Comédie en un acte et en vers (1711)
Peu estimé par les acteurs qui lui étaient contemporains, jugé pour son écriture complexe, Marivaux est cependant aujourd’hui l’un des dramaturges les plus joués par la Comédie française. Précurseur d’un souffle nouveau pour le théâtre au XVIIIe siècle, il crée le « marivaudage », un style raffiné présentant sur un ton comique des échanges courtois menant à la séduction. Reconsidéré à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, Marivaux reste emblématique du badinage au théâtre, influençant notamment Musset et Giraudoux
Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux naît à Paris le 4 février 1688, dans une famille aristocratique. Il passe son enfance à Riom, en Auvergne, où il entre chez les oratoriens, recevant ainsi une éducation religieuse. En 1710, il entame des études de droit, suivant les traces de son père. Il habite alors chez son oncle, à Paris. Un abandon en 1713 vient ponctuer son cursus universitaire, mais Marivaux reprend malgré tout ses études et est finalement diplômé en 1721. Il obtient le titre d’avocat, mais ne plaidera jamais. Il délaisse sa carrière de robe pour se consacrer à l’écriture. Son premier texte, une comédie composée en vers et en un unique acte, Le Père prudent et équitable ou Crispin l’heureux fourbe, est joué en 1706. Son premier roman, Les Effets surprenants de la sympathie, est également publié en 1712. Ce n’est qu’à partir de sa rencontre avec Fontenelle et de ses visites régulières au salon de Madame de Lambert que Marivaux découvre réellement le monde littéraire. Il entre au contact des Modernes qui exercent une influence remarquable sur son oeuvre, donnant ainsi naissance quelques années plus tard au marivaudage, et amenant l’auteur à s’attaquer aux Anciens.
Alors qu’il s’essaye à plusieurs styles, comme les poèmes burlesques ou les chroniques journalistiques, la parodie devient son genre de prédilection. Il pastiche ainsi plusieurs textes classiques, notamment dans Télémaque travesti (1714-15) et L’Iliade travestie (1716). C’est à cette époque qu’il signe ses textes sous le nom de Marivaux. Son talent est reconnu par ses pairs qui l’identifient comme le nouveau moraliste, à l’image de La Bruyère. Cependant, la mort de son épouse, héritière d’un riche avocat et la banqueroute de Law en 1720 ont pour conséquence des déconvenues littéraires. Marivaux doit enchaîner les productions pour subvenir aux besoins de sa famille, et sa tragédie classique Annibal demeure sans succès. C’est avec la comédie L’Arlequin poli par l’amour, emmené par le talent de la troupe de Luigi Riccoboni, que le dramaturge revient sur le devant de la scène quelques mois plus tard. Ce triomphe fait de Marivaux le chef de file d’une renaissance théâtrale, offrant de nouvelles conventions à la comédie sentimentale. Les pièces Les Surprise de l’Amour — La Double Inconstance (1722), Le Jeu de l’amour et du hasard (1730) et La Fausses confidences (1737), illustrent ce succès. Le style y est burlesque, incisif, mais toujours avec une visée didactique. C’est dans ces oeuvres que le marivaudage prend racine. Ce type de pièces expose des rapports galants sophistiqués, présentant les procédés de séduction entre un homme et une femme. Bien que souvent incomprise, car jugée alambiquée, la plume de Marivaux a fait naître de nombreuses expressions françaises, comme « tomber amoureux » ou « faire parler son coeur ». Marivaux offre également un regard critique sur la société, avec par exemple sa défense de la liberté et de l’égalité dans L’Île des esclaves (1725) ou encore la condition féminine dans La Nouvelle colonie (1729). Il expose aussi ses idées sur les échanges humains dans divers journaux, où il dépeint avec sarcasme les codes sociaux de son époque.
Entre 1726 et 1741, Marivaux s’attelle à la rédaction du roman La Vie de Marianne. Il poursuit l’écriture romanesque avec Le Paysan parvenu (1735), fiction d’apprentissage. En 1742, son entrée à l’Académie française, volant la vedette à Voltaire, signe sa consécration. Mais la production littéraire de Marivaux diminue, n’offrant plus que quelques pièces pour la Comédie française qui ne seront finalement pas jouées de son vivant. Seule La Dispute est représentée en 1744, offrant comme schéma l’inconstance de l’amour. Sa santé se détériore progressivement pendant les dernières années et il succombe à une pneumonie le 12 février 1763.
« « Il n'y a point de mal à voir ce que les gens nous montrent. Ce n'est point moi qui ai tort de vous trouver coquette ; c'est vous qui avez tort de l'être. »
La Surprise de l’Amour – La Double Inconstance, 1722
« Un mari porte un masque avec le monde et une grimace avec sa femme. »
« Dans ce monde, il faut être un peu trop bon pour l'être assez. »
Le Jeu de l’amour et du hasard, 1730
« Il faut que la terre soit un séjour bien étranger pour la vertu, car elle ne fait qu’y souffrir. »
« Quand une fois l'imagination est en train, malheur à l'esprit qu'elle gouverne. »
La Vie de Marianne, 1741
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Couverture : Lisiane Detaille
e-ISBN : 9782807400139
© 2015, version numérique Primento et GrandsClassiques.com
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À MONSIEUR ROGIER,
Seigneur du Buisson, Conseiller du Roi, Lieutenant général civil et de police en la sénéchaussée et siège présidial de Limoges
Monsieur,
Le hasard m’ayant fait tomber entre les mains cette petite pièce comique, je prends la liberté de vous la présenter, dans l’espérance qu’elle pourra, pour quelques moments, vous délasser des grands soins qui vous occupent, et qui font l’avantage du public.
Je pourrais ici trouver matière à un éloge sincère et sans flatterie; mais tant d’autres l’ont déjà fait et le font encore tous les jours qu’il est inutile de mêler mes faibles expressions aux nobles et justes idées que tout le monde a de vous; pour moi, content de vous admirer, je borne ma hardiesse à vous demander l’honneur de votre protection et de me dire, avec un très profond respect,
Monsieur,
Le très humble et très obéissant serviteur.
M…
Le hasard seul a fait tomber cette pièce entre mes mains; l’auteur s’étant trouvé dans une compagnie, dit assez imprudemment qu’une pièce comique n’était pas un ouvrage absolument si difficile; quelqu’un lui répondit qu’il parlait en jeune homme. L’auteur, piqué de ce reproche, s’engagea à faire une intrigue de comédie. Il y travailla quelques jours après et en montra ce qu’il avait fait à un ami qui l’exhorta de continuer: il finit la pièce et la confia au même ami, qui me la fit voir aussi, à l’insu de l’auteur. Il me parut qu’elle pourrait faire plaisir et j’ai cru ne pas devoir en priver le public.
DÉMOCRITE, père de Philine.
PHILINE, fille de Démocrite.
TOINETTE, servante de Philine.
CLÉANDRE, amant de Philine.
CRISPIN, valet de Cléandre.
ARISTE, bourgeois campagnard.
MAÎTRE JACQUES, paysan suivant Ariste.
LE CHEVALIER.
LE FINANCIER.
FRONTIN, fourbe employé par Crispin.
La scène est sur une place publique, d’où l’on aperçoit la maison de Démocrite.
Comédie en trois actes et en prose (1720)
Comédie en un acte, en prose (1720)
Tragédie en cinq actes et en vers (1720)
Comédie en trois actes et en prose (1721)
Comédie en trois actes et en prose (1721)
Comédie en un acte et en prose (1721)
Comédie en trois actes et en prose (1722)
Comédie en trois actes (1723)
Comédie en un acte et en prose (1725)
Comédie en un acte en prose (1725)
Comédie en trois actes et en prose (1727)
Comédie en trois actes en prose (1727)
Comédie en un acte en prose (1728)
(1721)
(1730)
Comédie héroïque représentée en un acte (1731)
Comédie en trois actes (1732)
Comédie en cinq actes en prose (1732)
Comédie en un acte (1732)
Comédie en trois actes (1733)
Tragédie - Oeuvre inachevée (1733)
Comédie en un acte en prose (1734)
Comédie en trois actes en prose (1734)
Comédie en trois actes et en prose (1735)
Comédie en un acte et en prose (1736)
Comédie en trois actes et en prose (1737)
Comédie en un acte et en prose (1738)
Comédie en un acte et en prose (1739)
Comédie en un acte et en prose (1740)
Comédie en un acte (1741)
Comédie en un acte et en prose (1744)
Comédie en un acte et en prose (1746)
Comédie en un acte et en prose (1750)
Comédie en un acte et en prose (1750)
Comédie en un acte et en prose (1755)
Comédie en un acte et en prose (1757)
Comédie en un acte (1757)
(1743)
DÉMOCRITE, PHILINE, TOINETTE
DÉMOCRITE
Je veux être obéi; votre jeune cervelle
Pour l’utile, aujourd’hui, choisit la bagatelle.
Cléandre, ce mignon, à vos yeux est charmant :
Mais il faut l’oublier, je vous le dis tout franc.
Vous rechignez, je crois, petite créature !
Ces morveuses, à peine ont-elles pris figure
Qu’elles sentent déjà ce que c’est que l’amour.
Eh bien, donc vous serez mariée en ce jour !
Il s’offre trois partis: un homme de finance,
Un jeune Chevalier, le plus noble de France,
Et Ariste, qui doit arriver aujourd’hui.
Je le souhaiterais, que vous fussiez à lui.
Il a de très grands biens, il est près du village ;
Il est vrai que l’on dit qu’il n’est pas de votre âge :
Mais qu’importe après tout ? La jeune de Faubon
En est-elle moins bien pour avoir un barbon ?
Non. Sans aller plus loin, voyez votre cousine ;
Avec son vieux époux sans cesse elle badine ;
Elle saute, elle rit, elle danse toujours.
Ma fille, les voilà les plus charmants amours.
Nous verrons aujourd’hui ce que c’est que cet homme.
Pour les autres, je sais aussi comme on les nomme :
Ils doivent, sur le soir, me parler tous les deux.
Ma fille, en voilà trois; choisissez l’un d’entre eux,
Je le veux bien encore; mais oubliez Cléandre ;
C’est un colifichet qui voudrait nous surprendre,
Dont les biens, embrouillés dans de très grands procès,
Peut-être ne viendront qu’après votre décès.
PHILINE
Si mon coeur…
DÉMOCRITE
Taisez-vous, je veux qu’on m’obéisse.
Vous suivez sottement votre amoureux caprice ;
C’est faire votre bien que de vous résister,
Et je ne prétends point ici vous consulter.
Adieu.
PHILINE, TOINETTE
PHILINE
Dis-moi, que faire après ce coup terrible ?
Tout autre que Cléandre à mes yeux est horrible.
Quel malheur !
TOINETTE
Il est vrai.
PHILINE
Dans un tel embarras,
Plutôt que de choisir, je prendrais le trépas.
MADAME DAMIS.
LE CHEVALIER.
BLAISE, paysan.
CLAUDINE, femme de Blaise.
COLIN, fils de Blaise.
ARLEQUIN, valet de Blaise.
GRIFFET, clerc de procureur.
COLETTE, fille de Blaise
La scène est dans un village.
LA PRINCESSE DE BARCELONE.
HORTENSE.
LE PRINCE DE LÉON, sous le nom de LÉLIO.
FRÉDÉRIC, ministre de la Princesse.
ARLEQUIN, valet de Lélio.
LISETTE, maîtresse d'Arlequin.
LE ROI DE CASTILLE, sous le nom d'ambassadeur.
Un garde de la Princesse.
Femmes de la Princesse.
La scène est à Barcelone.
LA PRINCESSE et sa suite, HORTENSE
La scène représente une salle où la Princesse entre rêveuse, accompagnée de quelques femmes qui s'arrêtent au milieu du théâtre.
LA PRINCESSE, se retournant vers ses femmes.
Hortense ne vient point, qu'on aille lui dire encore que je l'attends avec impatience. (Hortense entre.) Je vous demandais, Hortense.
HORTENSE
Vous me paraissez bien agitée, Madame.
LA PRINCESSE, à ses femmes.
Laissez-nous.
LA PRINCESSE, HORTENSE
LA PRINCESSE
Ma chère Hortense, depuis un an que vous êtes absente, il m'est arrivé une grande aventure.
HORTENSE
Hier au soir en arrivant, quand j'eus l'honneur de vous revoir, vous me parûtes aussi tranquille que vous l'étiez avant mon départ.
LA PRINCESSE
Cela est bien différent, et je vous parus hier ce que je n'étais pas; mais nous avions des témoins, et d'ailleurs vous aviez besoin de repos.
HORTENSE
Que vous est-il donc arrivé, Madame ? Car je compte que mon absence n'aura rien diminué des bontés et de la confiance que vous aviez pour moi.
LA PRINCESSE
Non, sans doute. Le sang nous unit; je sais votre attachement pour moi, et vous me serez toujours chère; mais j'ai peur que vous ne condamniez mes faiblesses.
HORTENSE
Moi, Madame, les condamner ! Eh n'est-ce pas un défaut que de n'avoir point de faiblesse ? Que ferions-nous d'une personne parfaite ? À quoi nous serait-elle bonne ? Entendrait-elle quelque chose à nous, à notre coeur, à ses petits besoins ? quel service pourrait-elle nous rendre avec sa raison ferme et sans quartier, qui ferait main basse sur tous nos mouvements ? Croyez-moi Madame; il faut vivre avec les autres, et avoir du moins moitié raison et moitié folie, pour lier commerce; avec cela vous nous ressemblerez un peu; car pour nous ressembler tout à fait, il ne faudrait presque que de la folie; mais je ne vous en demande pas tant. Venons au fait. Quel est le sujet de votre inquiétude ?
LA PRINCESSE
J'aime, voilà ma peine.
HORTENSE
Que ne dites-vous: j'aime, voilà mon plaisir ? car elle est faite comme un plaisir, cette peine que vous dites.
LA PRINCESSE
Non, je vous assure; elle m'embarrasse beaucoup.
HORTENSE
Mais vous êtes aimée, sans doute ?
LA PRINCESSE
Je crois voir qu'on n'est pas ingrat.
HORTENSE
Comment, vous croyez voir ! Celui qui vous aime met-il son amour en énigme ? Oh ! Madame, il faut que l'amour parle bien clairement et qu'il répète toujours, encore avec cela ne parle-t-il pas assez.
LA PRINCESSE
Je règne; celui dont il s'agit ne pense pas sans doute qu'il lui soit permis de s'expliquer autrement que par ses respects.
HORTENSE
Eh bien ! Madame, que ne lui donnez-vous un pouvoir plus ample ? Car qu'est-ce que c'est que du respect ? L'amour est bien enveloppé là-dedans. Sans lui dire précisément: expliquez-vous mieux, ne pouvez-vous lui glisser la valeur de cela dans quelque regard ? Avec deux yeux ne dit-on pas ce que l'on veut ?
LA PRINCESSE
Je n'ose, Hortense, un reste de fierté me retient.
HORTENSE
Il faudra pourtant bien que ce reste-là s'en aille avec le reste, si vous voulez vous éclaircir. Mais quelle est la personne en question ?
LA PRINCESSE
Vous avez entendu parler de Lélio ?
HORTENSE
Oui, comme d'un illustre étranger qui, ayant rencontré notre armée, y servit volontaire il y a six ou sept mois, et à qui nous dûmes le gain de la dernière bataille.
LA PRINCESSE
Celui qui commandait l'armée l'engagea par mon ordre à venir ici; depuis qu'il y est, ses sages conseils dans mes affaires ne m'ont pas été moins avantageux que sa valeur; c'est d'ailleurs l'âme la plus généreuse…
HORTENSE
Est-il jeune ?
LA PRINCESSE
Il est dans la fleur de son âge.
HORTENSE
De bonne mine ?
LA PRINCESSE
Il me le paraît.
HORTENSE
Jeune, aimable, vaillant, généreux et sage, cet homme-là vous a donné son coeur; vous lui avez rendu le vôtre en revanche, c'est coeur pour coeur, le troc est sans reproche, et je trouve que vous avez fait là un fort bon marché. Comptons; dans cet homme-là vous avez d'abord un amant, ensuite un ministre, ensuite un général d'armée, ensuite un mari, s'il le faut, et le tout pour vous; voilà donc quatre hommes pour un, et le tout en un seul, Madame; ce calcul-là mérite attention.
LA PRINCESSE
Vous êtes toujours badine. Mais cet homme qui en vaut quatre, et que vous voulez que j'épouse, savez-vous qu'il n'est, à ce qu'il dit, qu'un simple gentilhomme, et qu'il me faut un prince ? Il est vrai que dans nos États le privilège des princesses qui règnent est d'épouser qui elles veulent; mais il ne sied pas toujours de se servir de ses privilèges.
HORTENSE
Madame, il vous faut un prince ou un homme qui mérite de l'être, c'est la même chose; un peu d'attention, s'il vous plaît. Jeune, aimable, vaillant, généreux et sage, Madame, avec cela, fût-il né dans une chaumière, sa naissance est royale, et voilà mon Prince; je vous défie d'en trouver un meilleur. Croyez-moi, je parle quelquefois sérieusement; vous et moi nous restons seules de la famille de nos maîtres; donnez à vos sujets un souverain vertueux; ils se consoleront avec sa vertu du défaut de sa naissance.
LA PRINCESSE
Vous avez raison, et vous m'encouragez; mais, ma chère Hortense, il vient d'arriver ici un ambassadeur de Castille, dont je sais que la commission est de demander ma main pour son maître; aurais-je bonne grâce de refuser un prince pour n'épouser qu'un particulier ?
HORTENSE
Si vous aurez bonne grâce ? Eh ! qui en empêchera ? Quand on refuse les gens bien poliment, ne les refuse-t-on pas de bonne grâce ?
LA PRINCESSE
Eh bien ! Hortense, je vous en croirai; mais j'attends un service de vous. Je ne saurais me résoudre à montrer clairement mes dispositions à Lélio; souffrez que je vous charge de ce soin-là, et acquittez-vous-en adroitement dès que vous le verrez.
HORTENSE
Avec plaisir, Madame; car j'aime à faire de bonnes actions. À la charge que, quand vous aurez épousé cet honnête homme-là, il y aura dans votre histoire un petit article que je dresserai moi-même, et qui dira précisément: ce fut la sage Hortense qui procura cette bonne fortune au peuple; la Princesse craignait de n'avoir pas bonne grâce en épousant Lélio; Hortense lui leva ce vain scrupule, qui eût peut-être privé la république de cette longue suite de bons princes qui ressemblèrent à leur père. Voilà ce qu'il faudra mettre pour la gloire de mes descendants, qui, par ce moyen, auront en moi une aïeule d'heureuse mémoire.
LA PRINCESSE
Quel fonds de gaieté!… Mais, ma chère Hortense, vous parlez de vos descendants; vous n'avez été qu'un an avec votre mari, qui ne vous a pas laissé d'enfants, et toute jeune que vous êtes, vous ne voulez pas vous remarier; où prendrez-vous votre postérité ?
HORTENSE
Cela est vrai, je n'y songeais pas, et voilà tout d'un coup ma postérité anéantie… Mais trouvez-moi quelqu'un qui ait à peu près le mérite de Lélio, et le goût du mariage me reviendra peut-être; car je l'ai tout à fait perdu, et je n'ai point tort. Avant que le comte Rodrigue m'épousât, il n'y avait amour ancien ni moderne qui pût figurer auprès du sien. Les autres amants auprès de lui rampaient comme de mauvaises copies d'un excellent original, c'était une chose admirable, c'était une passion formée de tout ce qu'on peut imaginer en sentiments, langueurs, soupirs, transports, délicatesses, douce impatience, et le tout ensemble; pleurs de joie au moindre regard favorable, torrent de larmes au moindre coup d'oeil un peu froid; m'adorant aujourd'hui, m'idolâtrant demain; plus qu'idolâtre ensuite, se livrant à des hommages toujours nouveaux; enfin, si l'on avait partagé sa passion entre un million de coeurs, la part de chacun d'eux aurait été fort raisonnable. J'étais enchantée. Deux siècles, si nous les passions ensemble, n'épuiseraient pas cette tendresse-là, disais-je en moi-même; en voilà pour plus que je n'en userai. Je ne craignais qu'une chose, c'est qu'il ne mourût de tant d'amour avant que d'arriver au jour de notre union. Quand nous fûmes mariés, j'eus peur qu'il n'expirât de joie. Hélas ! Madame, il ne mourut ni avant ni après, il soutint fort bien sa joie. Le premier mois elle fut violente; le second elle devint plus calme, à l'aide d'une de mes femmes qu'il trouva jolie; le troisième elle baissa à vue d'oeil, et le quatrième il n'y en avait plus. Ah ! c'était un triste personnage après cela que le mien.
LA PRINCESSE
J'avoue que cela est affligeant.
HORTENSE
Affligeant, Madame, affligeant ! Imaginez-vous ce que c'est que d'être humiliée, rebutée, abandonnée, et vous aurez quelque légère idée de tout ce qui compose la douleur d'une jeune femme alors. Être aimée d'un homme autant que je l'étais, c'est faire son bonheur et ses délices; c'est être l'objet de toutes ses complaisances, c'est régner sur lui, disposer de son âme; c'est voir sa vie consacrée à vos désirs, à vos caprices, c'est passer la vôtre dans la flatteuse conviction de vos charmes; c'est voir sans cesse qu'on est aimable: ah ! que cela est doux à voir ! le charmant point de vue pour une femme ! En vérité, tout est perdu quand vous perdez cela. Eh bien ! Madame, cet homme dont vous étiez l'idole, concevez qu'il ne vous aime plus; et mettez-vous vis-à-vis de lui; la jolie figure que vous y ferez ! Quel opprobre ! Lui parlez-vous, toutes ses réponses sont des monosyllabes, oui, non; car le dégoût est laconique. L'approchez-vous, il fuit; vous plaignez-vous, il querelle; quelle vie ! quelle chute ! quelle fin tragique ! Cela fait frémir l'amour-propre. Voilà pourtant mes aventures; et si je me rembarquais, j'ai du malheur, je ferais encore naufrage, à moins que de trouver un autre Lélio.
LA PRINCESSE
Vous ne tiendrez pas votre colère, et je chercherai de quoi vous réconcilier avec les hommes.
HORTENSE
Cela est inutile; je ne sache qu'un homme dans le monde qui pût me convertir là-dessus, homme que je ne connais point, que je n'ai jamais vu que deux jours. Je revenais de mon château pour retourner dans la province dont mon mari était gouverneur, quand ma chaise fut attaquée par des voleurs qui avaient déjà fait plier le peu de gens que j'avais avec moi. L'homme dont je vous parle, accompagné de trois autres, vint à mes cris, et fondit sur mes voleurs, qu'il contraignit à prendre la fuite. J'étais presque évanouie; il vint à moi, s'empressa à me faire revenir, et me parut le plus aimable et le plus galant homme que j'aie encore vu. Si je n'avais pas été mariée, je ne sais ce que mon coeur serait devenu, je ne sais pas trop même ce qu'il devint alors; mais il ne s'agissait plus de cela, je priai mon libérateur de se retirer. Il insista à me suivre près de deux jours; à la fin je lui marquai que cela m'embarrassait; j'ajoutai que j'allais joindre mon mari, et je tirai un diamant de mon doigt que je le pressai de prendre; mais sans le regarder il s'éloigna très vite, et avec quelque sorte de douleur. Mon mari mourut deux mois après, et je ne sais par quelle fatalité l'homme que j'ai vu m'est toujours resté dans l'esprit. Mais il y a apparence que nous ne nous reverrons jamais; ainsi mon coeur est en sûreté. Mais qui est-ce qui vient à nous ?
LA PRINCESSE
C'est un homme à Lélio.
HORTENSE
Il me vient une idée pour vous; ne saurait-il pas qui est son maître ?
LA PRINCESSE
Il n'y a pas d'apparence; car Lélio perdit ses gens à la dernière bataille, et il n'a que de nouveaux domestiques.
HORTENSE
N'importe, faisons-lui toujours quelque question.
LA PRINCESSE, HORTENSE, ARLEQUIN
Arlequin arrive d'un air désoeuvré en regardant de tous côtés. Il voit la Pincesse et Hortense, et veut s'en aller.
LA PRINCESSE
Que cherches-tu, Arlequin ? ton maître est-il dans le palais ?
ARLEQUIN
Madame, je supplie Votre Principauté de pardonner l'impertinence de mon étourderie; si j'avais su que votre présence eût été ici, je n'aurais pas été assez nigaud pour y venir apporter ma personne.
LA PRINCESSE
Tu n'as point fait de mal. Mais, dis-moi, cherches-tu ton maître ?
ARLEQUIN
Tout juste, vous l'avez deviné, Madame. Depuis qu'il vous a parlé tantôt, je l'ai perdu de vue dans cette peste de maison, et, ne vous déplaise, je me suis aussi perdu, moi. Si vous vouliez bien m'enseigner mon chemin, vous me feriez plaisir; il y a ici un si grand tas de chambres, que j'y voyage depuis une heure sans en trouver le bout. Par la mardi ! si vous louez tout cela, cela vous doit rapporter bien de l'argent, pourtant. Que de fatras de meubles, de drôleries, de colifichets ! Tout un village vivrait un an de ce que cela vaut. Depuis six mois que nous sommes ici, je n'avais point encore vu cela. Cela est si beau, si beau, qu'on n'ose pas le regarder; cela fait peur à un pauvre homme comme moi. Que vous êtes riches, vous autres Princes ! et moi, qu'est-ce que je suis en comparaison de cela ? Mais n'est-ce pas encore une autre impertinence que je fais, de raisonner avec vous comme avec ma pareille ? (Hortense rit.) Voilà votre camarade qui rit; j'aurai dit quelque sottise. Adieu, Madame; je salue Votre Grandeur.
LA PRINCESSE
Arrête, arrête…
HORTENSE
Tu n'as point dit de sottise; au contraire, tu me parais de bonne humeur.
ARLEQUIN
Pardi ! je ris toujours; que voulez-vous ? je n'ai rien à perdre. Vous vous amusez à être riches, vous autres, et moi je m'amuse à être gaillard; il faut bien que chacun ait son amusette en ce monde.
HORTENSE
Ta condition est-elle bonne ? Es-tu bien avec Lélio ?
ARLEQUIN
Fort bien: nous vivons ensemble de bonne amitié; je n'aime pas le bruit, ni lui non plus; je suis drôle, et cela l'amuse. Il me paie bien, me nourrit bien, m'habille bien honnêtement et de belle étoffe, comme vous voyez; me donne par-ci par-là quelques petits profits, sans ceux qu'il veut bien que je prenne, et qu'il ne sait pas; et, comme cela, je passe tout bellement ma vie.
LA PRINCESSE, à part.
Il est aussi babillard que joyeux.
ARLEQUIN
Est-ce que vous savez une meilleure condition pour moi, Madame ?
HORTENSE
Non, je n'en sache point de meilleure que celle de ton maître; car on dit qu'il est grand seigneur.
ARLEQUIN
Il a l'air d'un garçon de famille.
HORTENSE
Tu me réponds comme si tu ne savais pas qui il est.
ARLEQUIN
Non, je n'en sais rien, de bonne vérité. Je l'ai rencontré comme il sortait d'une bataille; je lui fis un petit plaisir; il me dit grand merci. Il disait que son monde avait été tué; je lui répondis: tant pis. Il me dit: tu me plais, veux-tu venir avec moi ? Je lui dis: tope, je le veux bien. Ce qui fut dit, fut fait; il prit encore d'autre monde; et puis le voilà qui part pour venir ici, et puis moi je pars de même, et puis nous voilà en voyage, en courant la poste, qui est le train du diable; car parlant par respect, j'ai été près d'un mois sans pouvoir m'asseoir. Ah ! les mauvaises mazettes !
LA PRINCESSE, en riant.
Tu es un historien bien exact.
ARLEQUIN
Oh ! quand je compte quelque chose, je n'oublie rien; bref, tant y a que nous arrivâmes ici, mon maître et moi. La Grandeur de Madame l'a trouvé brave homme, elle l'a favorisé de sa faveur; car on l'appelle favori; il n'en est pas plus impertinent qu'il l'était pour cela, ni moi non plus. Il est courtisé, et moi aussi; car tout le monde me respecte, tout le monde est ici en peine de ma santé, et me demande mon amitié; moi, je la donne à tout hasard, cela ne me coûte rien, ils en feront ce qu'ils pourront, ils n'en feront pas grand-chose. C'est un drôle de métier que d'avoir un maître ici qui a fait fortune; tous les courtisans veulent être les serviteurs de son valet.
LA PRINCESSE
Nous n'en apprendrons rien; allons-nous-en. Adieu, Arlequin.
ARLEQUIN
Ah ! Madame, sans compliment, je ne suis pas digne d'avoir cet adieu-là… (Quand elles sont parties.) Cette Princesse est une bonne femme; elle n'a pas voulu me tourner le dos sans me faire une civilité. Bon ! voilà mon maître.
LÉLIO, ARLEQUIN
LÉLIO
Qu'est-ce que tu fais ici ?
ARLEQUIN
J'y fais connaissance avec la Princesse, et j'y reçois ses compliments.
LÉLIO
Que veux-tu dire avec ta connaissance et tes compliments ? Est-ce que tu l'as vue, la Princesse ? Où est-elle ?
ARLEQUIN
Nous venons de nous quitter.
LÉLIO
Explique-toi donc; que t'a-t-elle dit ?
ARLEQUIN
Bien des choses. Elle me demandait si nous nous trouvions bien ensemble, comment s'appelaient votre père et votre mère, de quel métier ils étaient, s'ils vivaient de leurs rentes ou de celles d'autrui. Moi, je lui ai dit: que le diable emporte celui qui les connaît ! je ne sais pas quelle mine ils ont, s'ils sont nobles ou vilains, gentilshommes ou laboureurs: mais que vous aviez l'air d'un enfant d'honnêtes gens. Après cela elle m'a dit: je vous salue. Et moi je lui ai dit: vous me faites trop de grâces. Et puis c'est tout.
LÉLIO, à part.
Quel galimatias ! Tout ce que j'en puis comprendre, c'est que la Princesse s'est informée de lui s'il me connaissait. Enfin tu lui as donc dit que tu ne savais pas qui je suis ?
ARLEQUIN
Oui; cependant je voudrais bien le savoir; car quelquefois cela me chicane. Dans la vie il y a tant de fripons, tant de vauriens qui courent par le monde pour fourber l'un, pour attraper l'autre, et qui ont bonne mine comme vous. Je vous crois un honnête garçon, moi.
LÉLIO, en riant.
Va, va, ne t'embarrasse pas, Arlequin; tu as bon maître, je t'en assure.
ARLEQUIN
Vous me payez bien, je n'ai pas besoin d'autre caution; et au cas que vous soyez quelque bohémien, pardi ! au moins vous êtes un bohémien de bon compte.
LÉLIO
En voilà assez, ne sors point du respect que tu me dois.
ARLEQUIN
Tenez, d'un autre côté, je m'imagine quelquefois que vous êtes quelque grand seigneur; car j'ai entendu dire qu'il y a eu des princes qui ont couru la prétantaine pour s'ébaudir, et peut-être que c'est un vertigo qui vous a pris aussi.
LÉLIO, à part.
Ce benêt-là se serait-il aperçu de ce que je suis… Et par où juges-tu que je pourrais être un prince ? Voilà une plaisante idée ! Est-ce par le nombre des équipages que j'avais quand je t'ai pris ? par ma magnificence ?
ARLEQUIN
Bon ! belles bagatelles ! tout le monde a de cela; mais, par la mardi ! personne n'a si bon coeur que vous, et il m'est avis que c'est là la marque d'un prince.
LÉLIO
On peut avoir le coeur bon sans être prince, et pour l'avoir tel, un prince a plus à travailler qu'un autre; mais comme tu es attaché à moi, je veux bien te confier que je suis un homme de condition qui me divertis à voyager inconnu pour étudier les hommes, et voir ce qu'ils sont dans tous les États. Je suis jeune, c'est une étude qui me sera nécessaire un jour; voilà mon secret, mon enfant.
ARLEQUIN
Ma foi ! cette étude-là ne vous apprendra que misère; ce n'était pas la peine de courir la poste pour aller étudier toute cette racaille. Qu'est-ce que vous ferez de cette connaissance des hommes ? Vous n'apprendrez rien que des pauvretés.
LÉLIO
C'est qu'ils ne me tromperont plus.
ARLEQUIN
Cela vous gâtera.
LÉLIO
D'où vient ?
ARLEQUIN
Vous ne serez plus si bon enfant quand vous serez bien savant sur cette race-là. En voyant tant de canailles, par dépit canaille vous deviendrez.
LÉLIO, à part les premiers mots.
Il ne raisonne pas mal. Adieu, te voilà instruit, garde-moi le secret; je vais retrouver la Princesse.
ARLEQUIN
De quel côté tournerai-je pour retrouver notre cuisine ?
LÉLIO
Ne sais-tu pas ton chemin ? Tu n'as qu'à traverser cette galerie-là.
LÉLIO, seul.
La Princesse cherche à me connaître, et me confirme dans mes soupçons; les services que je lui ai rendu ont disposé son coeur à me vouloir du bien, et mes respects empressés l'ont persuadée que je l'aimais sans oser le dire. Depuis que j'ai quitté les États de mon père, et que je voyage sous ce déguisement pour hâter l'expérience dont j'aurai besoin si je règne un jour, je n'ai fait nulle part un séjour si long qu'ici; à quoi donc aboutira-t-il ? Mon père souhaite que je me marie, et me laisse le choix d'une épouse. Ne dois-je pas m'en tenir à cette Princesse ? Elle est aimable; et si je lui plais, rien n'est plus flatteur pour moi que son inclination, car elle ne me connaît pas. N'en cherchons donc point d'autre qu'elle; déclarons-lui qui je suis, enlevons-la au prince de Castille, qui envoie la demander. Elle ne m'est pas indifférente; mais que je l'aimerais sans le souvenir inutile que je garde encore de cette belle personne que je sauvai des mains des voleurs!
LÉLIO, HORTENSE, à qui UN GARDE dit en montrant Lélio.
UN GARDE
Le voilà, Madame.
LÉLIO, surpris.
Je connais cette dame-là.
HORTENSE, étonnée.
Que vois-je ?
LÉLIO, s'approchant.
Me reconnaissez-vous, Madame ?
HORTENSE
Je crois que oui, Monsieur.
LÉLIO
Me fuirez-vous encore ?
HORTENSE
Il le faudra peut-être bien.
LÉLIO
Eh pourquoi donc le faudra-t-il ? Vous déplais-je tant, que vous ne puissiez au moins supporter ma vue ?
HORTENSE
Monsieur, la conversation commence d'une manière qui m'embarrasse; je ne sais que vous répondre; je ne saurais vous dire que vous me plaisez.
LÉLIO
Non, Madame; je ne l'exige point non plus; ce bonheur-là n'est pas fait pour moi, et je ne mérite sans doute que votre indifférence.
HORTENSE
Je ne serais pas assez modeste si je vous disais que vous l'êtes trop, mais de quoi s'agit-il ? Je vous estime, je vous ai une grande obligation; nous nous retrouvons ici, nous nous reconnaissons; vous n'avez pas besoin de moi, vous avez la Princesse; que pourriez-vous me vouloir encore ?
LÉLIO
Vous demander la seule consolation de vous ouvrir mon coeur.
HORTENSE
Oh ! je vous consolerais mal; je n'ai point de talents pour être confidente.
LÉLIO
Vous, confidente, Madame ! Ah ! vous ne voulez pas m'entendre.
HORTENSE
Non, je suis naturelle; et pour preuve de cela, vous pouvez vous expliquer mieux, je ne vous en empêche point, cela est sans conséquence.
LÉLIO
Eh quoi ! Madame, le chagrin que j'eus en vous quittant, il y a sept ou huit mois, ne vous a point appris mes sentiments ?
HORTENSE
Le chagrin que vous eûtes en me quittant ? et à propos de quoi ? Qu'est-ce que c'était que votre tristesse ? Rappelez-m'en le sujet, voyons, car je ne m'en souviens plus.
LÉLIO
Que ne m'en coûta-t-il pas pour vous quitter, vous que j'aurais voulu ne quitter jamais, et dont il faudra pourtant que je me sépare ?
HORTENSE
Quoi ! c'est là ce que vous entendiez ? En vérité, je suis confuse de vous avoir demandé cette explication-là, je vous prie de croire que j'étais dans la meilleure foi du monde.
LÉLIO
Je vois bien que vous ne voudrez jamais en apprendre davantage.
HORTENSE, le regardant de côté.
Vous ne m'avez donc point oubliée ?
LÉLIO
Non, Madame, je ne l'ai jamais pu; et puisque je vous revois, je ne le pourrai jamais… Mais quelle était mon erreur quand je vous quittai ! Je crus recevoir de vous un regard dont la douceur me pénétra; mais je vois bien que je me suis trompé.
HORTENSE
Je me souviens de ce regard-là, par exemple.
LÉLIO
Et que pensiez-vous, Madame, en me gardant ainsi ?
HORTENSE
Je pensais apparemment que je vous devais la vie.
LÉLIO
C'était donc une pure reconnaissance ?
HORTENSE
J'aurais de la peine à vous rendre compte de cela; j'étais pénétrée du service que vous m'aviez rendu, de votre générosité; vous alliez me quitter, je vous voyais triste, je l'étais peut-être moi-même; je vous regardai comme je pus, sans savoir comment, sans me gêner; il y a des moments où des regards signifient ce qu'ils peuvent, on ne répond de rien, on ne sait point trop ce qu'on y met; il y entre trop de choses, et peut-être de tout. Tout ce que je sais, c'est que je me serais bien passée de savoir votre secret.
LÉLIO
Eh que vous importe de le savoir, puisque j'en souffrirai tout seul ?
HORTENSE
Tout seul ! ôtez-moi donc mon coeur, ôtez-moi ma reconnaissance, ôtez-vous vous-même… Que vous dirai-je ? je me méfie de tout.
LÉLIO
Il est vrai que votre pitié m'est bien due; j'ai plus d'un chagrin; vous ne m'aimerez jamais, et vous m'avez dit que vous étiez mariée.
HORTENSE
Hé bien, je suis veuve; perdez du moins la moitié de vos chagrins; à l'égard de celui de n'être point aimé…
LÉLIO
Achevez, Madame: à l'égard de celui-là?…
HORTENSE
Faites comme vous pourrez, je ne suis pas mal intentionnée… Mais supposons que je vous aime, n'y a-t-il pas une princesse qui croit que vous l'aimez, qui vous aime peut-être elle-même, qui est la maîtresse ici, qui est vive, qui peut disposer de vous et de moi ? À quoi donc mon amour aboutirait-il ?
LÉLIO
Il n'aboutira à rien, dès lors qu'il n'est qu'une supposition.
HORTENSE
J'avais oublié que je le supposais.
LÉLIO
Ne deviendra-t-il jamais réel ?
HORTENSE, s'en allant.
Je ne vous dirai plus rien; vous m'avez demandé la consolation de m'ouvrir votre coeur, et vous me trompez; au lieu de cela, vous prenez la consolation de voir dans le mien. Je sais votre secret, en voilà assez; laissez-moi garder le mien, si je l'ai encore. (Elle part.)
LÉLIO, un moment seul.
Voici un coup de hasard qui change mes desseins; il ne s'agit plus maintenant d'épouser la Princesse; tâchons de m'assurer parfaitement du coeur de la personne que j'aime, et s'il est vrai qu'il soit sensible pour moi.
LÉLIO, HORTENSE
HORTENSE, revient.
J'oubliais à vous informer d'une chose: la Princesse vous aime, vous pouvez aspirer à tout; je vous l'apprends de sa part, il en arrivera ce qu'il pourra. Adieu.
LÉLIO, l'arrêtant avec un air et un ton de surprise.
Eh ! de grâce, Madame, arrêtez-vous un instant. Quoi ! la Princesse elle-même vous aurait chargée de me dire…
HORTENSE
Voilà de grands transports; mais je n'ai pas charge de les rapporter; j'ai dit ce que j'avais à vous dire, vous m'avez entendue; je n'ai pas le temps de le répéter, et je n'ai rien à savoir de vous. (Elle s'en va; Lélio, piqué, l'arrête.)
LÉLIO
Et moi, Madame, ma réponse à cela est que je vous adore, et je vais de ce pas la porter à la Princesse.
HORTENSE, l'arrêtant.
Y songez-vous ? Si elle sait que vous m'aimez, vous ne pourrez plus me le dire, je vous en avertis.
LÉLIO
Cette réflexion m'arrête; mais il est cruel de se voir soupçonné de joie, quand on n'a que du trouble.
HORTENSE, d'un air de dépit.
Oh fort cruel ! Vous avez raison de vous fâcher ! La vivacité qui vient de me prendre vous fait beaucoup de tort ! Il doit vous rester de violents chagrins !
LÉLIO, lui baisant la main.
Il ne me reste que des sentiments de tendresse qui ne finiront qu'avec ma vie.
HORTENSE
Que voulez-vous que je fasse de ces sentiments-là ?
LÉLIO
Que vous les honoriez d'un peu de retour.
HORTENSE
Je ne veux point, car je n'oserais.
LÉLIO
Je réponds de tout; nous prendrons nos mesures, et je suis d'un rang…
HORTENSE
Votre rang est d'être un homme aimable et vertueux, et c'est là le plus beau rang du monde; mais je vous dis encore une fois que cela est résolu; je ne vous aimerai point, je n'en conviendrai jamais. Qui ? moi, vous aimer… vous accorder mon amour pour vous empêcher de régner, pour causer la perte de votre liberté, peut-être pis ! mon coeur vous ferait là de beaux présents ! Non, Lélio, n'en parlons plus, donnez-vous tout entier à la Princesse, je vous le pardonne; cachez votre tendresse pour moi, ne me demandez plus la mienne, vous vous exposeriez à l'obtenir, je ne veux point vous l'accorder, je vous aime trop pour vous perdre, je ne peux pas vous mieux dire. Adieu, je crois que quelqu'un vient.
LÉLIO l'arrête.
J'obéirai, je me conduirai comme vous voudrez; je ne vous demande plus qu'une grâce; c'est de vouloir bien, quand l'occasion s'en présentera, que j'aie encore une conversation avec vous.
HORTENSE
Prenez-y garde; une conversation en amènera une autre, et cela ne finira point, je le sens bien.
LÉLIO
Ne me refusez pas.
HORTENSE
N'abusez point de l'envie que j'ai d'y consentir.
LÉLIO
Je vous en conjure.
HORTENSE, en s'en allant.
Soit; perdez-vous donc, puisque vous le voulez.
LÉLIO, seul.
Je suis au comble de la joie; j'ai retrouvé ce que j'aimais, j'ai touché le seul coeur qui pouvait rendre le mien heureux; il ne s'agit plus que de convenir avec cette aimable personne de la manière dont je m'y prendrai pour m'assurer sa main.
FRÉDÉRIC, LÉLIO
FRÉDÉRIC
Puis-je avoir l'honneur de vous dire un mot ?
LÉLIO
Volontiers, Monsieur.
FRÉDÉRIC
Je me flatte d'être de vos amis.
LÉLIO
Vous me faites honneur.
FRÉDÉRIC
Sur ce pied-là, je prendrai la liberté de vous prier d'une chose. Vous savez que le premier secrétaire d'État de la Princesse vient de mourir, et je vous avoue que j'aspire à sa place; dans le rang où je suis; je n'ai plus qu'un pas à faire pour la remplir; naturellement elle me paraît due; il y a vingt-cinq ans que je sers l'État en qualité de conseiller de la Princesse; je sais combien elle vous estime et défère à vos avis, je vous prie de faire en sorte qu'elle pense à moi; vous ne pouvez obliger personne qui soit plus votre serviteur que je le suis. On sait à la cour en quels termes je parle de vous.
LÉLIO, le regardant d'un air aisé.
Vous y dites donc beaucoup de bien de moi ?
FRÉDÉRIC
Assurément.
LÉLIO
Ayez la bonté de me regarder un peu fixement en me disant cela.
FRÉDÉRIC
Je vous le répète encore. D'où vient que vous me tenez ce discours ?
LÉLIO, après l'avoir examiné.
Oui, vous soutenez cela à merveille; l'admirable homme de cour que vous êtes !
FRÉDÉRIC
Je ne vous comprends pas.
LÉLIO
Je vais m'expliquer mieux. C'est que le service que vous me demandez ne vaut pas qu'un honnête homme, pour l'obtenir, s'abaisse jusqu'à trahir ses sentiments.
FRÉDÉRIC
Jusqu'à trahir mes sentiments ! Et par où jugez-vous que l'amitié dont je vous parle ne soit pas vraie ?
LÉLIO
Vous me haïssez, vous dis-je, je le sais, et ne vous en veux aucun mal; il n'y a que l'artifice dont vous vous servez que je condamne.
FRÉDÉRIC
Je vois bien que quelqu'un de mes ennemis vous aura indisposé contre moi.
LÉLIO
C'est de la Princesse elle-même que je tiens ce que je vous dis; et quoiqu'elle ne m'en ait fait aucun mystère, vous ne le sauriez pas sans vos compliments. J'ignore si vous avez craint la confiance dont elle m'honore; mais depuis que je suis ici, vous n'avez rien oublié pour lui donner de moi des idées désavantageuses, et vous tremblez tous les jours, dites-vous, que je ne sois un espion gagé de quelque puissance, ou quelque aventurier qui s'enfuira au premier jour avec de grandes sommes, si on le met en état d'en prendre. Oh ! si vous appelez cela de l'amitié, vous en avez beaucoup pour moi; mais vous aurez de la peine à faire passer votre définition.
FRÉDÉRIC, d'un ton sérieux.
Puisque vous êtes si bien instruit, je vous avouerai franchement que mon zèle pour l'État m'a fait tenir ces discours-là, et que je craignais qu'on ne se repentît de vous avancer trop; je vous ai cru suspect et dangereux; voilà la vérité.
LÉLIO
Parbleu ! vous me charmez de me parler ainsi ! Vous ne vouliez me perdre que parce que vous me soupçonniez d'être dangereux pour l'État ? Vous êtes louable, Monsieur, et votre zèle est digne de récompense; il me servira d'exemple. Oui, je le trouve si beau que je veux l'imiter, moi qui dois tant à la Princesse. Vous avez craint qu'on ne m'avançât, parce que vous me croyez un espion; et moi je craindrais qu'on ne vous fît ministre, parce que je ne crois pas que l'État y gagnât; ainsi je ne parlerai point pour vous… Ne m'en louez-vous pas aussi ?
FRÉDÉRIC
Vous êtes fâché.
LÉLIO
Non, en homme d'honneur, je ne suis pas fait pour me venger de vous.
FRÉDÉRIC
Rapprochons-nous. Vous êtes jeune, la Princesse vous estime, et j'ai une fille aimable, qui est un assez bon parti. Unissons nos intérêts, et devenez mon gendre.
LÉLIO
Vous n'y pensez pas, mon cher Monsieur. Ce mariage-là serait une conspiration contre l'État, il faudrait travailler à vous faire ministre.
FRÉDÉRIC
Vous refusez l'offre que je vous fais !
LÉLIO
Un espion devenir votre gendre ! Votre fille devenir la femme d'un aventurier ! Ah ! je vous demande grâce pour elle; j'ai pitié de la victime que vous voulez sacrifier à votre ambition; c'est trop aimer la fortune.
FRÉDÉRIC
Je crois offrir ma fille à un homme d'honneur; et d'ailleurs vous m'accusez d'un plaisant crime, d'aimer la fortune ! Qui est-ce qui n'aimerait pas à gouverner ?
LÉLIO
Celui qui en serait digne.
FRÉDÉRIC
Celui qui en serait digne ?
LÉLIO
Oui, et c'est l'homme qui aurait plus de vertu que d'ambition et d'avarice. Oh cet homme-là n'y verrait que de la peine.
FRÉDÉRIC
Vous avez bien de la fierté.
LÉLIO
Point du tout, ce n'est que du zèle.
FRÉDÉRIC
Ne vous flattez pas tant; on peut tomber de plus haut que vous n'êtes, et la Princesse verra clair un jour.
LÉLIO
Ah vous voilà dans votre figure naturelle, je vous vois le visage à présent; il n'est pas joli, mais cela vaut toujours mieux que le masque que vous portiez tout à l'heure.
LÉLIO, FRÉDÉRIC, LA PRINCESSE
LA PRINCESSE
Je vous cherchais, Lélio. Vous êtes de ces personnes que les souverains doivent s'attacher; il ne tiendra pas à moi que vous ne vous fixiez ici, et j'espère que vous accepterez l'emploi de mon premier secrétaire d'État, que je vous offre.