La terre trembla. Les regards se tournèrent vers l’entrée de la ville où l’horizon du boulevard dansait sous la canicule. Ceux qui conversaient jusqu’alors au milieu de la chaussée regagnèrent la foule massée à l’ombre des micocouliers, derrière les barrières métalliques. Seuls quelques intrépides attendirent l’arrivée de l’encierro. Des groupes se formèrent, amateurs chevronnés se préparant à défier les taureaux. Tenter d’en arrêter un en pleine course, c’était le jeu. Jeu dangereux pour le touriste téméraire abusé par la badinerie méridionale.
La tradition voulait qu’un nombre de taureaux équivalent au millésime soit mené à travers la ville jusqu’aux arènes, où les bêtes seraient triées. Juillet 2012, cela voulait dire cent douze têtes encadrées par les gardians et les principaux manadiers.
La rumeur enfla. La masse sombre et compacte du troupeau se devinait à deux cents mètres de la Grand-Place. Les mères étreignirent un peu plus fort leurs enfants ; les pères firent reculer les garçons d’une poigne ferme sur l’épaule ; ceux qui étaient perchés dans les arbres assurèrent leur équilibre à deux mains.
Cela ne dura qu’un instant. Cent douze unités de force pure, d’énergie brute, de muscles aussi ronds qu’étaient appointées leurs cornes, cent douze condensés d’animalité, défilèrent en une marée dense, poursuivis par trois dizaines de cavaliers en habits de parade.
Il fallut que le souvenir de la horde s’enfuie pour les découvrir : trois taureaux immobilisés chacun par six hommes, arc-boutés aux cornes, aux membres et à la queue, sous l’œil respectueux de trois gardians et les bravos de la foule. C’était le jeu. Dangereux. Et le plus dangereux était à venir : relâcher le taureau, lui rendre sa liberté en parfait synchronisme. Qu’un seul des six hommes marquât une seconde de retard et les cornes pouvaient tous les embrocher, les soulever de terre et les faire tournoyer ; les vider de leur sang et de leur vie.
La foule retint son souffle. De crainte, et d’excitation morbide inavouable.
Tout se passa bien. Les trois taureaux reprirent leur course, les gardians éperonnèrent leurs chevaux. Les braves se congratulèrent au milieu du boulevard, s’épongèrent le front. La foule acclama. Puis se dispersa. Certains se dirigèrent vers les arènes. Les plus nombreux s’en retournèrent. C’était midi, l’heure du déjeuner. C’était midi, le soleil au plus haut, l’ombre à l’aplomb ; l’heure de la pleine vie puisque cette année la mort ne s’était pas invitée à l’encierro.
Une fois les taureaux parqués dans les arènes, gardians et manadiers marquèrent une pause. Le tri ne commencerait que dans une heure ou deux, c’était selon l’appétit et l’ardeur de chacun.
Alors, on commenta l’absence d’Olivier Langlade. Le propriétaire de la plus importante manade ne s’était pas mêlé au départ de l’encierro, comme l’exigeait la coutume. Personne ne savait où il était, et le départ avait même été retardé d’une demi-heure pour l’attendre. Simple contretemps, sans doute. Il était évident que Langlade serait dans les arènes pour les accueillir, assis sur une caisse de vin qu’il aurait amenée pour se faire pardonner, le sourire aux lèvres, prêt à répliquer aux moqueries qu’allait susciter son retard… L’homme était connu pour ses escapades amoureuses.
Mais Olivier Langlade ne les avait pas rejoints.
La visite d’une ancienne carrière de granit, supposée romaine, figurait depuis une saison au programme de la Maison des Terres de Sommières. Au grand dam de Madeleine Stoën, la guide, les touristes ne se bousculaient pas à l’inscription, préférant la visite des vignobles, avec dégustation à suivre.
Pour comble, il y avait ce matin-là la concurrence déloyale de l’encierro. Aussi, la guide tentait d’intéresser aux techniques de taille un seul et unique couple de Hollandais.
Kristin Vollendam allait sur une quarantaine avec la disgrâce d’une sportive négligée. Ses muscles se chargeaient de graisse et sa silhouette se transformait en bloc monolithique. Toutefois, elle arborait un regard enjoué, signe que ses tracas physiologiques ne la perturbaient pas plus que cela. En revanche, Ruud Vollendam son mari, présentait la figure inverse : sec et revêche.
Quelques minutes après le début de la visite, contournant une cheminée de granit, la touriste hollandaise découvrit un corps sans vie, la tête fracassée, réduite en une galette d’os broyés, de chairs, de cervelle et de sang séché. La jeune femme perdit son sourire puis connaissance, non sans avoir poussé un cri proche de celui de la tulipe cueillie sous la rosée. Son mari et la guide accoururent, contemplèrent le tableau et s’évanouirent de concert (et de tout leur poids) sur la pauvre Kristin Vollendam, la gratifiant au passage de quelques contusions supplémentaires.
Le lieutenant Magali Sauve ne put contenir un sourire. La guide et les deux Hollandais faisaient de la découverte du cadavre une narration très vivante. La fonctionnaire de police crut même qu’ils allaient s’évanouir de nouveau, sur la moquette rase et crasseuse de son bureau.
Elle remercia les malheureux, leur fit signer leur déposition et les confia au brigadier Maritain qui leur servit une tasse de café en guise de réconfort.
Magali Sauve prit son véhicule personnel -une Twingo antique - pour se rendre à la carrière et rejoindre l’équipe partie sur place sitôt la nouvelle connue. En pantalon clair léger et en tee-shirt sienne brûlée, elle descendit de la voiture un quart d’heure plus tard, recuite de sueur. Elle noua ses cheveux bruns en un chignon approximatif avec l’espoir vain qu’un hypothétique souffle d’air frais courût sur sa nuque.
Trois hommes penchés sur le corps. Un quatrième, debout, gribouillant un carnet de notes, aperçut Magali Sauve et son œil frisa. Elle lui plaisait et, n’aurait été le caractère détestable de sa jeune supérieure hiérarchique, il se serait aventuré à tenter sa chance.
Bien qu’elle ne possédât pas les atours mammaires d’une héroïne de série balnéaire télévisée, Magali Sauve se fit un malin plaisir de bomber la poitrine tout en plantant son regard sombre dans celui du brigadier Dhespagne. Celui-ci déglutit avec difficulté, et c’était bien là le seul but recherché ! Elle prenait un vif et pervers plaisir à torturer son mâle subalterne, l’ayant prévenu qu’elle ne tolérerait le moindre geste ou mot déplacé. En revanche, elle supportait ses œillades concupiscentes, et en jouait donc avec délices et cruauté.
Dhespagne récita son rapport. Homicide incontestable, victime de sexe masculin d’une quarantaine d’années, non identifié ; aucun papier sur lui ; d’après les premières constatations du toubib, l’homme avait été assommé par derrière puis le meurtrier lui avait fracassé le crâne à l’aide d’un instrument peu banal.
— C’est-à-dire ? fit Magali Sauve.
— Regardez, dit Dhespagne en désignant un lourd marteau de pierre dont la longueur du manche avoisinait le mètre. Curieux instrument, n’est-ce pas ?
— Des empreintes ?
— En veux-tu en voilà…
Le lieutenant inclina la tête, le regard noir. Le brigadier comprit et rectifia :
— Pardon : en voulez-vous, en voilà…
Magali Sauve tenait à ce que toutes les marques de déférence dues à son grade soient observées. C’était ça ou voir toute la brigade lui mettre la main au pétrusque en un rien de temps. Le rappel de la hiérarchie était à Magali chaque jour nécessaire, la reconnaissance de ses mérites un combat quotidien. 2012, l’égalité des sexes demeurait un objectif, non une réalité.
— Quoi d’autre ?
— Rien.
Dhespagne se reprit :
— Rien, lieutenant.
— Merci brigadier.
Petite passe d’armes, joute verbale sans conséquence. Dans le fond, Magali Sauve appréciait Dhespagne et ce dernier n’était pas le pire des éléments de la brigade. Juste un homme pour lequel être commandé par une femme n’était pas encore entré dans les habitudes. Le lieutenant Sauve n’était en poste que depuis six mois. Elle avait succédé à un vieux de la vieille parti à la retraite, un capitaine qui menait ses troupes à coups d’apéros et de blagues salaces. Et par-dessus le marché, terriblement efficace. Lourde succession. Sauve en avait conscience et faisait preuve de compréhension. Mais il lui fallait marquer son territoire et sa différence.
Le corps fut chargé dans une ambulance, direction la morgue. Tout le petit monde policier fit route vers le commissariat. Dhespagne et ses hommes arrivèrent une demi-heure avant le lieutenant : le véhicule de service avait pu se dégager facilement des encombrements consécutifs à l’encierro, tandis qu’au volant de sa voiture personnelle, Magali Sauve avait dû patienter ; malgré son insigne tendu haut par la portière et le klaxon enfoncé.
Une semaine plus tard, l’enquête du lieutenant Magali Sauve n’avait que peu progressé. L’arme du crime était identifiée. Le lourd et curieux marteau s’appelait une escoube, marteau romain avec lequel le « trassaïre » creusait le sillon dans la roche, selon la dimension du bloc à découper.
L’appartenance de cet outil n’avait pas posé de difficulté. Madeleine Stoën l’avait reconnu. Elle avait prétendu l’avoir oublié sur place la veille du crime.
Par recoupement, la victime portait un nom : Olivier Langlade, manadier influent de la région. Sa disparition avait été signalée le jour de l’encierro par son épouse désormais veuve, ainsi que par sa maîtresse désormais affranchie. Situation inhabituelle mais qui engendra moins d’embarras que prévu : Marie Langlade se passait depuis longtemps de son mari pour tout ce qui ne touchait pas le portefeuille ; Estelle Fontaines, jeune femme sans malice, ne faisait planer aucune menace sur les intérêts de Marie Langlade. Cette dernière était d’ailleurs informée des rapports entre son mari et l’écervelée, qui n’était qu’un numéro de plus sur la liste des conquêtes féminines du manadier. Sa seule originalité consisterait à en être le dernier, fin de série peu flatteuse…
La mort d’Olivier Langlade avait été fixée aux alentours de 9 heures du matin, le samedi 7 juillet, jour de l’encierro.
Les équipiers de Magali Sauve avaient interrogé veuve, maîtresses, enfants, famille, employés et relations connues de la victime. Ils avaient épluché comptes bancaires et agendas ; vérifié emplois du temps et alibis. Toute une semaine d’investigations tenait dans une chemise cartonnée beige et ne débouchait sur aucune piste, aucun nom, aucun mobile sérieux.
Le commissaire Gayraud avait écouté le compte-rendu de son lieutenant lors de la conférence hebdomadaire. Après avoir calmé l’ironie des officiers mâles, il avait renouvelé son exigence d’un dossier bouclé « au plus vite, c’est-à-dire d’ici la fin du mois ». Magali Sauve avait devant elle une semaine et demie. Pas le temps de s’endormir. Elle avait quitté le bureau de Gayraud sous les sourires narquois de ses collègues. Un « encouragement » trivial accompagna même sa sortie.
Une semaine et demie pour résoudre l’affaire Langlade. Autant dire que le commissaire Gayraud cherchait un bon prétexte pour la renvoyer au rayon paperasserie, d’où (selon lui) la gent féminine ne devrait jamais tenter de s’extraire. Il avait un jour commenté, secoué d’un rire gras : « A-t-on déjà vu un poisson s’entêter à vouloir sortir de l’eau ? » Le mot avait fait glousser les hommes, troupeau servile. Magali avait pris une longue inspiration avant de répliquer : « Monsieur, un poisson est sorti un jour de l’eau et nous tous, humains ici présents, nous devons lui en être reconnaissants, en vertu du principe de l’évolution des espèces ». Silence glacial dans les rangs. Mouché, le commissaire. Ainsi se faisait-on un ennemi de son chef direct. Ainsi carbonisait-on sa carrière. Ainsi Magali Sauve ne comptait plus sur la mansuétude du commissaire Gayraud.
Depuis près d’un siècle, la société Saint-Gobain était propriétaire de trois étangs en Petite Camargue, acquis pour faire pression sur les Salins du Midi en menaçant de les exploiter et d’assurer ainsi sa consommation de matière première. Les Salins avaient cédé, Saint-Gobain avait laissé les lieux en l’état ; un état sauvage, sous la seule surveillance d’un ornithologue et de quelques employés. Le site regorgeait d’une faune et d’une flore sans pareilles et n’était ouvert qu’à quelques groupes de touristes privilégiés. C’était un territoire hors du temps et des hommes. Seule la seconde guerre mondiale l’avait écorné, l’état-major allemand l’ayant hérissé de longs pieux afin de contrecarrer tout parachutage allié dans la région. Cette étrange plantation portait encore le nom de « Sentinelles de Rommel ». Quelques pontes de Saint-Gobain avaient la possibilité de se faire déposer en hélicoptère sur les deux kilomètres de plage, l’accès par la terre requérant deux heures de 4×4 à travers un paysage aride, terre craquelée à la végétation desséchée, rase, économe en eau et résistante au soleil de plomb, puis soudainement gorgée d’humidité, glaise gluante avec, en guise de frontières des pousses rases et pourpres de salicorne.
Le mois de juillet battait des records de fraîcheur et d’humidité sur le Bassin Parisien. Hector Brachaville, membre du directoire de la Verrerie Ouvrière Albigeoise - filiale de Saint-Gobain –