Huit monologues

Jacques Probst

Auteur dramatique et comédien, né à Genève le 1er août 1951. Comédien, a joué dans plus de soixante spectacles, avec une prédilection pour les pièces de Shakespeare, Webster, Beckett, Pinter, H. Muller, Behan, Bond.

Il est l’auteur depuis 1969 d’une vingtaine de pièces pour le théâtre, allant du monologue (Torito ; Le Banc de touche ; La Lettre de New York ; Ce qu’a dit Jens Munk à son équipage ; Lise, l’île…) à des pièces de dix, quinze, voire plus de vingt personnages (La Septième Vallée ; Sur un rivage du lac Léman ; On a perdu Ferkap ; La Route de Boston) ou encore des pièces de trois, cinq, sept personnages (Jamais la mer n’a rampé jusqu’ici ; L’Amérique ; Le Quai ; Missaouir la ville ; Le Chant du muezzin ; Un gué sur l’Aumance…).

Ces pièces furent représentées en Suisse, France, Belgique, dans des mises en scène signées par Philippe Mentha, François Berthet, Charlie Nelson, Roland Sassi, François Marin, Denis Maillefer, Joël Jouanneau, JeanPierre Denefve, Liliane Tondellier, Claude Thébert et Probst lui-même.

Il a souvent, et particulièrement pour les monologues, travaillé avec des musiciens, parmi lesquels Raul Esmerode, Patrick Mamie, Maurice Magnoni, Matthias Desmoulin, Popol Lavanchy, Pierre Gauthier, les frères Arthur et Market Besson, Olivier Magnenat, Christine Schaller, Claude Tabarini, Nicolas Meyer, Émilien Tolk, Jean-François Bovard, Diego Marion, Patrica Bosshard.

Plusieurs des pièces ont fait l’objet d’enregistrements pour la Radio Suisse Romande.

Il a, en outre, écrit trois scénarios de films : Le Rapt, d’après La Séparation des races de C. F. Ramuz, coproduction TSR, TF1, Torito, TSR, et Le Désert comme un jardin pour la réalisatrice Maya Simon.

Jacques Probst

Huit monologues

Lise, l’île

(1976)

Torito

(1982)

La Lettre de New York

(1988)

Le Banc de touche

(1990)

Torito II

(1991)

Ce qu’a dit Jens Munk à son équipage

(1994)

Chabag

(1999)

Aldjia, la femme divisée

précédé de

La Maison rose

et de Quelques notes de jour, quelques notes de nuit

(2004)

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Collection « Théâtre en camPoche »
dirigée par Philippe Morand,
en partenariat avec la Société Suisse des Auteurs (SSA)

LISE, L’ÎLE

À Lise Ramu

Notice

En 1976, on voyait au large de la plage d’Arila, à Corfou, une petite île comme deux collines soudées l’une à l’autre émergeant de l’eau. Bernard Heyman, qui habitait près d’Arila depuis quelques années, m’avait assuré l’île inhabitée. Elle était plantée d’une végétation de bruyère et d’une dizaine de cyprès groupés autour d’une petite chapelle orthodoxe, dans laquelle, une fois l’an, on célébrait la Fête de la Dormition de la Vierge.

Un âne avait longtemps vécu sur l’île. On l’entendait braire, autrefois, quand le vent venait de la mer. Son squelette était sans doute couché quelque part sur la bruyère recouvrant l’île. Bernard avait un bateau de pêche, voile et moteur, avec lequel il m’emmena là-bas. J’y séjournerais une semaine, muni d’un sac de riz, d’un sac d’oignons, de trois litres d’ouzo, de trois livres, de papier à écrire et de stylos.

À peine débarqués, Bernard m’emmena au pied d’une falaise argileuse, face à la mer. Nous y avons creusé deux petites cuvettes, afin d’y recueillir, de jour en jour, l’eau suintant de l’argile : ce serait ma seule source d’eau douce, bien qu’argileuse et rendue saumâtre par les embruns. Une fois creusées les deux cuvettes, Bernard me souhaita une bonne semaine et repartit vers la plage d’Arila, à quelques kilomètres de l’île.

Nous étions au milieu de l’été et l’ombre mince qu’offraient les cyprès autour de la chapelle démarquait le seul lieu où je pouvais me tenir, le soleil du matin jusqu’au soir frappant tout le reste de l’île. Il me fallait, selon la course du soleil, tourner régulièrement autour du cyprès choisi, au long de la journée. La nuit, je dormais sur un lit que je m’étais fait de varech ramassé sur les rochers au bord de l’eau.

Les trois premières nuits, je ne dormis pas. Dès le soleil couché, de trous innombrables sortaient des rats par dizaines. Ils avaient presque l’apparence de lapins, hormis leurs oreilles courtes, leur nez pointu et leurs longues queues. Comme, la nuit venue, je m’étendais sur mon lit de varech, une joyeuse sarabande commençait, qui se poursuivait durant toute la nuit : les rats profitaient au mieux de l’aubaine que j’étais, tombé comme un cheveu bienvenu dans leur soupe monotone. Ils se pourchassaient sur moi, risquaient leur nez dans mes oreilles, mes narines, ma bouche si je ne la tenais pas fermée. Trois nuits durant, les rats m’ôtèrent tout espoir de sommeil, mais dès la quatrième nuit, et toutes les nuits suivantes, je dormis très bien. Non seulement je m’étais habitué aux rats, mais j’appréciais leur compagnie. Jamais je n’eus affaire à leurs dents.

Au bout d’une semaine, le jour où Bernard devait venir me rechercher, un fort vent était levé, rendant la mer impraticable. On m’avait prévenu de ce vent au début de mon séjour à Corfou : il souffle durant trois, six ou neuf jours, sans interruption. J’eus droit au vent de neuf jours. Les trois livres étaient lus, et bus les trois litres d’ouzo, le riz et les oignons mangés. Me restaient deux petites cuvettes d’eau douce mais affreusement saumâtre, du papier et des stylos.

Sous le vent constant, le visage de Lise m’accompagna durant neuf jours. Je réécrivis trois fois le monologue, évitant à chaque version de relire la précédente. Je réécrivis trois fois le monologue sous le vent constant, adossé le plus souvent au mur de la chapelle orthodoxe dans laquelle, athée convaincu, j’avais juré de ne jamais entrer, malgré les intempéries. Au vent, par moments, se joignait la pluie. J’abritais alors mes feuilles de papier sous le varech de mon lit.

Quand enfin Bernard put venir me rechercher, je relus les trois versions du monologue, emmenai la première avec moi et brûlai les deux autres devant le mur de la chapelle où je les avais écrites. J’étais alors loin de deviner que six ans plus tard, dans l’été 1982, je recevrais dans une église russe de la rue Lecourbe, à Paris, le baptême de l’Église orthodoxe.

Lumière de midi, plein soleil.

Un frêle arbre sec à l’une des branches duquel est pendu par la queue le cadavre d’un chat borgne.

Deux pierres, la taille de l’une permettant de s’y asseoir, l’autre plus petite.

Sur le sol, de la poussière de terre.

Entre Lise, sa nudité mal couverte de haillons déchirés, ses pieds nus sanglants, fendus par une route difficile. Elle porte sur l’épaule un immense sac flasque, presque vide.