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PIGAULT-LEBRUN
La Folie espagnole
Introduction

Parmi les « Maîtres de l’amour » Pigault-Lebrun est un romanesque : nous n’entendons point par là que son observation psychologique est fantaisiste et irréelle, mais qu’il l’exerce seulement au milieu d’intrigues créées de toutes pièces, et dont son imagination fertile faisait tous les frais.

Au demeurant la vie même de Pigault-Lebrun n’est-elle pas la plus romanesque de ses œuvres ? Né à Calais le 8 avril 1753, il appartenait à une bonne, mais rigide famille de magistrats qui s’honorait de descendre, les uns disent par les hommes, d’autres par les femmes, d’Eustache de Saint-Pierre, le célèbre bourgeois de Calais, qui sauva sa patrie et ses concitoyens des fureurs d’Edouard d’Angleterre.

Guillaume-Charles-Antoine Pigault de l’Épinois – tel était son vrai nom – fut élevé sévèrement chez les oratoriens de Boulogne. Destiné d’abord au droit, il fut jugé sans doute inférieur aux carrières libérales et aiguillé vers le commerce par des parents peu clairvoyants sans doute, et aussi trop pleins de confiance dans le dogme de l’autorité paternelle. Mais celle-ci, lorsqu’elle ne s’adoucit pas de persuasion affectueuse, fait parfois faillite.

Voici en effet le jeune Pigault employé chez un M. Crawford, commerçant à Londres. Mais déjà il a le goût des amours et celui des aventures ; pour concilier les deux, il enlève la fille de son patron et s’embarque avec elle pour le Brésil.

Mais dans une épouvantable tempête, la jeune amoureuse périt ; et Pigault, plein d’effroi, rentre à Paris, où l’attend une lettre de cachet. Il avait dix-huit ans, et il devait expier par un emprisonnement de deux ans son premier amour malheureux.

Ce châtiment outré l’aigrit au lieu de l’assagir, le prépare à la révolte. À peine libre, et pour échapper à la contrainte familiale, il s’engage dans le corps de la gendarmerie, à Lunéville.

Au bout d’un an, une affaire d’honneur l’appelle sur le terrain ; grièvement blessé, il est soigné chez ses parents.

Le corps de la gendarmerie d’élite auquel il appartenait, et qui portait le titre de « petite maison du roi », ayant été supprimé en 1776, Pigault, alors âgé de 23 ans, rentre à nouveau au domicile paternel. Et le voilà de nouveau amoureux, très sincèrement et très profondément d’ailleurs. Mais celle qu’il aime, Eugénie Salens, une de ses voisines, est la fille d’un négociant mort sans laisser la moindre fortune. Aussi la fureur du magistrat intègre Pigault de l’Épinois est-elle grande. Le trop indépendant jeune homme devra repartir pour l’Angleterre. Désolé, l’amoureux tente d’enlever Eugénie : il est pris, arrêté, emprisonné. Des lettres de cachet comme lettres d’amour, c’est trop souvent son lot.

Mais ici l’amour va venir à son aide. La fille du concierge de la prison s’éprend de lui, tombe dans ses bras, partage sa couche dure, et lui fournit le moyen de s’enfuir sous un déguisement féminin.

Pressé de quitter une famille et un pays si peu indulgents aux fredaines de jeunesse, il part pour la Hollande, où Eugénie s’était réfugiée avec sa mère, s’improvise comédien, et épouse Eugénie.

Le père, en fureur, a une invention macabre : il tue son fils… en effigie. Grâce à sa situation personnelle, il réussit à le faire passer pour mort et à faire dresser par le Tribunal de Calais un acte de décès. Dès que Pigault en est informé, il en appelle au Parlement de Paris, et il est débouté. Lui-même, en quelques lignes, a tiré la morale de cette fantastique histoire.

« Lécuyer, procureur au Parlement, avait barbouillé du papier pendant six mois pour prouver à la Cour que Charles était bien et dûment mort. Cependant, comme il connaissait le défunt et son domicile, il lui fit signifier l’arrêt de la Chambre, avec invitation de l’aller payer sans délai, à peine d’y être contraint par corps. Charles, tout mort qu’il était, fut en personne payer le procureur, afin de ne plus entendre parler de tous les coquins à qui il avait eu à faire dans ce malheureux procès. »

Dès lors il devient Pigault-Lebrun et révèle presque aussitôt un véritable tempérament d’écrivain. Il fait jouer à Paris, au théâtre de la République, un drame qui est sa propre histoire, Charles et Caroline, et met les rieurs de son côté en obtenant un grand succès.

Sa carrière littéraire fut un instant interrompue. En 1792, lorsque la coalition étrangère menaça l’existence de la France, Pigault-Lebrun s’engagea comme simple volontaire dans les dragons de Custine. Tout de suite nommé sous-lieutenant, il montra beaucoup de bravoure et de sang-froid. À la bataille de Valmy, il enleva avec quelques hommes un château à l’ennemi, et éloigna tout un régiment de l’armée autrichienne. Mais dégoûté du pillage éhonté des fournisseurs des armées, il ne tarda pas à renoncer à la carrière militaire, et il reprit la plume.

Sa production littéraire est considérable. Il a écrit environ soixante-dix volumes de romans, dont le plus grand nombre eurent, à leur apparition, le succès le plus franc. En 1792 il publia son premier roman, l’Enfant du Carnaval, qui connut en quelques années de multiples éditions, puis successivement Les barons de Felsheim (1798), Angélique et Jeanneton ; Mon oncle Thomas (1799) ; La Folie espagnole (1801); M. Botte ( 1802) ; La famille Luceval (1806) ; etc., etc. J.-N. Barba, son éditeur et son biographe, publia de 1822 à 1824 ses œuvres complètes en 20 volumes, contenant tous les romans et pièces de théâtre de Pigault-Lebrun parus à cette date, sauf la Folie espagnole et le Citateur.

Tous ses titres de romans, et d’ailleurs aussi bien la tournure de son esprit, accusent un tempérament très nettement romanesque. Cependant Pigault-Lebrun n’a jamais abdiqué les droits de l’observation : il est resté un psychologue, non pas subtil, mais très averti. « On ne crée pas de caractère, a-t-il écrit lui-même dans M. Botte, il faut les prendre dans la nature, parce que, hors la nature, il n’y a rien. »

Un de ses amis et admirateurs, E.-F. Grimaldi, a caractérisé, en quelques lignes heureuses, ce talent personnel si exubérant :

« Pigault-Lebrun ne ressemblait nullement à ces auteurs qui, travaillant d’après leurs devanciers, imitent, compilent, traduisent en quelque sorte, et s’approprient, selon leur caprice ou leur convenance, l’esprit et le talent des autres. Il est toujours lui ; ses ouvrages portent l’empreinte de l’originalité la plus complète et ont le cachet d’une saine philosophie. Je conviens qu’il est parfois libre, que chez lui la plaisanterie va jusqu’à la licence, et que sa gaieté même est souvent de la folie, je dirai presque du cynisme ; mais aussi, comme il sait flétrir le vice et faire aimer la vertu ! Avec quelles armes puissantes il combat le libertinage et la débauche ! Comme les personnages qui se trouvent placés sur le premier plan de ses ouvrages parlent et agissent conformément à leurs caractères vrais et naturels ! Il ne raconte point, il met en action ; il peint en maître les orages du cœur et les passions qui assiègent et tourmentent l’humanité. »

Toutes ces qualités, on les retrouve bien marquées dans la Folie espagnole, « une débauche de gaieté et d’esprit. »

Quant au Citateur, il occupe une place à part dans la production littéraire de Pigault-Lebrun. C’est, a écrit J.-N. Barba, « un chef-d’œuvre de cynisme religieux, où le sarcasme est prodigué avec une verve intarissable, mais dans lequel la raison est trop souvent remplacée par l’esprit ».

Cet ouvrage souleva une violente émotion parmi le clergé et dans tout le parti religieux.

« On a dit de ce livre qu’il est de l’école de Voltaire ; l’analogie est difficile au moins à saisir. Voltaire était déiste, et, il faut bien le dire, dans son Citateur, Pigault est athée. On a dit aussi que ce livre lui avait été commandé par le gouvernement qui s’effrayait des prétentions du clergé. Si le Citateur eût été commandé à Pigault, il est certain qu’il ne l’eût pas fait ; il était de ces gens qui, en ces sortes de choses, n’obéissent qu’à leur fantaisie ; et, somme toute, il s’en faut de beaucoup que le Citateur soit un livre dangereux. C’est de la discussion où les arguments sont spirituels et gais ; peut-être ne méritaient-ils pas la peine qu’on les réfutât sérieusement, et c’était à coup sûr ce dont l’auteur ne s’inquiétait guère.

Le clergé cependant fit grand bruit de la publication du livre ; le cardinal Dubelloy, alors archevêque, témoigna vivement le mécontentement que lui causait cette publication ; il prétendit qu’en ne sévissant pas contre l’auteur, le gouvernement montrait une tolérance coupable ; le pauvre romancier fut excommunié sans doute, et les hauts dignitaires de l’Église, l’état-major, comme disait Pigault, allèrent en corps près de Napoléon, pour lui demander la suppression de l’ouvrage et la punition de l’écrivain.

– Et qu’est-ce donc que ce livre ? demanda Bonaparte, étonné de tant d’émoi pour si peu ; que contient-il de si horrible ?

– Oh ! sire, l’auteur est un athée qui n’a ni foi ni loi.

– C’est mal à lui, sans doute, mais je ne sache pas qu’aucune loi oblige ici un homme à croire.

– Sans doute, sire, il lui est permis de se perdre, mais il attaque ouvertement la religion.

– Ma foi, messieurs, c’est à vous de la défendre !

Et, cela dit, le grand homme tourna le dos à la députation, qui se retira mal satisfaite et décidée à se venger quand l’occasion s’en présenterait. »

Mais Napoléon alla plus loin : il emprunta ce livre comme une arme contre le chef tout-puissant de l’Église catholique, qui avait osé, en 1811, publier un bref agressif. M. de Reiffenberg nous a transmis le souvenir de cette aventure :

« Voici une anecdote que j’ai entendu raconter, il y a des années, par le général baron de Pommereul, alors réfugié à Bruxelles, où il amusait les loisirs de sa vieillesse à traduire Milézia et Martial :

Le 5 janvier 1811, l’empereur convoqua, de grand matin, le conseil d’État. La colère se peignait dans tous ses traits, et les conseillers qui en ignoraient la cause, étaient frappés de stupéfaction et de terreur. Tout à coup il s’adresse avec emportement au comte Joseph-Marie Portalis, fils du célèbre Jean-Étienne-Marie, et qui, chargé en considération de son père, de la direction générale de la librairie, n’avait pas su arrêter la publication dans Paris du bref du pape, relatif au cardinal Maury ; il l’accable de reproches et d’injures très peu impériales et finit par le chasser à coups de pied de la salle des séances. Je laisse à penser si les assistants étaient dans la consternation. Cependant une circonstance plaisante vint se joindre à cette scène d’anxiété et d’effroi. L’empereur, échauffé par l’expulsion qu’il venait d’opérer, arpentait le conseil à grands pas, murmurant entre les dents quelques mots mal articulés, entre autres celui de bigot. Ce qu’ayant entendu le ministre des cultes Bigot de Préameneu, il faisait à l’empereur, chaque fois qu’il passait devant lui, une profonde révérence, comme s’il était question de sa personne.

Quand la fureur de Napoléon fut un peu calmée, il parla de remplacer Portalis. Pommereul comprit qu’appartenant au parti philosophique du conseil, la réaction pourrait bien tourner sur lui les yeux du maître. C’est ce qui arriva en effet ; il fut chargé, séance tenante, de la direction de la librairie et reçut l’ordre étrange de jeter dans le public cent mille exemplaires du Citateur. Le restaurateur de l’Église de France répondait à un bref agressif du pape par un tissu d’impiétés sacrilèges.

Le Citateur, en effet, n’est pas autre chose. La Bible expliquée par les chapelains du roi de Prusse, c’est-à-dire par Voltaire, est, en comparaison, un chef-d’œuvre d’exactitude et d’impartialité. Il est cependant rédigé avec une certaine adresse et consiste surtout dans des rapprochements superficiels, aussi propres à faire illusion à l’ignorance qu’à entraîner l’incrédulité. »

DE RG.

Le Citateur a fait taxer Pigault-Lebrun d’impiété ; ses autres ouvrages, d’immoralité. La Restauration, le second Empire, au nom de la morale, de la religion, de la politique, se sont acharnés contre ses œuvres et ont étouffé son nom, après l’avoir sans cesse présenté comme pornographe. C’est là l’explication de l’oubli immérité dont Pigault-Lebrun a souffert.

Sa vie d’ailleurs, après les fredaines de jeunesse, fut très digne. Touché par les succès du fils qu’il avait renié et rayé de l’état civil, l’intègre magistrat Pigault de l’Épinois avait commis une nouvelle injustice en déshéritant partiellement ses autres enfants au profit de l’écrivain. Mais Pigault-Lebrun n’accepta pas ces générosités, et il partagea la fortune avec ses sept frères et sœurs.

D’un second mariage avec la sœur de Michot, acteur du Théâtre-Français, il eut une fille qui épousa Victor Augier, avocat à Valence, père d’Émile Augier, lequel devait avoir sur la scène française de retentissants succès.

La première édition de La Folie espagnole fut publiée à Paris, chez Barba, en 1799, en 4 vol. in-12. En frontispice de chacun de ces volumes, une gravure anonyme. De très nombreuses rééditions furent faites chez le même éditeur, puis chez Degorce-Cadot. L’ouvrage fut encore réimprimé dans le format in-4° des romans populaires, illustré de gravures de Stahl.

Le Citateur parut pour la première fois en 1803, avec l’indication d’origine « Hambourg », en 2 vol. in-12. Il fut réimprimé en 1810, en 1811 et souvent ensuite ; mais il a été avec le plus grand soin détruit par les énergumènes du parti religieux. Il a d’ailleurs été condamné par la Cour de Paris, le 26 février 1827 : c’était la vengeance des catholiques militants.

Gay et Doucé l’ont réimprimé à Bruxelles en 1879 en un in-12 tiré sur papier vergé et imprimé en vert.

B.V.