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CHAPITRE PREMIER
Le cœur d’une mère
I

Je ne dirai ni où ni quand j’ai connu le baron de Féreste. J’ai pour me taire, à cet égard, des raisons particulières que je ne veux pas énoncer, de peur de faire plaisir à quelqu’un. Mettez, si vous voulez, que c’était au collège, vers l’année 1833. Mon héros comptait alors seize printemps. Il était fort joli garçon, blond, frisé, blanc comme une fille. Cela ne l’empêchait pas d’avoir le coup d’œil vif, et, à l’occasion, la main leste. Que de gourmades il me donnait ! Moi j’avais toujours le dessous. Nous n’en étions que meilleurs amis, tant il est vrai que, pour se faire estimer dans le monde, il faut de toute nécessité avoir fait du mal à autrui. Je me venge aujourd’hui « de mon Pylade » en racontant ses aventures. Je tâcherai que mon récit soit amusant, afin de le désespérer dans la belle chambre de marbre blanc où il réside, enveloppé d’une chemise de plomb, et qui sera son dernier gîte. J’oubliais de vous dire que le baron était mort il y a huit jours. Je me suis donné le plaisir d’assister à ses funérailles. Que ne puis-je assister de même à celles de tant d’autres !… Mais bast ! n’est-il pas plus philosophique de regarder tranquillement ce qui se passe, et de se dépêcher d’en rire. C’est ce que je veux faire désormais.

II

Autant qu’il m’est possible de me le rappeler, la famille du baron était de vieille noblesse. Elle dépensait le triple de ses revenus dans l’honorable but de tenir son rang. Ses terres lui rapportaient à peine deux pour cent. Pour rien au monde elle n’aurait consenti à les échanger contre des rentes, parce que ces terres étaient patrimoniales, et qu’il ne pouvait pas être dit que les terres de Féreste avaient passé entre les mains de quelque croquant. La fortune et les dettes allaient donc de compagnie dans la maison. Cette maison était dévorée par les hypothèques. Le carrossier n’était pas payé, non plus que le grenetier, ni le tailleur. Les livrées, il est vrai, étaient magnifiques, mais les valets tremblaient pour leurs gages. On dit même que les diamants de la comtesse de Féreste, mère de mon héros, faisaient parfois de longues stations au Mont-de-Piété. On comptait sur un riche mariage pour redorer le vieil écusson de la famille. Le jeune baron, seul, pouvait être appelé à contracter ce mariage. Il était fils unique, et l’espoir de son père, de sa mère, de ses tantes, cousins et cousines, – espoir un peu légèrement placé, comme on verra, – était en lui.

III

Sa mère, du temps de Louis XVIII, de littéraire mémoire, avait été fort jolie femme, et elle faisait encore sensation, le soir, quand elle, entrait dans un salon. La douceur de ses yeux, la beauté de ses bras, la majesté de sa démarche, lui conquéraient tous les suffrages. On l’avait très fort détestée lorsqu’elle était jeune ; mais maintenant qu’elle ne portait plus ombrage à personne, c’était à qui célébrerait sa grâce et ses vertus. Moi qui l’ai bien connue, et qui n’ai aucune raison pour me faire d’illusions sur son caractère – elle me recevait avec cette hauteur calculée, savamment mélangée de politesse, qui est le signe incontestable de la supériorité de l’esprit, – je me contenterai de dire qu’elle n’avait qu’un seul défaut, défaut horrible, haïssable. Et ce défaut était qu’elle n’en avait aucun.

IV

Et, en effet, elle était douce comme le lait qui, mélangé à certains poisons, n’en conserve pas moins sa fraîche saveur. Jamais un mot trop vif, même à sa femme de chambre, qui était maladroite et ne la serrait pas comme elle le voulait en la laçant. Jamais une observation désobligeante pour son mari qui, cependant… Mais glissons là-dessus. Une fidélité exemplaire, – depuis l’âge de trente-six ans. – Ah ! dame ! auparavant !… Mais il est plus prudent de n’en rien dire. De l’économie autant qu’il en fallait dans une maison que le maître d’hôtel, qui s’y connaissait, comparait au tonneau des Danaïdes, où la chandelle brûlait par les deux bouts, où l’on mangeait régulièrement, chaque matin, son blé en herbe ; où la poule aux œufs d’or était égorgée aussi bien au boudoir que dans le cabinet de toilette, dans le salon qu’à la cuisine. Et, avec tout cela, pas médisante, mais pas médisante du tout. Au contraire. Une tolérance affectueuse, même pour les plus grands écarts de conduite.

– Pauvre petite femme ! se contentait de dire la comtesse quand on venait lui raconter qu’une de ses amies, des plus intimes, avait été surprise par son mari, dans un costume… avec un sien cousin… qu’on n’aurait jamais soupçonné…

– Pauvre petite femme ! répétait-elle en levant ses beaux yeux au ciel.

Et c’était tout.

V

Sa prudence… Quels exemples pourrais-je citer de sa prudence ! Elle dépassait tout ce qu’on nous a dit au sujet de celle de Salomon, de Solon et de Caton. Composer sa mine, son geste, sa contenance, c’étaient là jeux d’enfant pour la comtesse. Nul mieux qu’elle ne savait voir de quel côté soufflait le vent, ménager la chèvre et le chou, tâter le terrain, marcher sur des œufs, ne réveiller jamais le chat qui dort. Le beau serpent qui tenta Ève, notre grand-mère, et qui nous a coûté si cher à tous, ne se contournait pas avec plus de circonspection autour du pommier de l’Éden que ne le faisait la comtesse autour du mât de cocagne de l’existence. Elle ne se contentait pas de mordre sa langue sept fois avant de parler ; elle parlait le moins possible, presque toujours par monosyllabes. Enfin, elle retenait sa mouture en personne qui veut aller loin, et, même quand elle était seule, occupée à broder ou à lire d’un œil – dormant de l’autre – un numéro de la Quotidienne, elle se tenait toujours sur ses gardes.

VI

Inutile de dire qu’elle était instruite. Qui ne l’était alors – en 1833 ! – elle ne possédait, il est vrai, ni les éléments du grec, ni ceux du latin, et encore moins, si c’est possible, la science des mathématiques. Mais, en géographie, si elle avait vécu trente ans plus tard, elle aurait rendu des points au comte de Bismark, comme en histoire, à M. Duruy. Elle vous faisait le dénombrement des États allemands, alors qu’il n’y en avait ni plus ni moins que quarante, – le mot annexion n’était pas encore à la mode, – comme moi, par exemple, je pourrais vous dire le nombre de solécismes que contient le livre du plus en renom de mes confrères. Et si quelque pédant s’avisait devant elle de demander la date de la bataille d’Azincourt, elle répondait tout aussitôt : 1415. Cette date ainsi trouvée, toute nue et toute bête, produisait sur l’assistance un effet qu’on ne peut décrire. Mais c’était dans les questions médicales, surtout, qu’il fallait juger la comtesse. Elle connaissait le nom de tous les simples, et discutait sur les vertus de la petite centaurée et de la bourrache en personne qui s’était livrée à l’étude de la botanique dès son bas âge. Enfin, comme elle était très charitable, quand un de ses domestiques, mâle ou femelle, tombait malade, elle le soignait elle-même et lui faisait avaler tant de mauvaises drogues, qu’elle en rendait jaloux le médecin.

VII

Ses idées, en littérature, étaient des plus saines. Jamais elle ne donna, comme tant d’autres femmes de son temps, « dans les sottises romantiques. » Casimir Delavigne, Scribe étaient ses auteurs. Et de même, en peinture, elle préférait Paul Delaroche, Horace Vernet, Steuben, et tutti quanti, aux barbouilleurs qui portent les noms de Géricault et Delacroix. Si, en médecine, elle faisait comme on a vu, et assez volontiers, des expériences in anima vili, elle se gardait bien d’en faire dans l’art. Elle n’aurait pas reçu chez elle Victor Hugo, eût-il dû lui payer ses dettes, et si Courbet n’avait été alors un tout jeune enfant et s’il lui avait demandé de faire son portrait, elle aurait pris la chose pour une insulte.

VIII

Dire que la comtesse était morale serait superflu. Elle l’était devenue… par expérience. Avant de se détourner à jamais du fruit défendu, elle l’avait palpé, flairé, examiné, comme fait l’enfant circonspect d’une pomme acide. À trente-six ans elle était donc morale, mais morale comme on ne l’est pas, au point d’en paraître assommante. Jamais le mot « amant » ne sortait de ses lèvres ; encore moins celui de « maîtresse » Le moindre émoi du cœur, le désir le plus fugitif, la pensée amoureuse la plus éphémère, tout cela, doux problèmes de l’âme et des sens, était maintenant du chinois pour elle. Elle paraissait réglée aussi bien dans les mouvements de son esprit que dans sa conduite. Le chronomètre le plus parfait ne se dérangeait pas plus qu’elle. Même quand soufflait le vent d’est, si préjudiciable aux gens nerveux, elle demeurait calme, souriante, et dormait d’un sommeil paisible. À la voir, on eût dit qu’elle n’était pas faite de muscles, de sang et de chair comme nous autres, petites gens, mais de matières résistantes, telles que le jaspe ou le porphyre. Enfin – et c’est tout dire – comme l’altière Montespan, elle se nommait Athénaïs.

IX

Son mari… son malheureux mari, devrais-je dire… Oh ! quel supplice, – oublié de Beccaria, – ce doit être que celui de cornac d’une femme à la mode ! Entendons-nous ici, car je ne veux blesser personne, le sort du comte, convenez-en, n’était pas gai. Songez que, durant trente années, l’infortuné conduisit, chaque soir, sa femme au théâtre, et, de là, dans trois ou quatre salons où l’on faisait de la musique. Qu’il fût souffrant, mal disposé, rien n’y faisait. Il fallait marcher, il marchait. Et toujours sans se plaindre, sans proférer même un soupir. Personne ne lui avait jamais accordé la moindre attention. Dans les maisons qu’il fréquentait le plus assidûment, on le connaissait à peine. Il s’effaçait et on l’effaçait. Il était enfin, et de toutes manières, ce que, dans les pays constitutionnels, on nomme officiellement « le mari de la reine. »

X

Eh bien ! cet homme cependant n’était pas nul. Il était résigné, voilà tout ; mais résigné de façon farouche, comme on peut l’être à ce qu’on sent irrévocable ; comme le sont les forçats au bagne, les poitrinaires à la phtisie, les aveugles à la cécité. Et résigné à tout, remarquez bien, à la ruine de sa maison comme à l’insipidité de son existence. Pas de cercle, pas d’amitié, pas de passion, pas de liaison ! Non. Le monde ! toujours le monde ! Toujours en habit noir, avec des bottes vernies, des gants beurre frais et l’horrible cravate blanche. Toujours dans sa voiture, parcourant, à cinq heures, l’avenue des Champ-Élysées – on n’allait guère alors au bois de Boulogne. – Et toujours chaque nuit, loin, bien loin de sa chaste épouse, il s’endormait d’un sommeil lourd, ne cherchant même plus à se soustraire à lui-même en se réfugiant dans le monde des rêves.

XI

Pendant longtemps, il s’était dit, non sans intelligence : – Évidemment, ma femme est incorrigible. Si j’essaye de lui résister, elle me le fera payer cher. Elle dira, par exemple, que j’ai des vices. Ou elle me fera passer pour un maniaque. Elle m’a déjà rendu douze fois ridicule. C’est suffisant pour un homme seul. Si elle se mettait à me diffamer ! Une femme comme elle ! si bien posée ! Le monde n’aurait qu’à la croire !… – Ô vanité ! que de lâchetés tu nous coûtes ! – Le comte en arriva à espérer que sa femme pourrait bien attraper quelque nuit, en sortant du bal, une bonne fluxion de poitrine. Mais point ! Athénaïs avait, des poumons de bronze. Alors, il fit comme le bouvreuil en cage, qui d’abord pousse des cris plaintifs, puis enfin se met à chanter.

XII

Il arriva cependant un jour où le comte crut devoir manifester quelques soupçons de volonté. Ce fut à l’occasion de l’éducation de son fils Arthur. La comtesse, si on l’eût écoutée, au lieu d’un homme, aurait fait du vaurien une femmelette. Ni ledit vaurien, ni son père n’entendaient de cette oreille-là. L’un se battait avec ses camarades ; l’autre disait tout bas qu’il faisait bien. La comtesse avait beau lever les mains au ciel quand son fils, le dimanche, lui arrivait avec un œil poché, le comte se mettait à rire : « Il en verra bien d’autres ! » murmurait-il. Cela jetait un froid dans le ménage. Ce qui faillit brouiller les deux époux, ce fut le choix des premières lectures de mon ami. La mère voulait le condamner, à perpétuité, au récit des amours d’Éponine et de Sabinus. Le père haussait les épaules. Le hasard fit qu’un jour il oublia d’ôter la clef de sa bibliothèque. Arthur avait quinze ans alors. Il choisit Paul et Virginie, les Confessions de Jean-Jacques-Rousseau, et emporta les livres sous sa veste. Le malheureux ! » ces chefs-d’œuvre causèrent sa perte. Il les lut, les relut, et, de turbulent qu’il avait été, il devint tout soudain rêveur.

XIII

Justement, comme il s’abreuvait « du doux poison » de la littérature, l’époque des vacances arriva et ses parents le conduisirent à la campagne. Ils possédaient, entre autres châteaux grevés d’hypothèques, une manière de rendez-vous de chasse, aux environs de Meulan, au bord de la Seine. Le site, quoique agréable, est un peu sec. Il y a cependant, au-dessous du pont, une île d’environ une lieue de long, qui leur rapportait peu de chose, mais qui était si fraîche et si coquette que les gens du pays l’avaient nommée l’Île-Belle. Là, du temps du Régent, un académicien, Jean-Paul Bignon, abbé de Saint-Quentin, – qui se souvient de lui maintenant ! – auteur des Aventures d’Abdalla, fils d’Hanif, avait été envoyé en exil. Il fit de sa prison le plus ravissant des jardins. Un pavillon galant s’élevait à chaque extrémité de l’île. L’abbé entoura l’île d’une verte ceinture. Cette ceinture se composait d’aulnes et de peupliers.

XIV

En 1833, les aulnes et les peupliers, plantés sur soixante de front, avaient si bien poussé, qu’il était impossible d’en trouver de plus beaux à moins de cent lieues à la ronde. On aurait dit de hautes colonnes de cathédrale supportant un grand dais de feuilles, lequel, constamment agité aux souffles de l’air, était tout plein de mystérieux chuchotements. Une plaine s’allongeait au milieu de l’île. La ferme, construite avec les débris du château où mourut l’académicien, s’élevait sur l’un des côtés. Que tout cela est triste aujourd’hui ! Les arbres sont abattus. Là où poussaient les chèvrefeuilles et les rosiers, on ne voit plus que des orties et toute sorte de « mauvaises herbes. » Les pavillons eux-mêmes sont démolis. C’est ainsi que vont toutes choses. Les unes disparaissent, les autres enlaidissent. Et personne ne s’en soucie.

XV

Je crois vous avoir dit qu’Arthur était beau garçon. Quand il avait seize ans surtout, le visage d’aucune femme, si belle qu’elle fût, n’aurait pu rivaliser avec le sien. Ses traits avaient une pureté ! son teint une fraîcheur ! on aurait dit des lis et des roses. Et avec cela, un air fier, quelque chose de souverainement aristocratique, – qu’il tenait de sa mère, – dans le regard et la démarche. Ajoutez-y ce nuage de rêverie que l’écolier devait à ses lectures. Il était grand, bien découplé, avec de longs cheveux flottants et des petites mains. Quand il vous regardait de son œil bleu, on devinait en lui je ne sais quelle gênante supériorité. Et quand il voulait être aimable, – c’est-à-dire quand il croyait avoir un intérêt quelconque à vous captiver, – pour les hommes comme pour les femmes, – il était réellement irrésistible.

XVI

Il y avait trois jours qu’il était en vacances et qu’il recommençait en cachette, pour la dixième fois, la lecture si passionnée des premières amours de Jean-Jacques ; – sa mère, pendant ce temps, faisait des visites dans le voisinage, et son père ne faisait rien, – lorsqu’il se sentit pris d’une soudaine passion pour la chasse. L’Île-Belle était giboyeuse. Il y avait surtout, entre autres bêtes innocentes, un très grand nombre de lapins. Sauter sur un fusil, siffler sa chienne qui dormait le ventre au soleil, fut, pour Arthur, l’affaire d’un instant. Il n’hésitait jamais dans ses résolutions, et lorsque son désir était éveillé, il fallait qu’il fût satisfait, coûte que coûte. Les voilà donc tous deux, la chienne et l’enfant, dans un bateau, se dirigeant vers l’île où le courant portait. Ils débarquèrent au pied de la ferme.

XVII

Dans cette ferme, il y avait nécessairement un fermier. Il y avait même une fermière. Tous deux étaient âgés, mais braves gens. Ils avaient du bien au soleil. Ils travaillaient, non comme des nègres, – les fils de Cham ne s’exténuent guère, – mais comme des forçats ou des journalistes, d’abord pour n’en pas perdre l’habitude, ensuite, parce qu’ils avaient une fille, qu’ils voulaient que cette fille fût riche, heureuse, qu’elle fît un bon mariage, c’est-à-dire qu’elle épousât quelque chose de mieux qu’un paysan. Chacun de nous cherche à s’élever, comme si le bonheur ne résidait que sur les sommets et qu’il n’y eût, dans les vallées, que peine et souffrance. C’est notre vanité qui veut cela. Que notre vanité est sotte ! J’ai toujours vu les petits serviables et toujours les grands soucieux. Aussi, entre tous les désirs que peut former un homme libre – sans que cela l’engage à rien – je n’ai jamais caressé celui d’hériter d’autant de millions qu’il en dort dans les caves de la Banque de France, ni de régner sur mon pays, ni même d’être un beau ténor. Ce qui m’irait à moi, si j’étais maître de mon sort, ce serait de mener la triomphante existence des patriarches.

XVIII

Songez à ce que c’est qu’une telle vie ! Libre d’abord et souverain ! Être tout pour autrui, une sorte de Providence. Se faire sa loi à soi-même. N’avoir pas de ministres, pas de chambre législative, et, de même, pas d’audiences à refuser, ni de journaux à surveiller. Personne dont la vue puisse vous offusquer. Deux cents enfants ! ! ! Les voir pousser autour de soi comme le chêne altier qui étend ses longs bras sur ses sauvageons afin de les tenir à l’ombre. Un monde de troupeaux. Un autre monde de serviteurs. Une sagesse douce et tolérante qui vous vient de l’étendue même de votre pouvoir. Enfin la vie errante et au grand air !… Sans compter que, dans ce rôle de Booz dont l’idée me charme, plus d’une Ruth pourrait venir glaner dans mes champs.

XIX

Revenons à la fille de notre fermier. Elle se nommait Flore, et, comme la déesse qui lui tenait lieu de patronne, elle se trouvait alors dans tout l’éclat de la jeunesse. Elle avait un beau front doux et satisfait, une bouche gracieuse et souriante, des yeux bleus, un nez aquilin et de blonds cheveux crêpelés. Zéphyre lui-même qui, comme on sait, épousa la fille de Niobé et d’Amphion, n’aurait pas dédaigné de poser un baiser sur les lèvres de la Flore de l’Île-Belle. Quand elle passait dans les prés, avec sa jupe courte, son corsage de futaine blanche, les bras tout nus jusqu’aux épaules, trottant menu, elle était si accorte et si gentille, qu’on avait plaisir à la voir. Rien de grossier en elle et qui sentît la fille des champs. Elle avait reçu quelque instruction, chez les sœurs. Ses parents l’adoraient. Ils n’auraient pas souffert qu’elle travaillât, même pour repriser le linge de la ferme. Il est vrai que la pauvre Flore avait été, pendant longtemps, bien mal portante. On ne savait ce qu’elle avait.

XX

Les commères prétendaient que sa nourrice, ayant éprouvé un saisissement qui fit tourner son lait, il en était résulté pour l’enfant « une maladie noire. » Les médecins disaient tout simplement qu’elle avait de la peine à se former, et qu’il suffirait d’un mari pour la tirer d’affaire. Sa mère ne disait rien et soupirait. En voyant sa fille toute blanche, prise qu’elle était d’interminables langueurs, puis s’exaltant et prononçant des mots sans suite, comme une hallucinée, elle se demandait naïvement ce qu’elle avait pu faire au ciel pour qu’une enfant si belle fût prise de ce mal étrange. Flore, en dehors de ses accès, ne paraissait ni triste ni malade. Mais chacun, à la voir, la comparait involontairement à une tendre fleur. Et elle était fleur, en effet, par son exquise sensibilité, comme par son nom.

XXI

Un rien la faisait pleurer, moins que rien la faisait sourire. Elle subissait, dans sa santé, l’influence du temps, comme un baromètre. Le vent d’est l’énervait, la pluie l’assombrissait. L’hiver, elle se tenait frileusement au coin du feu, sans regards, presque sans paroles. Elle s’éveillait au printemps, et alors, les chants des oiseaux, les suaves caresses de l’air la rendaient joyeuse. Elle écoutait les voix qui passaient dans les chuchotements de l’onde et dans les murmures des feuilles. Mais, tout cela, en elle, était fragile et délicat comme elle-même. De même qu’il suffit d’une goutte d’eau pour noyer une libellule, de même une peine de cœur, si légère qu’elle fût, devait suffire pour accabler Flore. Chacun le pressentait autour d’elle et s’exerçait à lui rendre la vie paisible. Donc, pendant que son brave homme de père rentrait ses récoltes et que sa mère se confinait dans sa basse-cour, Flore voltigeait de çà et de là, dans l’Ile Belle, comme une fauvette. Pour mieux dire, elle ne faisait rien.

XXII

Or, c’est péril pour une fillette de quinze ans que de ne rien faire, car alors le démon, vieil ennemi de nos premiers parents, et qui se tient toujours à l’affût pour guetter les cœurs, y jette d’obscures pensées. Flore, jusqu’ici, avait été dans la situation du baril de poudre que le hasard a tenu loin des étincelles. Mais le salpêtre que toute femme a dans les veines n’attendait chez celle-ci qu’une occasion pour s’enflammer. Ce jour-là, justement, – le temps était à l’orage, – Flore éprouvait je ne sais quoi d’anxieux et de charmant. Son cœur battait plus vite que d’habitude, elle avait mal à la tête. Elle s’était amusée à tresser dans ses blonds cheveux une couronne où le coquelicot se mariait gracieusement aux bluets et aux brins de paille. Ainsi coiffée, elle se promenait au bord de l’eau. Une fleur de nénuphar, toute large ouverte, qui poussait là, sur une langue de sablé fin, excita sa convoitise. Et la voilà qui, jetant les yeux autour d’elle pour voir si elle n’était pas aperçue, se déchausse, met le pied dans l’eau, et, soulevant de ses deux mains son jupon court, afin de ne pas le mouiller, – et non, grand Dieu ! pour montrer aux goujons qui flânaient par là ses jambes de nymphe, – s’avance sur le sable dans la direction de la fleur.

XXIII

Arthur, en ce moment, cheminait juste à point sous les aulnes, à dix pieds au-dessus de Flore. Elle ne l’avait pas vu, mais lui la voyait bien. Cela lui fit un singulier effet de se trouver tout seul auprès de cette fille, coiffée de fleurs, et dont les pieds, si blancs, brillaient dans l’eau. Il retenait son souffle pour mieux la voir. C’était la première fois que les rêves qui étaient nés de ses lectures se levaient poétiquement devant lui. Songez que ces lectures étaient toutes champêtres, que le récit du bain de Virginie l’avait troublé. Une dame du monde élégamment vêtue et cérémonieuse, avec des gants, des bas et un air méprisant, n’aurait rien dit, peut-être, au cœur du jouvenceau. Mais cette fille, si fraîche – et si peu vêtue ! – saint Antoine lui-même, aurait en cette occasion, comme vous et moi, risqué un œil. Ce fut la faute de sa maudite chienne si mon ami détourna le sien. La chienne venait de faire lever un lapin, et le lapin sautant du train de derrière, se sauvait dans l’herbe. Arthur, entre deux tentations, succomba à la plus banale. Il épaula prestement son armé et lâcha son coup de fusil.

XXIV

Au bruit de la détonation, Flore leva brusquement la tête. Oh ! qu’elle était charmante alors, avec son air effarouché, ses mains tremblantes, mais qui ne lâchaient pas sa jupe, et la rougeur subite qui colorait son doux visage ! Vraiment, un peintre qui l’aurait vue dans cette pose se serait empressé, rentré chez lui, de reproduire sa gracieuse image sur une toile. Moi qui n’étais pas là, je n’en parle que par ouï-dire. Cependant, il faut croire qu’Arthur se sentit le cœur pris, car, sans se soucier du gibier qu’il avait tué, il saisit une branche de saule et se laissa tomber auprès de Flore.

XXV

Entre deux jeunes gens – presque deux enfants – la connaissance est bientôt faite. Pas n’est besoin de s’appesantir sur les détails de la première rencontre de ceux-ci. À partir de ce jour, Arthur ressentit pour la chasse une passion que sa mère n’essaya pas de combattre, car toute passion, dans la pensée de cette femme experte, était salutaire, si elle devait avoir pour effet de vous distraire de l’amour. Chaque jour donc, après déjeuner, Arthur se rendait à l’Île-Belle. Il causait poules et dindons – car il n’était pas sot – avec la fermière ; il parlait fourrage et moisson avec le fermier. Ce qu’il disait à Flore, qui se trouvait toujours sur son chemin, nul n’a le droit de le demander, mais il est trop facile de le deviner. Il lui disait tout ce qui lui passait par l’esprit, hormis cette phrase, si simple à prononcer, et qui aurait été si bien en situation : « Je vous aime ! » Une telle phrase lui paraissait un monde à soulever. On est fort timide à seize ans, et la lecture de Jean-Jacques et de Bernardin de Saint-Pierre, tout en vous révélant certaines choses fort indiscrètes, ne me semble pas faite pour vous délier la langue.

XXVI

Quoi qu’il en soit, après une période d’intimité quasi fraternelle, une certaine réserve s’établit dans leurs relations. Ils rougissaient en se voyant ; puis ils tenaient les yeux baissés. Si on les laissait seuls ensemble, leur embarras croissant, ils perdaient toute contenance. Flore, cependant, – était-ce parce qu’elle était femme, faible d’esprit, ou qu’elle avait un an de moins que mon ami, – avait toujours dans la physionomie une certaine tendresse, et les paroles qu’elle lui adressait ne laissaient pas d’avoir une signification détournée et un peu flatteuse. Savait-elle ce qu’elle voulait ? Et voulait-elle quelque chose ? Ce n’est pas à moi de le dire. Le fait est qu’elle se trouvait bien à côté d’Arthur, et que, lorsqu’il n’était pas là, elle se sentait tout esseulée.

XXVII

Que faisaient-ils ? ils s’en allaient au loin se promener sous les grands aulnes. Autour d’eux les fougères montaient avec leurs dentelles élégantes, et le monde de feuilles qui se froissaient à cent pieds au-dessus de leurs têtes, faisait tomber sur eux une ombre inviolable et pleine de mystère. Arthur admirait Flore tout en marchant, et Flore regardait Arthur. L’une était si gracieuse dans la simplicité de ses manières et de son esprit ! L’autre était si vif et si beau ! On les eût dits, au costume et aux formes du langage près, sortis du même nid. Si ce n’avaient été les conventions sociales – choses que je respecte à l’égal des articles de foi – je dirais qu’ils étaient véritablement faits l’un pour l’autre.

XXVIII

Parfois ils s’asseyaient, – Flore sur une souche d’arbre, que des mousses d’émeraude recouvraient d’un tissu léger, et Arthur à ses pieds, sur un tapis de violettes en fleur – et ils causaient alors de toute chose, hormis d’eux-mêmes. On ne note pas plus les babillages de deux amants innocents et jeunes que le chant des roitelets et des loriots. Ils ont la même insignifiance et le même charme. Ils sont faits pour toucher, non pour instruire. C’est l’accent qui les rend si compréhensibles. Il y a, au surplus, dans la voix d’une personne aimée, une musique plus harmonieuse que celles de Mozart et de l’angélique Weber. Malheur à qui ne s’est jamais senti le cœur remué par les notes de cette musique si captivante, qui s’exhale des lèvres parfumées d’une jeune femme ! Celui-là, il n’a rien d’humain, dans le sens noble de ce mot, et je le crois capable de toutes les bassesses.

XXIX

Loin de Flore, mon ami éprouvait des sensations inconnues et très émouvantes. Silencieux, agité, oppressé, rêveur, il fuyait toute société. La nature seule le reposait un peu de lui-même. Il y a une grande différence entre lire, à seize ans, un récit d’amour, ou se débattre dans les affres délicieuses de l’amour même. Arthur errait dans la campagne. Son âme alors se soulevait en lui et s’exaltait. La nuit, il se levait et regardait la lune et les étoiles. Il était mal partout, troublé partout. Dans l’égoïsme de sa passion, il sentait bien que « quelque chose » lui manquait. Mais, malgré les révélations que ses camarades lui avaient faites au collège, – et qui n’avaient aucun rapport avec les racines grecques, – ce quelque chose le remplissait de crainte et d’effroi. Ainsi, le jeune conscrit qui va au feu pour la première fois, éprouve avant de recevoir la première décharge des ennemis, – quelque brave qu’il soit du reste, – une appréhension singulière.

XXX

Quant à Flore, il me serait plus difficile encore de décrire ses sensations. Il me faudrait pour cela, du moins, trouver un choix de mots que ne comporte pas la mille fois trop sèche et trop académique langue française. Analyse-t-on l’impalpable ? L’insaisissable peut-il s’exprimer ? Allez donc rechercher ce qui se passe dans le cœur d’une vierge dont l’esprit hésitant se débat entre l’hallucination et la raison, et qui alors la livre presque sans défense aux perfides sollicitations du cœur et des sens ! Touchante fille ! de même que les ramiers qui roucoulaient au haut des arbres de son île, son instinct seul la conduisait. Heureusement pour elle, il y avait quelque chose d’assez pur dans cet instinct pour la préserver d’elle-même.

XXXI

C’est ainsi qu’ils passèrent le mois de septembre et la première partie du mois d’octobre. Leurs caresses n’allaient pas plus loin, alors, qu’un tendre serrement de mains dans les occasions pathétiques. L’idée seule d’un baiser les aurait fait mourir de honte. Songez donc ! À seize ans ! c’est une chose énorme qu’un baiser appliqué dans la solitude sur la joue veloutée d’une vierge ! Il est vrai que, plus tard, on ne se laisse plus arrêter par de sottes considérations, – sans cela où en serait la perpétuité de l’intéressante race humaine, mon Dieu ! – et qu’on prend l’habitude de se présenter aux belles dames, les lèvres en avant, comme un enfant qui fait la moue. La comtesse de Féreste ne se doutait de rien, non plus que le fermier ni la fermière. La première se disait bien que l’amour de la chasse retenait trop souvent son fils loin du logis, mais cela ne l’inquiétait guère. Quant aux derniers, ils ne voyaient dans mon ami qu’un bel enfant, et cela les flattait, d’ailleurs, que celui-ci daignât se plaire avec leur fille.

XXXII

Eh bien, tout cela montre une fois de plus que les personnes les plus intéressées à découvrir certaines choses, sont invariablement les dernières à les deviner. Quand on s’en aperçoit, de ces choses-là, il est généralement trop tard pour y porter remède. Que de maris auraient évité le sort de Louis le Hutin, qui, – si l’on en croit la Grande Chronique de Saint-Denis, – eut le front décoré dans la tour de Nesle, s’ils avaient su s’y prendre à temps. Marguerite, il est vrai, expia ses péchés au Château-Gaillard, et son bel ami fut écorché vif. Mais, vous en conviendrez, ces cruautés gothiques ne supprimaient pas le passé.

XXXIII

J’écris, comme Quintilien – puissent me pardonner les mânes du rhétoricien ! – « pour raconter et non pour prouver, » et j’espère m’en trouver bien. Cependant, sans vouloir m’écarter d’une si sage règle de conduite, je dirai que le jeune Arthur, en cette affaire, agissait en enfant irréfléchi et de peu de cœur. Il devait bien savoir, en effet, qu’on ne fait pas naître impunément une passion chez une fille, cette fille ne fût-elle qu’une paysanne, et ! que les conséquences probables d’une telle passion, devaient lui incomber, à lui, tout entières. Lorsque plus tard, il me conta son aventure, avec toutes les suites qu’elle devait avoir et que je transcrirai tout à l’heure, je ne pus m’empêcher de lui exprimer mon indignation en termes fort vifs.

– Que voulez-vous ! me répondit-il. Vous avez mille fois raison. Mais si on réfléchissait à ce qu’on fait, en de telles occasions, on ne courtiserait jamais aucune femme, et cela, vous en conviendrez, est tout à fait impraticable.

XXXIV

Un jour, – attention ici, lecteur ! – c’était vers le milieu du mois d’octobre, et, ce jour-là, on aurait dit que toute la nature conspirait pour conduire à mal deux malheureux enfants qui n’auraient pas demandé mieux que de rester sages. Le ciel, suavement pommelé de blanc et de bleu, glissait, par un insaisissable mouvement, du Sud au Nord, et des troupes de corneilles, fouettant les airs de leurs longues ailes, s’ébattaient joyeusement au haut des arbres. Il y avait une douceur dans l’atmosphère ! Une sorte de recueillement ! On se serait cru au printemps. Partout les folles branches de la ronce et des clématites s’étalaient dans la belle lumière. Les violettes refleurissaient. Il y avait même quelques dernières roses. Elles dressaient coquettement dans la verdure sombre, leurs fronts pourprés.

XXXV

Je ne sais si vous pensez comme moi, qu’il n’est rien dans le monde, de plus charmant, qu’une belle journée d’automne. De telles journées, je ne puis m’empêcher de les comparerai ces femmes qui, dans leur jeunesse, ont brillé de tout l’éclat de la beauté sur la scène du monde, et qui atteintes enfin par les premières égratignures de l’âge, – cet âge affreux qui n’épargne personne, – s’efforcent de lutter pour se maintenir dans leur grâce quelques jours de plus. C’est alors qu’elles ont recours à d’ingénieux artifices : ne se montrant jamais qu’à contre-jour, ne sortant que le soir, égalisant leur teint en abaissant sur leur visage un léger voile, et, prenant un de ces airs doux qui semble une protestation secrète et résignée contre la cruauté du sort. Quand on rencontre de telles femmes, on se dit involontairement, – c’est peut-être une erreur, – qu’elles sont capables d’aimer bien mieux que les jeunes, qu’elles doivent avoir en réserve des trésors d’expérience et de charité. Il en est de cela comme de toute chose : ce qui finit est plus touchant que ce qui commence ; jamais les matins souriants ne nous émeuvent comme les beaux soirs.

XXXVI

Arthur et Flore étaient assis dans l’un des pavillons dont j’ai parlé, et qui, dit-on, – mais cela doit être un mensonge, – avait été témoin de bien des scènes galantes dans le courant du siècle dernier. Je n’entends pas semer ici de perfides insinuations sur les mœurs de l’abbé Bignon. Il était académicien ; – il était même un peu homme de lettres, – et, comme tel, je le respecte. Mais, vous en conviendrez, cet élégant réduit, enfoui sous les arbres, au bord d’une eau discrète, avec ses grandes nymphes de marbre, ses déesses peintes en grisaille, et les amours qui les lutinaient, était singulièrement choisi pour s’y livrer à d’ascétiques rêveries. Quoi qu’il en soit, il y avait une chaise dans ce pavillon, – s’il n’y en avait qu’une, ce n’est pas ma faute, – et sur cette chaise Arthur était assis ; il tenait Flore sur ses genoux.

XXXVII

Je ne puis dire comment ils se trouvaient là plutôt qu’autre part. Il est certain qu’il ne pleuvait pas et que nulle raison particulière ne les avait obligés à se blottir dans cette retraite. Flore pleurait. Pourquoi pleurait-elle ? Ô vous, esprits chagrins, toujours enclins à croire au mal, gardez-vous de vous récrier. Ce que vous supposez, ce que vous voudriez peut-être qui eût été pour m’en faire un reproche, n’avait pas existé, et vous en créez pour vos frais de suppositions malveillantes. Flore pleurait parce qu’elle pleurait, et Arthur s’efforçait de la consoler.

XXXVIII

Que voulez-vous ! il est des instants dans la vie où l’on se sent, plus que d’autres jours, prédisposé à la tristesse. On ne sait pas ce qu’on éprouve, mais on est malheureux ; on souffre ; et, comme le lierre qui ne pourrait vivre s’il n’enlaçait ses longs rameaux à l’arbre qui l’avoisine, on cherche vaguement un cœur ami pour se réconforter à son contact. Quoique Flore, depuis le jour où elle avait, pour la première fois, rencontré « l’ami de son cœur » n’eût pas donné le plus faible signe de perturbation mentale – si ce n’est toutefois celui d’aimer ainsi un beau jeune homme, – elle se trouvait toujours sous l’influence du mal singulier qui se manifestait chez elle par un excès de sensibilité. Arthur ne l’avait jamais vue dans cet état d’énervement passionné, où, tout entière, elle semblait vouloir s’élancer hors d’elle-même. Aussi supposait-il qu’il lui était arrivé quelque malheur.

XXXIX

Et alors, comme nous aurions tous fait à sa place, il se mit à l’interroger. Que pouvait-elle lui répondre ? Elle répondit par des pleurs. L’autre la prit sur ses genoux, – la douleur, la pitié nous enseignent parfois d’étranges choses, – Il lui jura qu’il n’avait jamais aimé qu’elle, – en vérité, il eût été bizarre qu’il en fût autrement ! – qu’il n’en aimerait jamais d’autre, – on dit toujours cela en ces occasions, et ce qu’il y a de pis, on se croit. – Puis il lui noua ses bras autour de la taille, et, dans cette position charmante, – la seule où véritablement un homme de cœur et d’esprit se sente à son aise, – il s’aperçut que, depuis deux mois, il avait bien perdu du temps.

XL

Flore était vertueuse, et Arthur avait de l’honneur. Malheureusement, en cet instant suprême, ils éprouvaient de trop poignantes préoccupations pour pouvoir songer au péril. Sans se douter de l’énormité de ce qu’elle faisait, la jeune fille s’appuya sur l’épaule d’Arthur. Ainsi penchée, avec son doux visage noyé de larmes et ses cheveux épars, elle ressemblait à un saule coupé, ou, mieux, à une naïade éplorée qui mire sa douleur dans les flots d’une source. Arthur s’empara de sa main. Il pressa cette petite main avec une tendresse fort peu fraternelle. Puis, comme ses larmes lui faisaient peine, de ses lèvres brûlantes il lui donna un long baiser.

XLI

En ce moment, l’ange gardien de Flore couvrit ses yeux de ses deux ailes. Et, en effet, il y avait là, pour un ange, un spectacle qui ne pouvait guère être supporté. La vierge avait rougi sous le baiser. Tout son corps frémissait comme celui d’une couleuvre sous la première atteinte de son ennemi le porc-épic. Arthur, lui, commençait à perdre la tête. Il ne supposait pas qu’il fit du mal. Sans cela, je veux croire qu’il n’aurait pas hésité à se soustraire à l’attraction qui le retenait. Sa situation lui paraissait la plus douce de toutes, la plus enviable. C’est pourquoi il ne songeait pas à la faire cesser.

XLII

Tant il est vrai que les deux innocents étaient dans un grand désordre, et qu’une minute allait suffire pour consommer à jamais leur perte. Les baisers, maintenant, s’échangeaient avec une passion qui tenait du vertige. Hélas ! quand deux êtres s’adorent, et qu’ils sont jeunes, il leur est difficile de s’arrêter sur la limite étroite qui sépare l’immodestie de la sagesse ! Déjà la voix de Flore ne balbutiait plus que des mots sans suite, lorsqu’à l’entrée du pavillon, sans qu’aucun bruit de pas l’eût annoncé, quelqu’un vint se dresser de toute sa hauteur. Dieu tout-puissant ! c’était madame de Féreste. Elle demeura stupide de surprise en arrêtant les yeux sur la fille et sur son amant.

XLIII

Pourquoi, aussi était-elle sortie ce jour-là ! Quelle diable d’idée lui était poussée d’aller parcourir l’Île-Belle ! Il y avait longtemps qu’elle n’avait visité cette île. Et puis, elle s’ennuyait. Il faisait beau. L’idée de faire une promenade l’avait séduite. Quand le hasard veut nous jouer un tour, il ne manque jamais de disposer toute chose pour réussir. La comtesse, qui aurait si bien pu rester chez elle, – tant d’occupations l’y retenaient ! – pria donc son mari de l’accompagner. L’autre ne se fit pas prier. On sait qu’il était très docile. Quand ils furent débarqués dans l’île, le pavillon attira leur attention. Et c’est ainsi qu’ils furent admis à contempler une scène charmante. Arthur se serait bien passé de leur présence, et la pauvre Flore encore mieux.

XLIV

Les mères, on le sait, ne redoutent rien tant que la précocité chez leurs garçons. Celle-ci, spécialement – je ne sais pas pourquoi, – n’admettait pas qu’on fût un homme, et surtout qu’on agît en homme, avant de porter de la barbe. Son premier mouvement fut donc magnifique. Elle se tourna vers son mari, et, d’un geste lui montrant le groupe : – Voilà, s’écria-t-elle, le résultat de l’éducation que vous donnez à votre fils !

Le mari, confondu, écarquillait des yeux énormes. De mauvaises langues ont dit, depuis, qu’il aurait voulu être à la place d’Arthur. Flore était ravissante dans sa stupeur et son désordre. Au cri de la comtesse, elle s’était dressée en sursaut ; elle ne savait ce que c’était que cette femme à l’air majestueux, qui la regardait avec colère. Et pendant que son bel ami s’élançait courageusement au-devant d’elle, elle se détournait anxieusement, afin de cacher sa rougeur.

XLV

– Ma mère ! fit Arthur, – lequel avait encore la mémoire toute pleine des chefs-d’œuvre qu’il avait lus, – je vous en prie, respectez cette jeune fille. Elle m’aime, je l’aime. Jamais ! oh ! non, jamais créature céleste !… je le jure, elle sera ma femme !

Ceci, convenons-en, était mal trouvé, la comtesse ne comptant que sur le mariage de son fils pour relever les affaires de la famille. Elle ne réfléchit donc pas que ce qu’elle entendait était aussi ridicule qu’ingénu, et qu’il y aurait véritablement mauvaise grâce à elle de prendre trop au sérieux un si bel accès d’enthousiasme. Et de même, elle ne réfléchit pas non plus qu’elle n’aurait guère aimé jadis qu’on la gênât dans ses amourettes. Elle ne vit que trois choses dans cette galante équipée : la première, que son fils avait seize ans ; la seconde qu’il parlait mariage d’une façon vraiment saugrenue, puisqu’il n’aspirait à rien moins qu’à épouser une paysanne ; la troisième que Flore était belle. Et, en vertu de cette haine si légitime que toute femme « sur le retour » porte instinctivement à toute fille jeune et jolie elle agit avec cruauté.

XLVI

– Vous partirez, monsieur, demain matin, et vous ne reverrez jamais cette péronnelle !

À cet ordre brutal, qui n’admettait pas de réplique, un cri plaintif seul répondit. C’était le cri de la colombe blessée, alors qu’elle voit son sang tacher de rouges gouttelettes ses plumes blanches ; alors qu’étendant les deux ailes, l’œil mourant, les pattes cassées, elle tourbillonne dans l’air, traçant de longs, circuits, et tombe enfin comme une pierre, rebondissant de branche en branche. Flore, elle aussi, était tombée. Elle s’était affaissée sur elle-même, et maintenant son corps charmant demeurait là, gisant, comme une draperie. De tout ce qu’elle avait été, de sa grâce virginale, il ne restait plus rien qu’une chose inerte.

XLVII

Elle n’avait pu proférer un mot. Frappée au cœur – ce cœur par qui, seul, elle vivait, – elle était là, et la folie, l’aérienne folie de la sœur de Laerte l’avait prise. Ses yeux regardaient tout et semblaient ne rien voir. Elle s’était soulevée sur une main. De l’autre, elle écartait ses blonds cheveux qui masquaient son visage. Arthur tendait les bras vers elle. Elle le repoussa doucement. Puis, légère, sur la pointe des pieds, elle glissa comme un fantôme et disparut au loin sous les chèvrefeuilles. Un mot l’avait assassinée. En vérité, quand je songe à cette lugubre aventure, je ne puis m’empêcher de croire que ce monde a été fabriqué exprès pour les brutes. Une créature sensible n’y peut vivre.

XLVIII

On ne se console de rien plus facilement que des peines d’autrui. La comtesse, effrayée d’abord, prit philosophiquement son parti d’une affaire dont elle n’attendait rien d’agréable ou de profitable. Le même soir, elle eût une longue conversation avec son mari. Arthur, en chemise, pieds nus, s’était levé, se méfiant de quelque chose, et il écoutait à la porte. Ce n’avait pas été sans peine que sa mère, malgré l’empire despotique qu’elle exerçait sur son entourage, était parvenue à le soumettre. Le jeune baron avait un caractère très opiniâtre. Il ne pouvait admettre qu’on l’empêchât de revoir Flore. Il n’avait rien dit, tout d’abord. Mais quand, le soir, le bruit se répandit dans le château que la jeune fille était devenue folle, il s’emporta, fit à sa mère de violents reproches, pleura, frappa du pied, s’arracha les cheveux, et, en manière de conclusion, finit par dire :

– Je me tuerai !

XLIX

On dit toujours cela, quand on se trouve dans une de ces situations où tous les sentiments, surexcités par une irréparable douleur, s’exagèrent et se révoltent. On dit toujours cela, et on ne se tue pas. J’ai connu cependant un homme qui se débarrassa de la vie en des circonstances qui méritent d’être rapportées. Il avait vingt-cinq ans, et il était phalanstérien. C’était un bon garçon, très doux. Il n’avait vu, dans le système inoffensif de Fourier, que les côtés qui pouvaient plaire à une âme généreuse et bienveillante : l’attraction universelle, la théorie passionnelle et la pacifique harmonie. Quand arriva la révolution de Février, il crut, comme tant d’autres, à la réalisation de ses rêves. Le pauvre diable ne se possédait plus. Mais la guerre civile éclata, et, à sa suite, se leva la réaction de la peur, la pire de toutes. Notre homme passa, en huit jours, d’un excès de confiance à un excès de découragement. Ses amis le bafouaient, d’ailleurs. Il ne croyait plus qu’à la haine pour avoir trop cru à l’amour. Un jour, il prit un pistolet, et, avec le sang-froid de Caton renfermé dans Utique, il se tua, préférant la mort à César.

L

De tels exemples à la fidélité d’une foi politique sont, – le ciel en soit loué ! – très rares aujourd’hui. On trouve plus normal – et plus moral – de tourner sa voile au vent, virant de bord avec la bourrasque. On flotte entre deux eaux. On jure de brûler un cierge à la sainte Vierge, et en même temps on se voue au diable. Puis, s’il se fait une éclaircie à l’horizon, et vite ! et vite ! on se dirige vers le port. Et c’est ainsi que nous voyons des hommes – parfaitement honorables du reste, – qui ont servi tour à tour Napoléon Ier, la Restauration, la dynastie d’Orléans, la République et le second Empire, – le tout poussés par la nécessité de contribuer à la prospérité du pays seul, et qui sont restés convaincus !

LI

Ô mon pays ! dans la profonde bêtise de ma jeunesse, alors que je croyais à l’humaine justice, moi aussi j’avais fait le serment de consacrer ma vie à ton bonheur. Heureusement, je m’aperçus bientôt que j’avais un grand nombre de compétiteurs, et que, pour lutter avec eux, je n’étais pas de force. Les gaillards ! que de points ils m’auraient rendus ! Ils sont tous placés aujourd’hui, haut placés, touchent de grosses pensions, et le soir, quand ils vont au bal, ils se chamarrent d’autant de rubans qu’en porte à son corsage une mariée de village. Eh bien ! je ne les envie pas, ma parole d’honneur ! Plus je vais, plus je vois que l’ambition est une chose qui doit troubler la digestion et enfanter de mauvais rêves. Et puis, à quoi servirait donc de remuer des idées, comme je fais, s’il ne devait résulter quelque philosophie de ce travail. Je suis donc philosophe, par goût et par état. Et si j’avais tant, seulement cent mille francs de rentes sur le grand-livre, une bonne santé et vingt ans de moins, je me contenterais de mon sort.

LII