-vous que je le cherche ?
Bon ! cela est bien difficile ! Sûrement, la femme de chambre de ma mère le connaît beaucoup et te l’aurait fait connaître, si tu avais voulu.
Je ne sais pas cela. Tout ce qu’elle m’en a dit, c’est que c’est un homme de grand mérite.
Ah ! je t’entends : c’est un vieux.
Non, c’est un homme revenu de la première jeunesse et voilà tout.
Au moins est-il bien fait ?
Je vous ai déjà dit que je ne le connais point.
Est-ce qu’on ne sait pas comment un homme est fait sans le connaître ? Il demeure à Paris, sans doute ?
Je crois que oui.
Comment, tu crois que oui ! Cela pourrait-il être autrement ? Ma chère maman serait-elle assez cruelle pour me marier à un vieux homme qui, par-dessus cela, serait capable de m’emmener en province ? Ah ! ma bonne, je mourrais plutôt que d’y consentir. J’aimerais mieux me faire religieuse ici ; cette seule idée me désespère. Ma bonne, va tout à l’heure trouver ma chère maman de ma part et dis-lui bien…
Eh ! bon Dieu ! que vous êtes vive ! Eh ! nous ne savons pas encore de quoi il s’agit. Non, non, croyez-moi, vous n’êtes point une fille destinée pour la province, et je vous répondrais bien qu’il n’en est pas question. Madame votre mère se ferait jeter la pierre s’il lui venait un pareil dessein.
C’est que ma chère maman est jeune encore et que je lui ai ouï dire plus d’une fois que je devenais si grande qu’elle en avait honte, et que je ne sais si elle serait fort aise de me voir mariée dans sa maison et si près d’elle.
Oh ! n’ayez point de peur. Sa femme de chambre m’a assuré que M. le comte de… avait sa maison toute montée à Paris, et vous n’irez point ailleurs que chez lui.
Oh ! c’est bon cela ! Je serai maîtresse de maison dès le lendemain ?
Sans doute, et vous en ferez bien les honneurs.
Oui, ma bonne, je t’en réponds ; et tu en jugeras, car tu ne me quitteras point. Mais, dis-moi, quand est-ce qu’on me fera la proposition ? M. le comte me connaît-il ? M’a-t-il vue quelque part ? Marque-t-il quelque empressement pour moi ? Me trouve-t-il un peu jolie ?
Oui, certainement s’il vous a vue ; mais j’en doute ; je ne le crois même pas.
Tant mieux ! Je me suis négligée tous ces jours-ci ; mais je vais dorénavant prendre garde à moi. Où penses-tu qu’il cherche à me voir ? Je ne voudrais pas que ce fût à l’église ; il ne me distinguerait jamais dans ce chœur parmi trente pensionnaires que nous sommes. N’y aurait-il pas moyen d’inspirer à ma chère maman de me faire dîner chez elle ? M. le comte pourrait m’y voir à son aise, sans faire semblant de rien. Je t’assure bien que, pour moi, j’aurais l’air d’être dans une ignorance profonde et qu’il ne se douterait seulement pas que j’eusse jamais entendu parler de lui.
C’est-à-dire qu’il vous verrait gambader, sauter au cou de votre chère maman avec votre gaîté et votre vivacité ordinaires.
Assurément.
Et voilà précisément ce qu’il ne faut pas.
Quoi ! est-ce que tu veux que je me contraigne ?
Oui, oui, et beaucoup. Vous ne connaissez pas les hommes ; ce sont de drôles d’animaux ; nous ne les servons jamais si bien qu’en les trompant, parce qu’ils voient ordinairement la plupart des choses tout de travers, et presque tout dépend de leur impression. Un extérieur animé, une démarche légère, un air ouvert, des yeux qui se laissent aller ne leur plaisent pas à propos de mariage ; cela semble leur annoncer pour l’avenir une femme vive et inconstante, volage, peut-être coquette ; mais un maintien composé, un air timide et des regards abattus mettent d’abord un prétendu à son aise en ce qu’il lui semble qu’une jeune fille qui se présente ainsi reconnaît déjà sa dépendance et lui réserve l’honneur de triompher de sa modestie et de faire passer dans son âme des mouvements qu’elle ignore et qui ne sont dus qu’à lui.
C’est donc à dire, ma bonne, qu’il faut que je m’étudie, sur tout cela, jusqu’à ce que le mariage soit fait.
Oui, vraiment, mademoiselle.
Mais le lendemain ?
Oh ! le lendemain, ce sera une autre paire de manches : nous verrons cela.
En attendant, je retiendrai bien ce que tu me dis là, je t’en réponds. Je m’en vais prendre un petit air timide qui sera le plus joli du monde. Tu retourneras demain chez ma chère maman, pour savoir des nouvelles. Mais, je t’en prie, ne manque pas de voir M. le comte. Tiens, je ne dormirai pas que je ne sache comme il est fait et la mine qu’il a.
Et que vous importe ?
Comment donc l’entends-tu ? Qu’est-ce qu’il y a de plus intéressant pour moi que de savoir comment est fait un homme qui se destine à passer sa vie avec moi, de qui, moi, je dois être la femme.
Bon, bon ; en fait de maris, ils se ressemblent tous, et vous comprendrez mieux que moi ce que je vous dis là quinze jours après vos noces.
Non, ma bonne, je ne le comprendrai jamais. Quoi ! un homme avec lequel il faudra que je sois le jour et la nuit !
Bon ! est-ce qu’on y est ?
Avec qui il faudra que je me couche !
Et où prenez-vous cela ? Où est-ce que vous avez ouï dire qu’un mari et une femme couchent ensemble ?
Et que font-ils donc ?
Tout ce qu’ils veulent, séparément et sans se gêner.
Mais j’ai toujours compris qu’on ne se mariait que pour cela.
Oui, au temps passé ; mais à présent, fi ! l’usage est contre, et il est convenu qu’un mari et une femme ne peuvent coucher ensemble qu’en bonne fortune.
C’est donc que les maris et les femmes ne s’aiment point ?
Pardonnez-moi, c’est qu’ils s’aiment en cet état beaucoup mieux… qu’ils ne feraient sans doute de plus près.
J’aurai donc mon lit et ma chambre séparés ?
Vous aurez un appartement complet et le plus beau de la maison.
Mais mon mari sera bien toujours le maître d’y venir, et à toute heure ?
Mais… oui. Il faut savoir ménager cela.
Comment ! est-ce qu’une femme pourrait refuser… ?
Oui, vraiment ; c’est ce qu’il faut savoir faire à propos.
En vérité, ma bonne, vous avez mauvaise grâce de vous moquer de moi et d’abuser de mon ignorance.
Mademoiselle, vous me comprendrez mieux un jour. Mais brisons là-dessus et achevons de vous coiffer.
Mme de Se…, Thérèse
Ah ! ma chère maman, je puis donc jouir un moment du bonheur de vous voir. Il y a longtemps que vous me le faites espérer et que vous ne venez point.
Ma fille, quoique je ne vous aie pas vue depuis quelque temps, je n’en ai pas moins été occupée de vous, et vous l’allez connaître, car je viens tout exprès pour vous annoncer une grande nouvelle.
Quoi, ma chère maman ? Vous me faites trembler.
Rassurez-vous, ma fille ; je n’ai rien à vous apprendre qui ne doive vous plaire beaucoup.
Ah ! si c’était que vous allez me retirer du couvent pour demeurer auprès de vous, que je serais aise ! ma chère maman.
Ce n’est pas tout à fait cela : je veux, en effet, vous retirer du couvent, mais c’est pour vous marier.
Ah ! ma chère maman, que dites-vous là ! Moi, me marier ! cela se peut-il ? Je suis si jeune ! je n’ai que quinze ans.
Revenez de votre erreur, ma fille, vous en avez seize passés et bientôt dix-sept ; je vous en avais ôté deux dans le monde, parce qu’en attendant l’établissement d’une fille, qui n’a pas lieu toujours aussitôt qu’on voudrait, on ne court aucun risque de la faire passer pour plus jeune qu’elle n’est.
Comment, ma chère maman, j’ai dix-sept ans ?
Pas encore, mais vous êtes en âge, et je trouve une occasion de vous pourvoir trop avantageuse pour n’en pas profiter. Je vous marie avec M. le comte de… C’est un homme de bonne maison ; il n’a que trente-huit ans ; il jouit des biens de feu son père. Ces biens, dont j’ai vu l’état, consistent en deux belles terres, situées dans le Périgord, en rentes sur la ville et en actions. Tout cela lui composera près de cinquante mille livres de rentes, sans compter une maison à lui, bien étoffée et où rien ne manque.
Ce sera donc chez lui, ma chère maman, que j’irai loger ?
Oui, avec sa mère, qui y demeure.
Quoi ! il y a une mère ?
Oui, sans doute, et qui jouit, pour son préciput et pour son douaire, d’une partie de ce bien-là.
Elle sera donc la maîtresse de cette maison et non pas moi ?
Vous serez toujours regardée comme telle, aux soins du ménage près, dont elle consent à se charger, et cela même ma fille, est un bonheur pour vous.
Mais, ma chère maman, si cette dame-là prétend me traiter comme une petite fille ?
Non, mon enfant, elle vous traitera bien ; et pour peu que vous ayez de bonnes façons avec elle, vous vous en ferez adorer ; c’est une femme, d’ailleurs, de beaucoup d’esprit et qui a toujours vécu dans la meilleure compagnie de Paris ; elle vous y produira ; vous y trouverez avec elle tous les agréments possibles, et je suis sûre que six mois de liaison avec elle vous formeront l’esprit et le caractère, au point que vous-même vous ne vous reconnaîtrez pas.
Mais, ma chère maman, M. le comte de… est-il homme de guerre ?
Oui, ma fille ; du moins, il n’y a pas longtemps qu’il l’était encore.
Et pourquoi a-t-il quitté ?
Il était depuis dix ans capitaine de cavalerie, sans pouvoir obtenir l’agrément d’un régiment ; il s’en est lassé ; la paix est venue, il a remercié. Je ne vous dis rien de sa figure, parce qu’il n’y a ni bien ni mal à en dire, et vous en jugerez vous-même dans le moment, car je l’attends ici.
Comment ! ma chère maman, vous m’allez exposer tout à l’heure à le voir ! En vérité, j’en frissonne. J’aurai honte devant lui ; je n’aurai pas seulement la force de lui parler. Ah ! je vous en prie, qu’il remette sa visite à une autre fois, qu’il me donne le temps de m’y préparer, qu’il vienne dans un mois, à la bonne heure ! mais, à présent, je n’oserais pas soutenir sa présence.
Dans un mois, ma fille ! Eh ! vous serez mariée dans huit jours. Tout est convenu entre lui et moi ; il n’y a plus qu’à signer les articles, qu’à vous fiancer ensuite et vous mener à l’église. Je ne compte pas vous laisser plus de cinq à six jours dans ce couvent ; pendant ce temps-là, que je vous donne encore, il faut que vous trouviez bon que M. le comte de… vienne tous les jours dans ce parloir passer une heure avec vous afin que vous vous connaissiez. Et je vous conseille, ma fille, de surmonter cette petite honte qui vous tient et de ne point observer devant lui de si grandes réserves. Lorsqu’on est destiné à vivre ensemble, il n’y a pas un moment à perdre pour se connaître et pour s’aimer. Faites la conversation, interrogez, répondez, raisonnez sur toutes choses avec lui ; cette marque de confiance de votre part le flattera et lui persuadera que vous le voyez sans dégoût et sans répugnance ; il vous en saura gré ; il s’attachera à vous plus volontiers et plus vite et, à tous égards, vous vous en trouverez mieux.
Ma chère maman, il est trop beau.
Il ne me cache pas la gorge. Vraiment, si notre maîtresse me voyait comme cela, elle me gronderait.
Je voudrais bien, ma chère maman, l’avoir aussi aimable que vous… J’entends du bruit…
Ah ! ma chère maman, je n’en puis plus, j’étouffe.