L'Italienne

Sylviane Roche
Marie-Rose De Donno

Sylviane Roche, d’origine française, est née à Paris, dans le quartier du Marais. Elle est venue en Suisse à l’âge de vingt ans et s’est installée à Lausanne. Elle s’y est mariée et a eu deux enfants, Emmanuel et Élodie. Elle a aussi obtenu une licence de lettres à l’Université de Lausanne. Bien qu’elle ait été très bien accueillie et intégrée en Suisse, elle s’est toujours sentie dépaysée, exilée à Lausanne, et reste très attachée à Paris et à la France où vit toute sa famille et où elle rentre souvent.

Elle fait partie du comité de direction de la revue littéraire lausannoise Écriture, et enseigne la littérature française, l’histoire et l’espagnol dans un gymnase cantonal. Elle écrit des articles de critique littéraire dans divers journaux et a publié un recueil de nouvelles (Les Passantes), trois romans (Le Salon Pompadour ; Septembre ; Le Temps des cerises), un récit (L’Italienne, en collaboration avec Marie-Rose De Donno) et un recueil de « contes psychologiques » (L’Amour et autres contes). Elle est également traductrice de l’espagnol (en particulier Puerto final de l’Argentin Daniel Mayer). Tous ces ouvrages ont été publiés chez Bernard Campiche Éditeur.

D’origine italienne, Marie-Rose De Donno vit et travaille en Suisse depuis de très nombreuses années. Elle a raconté son parcours dans L’Italienne.

Ce livre a été subventionné par la Fondation suisse
pour la culture Pro Helvetia dans le cadre de la promotion
de livres de poche suisses en langue française

Sylviane Roche
Marie-Rose De Donno

L’Italienne

histoire d’une vie

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J’ai écrit cette histoire d’après le récit que mon amie Marie-Rose De Donno m’a fait de sa vie. C’est ce qu’elle m’a dit, et c’est aussi ce que j’ai entendu. Nos mots se mêlent. C’est une œuvre commune.

SYLVIANE ROCHE

J’étais une petite fille, quand je vis pleurer une mère sur le cercueil de son enfant. Toute sa souffrance vint envahir mon cœur. Quoi, mort, un enfant ? Une question me vint à l’esprit : comment fera-t-elle pour continuer à vivre encore ? Et pourtant un jour la mort t’a pris, toi qui étais le mien. Alors pour continuer la vie sans ta voix, j’écris.

MARIE-ROSE DE DONNO

Le lecteur trouvera à la page 231 un lexique
des helvétismes contenus dans ce récit.

I

NAÎTRE

JE M’APPELLE Marie-Rose, mais quand j’étais petite, tout le monde me disait Rosetta. Je suis née le 19 août 1950, en Italie du Sud dans une petite ville qui s’appelle Maglie. Nous étions cinq enfants. Je suis la dernière. Évidemment ma mère ne me voulait pas ! Elle a tout essayé pour avorter : les aiguilles à tricoter, des bains avec de l’eau salée, tous les vieux trucs de bonne femme. Elle a tout fait pour que je ne naisse pas. Rien à faire. Je m’accrochais déjà, tu vois. Obstinée. Après, elle s’en voulait, elle avait très peur que je ne sois pas normale avec tous ces trucs ! Elle culpabilisait, la pauvre. Eh bien non. Je suis venue au monde malgré tout et tout à fait normale. Enfin j’espère !

Alors voilà, ça c’est l’histoire de ma naissance. Tu vois, ça commence bien.

Mon père était paysan et gardien de vigne. Il n’avait pas de terres, bien entendu. À la saison des vendanges, les propriétaires engageaient des hommes armés pour empêcher les vendangeurs de se servir. Mon père était un de ces gardes. C’était un homme grand, mince, très poilu. Il portait souvent un complet noir avec une casquette et un fusil sur l’épaule. C’est une figure très importante pour moi. Il me reste dans la tête comme quelqu’un de sublime. Mais il ne m’embrassait jamais, il ne me câlinait jamais, et ça me manquait.

Donc, l’été, nous habitions la campagne. Ça, c’était une bonne période. Mon père plantait aussi du tabac que ma mère et mes frère et sœurs enfilaient pour le faire sécher. L’été, c’était la bonne vie simple et heureuse. On avait des légumes, des fruits. Tu vois, c’est mes meilleurs souvenirs d’enfance : on n’avait pas faim.

Par contre, en septembre-octobre, on devait retourner en ville, et là, ça se gâtait. Mon père ne gagnait pas sa vie en hiver. Il n’avait pas de travail et en plus il buvait le peu d’argent qu’on avait. Je me rappelle les scènes entre mes parents, le soir. Nous n’avions pas l’électricité, alors on se couchait dès qu’il faisait nuit, pour économiser le pétrole. Ma mère tricotait au lit avec juste une petite lampe.

Et puis mon père rentrait… Il criait pour un oui pour un non, il renversait les meubles. Tout le monde se mettait à pleurer, et lui, ça le faisait crier encore plus fort. Bien sûr, il battait ma mère, il la forçait à avoir des rapports sexuels, là, devant nous. Et je me souviens qu’elle disait : « Non pas devant les enfants ! » Mais lui ne se rendait pas compte, parce qu’il avait bu. Il ne se rendait compte de rien parce qu’il était saoul. Alors ma mère éteignait la lumière et nous l’entendions pleurer.

Des fois, elle essayait de résister, alors il la tirait par les cheveux, il la jetait dehors. Elle dormait là, devant la porte.

Bon, ça lui arrivait aussi de rentrer de bonne humeur. Il amenait des copains, un tambourin. C’était la fête. Ils commençaient à chanter, à jouer de la musique. Il était gentil, tu sais, à ces moments-là, un autre homme. Mais ça n’arrivait pas très souvent.

J’essaye pourtant de me souvenir aussi de ces bons moments-là, les seuls bons souvenirs que je garde de mon père.

Parce qu’il y a quelque chose qu’il faut bien comprendre, même si ça peut paraître bizarre aujourd’hui, c’est que malgré tout ça, j’ai eu une enfance heureuse. Oui, heureuse. C’est drôle à dire, mais cette période, quand j’étais toute petite, je m’en souviens avec plaisir. Peut-être parce que c’était la liberté ?…

Le matin, je me levais. Je ne me lavais pas, je ne me coiffais pas, je ne mangeais pas non plus, évidemment, mais je n’en souffrais pas particulièrement puisque je ne savais pas ce que c’était que de manger normalement. Donc voilà, je me retrouvais dans la rue, pieds nus, comme j’étais sortie du lit. Il y avait toutes mes copines, on jouait. On jouait à plein de choses, on inventait toute la journée. Bien sûr, on n’avait pas de jouets. Rien. Alors on se fabriquait des poupées. C’était facile, on allait dans les chantiers de construction, on prenait des pierres, on leur dessinait des yeux et une bouche. Et hop, ça devenait une poupée. À côté de chez nous, il y avait une petite chapelle. On y allait, et on baptisait les poupées, c’était la grande fête ! Oui, je te jure, on était vraiment heureuses.

On faisait aussi de grandes promenades dans la campagne, on volait des figues, on s’amusait de rien, on ne pensait même pas qu’on avait faim.

C’est quand on rentrait que ça devenait dur. C’était l’heure où tout le monde mangeait. On les entendait en passant, par les fenêtres ouvertes, tu sais, le bruit des assiettes, les odeurs… Chez nous, ma mère partageait du pain, un bout à chacun avec des fois un petit peu d’huile d’olive, qu’elle nous mettait sur les morceaux de pain. Autrement, il n’y avait rien. Elle allait aussi ramasser des herbes dans la campagne et elle les faisait cuire. Alors évidemment, c’était le moment le plus difficile de la journée. Un mauvais moment à passer. Mais à part ça, ça allait.

Oui, c’est la faim qui était le point noir, à cette époque. J’avais tout le temps faim. Je me rappelle d’une fille de mon âge qui habitait sur le palier à côté de chez nous. Le matin, sa mère lui donnait un morceau de pain avec un peu d’huile d’olive et d’origan dessus. Elle sortait avec, et moi je la regardais manger son pain. Je la regardais ! Tant que je ne voyais pas manger, je ne pensais pas que j’avais faim. Mais dès que je voyais quelqu’un manger ! Plusieurs fois, je l’ai tellement regardée mordre dans ce pain qu’elle a fini par me le donner. Après, elle rentrait chez elle et disait qu’elle avait encore faim.

— Mais enfin, je viens de te donner un morceau de pain, tu n’as quand même pas déjà tout mangé, disait sa mère.

— Mais oui, je l’ai mangé, Maman.

Mais sa mère n’était pas dupe, elle criait dans la cuisine, exprès pour que je l’entende depuis dehors :

— Je sais bien que tu le lui as donné, à cette sale gamine-là. Je te le défends, son père, il n’a qu’à bosser au lieu de boire.

Moi, j’avais honte, c’était du pain au goût amer, mais je le mangeais tout de même, ça je t’assure !

Il y avait aussi les fois où ma grande sœur, Donata, (celle qui a sept ans de plus que moi) était malade. C’est dur à dire, mais qu’est-ce que j’étais contente ! Parce que ma mère, à ce moment-là, achetait un verre de lait. Oui, oui, rien qu’un verre, pour ma sœur malade, pour lui donner des forces, j’imagine. Mais des fois, elle était trop malade, elle n’arrivait pas à le manger. Ma mère essayait de le lui donner de mille façons, avec la cuillère, avec du pain trempé dedans. Et moi j’étais là, je la regardais, j’attendais sans rien dire. Je pensais de toutes mes forces : pourvu qu’elle ne le mange pas ! Parce que, dans ce cas-là, je savais que ma mère me le donnerait, avec le pain trempé dedans. Tu ne peux pas imaginer le plaisir de boire ce lait, de manger ce pain. Un plaisir fou, extraordinaire. J’avais cinq ou six ans à l’époque. Encore aujourd’hui, j’adore le lait. Chaque fois que j’en bois, j’ai le goût de mon enfance.

Tu vois, c’est ça qui est étonnant : cette façon qu’on a d’aimer son enfance, même une enfance comme la mienne. Normalement, je devrais tout faire pour ne jamais y penser, eh bien non. Peut-être parce que, comme je le disais tout à l’heure, on avait quand même de bons moments.

Par exemple, je me souviens des soirées d’été ou de printemps. On allait chez des voisins qui avaient une masseria. Mon père jouait aux cartes avec les hommes. Ma mère bavardait. C’était merveilleux, il faisait beau, très chaud et tout le monde sortait avec une chaise. On s’asseyait dehors. Chacun apportait ce qu’il avait, un melon, des figues. Des fois, des petits escargots qu’on faisait cuire. On partageait tout avec tout le monde. Les femmes parlaient entre elles. Les enfants couraient partout, jouaient à cache-cache. Après, on chantait. Et puis, plus tard encore, les vieux nous racontaient des histoires. Nous étions assis autour d’eux et nous écoutions ces histoires et petit à petit, nous tombions de sommeil les uns après les autres, par terre. Nous avions passé une soirée extraordinaire. Parfois, je faisais même semblant de m’endormir, j’étais tellement contente que je n’étais pas fatiguée, mais c’était la seule façon que j’avais trouvée pour que mon père me prenne dans ses bras. Il me portait pour rentrer à la maison, il marchait en me portant dans la campagne. J’adorais ça. Pendant qu’il me portait, je regardais le ciel et les vignes, c’était magique. Je n’ai plus jamais été aussi heureuse, je crois, que pendant ces soirées.

Mon père, tu vois, je crois qu’il nous aimait à sa façon. Je ne peux pas dire qu’il ne nous aimait pas. Je n’arrive pas à le dire. Bien sûr, il ne nous a jamais embrassés. Mais, peut-être que c’était comme ça à ce moment-là, ça ne se faisait pas. Je ne peux pas le juger.

Pourtant, une fois, j’ai vraiment trouvé qu’il n’avait pas de cœur. C’était un soir qu’il était rentré saoul, mais plutôt gai, comme ça lui arrivait de temps en temps, avec un sandwich qu’il avait rapporté pour ma mère. Je me rappelle que dedans, il y avait de la viande de cheval. Il a dit à ma mère :

— Tiens, je t’ai apporté ce pain, pour toi, ce soir.

Ma mère l’a pris et l’a posé sur la table de nuit. Mon père lui a dit :

— Alors tu le manges ?

Et elle a répondu :

— Écoute, les enfants ont été se coucher sans manger ce soir, alors je le garde pour eux demain matin.

Alors, mon père a pris le pain :

— Bon. Eh bien même que je suis plein jusque sous le nez, je le mangerai quand même pour ne pas le leur donner.

Ça, je n’ai pas compris. Je n’ai pas compris. J’avais tout entendu, et j’ai regardé mon père manger ce sandwich, sans comprendre. Pourquoi il ne voulait pas nous le donner ? Parce qu’on était trop méchants ? Je n’arrivais pas à comprendre, tu vois, il faut dire que j’étais vraiment petite. Maintenant je pense que c’est parce qu’il était saoul. Dans son état normal, il n’aurait pas agi comme ça. Je n’accuse pas mon père.

Quand on était petits, on n’en parlait jamais avec mes frère et sœurs. C’était comme ça c’est tout. On ne discutait pas. Mais on avait très peur pour ma mère surtout, on craignait qu’un jour ou l’autre il la tue. C’est arrivé souvent qu’il lui fonce dessus avec un couteau ou des ciseaux. Alors mon frère ou ma grande sœur essayaient de s’interposer. Oui, ça, c’est des souvenirs assez durs. Mais tout de même, j’aime bien y penser…

Tout ça, c’était la période de ma toute petite enfance.

II

MANGER

J’AI COMMENCÉ l’école en 1957. J’ai tout de suite aimé aller à l’école. J’étais pleine d’enthousiasme. Bon, il y avait bien quelques problèmes. Par exemple je ne portais pas de culotte. Je pense que ma mère n’avait pas les moyens de nous acheter des sous-vêtements, bien contente déjà qu’on ait une vague jupe ou une vieille robe héritée de je ne sais où. Alors la culotte, inconnue ! Mais quand je suis arrivée à l’école, mon angoisse c’était que les autres s’en aperçoivent… Je t’assure, je n’en dormais plus. Ça a l’air idiot mais à sept ans, c’est drôlement important. À part ça, j’étais vraiment contente d’aller à l’école.

Mais c’est quand je faisais ma première année que ma mère a trouvé une place de travail en Suisse, en Valais. Elle devait s’occuper d’une famille de trois enfants. C’était un type divorcé, avec une grande maison et beaucoup de terrain. Ma mère s’occupait de tout, la maison, les enfants, les cultures. De tout…

Pour venir en Suisse, elle avait besoin de l’autorisation de son mari. Sans ça, elle ne pouvait pas partir. Alors elle a profité d’un soir qu’il était saoul pour lui faire signer le permis d’émigration. Elle lui a dit :

— Écoute, si tu me laisses partir, je pourrai t’envoyer de l’argent. Là-bas, je vais en gagner beaucoup.

Alors mon père a signé et ma mère est partie en Suisse.

Je le revois encore, le départ de ma mère… Elle m’avait fait croire que j’allais l’accompagner jusqu’à la gare de Lecce en voiture. Elle me l’avait promis ! Alors moi, j’attendais ce jour-là avec impatience. Monter dans une voiture ! Évidemment, je ne me rendais pas compte qu’elle partait si loin. Et puis elle est partie et c’est ma sœur qui l’a accompagnée à la gare, sans moi ! Je pleurais derrière la porte, je ne comprenais rien. Alors la maman de la voisine, tu sais, celle qui me donnait son pain le matin, est venue avec une pomme de terre cuite à l’eau. Elle me l’a donnée pour me consoler. C’est triste, quand on y pense : elle essayait de me consoler de la perte de ma mère en me donnant à manger ! En tout cas, je peux te dire que j’ai beaucoup souffert du départ de ma mère.

Elle nous avait laissés, tu comprends, elle avait été obligée de nous laisser pour aller travailler en Suisse. Moi, j’avais sept ans. Ma sœur Donata, treize ans et demi et mon frère Giuseppe dix-sept. Il y avait aussi mon autre sœur, Rita, qui a quatre ans de plus que moi et qui était en pension depuis ma naissance. J’en reparlerai. Ma grande sœur, celle de dix-neuf ans, était placée chez des gens, à Rome, elle n’était plus à la maison. Et puis mon frère, dès que ma mère a eu le dos tourné, il s’est enfui avec une fille, et évidemment il a dû l’épouser. Partir avec une fille sans l’épouser, c’était la déshonorer, ce n’était pas possible. Je pense que comme ma mère n’était plus là, il a voulu se refaire sa famille à lui.

Alors Donata et moi, on est restées seules. Et là, vraiment, on a su ce que c’était que d’avoir faim. Personne ne s’occupait de nous. On n’avait rien à manger. Mais vraiment rien, tu sais ce que ça veut dire ? Des fois, on allait chez une tante qui nous gardait les restes, plutôt que de les donner au chien. Et il fallait encore dire merci. Oui, ça c’était vraiment très dur.

Et ma mère qui se crevait en Valais et qui envoyait de l’argent à mon père ! Mais lui, au lieu d’acheter à manger, il allait boire, évidemment. Ma mère se méfiait quand même un peu, alors elle a écrit à ma sœur pour lui demander si elle avait bien reçu l’argent. Et quand elle a su que mon père buvait tout ce qu’elle lui envoyait, elle a fait une procuration à une de ses sœurs pour qu’elle puisse aller chercher l’argent à la poste. Et on a vécu comme ça toutes les deux seules pendant trois ou quatre mois. Mon père, on ne le voyait jamais, il disparaissait pendant des semaines.

Après, ma mère a réussi à nous faire venir en Suisse, dans la famille où elle travaillait. Mais ça n’a pas duré non plus. J’étais trop petite, je ne pouvais pas travailler. Tu comprends, elle gagnait deux cent septante francs par mois, et elle devait payer septante francs de pension pour moi. Alors, au bout de trois mois, elle m’a renvoyée en Italie, dans un pensionnat, celui où était déjà ma sœur Rita. Oh, j’en reparlerai, du pensionnat. Mais pour le moment, je voudrais raconter ce premier voyage en Suisse, parce que c’était une chose extraordinaire.

Donc, on a voyagé, ma sœur et moi, avec un couple que ma mère connaissait. On a profité qu’ils se rendaient dans le même village pour faire le voyage avec eux. Mon père ? Aucun problème, il nous a laissées partir sans même réagir je crois. Nous sommes parties en voiture à Lecce. Lecce est la ville principale de notre région et c’est de là que partent les trains pour toute l’Italie. Tu arrives à la gare de Lecce. Imagine : pas un arbre. Tout en pierre. Et le plus bizarre, c’était le sol tapissé de gens assis. Plein de monde avec plein de bagages. Il y en avait partout, partout. Partout où on regardait, il y avait du monde assis par terre qui attendait le train depuis des heures. J’étais fascinée par cette foule. Je n’avais jamais vu autant de monde à la fois.

Mon souvenir le plus frappant, c’est l’arrivée du train. Le train arrivait, tout le monde se levait, criait, courait. Alors que le train roulait encore, les gens sautaient dessus, essayaient d’entrer par les fenêtres. Il y avait des cartons, des valises attachées, et des gens qui se tapaient dessus pour avoir de la place. Des hurlements. Et moi, toute petite, je regardais toute cette masse humaine qui hurlait. On aurait dit qu’ils partaient pour, je ne sais pas, un endroit merveilleux, que leur vie en dépendait… Mais ils partaient juste travailler en Suisse. C’était impressionnant, ce monde et ces gens qui se tapaient dessus pour avoir une place assise. Ils savaient que ceux qui n’auraient pas la chance de se trouver un siège, devraient se farcir les vingt-quatre heures de train debout. Les toilettes étaient bondées de valises. On ne pouvait évidemment pas y aller pendant tout le voyage. Les gens étaient assis sur les valises qui étaient dans les toilettes et dans le corridor. On ne pouvait pas passer. Nous, on avait quand même réussi à avoir une place, grâce aux gens qu’on accompagnait. Moi, j’étais sur les genoux de ma sœur, j’étais même assise. Le luxe !

Quel voyage super ! Je n’avais jamais vu la mer. Pourtant on n’en habitait pas loin, mais qui aurait pensé à nous y amener, hein ? Alors à un moment, ma sœur m’a dit :

— Regarde, Rosetta, c’est la mer.

Je regardais, je regardais. Et même après, quand on ne la voyait plus, la mer, dès qu’il y avait une gouille d’eau, je disais : « Un mare, due mari. » Toutes les gouilles d’eau, c’était la mer et je comptais toutes celles que je voyais jusqu’à ce qu’on arrive en Suisse. J’ai passé tout mon temps derrière la fenêtre, émerveillée de tout ce que je voyais. C’était magnifique. Je garde un souvenir extraordinaire de ce voyage.

On est arrivées à Saxon, c’était le 8 mars 1958. Il y avait encore de la neige, je n’en avais jamais vu. Je trouvais ça magnifique, mais quand j’ai marché dedans !… Mes chaussures étaient complètement percées, et j’ai senti ce froid ! Une sensation inoubliable. Ma mère est venue nous chercher avec son patron qui s’appelait Georges, Georges F. Il était venu avec une Agria, c’était un véhicule à moteur, avec un chariot derrière. On s’est donc mises dans le chariot avec les bagages. Et on est arrivés à la maison. Là, les problèmes ont commencé pour moi. Ma mère m’a dit que je ne pouvais pas dormir avec elle parce que le patron ne me voulait pas. Je devais donc aller dormir chez les gens avec qui j’avais voyagé. Ma sœur, elle, pouvait rester parce qu’elle allait travailler, elle avait presque quatorze ans. Elle allait désherber, ramasser les fruits… sans paie évidemment. Moi, j’aurais bien voulu l’aider. J’ai essayé de ramasser les fruits, mais j’avais beau me donner du mal, je n’en faisais pas assez, j’étais trop petite, j’avais sept ans et demi. Ça m’a fait un choc énorme. J’ai commencé à pleurer. C’était un vrai drame parce que, bien sûr, j’étais venue pour voir ma mère. Je me suis mise à hurler. Ma mère m’a dit :

— Écoute, Rosetta, si tu vas dormir là-bas, je t’achète une poupée.

Et moi :

— Une poupée ?

— Oui, une vraie poupée.

Je n’avais encore jamais eu de poupée de ma vie. Ça m’a calmée.

Et puis, il y avait tant de choses étonnantes, incroyables pour moi. Par exemple, ce premier soir, ma mère nous a fait des œufs au plat. Je n’aimais pas du tout l’odeur. J’avais été habituée à l’huile d’olive et là, ma mère avait fait à manger avec une graisse que je ne connaissais pas. Je regardais ma mère nous donner à manger.

— Eh, Maman, ici, on mange aussi le soir ?

Pour moi c’était inimaginable. Alors qu’à la maison on n’avait rien déjà à midi, manger le soir me paraissait un luxe incroyable.

Et alors là, ma mère a commencé à pleurer. Elle m’a serrée très fort contre elle et elle s’est mise à pleurer.

Et voilà, c’était mon premier contact avec la Suisse. Un pays où les gens mangeaient même le soir ! C’était absolument épatant.

Par contre, je ne comprenais pas pourquoi ma mère pleurait comme ça. Maintenant, quand j’y pense ! Quand je pense à son courage, à ses efforts, à sa vie ! Oui, tu vois, je crois qu’il est temps que je te parle de ma mère. Je reprendrai le fil plus tard, j’ai encore pas mal de choses à raconter à propos de cette vie, là-bas, en Valais.

III

SE DÉFENDRE

MA MÈRE.

C’était une très belle femme. Mais voilà, justement. Comme mon père ne lui donnait rien, pas d’argent, pour pouvoir nous élever, elle avait dû prendre quelqu’un d’autre. Les gens disaient qu’elle avait plusieurs hommes. Elle était considérée un peu comme la pute du village. Même si ce n’était pas vrai du tout. Ce que je crois, c’est qu’elle a dû coucher avec certains hommes pour qu’on ait à manger. Mais, en Italie, une femme bien ne devait pas faire ça, il aurait mieux valu qu’elle laisse ses enfants crever de faim plutôt que de faire une chose pareille. Ou alors, bien sûr, en cachette, sans que personne le sache. Malheureusement pour ma mère, ça s’est su et ça a terni toute notre vie. Pour nous, les enfants, c’était l’horreur, on était le fils, les filles de Lucia. On n’était pas fréquentables, on était très mal vus. Quand j’étais adolescente, et puis comme jeune femme, j’en ai voulu à ma mère, tu te rends compte ? À cause d’elle, je ne pouvais pas être comme tout le monde. Je n’osais pas dire qui j’étais. Quand les gens me demandaient : « Tu es la fille de qui ? » je disais le nom de mon père mais pas celui de ma mère. Et pourtant, mon père était un ivrogne, mais lui c’était un homme, il pouvait tout faire. Ça n’avait pas d’importance qu’il batte ma mère, qu’il boive, qu’il casse tout à la maison, qu’il ne nous donne pas à manger. En tant qu’homme, tout lui était permis. Et même moi qui n’arrivais pas à dire que j’étais la fille de Lucia, tu te rends compte… Même si ma mère nous a élevés toute seule, qu’elle s’est battue contre tous et contre tout pour nous élever, elle avait commis l’irréparable. Elle avait couché avec quelqu’un d’autre que son mari…

Moi je dis quelqu’un, parce que je n’en ai connu qu’un, mais d’après les gens, il y en avait eu plusieurs. Ça a marqué toute ma vie. Je pense que je traîne encore aujourd’hui derrière moi le fait que ma mère ne se soit pas comportée comme ce qu’on appelait une femme honorable, à cette époque-là, en Italie du Sud. C’est incroyable de dire ça aujourd’hui, non ? mais j’ai souffert toute ma vie, parce que ma mère a eu cette mauvaise réputation.

Et maintenant ma fille souffre la même chose que moi, parce que j’ai quitté mon mari. Tu vois, pendant toute mon enfance, pendant toute ma vie de femme mariée, je me suis entendu dire : « Telle mère, telle fille. Tu es comme ta mère, tu seras comme ta mère. » Alors que j’ai tout fait pour ne pas être comme ma mère, j’ai essayé d’avoir une famille, de me comporter bien, d’être plus sérieuse que n’importe quelle autre femme, pour qu’on ne me dise pas que j’étais comme ma mère. Mais on n’a pas arrêté de me le répéter, toujours. Je l’ai entendu par mon mari, je l’ai entendu par ma belle-sœur, je l’ai entendu par tout le monde.

Et puis voilà. Malgré mes efforts, j’ai raté, je n’ai pas supporté cette vie de femme mariée bien soumise. J’ai quitté mon mari. C’est une faute, tu sais, une faute terrible. Une femme du Sud ne quitte pas son mari. Et le pire, c’est que je leur ai donné raison, j’étais une pute comme ma mère. Et je dis qu’aujourd’hui encore je traîne ça derrière moi, parce que mes enfants sont marqués, comme moi j’ai été marquée par ma mère. Oui, mes enfants ont été marqués par mon comportement.

Pourtant, ma fille me dit toujours que ça lui est égal, que je suis une femme extraordinaire. J’ai une fille qui m’adore. Mais si un jour elle devait aller vivre là-bas, elle retrouverait exactement les mêmes problèmes. C’est comme une malédiction, tu comprends. Parce que moi aussi je sais que ma mère a été une femme exceptionnelle. Elle a eu ce courage de partir travailler en Suisse en laissant cinq enfants derrière elle. Pour nous. Pour nous nourrir. Et ensuite, tu te rends compte, elle a réussi à nous faire venir tous en Suisse, même ceux qui étaient mariés. Et des fois je me dis que l’avoir eue comme mère c’est peut-être la chose la plus merveilleuse qui me soit arrivée dans la vie. Elle n’était coupable de rien…

Et moi non plus, si j’y pense, je sais bien que je ne suis pas coupable, mais là-bas, ce n’est pas comme en Suisse, il ne faut pas oublier ça. Chez moi, dès le moment que j’ai quitté mon mari et que je suis venue en Suisse avec mes enfants, tout le monde a dit que j’étais partie avec quelqu’un d’autre, on me voyait déjà enceinte, on me voyait avec des hommes, les langues n’arrêtaient pas, c’était à qui en rajouterait le plus.

Tu vois, je voulais parler de ma mère, dire combien je l’admire d’avoir fait tout ce qu’elle a fait pour nous. Et c’est autre chose qui est venu. Cette malédiction. La fille de Lucia… Ce n’est pas de ça que je voulais parler, ce n’est pas ça que je pense de ma mère. Elle vit toujours, tu sais. En Valais, chez ma sœur. Elle a quatre-vingt-quatre ans. Et même, des fois, je trouve qu’elle est encore belle…

Tu ne peux pas savoir comme elle travaillait chez ce type, F., en Valais. Le matin, elle se levait avant tout le monde, elle préparait le déjeuner. Ensuite, ils partaient à la campagne. Suivant les saisons, en automne par exemple, ils allaient planter les choux-fleurs. C’était des champs immenses de choux-fleurs qu’il fallait planter, ensuite récolter. Il y avait le ramassage des pommes, des abricots, des pruneaux. Le jardin potager à entretenir, la lessive qui se faisait encore à la main. Faire à manger, nettoyer la maison, raccommoder, elle faisait tout. Et elle s’occupait complètement des enfants de cet homme-là, en plus de nous. Moi, je ne restais pas longtemps, je venais pendant les vacances d’été et ensuite je retournais dans mon pensionnat en Italie. Elle ne payait pas le pensionnat, parce qu’entre-temps mon père était devenu tuberculeux (ça, c’est encore une histoire que je te raconterai peut-être) et comme ma mère travaillait à l’étranger, c’est l’État qui prenait en charge le prix du pensionnat. C’est grâce à ça que je suis allée un peu à l’école, heureusement.

Il faut que je t’explique pourquoi j’ai fini par aboutir dans ce pensionnat. Tu te rappelles que je t’ai dit que, quand je suis allée en Suisse la première fois, je suis restée trois mois. Ensuite, comme je ne pouvais pas rester chez les gens qui m’hébergeaient (et de toute façon la pension était trop chère), et que le patron de ma mère ne voulait pas me garder, ma mère a été obligée de me renvoyer en Italie chez ma sœur aînée qui avait dix-neuf ans et qui, entre-temps, s’était mariée. Je n’aimais pas vivre chez ma sœur, parce qu’elle habitait dans un autre quartier, et que j’étais séparée de mes amies. Alors, je m’enfuyais régulièrement pour rentrer chez mon père. Mon père n’était presque jamais là, mais je revenais dans mon quartier, parce que c’était là que j’avais mes racines, et je n’avais pas envie d’être ailleurs. C’est là que le soir je jouais, que je traînais avec les autres gosses, c’était là ma vie.

Je dormais avec mon père quand il rentrait à la maison. Je t’ai dit qu’il avait attrapé la tuberculose, alors la nuit, il crachait du sang dans une cuvette avec de la cendre qui était au pied du lit. Et des fois, il crachait par terre, il n’arrivait pas toujours à atteindre la bassinelle. Le matin, quand je me levais il m’arrivait de glisser parce que je mettais les pieds dans les crachats et je tombais là-dedans. Naturellement, il n’y avait aucune hygiène, je ne me lavais jamais, sauf quand ma sœur arrivait à m’attraper pour me laver. Mais ce n’était pas fréquent, et d’ailleurs elle avait autre chose à faire ! J’étais déjà sale quand ma mère était là, alors imagine dans quel état je me trouvais lorsqu’elle n’était pas là ! C’était la catastrophe. Je tombais dans les crachats, j’en avais partout, je m’essuyais sur mes vêtements et je sortais jouer. Et ça n’a pas raté, j’ai attrapé la tuberculose.

Ma sœur s’était bien doutée que ça allait finir comme ça. Elle a écrit à ma mère que je ne voulais pas rester chez elle, que j’étais toujours chez Papa et que Papa était tuberculeux, qu’elle avait peur pour moi. Alors ma mère est rentrée en vitesse en Italie, et a fait la demande pour que je sois admise dans un pensionnat. La première chose qu’on a faite quand je suis arrivée, je m’en souviens, c’était de me laver ! Personne ne savait encore à ce moment-là que j’étais malade.

C’était un pensionnat au bord de la mer, à Santa Maria di Leuca. Et comme il paraît que le bacille de la tuberculose se développe avec l’air marin, dès mon arrivée au pensionnat, je suis tombée malade. J’avais de la fièvre, pas beaucoup, 37°2, 37°

Je n’avais pas le droit d’écrire à ma mère que j’étais malade pour ne pas l’inquiéter. Mais l’année suivante, ma mère est venue me trouver, profitant de ses trois semaines de vacances. Ça faisait bien deux ou trois mois que j’étais au lit, tu te rends compte, sans me lever du tout. Elle arrive au pensionnat à l’improviste et la bonne sœur lui dit :

— On va la chercher, elle est au lit.

La bonne sœur m’a habillée, mais, après trois mois de lit, je ne tenais pas sur mes jambes. Et puis j’étais terriblement maigre. Quand ma mère m’a vue, elle s’est inquiétée. Je lui ai dit :

— Ah, mais c’est rien Maman, j’ai la grippe.

Elle m’a demandé depuis combien de temps. Je lui ai répondu que je ne savais pas, mais j’étais au lit depuis très longtemps. Ma mère m’a assise sur une chaise et est allée parler avec la Mère Supérieure. Tout ce que je sais, c’est que lorsqu’elle est revenue, elle m’a déshabillée, parce que j’avais les habits du pensionnat ; lorsque j’étais nue, elle m’a enveloppée dans sa grande jaquette et elle m’a ramenée à la maison. Arrivées à Maglie, dans ma petite ville, elle m’a fait faire des radios. Et j’avais bel et bien un début de tuberculose.

Ma mère m’a ensuite ramenée en Suisse. Et j’ai guéri avec l’air des montagnes. C’est donc grâce à la tuberculose que je me suis à nouveau retrouvée en Suisse. Le même problème s’est posé. Je ne pouvais pas rester chez le patron de ma mère. Je pouvais rester quelques mois, mais après ça faisait trop. Pourtant, je suis tout de même restée assez longtemps pour aller à l’école, et ça, c’est quelque chose dont j’aimerais parler, mes premiers jours d’école en Suisse. Tu ne peux pas imaginer l’impact.