Notice
En 1976, on voyait au large de la plage d’Arila, à Corfou, une petite île comme deux collines soudées l’une à l’autre émergeant de l’eau. Bernard Heyman, qui habitait près d’Arila depuis quelques années, m’avait assuré l’île inhabitée. Elle était plantée d’une végétation de bruyère et d’une dizaine de cyprès groupés autour d’une petite chapelle orthodoxe, dans laquelle, une fois l’an, on célébrait la Fête de la Dormition de la Vierge.
Un âne avait longtemps vécu sur l’île. On l’entendait braire, autrefois, quand le vent venait de la mer. Son squelette était sans doute couché quelque part sur la bruyère recouvrant l’île. Bernard avait un bateau de pêche, voile et moteur, avec lequel il m’emmena là-bas. J’y séjournerais une semaine, muni d’un sac de riz, d’un sac d’oignons, de trois litres d’ouzo, de trois livres, de papier à écrire et de stylos.
À peine débarqués, Bernard m’emmena au pied d’une falaise argileuse, face à la mer. Nous y avons creusé deux petites cuvettes, afin d’y recueillir, de jour en jour, l’eau suintant de l’argile : ce serait ma seule source d’eau douce, bien qu’argileuse et rendue saumâtre par les embruns. Une fois creusées les deux cuvettes, Bernard me souhaita une bonne semaine et repartit vers la plage d’Arila, à quelques kilomètres de l’île.
Nous étions au milieu de l’été et l’ombre mince qu’offraient les cyprès autour de la chapelle démarquait le seul lieu où je pouvais me tenir, le soleil du matin jusqu’au soir frappant tout le reste de l’île. Il me fallait, selon la course du soleil, tourner régulièrement autour du cyprès choisi, au long de la journée. La nuit, je dormais sur un lit que je m’étais fait de varech ramassé sur les rochers au bord de l’eau.
Les trois premières nuits, je ne dormis pas. Dès le soleil couché, de trous innombrables sortaient des rats par dizaines. Ils avaient presque l’apparence de lapins, hormis leurs oreilles courtes, leur nez pointu et leurs longues queues. Comme, la nuit venue, je m’étendais sur mon lit de varech, une joyeuse sarabande commençait, qui se poursuivait durant toute la nuit : les rats profitaient au mieux de l’aubaine que j’étais, tombé comme un cheveu bienvenu dans leur soupe monotone. Ils se pourchassaient sur moi, risquaient leur nez dans mes oreilles, mes narines, ma bouche si je ne la tenais pas fermée. Trois nuits durant, les rats m’ôtèrent tout espoir de sommeil, mais dès la quatrième nuit, et toutes les nuits suivantes, je dormis très bien. Non seulement je m’étais habitué aux rats, mais j’appréciais leur compagnie. Jamais je n’eus affaire à leurs dents.
Au bout d’une semaine, le jour où Bernard devait venir me rechercher, un fort vent était levé, rendant la mer impraticable. On m’avait prévenu de ce vent au début de mon séjour à Corfou : il souffle durant trois, six ou neuf jours, sans interruption. J’eus droit au vent de neuf jours. Les trois livres étaient lus, et bus les trois litres d’ouzo, le riz et les oignons mangés. Me restaient deux petites cuvettes d’eau douce mais affreusement saumâtre, du papier et des stylos.
Sous le vent constant, le visage de Lise m’accompagna durant neuf jours. Je réécrivis trois fois le monologue, évitant à chaque version de relire la précédente. Je réécrivis trois fois le monologue sous le vent constant, adossé le plus souvent au mur de la chapelle orthodoxe dans laquelle, athée convaincu, j’avais juré de ne jamais entrer, malgré les intempéries. Au vent, par moments, se joignait la pluie. J’abritais alors mes feuilles de papier sous le varech de mon lit.
Quand enfin Bernard put venir me rechercher, je relus les trois versions du monologue, emmenai la première avec moi et brûlai les deux autres devant le mur de la chapelle où je les avais écrites. J’étais alors loin de deviner que six ans plus tard, dans l’été 1982, je recevrais dans une église russe de la rue Lecourbe, à Paris, le baptême de l’Église orthodoxe.