I
NAÎTRE
JE M’APPELLE Marie-Rose, mais quand j’étais petite, tout le monde me disait Rosetta. Je suis née le 19 août 1950, en Italie du Sud dans une petite ville qui s’appelle Maglie. Nous étions cinq enfants. Je suis la dernière. Évidemment ma mère ne me voulait pas ! Elle a tout essayé pour avorter : les aiguilles à tricoter, des bains avec de l’eau salée, tous les vieux trucs de bonne femme. Elle a tout fait pour que je ne naisse pas. Rien à faire. Je m’accrochais déjà, tu vois. Obstinée. Après, elle s’en voulait, elle avait très peur que je ne sois pas normale avec tous ces trucs ! Elle culpabilisait, la pauvre. Eh bien non. Je suis venue au monde malgré tout et tout à fait normale. Enfin j’espère !
Alors voilà, ça c’est l’histoire de ma naissance. Tu vois, ça commence bien.
Mon père était paysan et gardien de vigne. Il n’avait pas de terres, bien entendu. À la saison des vendanges, les propriétaires engageaient des hommes armés pour empêcher les vendangeurs de se servir. Mon père était un de ces gardes. C’était un homme grand, mince, très poilu. Il portait souvent un complet noir avec une casquette et un fusil sur l’épaule. C’est une figure très importante pour moi. Il me reste dans la tête comme quelqu’un de sublime. Mais il ne m’embrassait jamais, il ne me câlinait jamais, et ça me manquait.
Donc, l’été, nous habitions la campagne. Ça, c’était une bonne période. Mon père plantait aussi du tabac que ma mère et mes frère et sœurs enfilaient pour le faire sécher. L’été, c’était la bonne vie simple et heureuse. On avait des légumes, des fruits. Tu vois, c’est mes meilleurs souvenirs d’enfance : on n’avait pas faim.
Par contre, en septembre-octobre, on devait retourner en ville, et là, ça se gâtait. Mon père ne gagnait pas sa vie en hiver. Il n’avait pas de travail et en plus il buvait le peu d’argent qu’on avait. Je me rappelle les scènes entre mes parents, le soir. Nous n’avions pas l’électricité, alors on se couchait dès qu’il faisait nuit, pour économiser le pétrole. Ma mère tricotait au lit avec juste une petite lampe.
Et puis mon père rentrait… Il criait pour un oui pour un non, il renversait les meubles. Tout le monde se mettait à pleurer, et lui, ça le faisait crier encore plus fort. Bien sûr, il battait ma mère, il la forçait à avoir des rapports sexuels, là, devant nous. Et je me souviens qu’elle disait : « Non pas devant les enfants ! » Mais lui ne se rendait pas compte, parce qu’il avait bu. Il ne se rendait compte de rien parce qu’il était saoul. Alors ma mère éteignait la lumière et nous l’entendions pleurer.
Des fois, elle essayait de résister, alors il la tirait par les cheveux, il la jetait dehors. Elle dormait là, devant la porte.
Bon, ça lui arrivait aussi de rentrer de bonne humeur. Il amenait des copains, un tambourin. C’était la fête. Ils commençaient à chanter, à jouer de la musique. Il était gentil, tu sais, à ces moments-là, un autre homme. Mais ça n’arrivait pas très souvent.
J’essaye pourtant de me souvenir aussi de ces bons moments-là, les seuls bons souvenirs que je garde de mon père.
Parce qu’il y a quelque chose qu’il faut bien comprendre, même si ça peut paraître bizarre aujourd’hui, c’est que malgré tout ça, j’ai eu une enfance heureuse. Oui, heureuse. C’est drôle à dire, mais cette période, quand j’étais toute petite, je m’en souviens avec plaisir. Peut-être parce que c’était la liberté ?…
Le matin, je me levais. Je ne me lavais pas, je ne me coiffais pas, je ne mangeais pas non plus, évidemment, mais je n’en souffrais pas particulièrement puisque je ne savais pas ce que c’était que de manger normalement. Donc voilà, je me retrouvais dans la rue, pieds nus, comme j’étais sortie du lit. Il y avait toutes mes copines, on jouait. On jouait à plein de choses, on inventait toute la journée. Bien sûr, on n’avait pas de jouets. Rien. Alors on se fabriquait des poupées. C’était facile, on allait dans les chantiers de construction, on prenait des pierres, on leur dessinait des yeux et une bouche. Et hop, ça devenait une poupée. À côté de chez nous, il y avait une petite chapelle. On y allait, et on baptisait les poupées, c’était la grande fête ! Oui, je te jure, on était vraiment heureuses.
On faisait aussi de grandes promenades dans la campagne, on volait des figues, on s’amusait de rien, on ne pensait même pas qu’on avait faim.
C’est quand on rentrait que ça devenait dur. C’était l’heure où tout le monde mangeait. On les entendait en passant, par les fenêtres ouvertes, tu sais, le bruit des assiettes, les odeurs… Chez nous, ma mère partageait du pain, un bout à chacun avec des fois un petit peu d’huile d’olive, qu’elle nous mettait sur les morceaux de pain. Autrement, il n’y avait rien. Elle allait aussi ramasser des herbes dans la campagne et elle les faisait cuire. Alors évidemment, c’était le moment le plus difficile de la journée. Un mauvais moment à passer. Mais à part ça, ça allait.
Oui, c’est la faim qui était le point noir, à cette époque. J’avais tout le temps faim. Je me rappelle d’une fille de mon âge qui habitait sur le palier à côté de chez nous. Le matin, sa mère lui donnait un morceau de pain avec un peu d’huile d’olive et d’origan dessus. Elle sortait avec, et moi je la regardais manger son pain. Je la regardais ! Tant que je ne voyais pas manger, je ne pensais pas que j’avais faim. Mais dès que je voyais quelqu’un manger ! Plusieurs fois, je l’ai tellement regardée mordre dans ce pain qu’elle a fini par me le donner. Après, elle rentrait chez elle et disait qu’elle avait encore faim.
— Mais enfin, je viens de te donner un morceau de pain, tu n’as quand même pas déjà tout mangé, disait sa mère.
— Mais oui, je l’ai mangé, Maman.
Mais sa mère n’était pas dupe, elle criait dans la cuisine, exprès pour que je l’entende depuis dehors :
— Je sais bien que tu le lui as donné, à cette sale gamine-là. Je te le défends, son père, il n’a qu’à bosser au lieu de boire.
Moi, j’avais honte, c’était du pain au goût amer, mais je le mangeais tout de même, ça je t’assure !
Il y avait aussi les fois où ma grande sœur, Donata, (celle qui a sept ans de plus que moi) était malade. C’est dur à dire, mais qu’est-ce que j’étais contente ! Parce que ma mère, à ce moment-là, achetait un verre de lait. Oui, oui, rien qu’un verre, pour ma sœur malade, pour lui donner des forces, j’imagine. Mais des fois, elle était trop malade, elle n’arrivait pas à le manger. Ma mère essayait de le lui donner de mille façons, avec la cuillère, avec du pain trempé dedans. Et moi j’étais là, je la regardais, j’attendais sans rien dire. Je pensais de toutes mes forces : pourvu qu’elle ne le mange pas ! Parce que, dans ce cas-là, je savais que ma mère me le donnerait, avec le pain trempé dedans. Tu ne peux pas imaginer le plaisir de boire ce lait, de manger ce pain. Un plaisir fou, extraordinaire. J’avais cinq ou six ans à l’époque. Encore aujourd’hui, j’adore le lait. Chaque fois que j’en bois, j’ai le goût de mon enfance.
Tu vois, c’est ça qui est étonnant : cette façon qu’on a d’aimer son enfance, même une enfance comme la mienne. Normalement, je devrais tout faire pour ne jamais y penser, eh bien non. Peut-être parce que, comme je le disais tout à l’heure, on avait quand même de bons moments.
Par exemple, je me souviens des soirées d’été ou de printemps. On allait chez des voisins qui avaient une masseria. Mon père jouait aux cartes avec les hommes. Ma mère bavardait. C’était merveilleux, il faisait beau, très chaud et tout le monde sortait avec une chaise. On s’asseyait dehors. Chacun apportait ce qu’il avait, un melon, des figues. Des fois, des petits escargots qu’on faisait cuire. On partageait tout avec tout le monde. Les femmes parlaient entre elles. Les enfants couraient partout, jouaient à cache-cache. Après, on chantait. Et puis, plus tard encore, les vieux nous racontaient des histoires. Nous étions assis autour d’eux et nous écoutions ces histoires et petit à petit, nous tombions de sommeil les uns après les autres, par terre. Nous avions passé une soirée extraordinaire. Parfois, je faisais même semblant de m’endormir, j’étais tellement contente que je n’étais pas fatiguée, mais c’était la seule façon que j’avais trouvée pour que mon père me prenne dans ses bras. Il me portait pour rentrer à la maison, il marchait en me portant dans la campagne. J’adorais ça. Pendant qu’il me portait, je regardais le ciel et les vignes, c’était magique. Je n’ai plus jamais été aussi heureuse, je crois, que pendant ces soirées.
Mon père, tu vois, je crois qu’il nous aimait à sa façon. Je ne peux pas dire qu’il ne nous aimait pas. Je n’arrive pas à le dire. Bien sûr, il ne nous a jamais embrassés. Mais, peut-être que c’était comme ça à ce moment-là, ça ne se faisait pas. Je ne peux pas le juger.
Pourtant, une fois, j’ai vraiment trouvé qu’il n’avait pas de cœur. C’était un soir qu’il était rentré saoul, mais plutôt gai, comme ça lui arrivait de temps en temps, avec un sandwich qu’il avait rapporté pour ma mère. Je me rappelle que dedans, il y avait de la viande de cheval. Il a dit à ma mère :
— Tiens, je t’ai apporté ce pain, pour toi, ce soir.
Ma mère l’a pris et l’a posé sur la table de nuit. Mon père lui a dit :
— Alors tu le manges ?
Et elle a répondu :
— Écoute, les enfants ont été se coucher sans manger ce soir, alors je le garde pour eux demain matin.
Alors, mon père a pris le pain :
— Bon. Eh bien même que je suis plein jusque sous le nez, je le mangerai quand même pour ne pas le leur donner.
Ça, je n’ai pas compris. Je n’ai pas compris. J’avais tout entendu, et j’ai regardé mon père manger ce sandwich, sans comprendre. Pourquoi il ne voulait pas nous le donner ? Parce qu’on était trop méchants ? Je n’arrivais pas à comprendre, tu vois, il faut dire que j’étais vraiment petite. Maintenant je pense que c’est parce qu’il était saoul. Dans son état normal, il n’aurait pas agi comme ça. Je n’accuse pas mon père.
Quand on était petits, on n’en parlait jamais avec mes frère et sœurs. C’était comme ça c’est tout. On ne discutait pas. Mais on avait très peur pour ma mère surtout, on craignait qu’un jour ou l’autre il la tue. C’est arrivé souvent qu’il lui fonce dessus avec un couteau ou des ciseaux. Alors mon frère ou ma grande sœur essayaient de s’interposer. Oui, ça, c’est des souvenirs assez durs. Mais tout de même, j’aime bien y penser…
Tout ça, c’était la période de ma toute petite enfance.