EAN : 9782335086614
©Ligaran 2015
– Vous qui écrivez, me disait un soir la marquise Stéphanie de Rostan, un de ces rares et nets esprits du dix-huitième siècle qui semble avoir sauté à pieds joints sur les années écoulées jusqu’à notre époque indécise où les intelligences cherchent leur route, les consciences leur morale, et les écrivains leur style ; vous qui écrivez, gardez-vous du pathos en amour et ne dissertez pas de ce sentiment naturel et simple, de cet attrait puissant et bien caractérisé qui attire et confond les êtres, avec le langage de la métaphysique et du mysticisme. Si les héroïnes des romans modernes sont si ennuyeuses et à mon avis si immorales, c’est qu’à propos d’amour elles parlent religion et maternité, et obscurcissent par des idées tout à fait à part cette belle flamme de la jeunesse qui ne réchauffe plus aucun cœur et ne colore plus aucun récit. Depuis la Julie de Rousseau et l’Elvire de Lamartine, toutes les femmes ont plus ou moins prêché à propos d’amour tantôt la philosophie, tantôt la religion, tantôt le socialisme ; si bien que l’amour s’est trouvé étouffé par ces aspirations sublimes et prétentieuses qui ne sont guère de sa compétence qu’accidentellement.
– Pour que je vous comprenne mieux, répondis-je, faites-moi donc, marquise, une définition de ce que vous entendez par l’amour.
– Définir l’amour ! y pensez-vous ? Si je l’essayais, je tomberais dans le ridicule de celles que je critique. Je ne définirai donc pas l’amour ; mais je l’ai senti par le cœur, par l’esprit et par les sens d’une façon très complète, et je vous assure qu’il ne ressemble guère aux descriptions qu’on en écrit et aux aveux hypocrites de bien des femmes ; très peu osent être franches sur ce sujet ; elles craindraient de passer pour impudiques, et je crois, pardonnez-moi mon orgueil, qu’il n’appartient qu’aux plus honnêtes de dire en cette question la vérité : L’amour n’est pas une déchéance, l’amour n’est pas un remords et un deuil ; il peut amener tout cela, par l’angoisse d’une rupture, mais au moment, où il est ressenti et partagé, il est l’épanouissement de l’être, la joie et la moralisation du cœur.
– Vous ne regrettez donc pas d’avoir aimé, lui dis-je, malgré la douleur et le vide où vous a laissé l’amour ?
– Moi, répliqua-t-elle avec feu, je voudrais pouvoir aimer encore, si une passion nouvelle et entière devait anéantir les vestiges de la passion éteinte ; mais comme cela est impossible et que nous n’avons pas la faculté du rajeunissement et de l’oubli, je me contente de savourer le souvenir de ce que j’ai ressenti ; car, ne voulant que des satisfactions complètes, je repousserais toujours l’à peu près en amour ; mais je ne suis pas assez glacée et mystique a quarante ans pour me repentir des heures lumineuses de la jeunesse. Ce sont encore les meilleures malgré le trouble, les larmes, et, comme vous l’avez bien dit, le vide qu’elles ont laissés après elles. Est-ce que le navigateur poussé par le sort dans les glaces du Groenland ne se souvient pas avec délice de quelque belle plage tiède et fleurie de Cuba ou des Antilles ?
– Oh ! marquise, m’écriai-je, vous devriez bien me conter votre histoire ou plutôt vos sensations.
– Il me serait douloureux de parler de moi, reprit-elle ; j’ai recouvré une sérénité que je ne veux plus perdre, et vous ne voudriez pas, vous qui m’aimez, faire jaillir des étincelles de la cendre refroidie, ou des larmes du roc poli sur lequel je marche tranquille ? mais je vous parlerai de lui, de cet ami célèbre que vous avez connu, dont le monde s’occupe, sur lequel on dit et on écrit tant de choses mensongères ; et en vous racontant comment nous nous sommes rencontrés, comment il m’a aimée, comment je lui suis restée attachée après sa mort, vous trouverez dans le récit de notre amitié ce qu’il entendait par l’amour, lui, le grand poète, et ce que moi-même je lui en disais avec une franchise qu’un lien plus intime eût peut-être enchaînée, mais que notre sympathie intelligente et fraternelle laissait s’épancher sans entraves.
C’était dans le jardin de son joli hôtel de la rue de Bourgogne que la marquise de Rostan me parlait ainsi, par une belle soirée de mai : nous étions assises au bord de la vasque de marbre blanc qui forme le centre du jardin ; un arbre de Judée qui commençait à fleurir étendait ses rameaux d’un rouge tendre sur nos têtes, le ciel était d’une limpidité calme, et l’air si doux qu’il nous apaisait comme un philtre bienfaisant. La taille encore svelte de la marquise, son cou d’un blanc de marbre et sa belle tête expressive couronnée d’une abondante chevelure d’un blond doré, jaillissaient, pour ainsi dire, au-dessus des plis nombreux d’une robe violette à deux jupes ; la finesse et les flots du tissu soyeux l’enveloppaient avec grâce ; son buste était appuyé et cambré contre le dossier d’un fauteuil en fer creux, tandis que ses deux petites mains croisées soutenaient son genou ployé. Dans cette attitude de la Sapho de Pradier, ses larges manches pendantes laissaient à découvert jusqu’au coude deux bras d’un modelé parfait et d’une blancheur éblouissante ; l’haleine chaude de cette magnifique soirée de printemps colorait ses joues d’un rose nacré ; je la contemplais avec ravissement et je me disais : – On devrait encore l’adorer.
Elle sembla deviner ma pensée, car elle s’écria tout à coup :
– Mieux vaut ne pas être aimée que de l’être mal ou de l’être à demi ; pour une âme ardente l’hésitation et l’inquiétude sont pires que le désespoir. Je dois à la tranquillité que j’ai acquise l’adoration de la nature et le bien-être que me donne ce beau soir. Ne parlons plus de moi, parlons de lui : c’est par une journée semblable qu’il mourut, il y a deux ans ; je n’aime pas qu’on touche si vite à la chère poussière des morts, et j’aurais voulu qu’on laissât la sienne reposer encore quelques années ; mais il est des cendres glorieuses qui se soulèvent d’elles-mêmes ; leur éclat attire les regards investigateurs ; l’envie s’attaque aux spectres comme aux vivants, et parfois l’amour irrité les outrage ; c’est alors que l’amitié leur doit la vérité, cette justice éternelle.
Avant de vous dire comment je le connus et comment nous nous liâmes, laissez-moi vous raconter comment je le vis passer tourbillonnant dans une valse, en 1836. L’apparition rapide du jeune homme de génie qui glissa un jour devant moi, en balançant avec grâce sa tête blonde, m’est toujours restée comme un de ces tableaux dont le souvenir dessine nettement tous les contours. C’était à l’Arsenal, dans ce salon que l’esprit et la poésie emplissaient chaque dimanche soir. Les femmes en ce temps-là, celles du plus grand monde, aimaient et recherchaient encore les écrivains de génie ; il n’était pas permis, comme aujourd’hui, de n’avoir rien lu, rien admiré, rien senti de grand et de beau, rien aimé d’illustre ! On eût rougi d’enfermer sa vie dans l’incommensurable ampleur d’une robe, et de forcer une jolie tête couverte de diamants à l’incessant et abrutissant calcul d’un luxe ruineux ; on avait alors des toilettes moins riches, mais plus de sentiments dans le cœur et plus d’idées dans le cerveau ; on faisait des coquetteries et des avances aux gens d’esprit et aux littérateurs. Des princes et des princesses donnaient l’exemple.
C’était donc une faveur, même pour une jeune marquise, d’être reçue aux dimanches intimes de l’Arsenal. Nos grands poètes y disaient leurs vers ; nos compositeurs célèbres y faisaient entendre leur musique ; puis pour finir la soirée, les jeunes femmes et les jeunes filles dansaient au piano.
J’étais mariée à peine depuis deux mois quand j’allai, pour la première fois, à l’Arsenal. Mon mari, bizarre et jaloux, me contraignait à ne paraître dans le monde qu’avec des robes montantes et les bras cachés sous des manches longues. J’obéissais, très indifférente alors à tout ce qui ne tenait pas aux choses du cœur et de l’esprit. Je portais ce soir-là une robe de velours noir qui m’emprisonnait jusqu’au cou ; mes cheveux, frisés à l’anglaise, retombaient en longues boucles abondantes de chaque côté de mes épaules enfermées. Des traînées de liserons blancs entouraient le chignon et flottaient par derrière. Cette coiffure aurait pu être gracieuse, se dégageant sur le nu ; mais, amoncelée sur le velours noir du corsage, elle n’était qu’étrange. Quand j’entrai dans le salon de l’Arsenal les lectures et la musique étaient finies ; une jeune fille au piano jouait le prélude d’une valse. On me regarda beaucoup car, excepté pour le maître de la maison qui avait connu mon père, j’étais pour tous ceux qui étaient là une étrangère. Un jeune homme, que plusieurs femmes complimentaient, s’avança tout à coup vers moi et m’invita à valser.
Je lui répondis que je ne valsais jamais.
Il me salua, tourna les talons et je le vis, une minute après, passer en valsant devant moi ; il tenait enlacée une jeune femme brune, la muse aimée de ce salon.
– Pourquoi donc avez-vous refusé de valser avec Albert de Lincel ? me dit le maître de la maison.
– Quoi, c’était lui ! lui ! m’écriai-je ; lui que je désirais tant connaître !
– Lui-même ! il valse en ce moment avec ma fille.
Je me mis à considérer le valseur : il était svelte et de taille moyenne, habillé avec un soin extrême et même un peu de recherche ; il portait un habit vert bronze à boutons de métal ; sur son gilet de soie brune flottait une chaîne d’or ; deux boutons d’onyx fermaient sur sa poitrine les plis de batiste de sa chemise. Son étroite cravate de satin noir, serrée au cou comme un carcan de jais, faisait ressortir le ton mat de son teint ; ses gants blancs dessinaient d’une façon irréprochable la délicatesse de ses mains ; mais c’était surtout dans l’arrangement de ses beaux cheveux blonds qu’un soin particulier se révélait. À l’exemple de lord Byron, il avait su donner une grâce pleine de noblesse à cette couronne naturelle d’un front inspiré ; des boucles nombreuses ondulaient sur les tempes et descendaient en grappes vers la nuque, et, je fus frappée, à mesure que le cercle rapide décrit par la valse le ramenait sous la lumière du lustre, des teintes diverses de cette chevelure pour ainsi dire diaprée. Les premiers anneaux qui caressaient le front étaient d’un blond doré, ceux qui suivaient avaient la nuance de l’ambre, et ceux plus abondants qui se pressaient sur le sommet de la tête se graduaient du blond au brun. Je le retrouvai plus tard avec ces beaux cheveux d’un effet si rare et qu’il garda inaltérés jusqu’à sa mort. À l’inverse des hommes blonds qui ont souvent des favoris rouges, les siens étaient châtains et ses yeux presque noirs, ce qui donnait à sa physionomie plus de vigueur et plus de feu ; il avait le nez parfaitement grec et sa bouche, fraîche alors, montrait en souriant des dents blanches. L’ensemble de ses traits frappait par une distinction aristocratique qu’illuminait l’éclat des yeux et qu’agrandissait la courbe idéale du front. C’était le génie primant les signes de race. Tandis qu’il valsait, sa tête renversée en arrière se montrait à moi dans toute sa beauté. Par deux fois les temps d’arrêt de la valse le placèrent à quelques pas de la chaise où j’étais assise ; la première fois, il me regarda et je l’entendis qui disait à sa valseuse :
– Cette dame blonde, qui est si scrupuleusement emmitouflée dans son velours noir, est sans doute une anglaise, une quakeresse peut-être ?
– Vous vous trompez étrangement, lui répondit la jeune femme.
La seconde fois, sa valseuse lui dit en me désignant :
– Je vous assure que c’est une fille du soleil, et comment vous étonnez-vous qu’elle soit blonde, vous qui avez vécu à Venise, et vu en chair et en os les femmes du Titien.
Il la regarda presque tristement.
Elle reprit : – Il est vrai qu’en ce temps-là vous n’aviez d’yeux et d’attrait que pour les cheveux noirs !
– Comme aujourd’hui, répliqua-t-il en souriant galamment à sa brune valseuse. Mais il me sembla qu’un nuage avait passé sur son front.
La valse finie, il prit son chapeau et sortit du salon.
Bien des années s’étaient écoulées depuis cette soirée à l’Arsenal ; j’avais perdu mon mari et un procès désastreux m’enleva momentanément toute ma fortune ; cet hôtel où j’étais née, où mon grand-père et ma mère avaient vécu, fut mis en vente et, en attendant qu’il trouvât un acquéreur, il fut loué tout meublé a une riche famille ; me confiant dans un pressentiment qui ne m’a point trompée et qui me disait que cet hôtel redeviendrait un jour ma propriété, je ne voulus pas le quitter ; je fis louer, pour m’y installer, un petit appartement disposé au quatrième auquel on arrivait par un escalier de service. Des cinq pièces qui le composaient, deux avaient servi autrefois de cabinet d’étude et de laboratoire à mon grand-père, qui y avait fait, avec le grand Lavoisier, des expériences de chimie. Les fenêtres de mon humble logement s’ouvraient sur ce jardin où j’avais joué enfant ; levez la tête et vous les verrez là-haut souriantes sous les toits. La cime des arbres qui nous abritent les effleurent de leurs branches.
Je m’entourai là de quelques chères reliques, de quelques meubles et de quelques portraits de famille qui avaient échappé à l’inventaire ; je gardai pour me servir une ancienne fille de cuisine, bonne et vieille paysanne, nommée Marguerite, que j’avais fait venir autrefois de Picardie et qui m’était dévouée.
Il ne me restait que deux mille francs de rente ; c’était presque la misère après la fortune que j’avais eue, mais je possédais deux opulences et deux splendeurs qui planaient et rayonnaient sur toutes les gênes mesquines et vulgaires, comme un beau soleil sur des landes. J’avais un magnifique enfant, un fils de sept ans, répandant le rire et le mouvement autour de moi, et j’avais dans le cœur un profond amour, aveugle comme l’espérance et fortifiant comme la foi. J’attendais tout de cet amour, et j’y croyais comme les dévots croient en Dieu ! Jugez quelle énergie j’y puisais pour vivre dans ce que le monde appelait la pauvreté, et quelle indifférence je ressentais pour tout ce qui n’était pas lui ou mes joies de mère. Cependant l’homme qui m’inspirait cet amour était une sorte de mythe pour mes amis ; on ne le voyait chez moi qu’à de rares intervalles ; il vivait, au loin à la campagne, travaillant en fanatique de l’art à un grand livre, disait-il : j’étais la confidente de ce génie inconnu ; chaque jour ses lettres m’arrivaient, et tous les deux mois, quand une partie de sa tâche était accomplie, je redevenais sa récompense adorée, sa joie radieuse, la frénésie passagère de son cœur, qui, chose étrange, s’ouvrait et se refermait a volonté à ces sensations puissantes.
J’avais été abreuvée de tant de mécomptes durant les années mornes de mon mariage ; je m’étais trouvée, jusqu’à trente ans, dans un isolement si triste, qu’au début cet amour me prit tout entière, et me parut la fête de la vie si vainement attendue.
Je sortais de la nuit ; cette flamme m’éblouit et m’aveugla ; elle m’avait lui d’abord comme un bonheur défendu dans mes jours enchaînés ; libre, je m’y précipitai comme vers le foyer de toute chaleur et de toute lumière. L’enchaînement de ce récit me force à toucher à cette image qui est devenue cendres, et à lui rendre un corps. Je le ferai discrètement, car s’il est sinistre d’évoquer les morts de la tombe, il l’est plus encore d’évoquer les morts de la vie.
Je trouvai dans cet amour une atmosphère d’exaltation immatérielle qui ne me faisait plus goûter que les joies qui en découlaient : recevoir tous les jours ses lettres à mon réveil, lui écrire chaque soir, tourner dans le cercle de ses idées, m’y enfermer et m’y plonger à me donner le vertige, telle était ma vie.
Il semblait si indifférent, pour les autres et pour lui-même, à tout ce qui n’était pas l’abstraction de l’art et du beau, qu’il en acquérait une sorte de grandeur prestigieuse à la distance où nous vivions l’un de l’autre. Comment se serait-il aperçu de ma mauvaise fortune, lui qui n’attachait de prix qu’aux choses idéales ?
Cependant il est, pour les illuminés et les extatiques de l’amour, des heures positives, où la terre et ses nécessités les étreignent. J’étais rappelée à la réalité par mon fils, par ce cher enfant qui formait la moitié naturelle et vraie de ma vie. Pour lui donner une nourriture meilleure, des habits plus élégants et toutes les gâteries maternelles, je songeai à faire quelques travaux qui pourraient ajouter chaque mois une petite somme à nos ressources si restreintes. J’avais reçu de ma mère une éducation sérieuse, et progressivement mon goût, très vif pour la lecture, me fit acquérir une instruction étendue. Mon grand-père, après les agitations d’une vie politique qui avait traversé la révolution, trouvait un plaisir de vieillard à m’apprendre enfant un peu de latin et quelques vers grecs ; il me rappelait, en souriant, que les femmes cour de François Ier et celles de la cour de Louis XIV étaient restées, sans pédantisme, belles et attrayantes tout en connaissant, à l’égal des hommes, les langues de Sophocle et de Virgile.
Plus tard, j’appris facilement l’italien et l’anglais. Combien je me félicitai, quand le temps de ma pauvreté arriva, de pouvoir trouver dans les choses de l’esprit une ressource inespérée.
Vers cette époque, les romans étrangers étaient recherchés du public ; j’en traduisis deux ; un éditeur les accepta et m’en donna six cents francs. Ce fut une des plus grandes et des plus fières joies de ma vie, que celle que j’éprouvai en sentant ces billets de banque frissonner dans ma main. Ce jour-là, je louai une calèche pour conduire mon fils au bois de Boulogne, comme je l’y conduisais dans ma voiture quand sa nourrice, assise devant moi, le tenait enveloppé dans ses langes brodés.
Le soir de ce jour mémorable, je réunis quelques amis qui m’étaient restés attachés ; parmi eux se trouvaient trois de nos grands poètes et plusieurs écrivains célèbres. Je leur dis, en riant, que j’étais un peu des leurs, que la mauvaise fortune me forçait d’écrire, et que, encouragée par le résultat de mes premières traductions, je leur demanderais désormais leur appui auprès des éditeurs. Ils me répondirent tour à tour, ce qui était vrai, que, par un malheureux hasard, ils étaient brouillés avec le libraire en vogue qui publiait les romans étrangers.
– Mais, j’y pense, ajouta tout à coup René Delmart, un des trois poètes, nous avons des amis qui ont fait la fortune de Frémont, l’autocrate de la librairie, et qui peuvent beaucoup sur sa lourde cervelle ; ils seront, marquise, très empressés de parler à cet éditeur pour vous.
– Toujours bon, dis-je à René, que j’aimais depuis dix ans comme un frère. Eh bien ! voyons, à qui allez-vous me recommander ?
– Je verrai demain Albert de Lincel, et je suis certain qu’il se mettra à votre disposition.
– Albert de Lincel ! m’écriai-je, me souvenant que je ne l’avais jamais revu depuis la soirée de l’Arsenal.
– Albert de Lincel ! répétèrent à l’unisson de l’étonnement tous les assistants.
– Y songez-vous, ajouta Albert de Germiny, le poète philosophique, ce fou d’Albert de Lincel va devenir amoureux de la marquise et nous supplanter dans son cœur, nous qui n’obtenons que son amitié.
– En vérité, repris-je en riant, vous pourriez bien prophétiser juste ; Albert de Lincel est une des plus vives préoccupations de mon esprit ; il a glissé un soir devant moi comme un fantôme : il y a de cela plus de douze ans ; depuis ce soir-là, je ne l’ai point revu ; mais j’ai lu, et je sais par cœur tout ce qu’il a écrit. Et regardez là, dans le petit nombre de mes livres préférés, j’ai les siens, et chaque jour je les ouvre, attirée et ravie par cette inspiration si vive, par ce style net et précis, qui sait être éloquent sans être diffus, et chaleureux sans être ampoulé. Albert de Lincel me semble sans prédécesseur parmi les écrivains français. Sa verve et son humour, comme les jets de flamme d’un soleil d’été, se dégagent de la brume ; sa passion a des traits soudains, inattendus et superbes, que j’appellerais volontiers olympiens, tels que des flèches sacrées décochées par les dieux sur les mortels. On croirait entendre la vibration de l’arc de Diane chasseresse, car sur sa grandeur courent l’élégance et la légèreté. Albert de Lincel, comme tous les esprits originaux et tranchés, a fait et fera de détestables imitateurs : on prend si aisément la familiarité pour l’ironie, et le cynisme pour la passion inquiète. J’en reviens à l’auteur ; convaincue de la vérité de ce mot immortel de Buffon : Le style, c’est l’homme, je suis bien sûre qu’Albert de Lincel porte en lui la séduction de ses écrits ; mais, Dieu merci, je me sens désormais invulnérable : le vertige n’atteint pas les gens heureux, et, je vous l’ai dit, mes amis, j’ai le bonheur.
– N’eussiez-vous pas le bonheur, ou tout au moins son rêve auquel vous croyez, me dit en souriant mon vieil ami Duverger, le poète patriotique, je crois Albert de Lincel sans danger pour vous ; sa vie d’aventures en a fait depuis quinze ans l’ombre de lui-même ; ce n’est plus le beau valseur que vous vîtes passer un soir ; c’est un corps dévasté, qui ne peut plus inspirer l’amour ; c’est un esprit malade et fantasque qui se manque sans cesse de parole à lui-même et qui, dans un élan bienveillant, vous promettrait de parler pour vous à son éditeur Frémont, et l’oublierait une heure après. Je croirais plus sûr de vous faire recommander par ce vieux pédant de Duchemin, un homme grave, une intelligence d’élite, comme disent les journaux du gouvernement, un ancien grand maître de l’Université !
C’est le patron officiel de Frémont, et il peut tout sur lui.
– Mais un si important personnage ne se dérangera point pour moi.
– Écrivez-lui, marquise, répliqua le vieux Duverger avec malice, et je suis certain qu’il accourra ; il passe pour très galant encore.
– Galant avec son enveloppe et son pédantisme. Oh ! cher poète narquois, repris-je, vous raillez toujours !
– Eh ! eh ! ma chère enfant, vous oubliez en me parlant ainsi que je suis fort laid, ce qui ne m’a pas empêché d’avoir un cœur. Et Duverger me jeta un de ces regards mélancoliques qui donnaient parfois une navrante expression à sa face réjouie.
– Je suis de l’avis de Duverger, reprit Albert de Germiny ; écrivez au docte Duchemin ; c’est une de ses vanités et de ses glorioles de se croire le protecteur des lettres, et il tiendra à honneur de vous le prouver, tandis qu’Albert de Lincel affecterait peut-être un dédain qui vous blesserait.
– Vous êtes dans l’erreur, dit René Delmart, qui nous avait écoutés en silence, Albert est resté bon et cordial ; et, se tournant vers moi, il ajouta : Je vous réponds de lui, marquise.
– Il vous fait donc l’honneur de vous voir encore, quoique vous soyez poète, mon cher René, poursuivit de Germiny.
– Je vais chez lui quand je le sais malade et triste, et il me reçoit toujours comme un ami.
– Eh ! pourquoi donc nous a-t-il fui, reprit de Germiny, nous tous qui l’aimions comme un jeune frère glorieux à qui nous décernions sans jalousie toutes les palmes ? N’avons-nous pas été, dès qu’il est apparu, ses bons et loyaux compagnons ? N’avons-nous pas acclamé son génie avec une ardeur cordiale ? N’a-t-il pas été l’enfant gâté de notre admiration sincère ? Eh bien ! il nous a quittés tout à coup comme s’il rougissait d’être l’un des nôtres ; il a affecté à l’endroit des poètes contemporains une sorte de dédain aristocratique que Byron n’a jamais eu pour Wordsworth et Shelley.
– Vous vous trompez, s’écria l’excellent René, il a rendu un hommage public à Lamartine, et quand il parle du grand lyrique exilé, il le proclame notre maître à tous pour la science du vers.
– Ce qui n’empêche pas, répliqua Duverger avec un rire sardonique, qu’il nous préfère de riches banquiers et quelques Anglais débauchés, débris du fameux club du Régent. Comment peut-il faire son camarade de cet Albert Nattier, qui, pour dernier exploit de sa vie tapageuse, vient de raser traîtreusement, après une nuit d’amour, les beaux cheveux de sa maîtresse endormie qu’il soupçonnait d’infidélité ! Comment peut-il traiter en amis ce lord Rilburn et son frère lord Melbourg, dont les débauches ont épouvanté Londres, et qui promènent aujourd’hui leurs millions et leur hâtive décrépitude dans les rues de Paris ? – Je le plains, continua Duverger, mais je pense comme Germiny qu’il eût mieux fait de rester l’un des nôtres.
– Oh ! si vous le jugez en politiques et en moralistes, il est perdu, répliqua le bon René. Mais, pour Dieu ! faites appel un moment à vos entraînements de jeunesse et à vos fantaisies de poètes, et vous serez plus justes envers lui ! Souvenez-vous surtout de son organisation mobile ; il essaye de toutes les saveurs, de toutes les émotions ; il se figure y trouver une poésie nouvelle et inconnue, et je n’oserais dire qu’il n’ait su tirer souvent de ses débordements mêmes des cris de douleur et d’amour plus navrants et plus sublimes, et partant qui en enseignent plus aux âmes que toute la morale d’œuvres honnêtes faites à froid. Vous vous étonnez qu’il accepte parfois pour compagnons de plaisir de riches oisifs mal famés ! Mais leur fortune est pour lui un tréteau où il les voit se pavaner, et leurs orgies un spectacle qu’il se donne : il y puise des images fantastiques, poignantes, hardies, et que le premier il a introduites dans la littérature française ; de ces fêtes nocturnes de la débauche, comme des noirs couloirs creusés dans une mine, il retire des pierreries éclatantes ; il est le spectateur plus que le complice de ces turpitudes des riches ; si son corps s’abandonne parfois, son esprit veille à son insu ; il domine cette ivresse factice, la revomit, la stigmatise et en tire en définitive des tableaux de maître ! Gardez-vous de croire que ces hommes, que vous appelez ses compagnons de plaisir, le possèdent : le génie d’Albert est de ceux qui échappent à toute influence ; il a été longtemps l’ami d’un jeune prince : qui donc de nous a jamais pensé qu’il était un courtisan ? Comment en vouloir à sa nature enthousiaste et charmante ? Son inspiration de poète plane toujours au-dessus de ses folies de jeune homme ; elle les ennoblit, les dépouille pour ainsi dire de leur fange et les change en rayons ; on dirait ces jets de feu qui s’élèvent tout à coup sur un marais !
– Vous êtes un brave ami, s’écria Germiny, et c’est plaisir, René, que d’être défendu et loué par vous ; mais enfin vous conviendrez qu’un poète est chose sacrée, et que c’est pitié de voir Albert accepter pour amphitryons ces riches parvenus et ces grands seigneurs avinés.
– D’autant plus qu’il n’y a plus de grands seigneurs, pas plus en Angleterre qu’en France, répliqua Duverger, et que ceux qui s’affublent aujourd’hui de ce titre, ne ressemblent guère à ceux qui le portaient autrefois. Parbleu ! milords et messieurs, leur dirais-je, si vous singez leurs dehors, tâchez aussi d’avoir l’esprit d’un Bolingbroke, d’un Horace Walpole, d’un Grammont, d’un François Ier, d’un Henri IV ou d’un maréchal de Richelieu ! on ne peut être un poétique débauché qu’à ce prix !
– Nous voilà bien loin, mes maîtres, dis-je en riant, du point de départ de notre entretien ; voyons, mon cher René, vous qui êtes l’ami d’Albert de Lincel et qui connaissez aussi le savant Duchemin, à qui des deux dois-je me recommander ?
– Écrivez d’abord à ce cuistre de Duchemin, répliqua René ; je pense, comme Duverger, qu’il en sera flatté et viendra vous donner le spectacle de sa personne. Mais, si vous n’êtes pas contente de lui, je réponds d’Albert.
Aussitôt que mes amis m’eurent quittée, j’écrivis quelques lignes à Duchemin pour lui demander sa protection auprès du libraire Frémont ; je le fis sans peine : on se préoccupe peu de l’amour-propre quand on a l’amour. La joie que je cachais au cœur répandait sur toutes mes actions quelque chose de facile et d’heureux. C’était comme ces gais refrains qui charment le travailleur.
Après ce court billet, j’adressai, ainsi que je le faisais chaque soir, ma confession du jour à celui que j’aimais. Chateaubriand a dit : « Si je croyais le bonheur quelque part, je le chercherais dans l’habitude ! » Je trouvai à lui écrire ainsi toutes mes pensées un bonheur profond et une sorte de moralisation inexpugnable. Je n’aurais rien voulu commettre d’indigne dans la journée ; car le soir, plutôt que de lui mentir et de lui confier ma défaillance, la plume me serait tombée des mains. Ce fut là le temps le plus pur et le plus fier de ma vie, celui où mon esprit embrassa le plus les rayonnements du beau et du bien.
Aussitôt que ma lettre était close, j’allais soulever les rideaux blancs du petit lit où dormait mon fils ; je posais sur son front riant un long baiser et j’essayais de dormir à mon tour. Ce soir-là, je restai longtemps éveillée, pensant involontairement à tout ce que mes amis m’avaient dit d’Albert de Lincel. Je savais gré à René Delmart de l’avoir défendu ; j’avais pour René autant d’estime que d’amitié, et je me disais que sa parole, qui était toujours vraie, n’avait pu mentir au sujet d’Albert.
René est un des plus nobles et des plus rares esprits de notre temps, et si sa gloire littéraire n’est pas montée à l’égal de son talent, cela vient de la beauté même de son caractère, qui puise son originalité dans une honnêteté absolue et dans une insouciance de demi-dieu pour tout de qui facilite la renommée des écrivains. Il brilla tout à coup, sous la Restauration, au milieu de la pléiade des grands poètes lyriques. Après un voyage en Italie, il publia une imitation de l’Enfer, où il sut faire passer dans ses vers inspirés toute la précision et toute la grandeur de la poésie dantesque. Il fit aussi une suite de tableaux, compositions achevées, sur les mœurs, les paysages et les œuvres d’art de l’Italie. Une maladie nerveuse ferma son cœur et ses lèvres durant quelque temps ; ses amis proclamèrent que son cerveau était atteint : comme si les facultés ne pouvaient se reposer ou s’exercer dans des rêves muets ! Il revint bientôt à la vie réelle, mais avec un cerveau plus vaste et plus fort. Il dut à cette interruption du commerce des hommes le superbe mépris de tout ce qui aiguillonne leur vanité et leur ambition ; il est le seul parmi les contemporains qui n’ait jamais songé à une croix, à une place, aux articles des journaux et aux louanges des salons. Duverger a eu de ces dédains-là, mais il a courtisé la popularité. René n’a jamais flatté personne, pas même ses amis : il les aime et les sert.
Heureuse, je le voyais deux fois par mois, quand le chagrin me terrassa et que la mort faillit me prendre.
Il fut le seul qui vint chaque jour me consoler et me distraire par cette verve ironique, mais grandiose, du vrai sage qui fait contribuer l’infini à la guérison de nos misères bornées. Il ne raillait jamais la douleur ; mais il raillait ceux qui la causent, depuis les persécuteurs des nations jusqu’aux oppresseurs des femmes. Il avait le génie d’amoindrir et de vulgariser les êtres méchants ; il les dépouillait ainsi de leur puissance et de leur prestige, et, les faisant apparaître dans leur laideur et leur infériorité à leurs victimes, il inspirait à celles-ci l’étonnement de les avoir aimés ou de les avoir craints.
Je songeais donc que puisque ce fier et généreux cœur avait défendu Albert, il restait à coup sûr à celui-ci beaucoup de sa grandeur et de sa sensibilité premières ; je sentis s’accroître le désir très vif que j’avais toujours eu de le connaître, et, pour en faire naître l’occasion, je souhaitai presque que Duchemin me refusât son appui.
Mais le lendemain, dans l’après-midi, je reçus de l’important personnage une réponse, du tour le plus galant, où il me disait qu’il mettait à mes pieds son faible crédit, et qu’il s’empresserait de venir le soir même, à l’issue du dîner, prendre mes ordres pour les exécuter.
Je me souviens qu’il faisait ce jour-là un froid très vif, dont une pluie noire augmentait encore l’intensité. Frileuse comme une créole, j’avais un feu énorme dans le cabinet où je travaillais, entourée de mes livres et de mes chers souvenirs.
Duchemin arriva beaucoup plus tard qu’il l’avait annoncé ; si bien que mon fils, qui s’était endormi sur mes genoux, venait d’être emporté dans son lit par Marguerite, quand le savant parut. Il me trouva donc seule auprès de ce feu flamboyant, la tête éclairée par une lampe à globe d’opale.
Je n’ai jamais vu saluer aussi bas que saluait la taille torse du pédant ; c’étaient des inflexions dégingandées, où le dos et la tête luttaient de mouvement à qui mieux mieux ; son front, blême et luisant comme un crâne, et couronné ou plutôt hérissé de cheveux ras et grisonnants, se couvrait de rides mouvantes quand sa bouche essayait de sourire. Les flatteurs de Duchemin, les jeunes cuistres qu’il a formés et les journalistes gagés, ont répété jusqu’à satiété qu’il avait l’esprit, le sourire et le regard de Voltaire. Pour ce qui est de l’esprit, les écrits même de l’important personnage se chargent de réfuter cette monstrueuse hyperbole ; quant à son sourire, il m’a toujours paru une grimace, que ses petits yeux perçants et louches accompagnent de leur clignotement. Le sourire ironique et mordant, le regard ouvert et profond de l’amant de Mme du Châtelet, étaient d’une autre trempe.
Je voulus me lever pour recevoir Duchemin ; il s’y opposa en se courbant vers moi comme un cerceau, et, en saisissant ma main qu’il baisa :
– À vos pieds, madame la marquise, à vos pieds, répétait-il avec l’accent de l’oraison.
À mon tour, je le forçai de s’asseoir, et, après l’avoir remercié, de son empressement à répondre à mon appel, je lui exposai, d’un ton froid et rapide, en quoi il pouvait me servir.
– Oh ! pauvre femme ! s’écria-t-il avec componction, vous songez donc au triste métier des lettres ? Quoi ! vous voulez écrire et tacher d’encre cette jolie main qui sollicite les baisers ? vous voulez aller sur nos brisées ? Oh ! croyez-moi, l’amour vaut mieux quel gloire !
Tandis qu’il me débitait ces banalités, je le toisai avec un ricanement qui le déconcerta.
– Je croyais, monsieur, m’être mieux expliquée en vous écrivant, lui dis-je ; je n’ai pas la prétention de faire de la littérature, mais seulement des traductions d’anglais, d’allemand et d’italien. Quant à la gloire, je n’y prétends pas plus qu’au talent. C’est la nécessité qui me décide à ce travail.
– Oh ! bel ange ! répliqua-t-il du ton d’un chantre qui entonne un cantique, et en saisissant ma main et palpant mon bras à travers ma manche large, la nécessité ! quel vilain mot prononcez-vous là ! Vous que j’ai vue si brillante et si fêtée dans tous nos salons, est-ce possible que vous soyez exposée à la nécessité ?
– Ne me plaignez pas, repartis-je en riant, et en me dégageant de sa patte crasseuse et velue, je n’ai jamais été plus heureuse.
– Oh ! ce n’est pas vous que je plains, héroïque femme, poursuivit-il avec le même accent pieux, mais ces prétendus grands poètes qui vous entourent, qui se disent vos amis, qui ont peut-être le bonheur d’être mieux que cela (à ces mots son œil louche pétilla), et, poursuivit-il, qui n’ont jamais trouvé le moyen de vous aider dans les peines de la vie. Sans me donner le temps de répondre, jugeant à l’expression de mon visage que sa pitié familière me déplaisait, il se mit à me parler avec un dédain superbe de tous les grands poètes contemporains. Les pédants et les critiques n’aiment pas les poètes ; ils s’imaginent qu’ils sont leurs supérieurs ; ils ne les comprennent réellement jamais, mais ils en font l’éloge lorsque la postérité les a couronnés ; ils les analysent pour les décomposer ; ils ne sont pourtant quelque chose que par eux ; ils s’approprient leurs beautés et font passer leur souffle créateur dans leur critique stérile. Sans le génie des poètes, leur esprit serait à néant ; leur verve jaillit de l’envie.
Après des généralités jalouses et haineuses, Duchemin concentra ses coups contre les trois ou quatre poètes qu’il savait être de mes amis ; il s’acharna surtout contre Albert de Germiny, dont la longue jeunesse et la bonne mine irritaient sa laideur.
– Oh ! celui-là, me dit-il, est bien heureux, car il passe pour vous plaire ; comment donc, lui qui a de la fortune, vous laisse-t-il en proie à la nécessité, et il appuya sur ce mot que j’avais prononcé.
– Encore ! m’écriai-je avec colère, est-ce que vous pensez, monsieur, que je demande l’aumône à mes amis ?
– Ne comprenez-vous pas que ce sont eux seulement que j’accuse, reprit-il en faisant un mouvement pour ressaisir de nouveau ma main que je lui retirai. Si jamais j’avais le bonheur d’être aimé, ou seulement souffert par vous, vous disposeriez de ma fortune et de ma vie ; et le vieux fou, en prononçant ces mots, se précipita à mes pieds ; il saisit les plis flottants de ma robe entre ses deux genoux comme dans un étau, et, prenant dans la poche intérieure de son habit un portefeuille crasseux, il l’ouvrit et en tira à demi plusieurs billets de banque. Laissez donc faire à un ami, me dit-il, en les tendant vers moi et aimez un peu celui qui sent tant de flamme pour vous !
Il avait les allures d’un Tartuffe grotesque ; un moment, je crus que l’hilarité l’emporterait en moi sur le mépris ; mais mon indignation fut la plus forte ; du revers de ma main gauche je souffletai le portefeuille qui alla tomber au bord du feu, et de l’autre je poussai si rudement le vieux cuistre vacillant sur ses genoux, qu’il roula à la renverse sur le tapis. Son premier soin ne fut pas de se relever, mais d’étendre précipitamment sa main osseuse vers le portefeuille béant qui touchait aux cendres chaudes et qui pouvait s’enflammer. J’avoue que j’aurais été ravie de voir flamber ces insolents billets de banque.
Je n’invente rien dans la scène que je raconte.
Il n’y a que les vieillards de soixante-six ans pour avoir de ces façons-là ; les pédants surtout ; sitôt qu’ils flairent un tête-à-tête avec une femme du monde, ils mettent à la hâte une cravate blanche sur une chemise sale, leurs cheveux gras s’appuient sur le col de leur habit fripé ; leurs mains sont à demi lavées, et ils osent s’agenouiller, ainsi faits aux pieds d’une femme élégante, si cette femme n’est pas défendue par un entourage qui leur impose ou par la fortune ; la pauvreté les provoque et les pousse à la tentation et à la profanation ; comme ils n’ont jamais touché dans leur laideur qu’à de pauvres filles vendues, ils se figurent qu’avec une bourse pleine ils auront raison de toutes les répulsions des sens et de toutes les fiertés de l’âme ; quelle joie on éprouve à les bafouer !
Quand Duchemin eut ressaisi son portefeuille et se fut remis sur ses pieds, je le poussai vers la porte et je la refermai sur lui.
Il ne me pardonna jamais cette scène-là ; il devint mon ennemi et empêcha son libraire Frémont de publier aucune de mes traductions.
À peine était-il sorti, que je fus prise d’un fou rire ; toute sa personne se représentait devant moi dans son attitude bouffonne. Je riais si fort que ma vieille servante vint me dire que j’allais réveiller mon fils. J’avais dans ce temps de ces bonnes gaietés-là ; et je les racontais de même que mes tristesses, et tout ce que je voyais et tout ce que j’éprouvais à ce Léonce, que j’aimais tant. Son nom vient de m’échapper ; il était nécessaire à la clarté de ce récit ; mais je ne le prononce jamais qu’avec une douloureuse hésitation ; en montant de ma gorge à mes lèvres il y fait toujours passer une saveur profondément amère.
Je lui écrivis sur l’heure la scène étrange qui venait de se passer ; il avait vu autrefois Duchemin dans une tournée en province qu’avait faite le grand homme, et je me figurai sa surprise moqueuse en se le représentant à mes pieds m’offrant son amour et son argent ! Cependant quand j’en arrivai, dans le récit que j’écrivais à Léonce, à ce dernier trait de cynique espérance, je ne pus me défendre de quelques réflexions poignantes sur le sort des femmes, de manière que ma lettre qui avait commencé gaiement finissait sur un ton sombre et amer. Mes réflexions étaient générales, mais un cœur bien tendre et bien épris y eût puisé des élans d’amour et de dévouement.
Dans la réponse que me fit Léonce, je ne trouvai, et ce fut avec un peu de surprise, qu’une énumération curieuse et très érudite de tous les vieillards débauchés et lascifs que les poètes ont raillés depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. Il citait les vieillards d’Aristophane, ceux de Piaule et de Térence, ceux de Shakespeare et de Molière ; il empruntait même au théâtre chinois une scène qui met en évidence les amoureuses perplexités d’une barbe grise. Sa lettre était ingénieuse et amusante ; je n’y vis qu’une nouvelle preuve de son intelligence qui me fascinait ; plus tard, je fus dessillée et cet esprit où il n’y avait pas d’âme me parut bien petit. Mais les cœurs qui aiment ont la cataracte ; ils n’y voient plus.
Lorsque René Delmart revint chez moi et que je lui racontai ma scène avec Duchemin, il la prit au sérieux, tout en raillant le pédant : – Chère, chère marquise, me dit-il en me pressant affectueusement la main, voulez-vous que je donne une leçon à cet homme-là ?
– Bah ! répliquai-je, ce serait lui prêter trop d’importance.
– Il est vrai, répondit-il, car il est bien connu qu’il agit de même envers toutes les femmes.
– Si son amour est une monomanie, repris-je en riant, il mérite le respect comme la dévotion, comme le fanatisme.
– C’est possible, répliqua-t-il, mais Duchemin est méchant, il vous nuira.
– Hâtons-nous, repris-je, pour le contre-miner de nous adresser à Albert de Lincel.
– Malheureusement il est malade, me dit René, il garde le coin du feu et ne pourra venir chez vous avant quelques jours.
– Et pourquoi n’irions-nous pas chez lui ? dis-je a René.
– En effet, c’est ce qu’il y aurait de plus simple ; il en sera touché, et nous l’aurons peut-être arraché, ne serait-ce qu’une heure, aux inquiétudes de son génie.
Le lendemain, dans l’après-midi, René vint me chercher, en voiture pour me conduire chez Albert de Lincel ; il habitait près de la place Vendôme le premier étage de la maison où il devait mourir. Nous traversâmes une petite antichambre lambrissée de panneaux en bois de chêne, sur lesquels se détachait un tableau de l’école vénitienne. C’était une Vénus, de grandeur naturelle, couchée nue dans les plis d’une draperie de pourpre. Cette figure, fort belle, était tellement en relief qu’elle vous frappait en passant comme une réalité.
Nous trouvâmes Albert dans un petit salon qui lui servait de cabinet de travail ; des rayons en chêne couverts de livres s’étendaient sur toute la paroi du fond ; deux portraits au crayon, celui de Mlle Rachel et celui de Mme Malibran, étaient placés parallèlement. De grands fauteuils, un piano, un bureau en palissandre, et une pendule couronnée d’un bronze d’après l’antique, complétaient l’ameublement. Albert se tenait à moitié étendu sur une de causeuse en cuir violet ; il se leva précipitamment, ou plutôt automatiquement, en nous voyant entrer comme si un ressort l’eût redressé. Je le considérai avec une tristesse visible qui m’empêcha d’abord de lui parler. Quel changement s’était fait en lui depuis le soir où je l’avais vu à l’Arsenal ! Son corps amaigri avait peut-être plus de distinction encore, et la pâleur mortelle de sa tête en augmentait l’expression idéale ; mais quels ravages, mon Dieu ! les pommettes, luisantes et blêmes, étaient en saillie ; les yeux caves brillaient d’un feu étrange ; ses lèvres étaient presque blanches ; son sourire contraint laissait voir des dents altérées. Oh ! ce n’était plus le frais et gai sourire de la jeunesse où l’amour pétille ! l’amertume de l’âme semblait être remontée jusqu’à la bouche et l’avoir brûlée d’un corrosif. Son front seul était resté pur, harmonieux et sans rides ; sa chevelure jeune et frisée l’ombrageait mollement. René l’avait averti la veille au soir de notre visite. Il s’était vêtu avec ce soin extrême qui était dans ses habitudes : une redingote noire d’un drap très fin serrait sa taille cambrée.
Tandis que je l’examinais avec émotion, René lui expliquait ce que je désirais de lui.
– Oh ! de tout mon cœur, dit-il, j’écrirai ce soir même à Frémont de passer chez moi.
Je le remerciai en ajoutant qu’il était bien indiscret à une inconnue de venir l’importuner.
– Oh ! me dit-il, vous n’étiez pas une inconnue pour moi ; je vous connaissais beaucoup par mon ami René et je suis fort heureux de vous connaître tout à fait, car vous êtes très bonne à voir ; et il arrêta longtemps sur moi ses grands yeux profonds.
– Et cependant, lui dis-je tout en baissant mes regards sous la fixité des siens, vous ne m’avez pas reconnue ?
– Reconnue ? répéta-t-il d’un ton interrogatif.
– Mais oui, nous nous sommes déjà vus un dimanche soir, à l’Arsenal, il y a de cela bien des années, et vous me prîtes ce soir-là pour une quakeresse !
– Quoi ! c’était vous ! oh ! oui, c’était vous avec de longues boucles flottantes sur un corsage de velours noir ! Vous voyez bien que je n’ai rien oublié, vous refusâtes de valser avec moi et vous eûtes tort, marquise, car, vrai, nous aurions pu nous aimer !
– Comme vous y allez, dit René ! Vous serez donc toujours le même, Albert ? Vous ne pourrez jamais voir une femme sans lui parler d’amour ?
– Et de quoi voulez-vous donc qu’on leur parle ? reprit Albert en riant. Madame ne m’a pas l’air d’un bas-bleu, et je suppose que le socialisme et la métaphysique à fortes doses ne seraient pas de son goût.
– Eh ! qui vous fait penser que l’amour en soit, répliqua René !
– Ce que vous dites là sent l’amoureux et le jaloux d’une lieue, répondit Albert en riant plus fort.
– Je n’ai que des amis, repartis-je.
– Ce qui implique, reprit Albert, un amour secret. Êtes-vous heureuse ?
– Plus que je ne l’ai jamais été.
– Ah ! fit-il, vous dites cela avec une flamme dans les yeux qui vous rend fort belle.
– Je ne veux pas vous prendre en traître, repris-je pour le détourner de ce langage, je suis aussi un peu bas-bleu. Non seulement j’ai traduit un roman anglais, mais j’y ai ajouté une courte préface sur l’auteur inconnu en France.
– Oh ! voyons, me dit-il : le style c’est la femme !
Et prenant le livre où était écrite une ligne d’admiration pour lui, Albert parcourut la notice que j’avais faite.
– Vous en jugerez plus tard, répondis-je, car j’espère que nous nous reverrons.
Nous allions nous retirer, lorsqu’on annonça la mère d’Albert de Lincel.
Albert me présenta sa mère et me nomma à elle. Nous échangeâmes quelques paroles du monde ; puis, je me levai pour partir. Albert serra la main de René, et prenant la mienne qu’il baisa, il me dit : Au revoir !