À l’infâme mémoire de Pie XII
À la glorieuse mémoire de Sir Winston Churchill
À la mémoire bien-aimée du docteur Prinzhorn
« Allez soûle-toi langue, maudis et meurs. »
Christopher Marlowe
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Notes :
1. Service Secret de Sa (Majesté).
2. Le maté est une infusion traditionnelle issue de la culture des Amérindiens Guaranis consommée en Argentine, au Chili, au Paraguay, en Uruguay, au Brésil méridional et en Bolivie.
3. Marosa du Giorgio (1932-2004) était une poète uruguayenne.
4. Selon le dictionnaire de l'Académie Royale espagnole, sudaca est une expression péjorative utilisée en Espagne pour se référer aux natifs d'Amérique du Sud.
Je suis mort. Je suis mort il y a quatorze ans. Maintenant que j’y pense, toute ma famille est morte. Je n’ai ni frères ni sœurs. Je n’ai jamais voulu en avoir, ni de parents, bien sûr. J’aime à penser que je suis le fils d’un renard et d’une poule. Ou d’une plume et d’un couteau. Mes parents sont morts à cinquante et quelques années dans un accident. J’ai hérité de leur maison. J’ai hérité de leur auto parce qu’ils se déplaçaient à pied. Enfin : je crois qu’ils auraient préféré ne rien me laisser. Moi aussi j’aurais préféré qu’ils ne me laissent rien. J’exagère : quand ils sont venus me dire que j’étais « orphelin », oui, un anglais de vingt-trois ans peut être un petit orphelin, mon ambition s’est réveillée. Je veux être mort, pensai-je. Parce que de tous les biens de ces deux idiots la seule chose que j’ai briguée fut la mort. Je ne pensais pas qu’ils la trouveraient aussi vite… (Ce qui est certain c’est que celui qui allait trop vite c’était le soldat qui les a renversés). Enfin : je disais que pa et man n’étaient pas destinés à mourir si tôt… Ils faisaient partie de cette engeance de racaille qui vit jusqu’à quatre-vingt-dix ans grâce à cette imbécillité immune à n’importe quelle malchance (incluant celle d’avoir un fils comme moi) qui caractérise toutes les personnes très âgées sans exception. Parce qu’il faut être une essence de merde concentrée pour survivre plus de soixante ans dans ce monde démoniaque. Oui, la méchanceté de tout et de tous est tellement atroce que n’importe quelle personne plus ou moins bonne, quiconque avec un peu de cœur, doit mourir de tristesse à quarante ans au grand maximum (vraiment au grand maximum). Si j’ai résisté jusqu’à trente-quatre ans et neuf mois, c’est parce que j’ai une goutte de méchanceté, une goutte épaisse, qui m’a permis de jouer à ce jeu sanguinaire. J’ai crevé à trente-quatre ans… mais c’est loin d’être ce que j’espérais. Au lieu de cette chose délicieuse, la totale disparition dans la plus noire des nuits, être mort s’apparente à être en vie ; mais avec un autre nom. Jusqu’à mon boitement, résultat d’une bagarre honorable, qui m’a distingué à partir de mes vingt-sept ans. Personne n’aime les êtres difformes, les mutilés, mais la vérité c’est qu’avant le coup de poignard, moi-même je n’aimais personne et personne ne m’aimait, je ne peux donc pas rejeter la faute de mon inhumanité sur… l’agréable dodelinement de mon corps quand il fait un pas avec la jambe malade. Il s’agit, en réalité, d’un léger boitement qui me donne l’allure des guerriers qui arborent une cicatrice sur le visage (ou une main ou une jambe esquintée) à la suite de leurs nobles et risqués services rendus à la Grande-Bretagne. Suis-je en train de divaguer ? Peu importe. Nous les morts, faute d’être ancrés dans un monde concret, nous volons d’un côté à l’autre comme les cendres du ghetto de Varsovie. Si j’ai dû mourir, ce fut pour des raisons d’État, comme les Juifs. J’étais un écrivain peu connu, c’est-à-dire, infâme, quand j’ai dû mourir ; personne de rang inférieur à la reine Isabel (ou Sir Winston Churchill) ne peut être célèbre en Angleterre. De toute manière : l’infamie m’a servi à ce que personne ne se rende compte de la ressemblance entre l’œuvre de Marlowe et celle de Shakespeare. (Parce que quand j’étais vivant, j’étais Christopher Marlowe ; maintenant je suis un certain William Shakespeare.) C’est vrai que je retouche parfois l’œuvre de Shakespeare pour qu’elle ne ressemble pas autant à celle de Marlowe, mais elles sont… identiques ? Quiconque s’improviserait critique littéraire (et non rat tourmenté) se rendrait compte que Marlowe et Shakespeare… Si un bon critique uruguayen lisait Marlowe et Shakespeare, aussitôt il dirait que Marlowe a copié Shakespeare ou que Shakespeare a copié Marlowe, si tant est que qu’ils ne fussent pas le même auteur caché sous un pseudonyme ou deux. Bien sûr, nous ne sommes pas face au fleuve Río de la Plata, mais face à la Tamise qui ressemble plus à un estuaire, mais il s’agit du même débit d’eau boueuse, même si on appelle l’un fleuve (rio) et l’autre estuaire, ou même si on appelle l’une l’œuvre de Marlowe et l’autre l’œuvre de Shakespeare. En outre, aucun critique uruguayen ne lit d’auteurs nés dans des pays aussi exotiques que l’Angleterre ou la France qui, maintenant effectivement, sont deux pays très distincts, non pas comme Marlowe et Shakespeare qui sont le même pays, le même et pervers monde d’un écrivain inconsolable (inconsolable, comme, disons, Hamlet). Les rats tourmentés (même leur bêtise ne peut camoufler leur échec) vivent en portant un jugement sur les « époques » de Marlowe ou les « époques » de Shakespeare, comme si moi j’étais 7 ou Picasso, mais ils sont plus tolérants avec l’œuvre de Marlowe parce qu’il est mort, et haïssent Shakespeare parce qu’il est en vie et ÉCRIT DES LIVRES au lieu d’en faire le compte-rendu comme ils le font, eux, dans un petit coin d’un journal ou d’un supplément, totalement dédié à la guerre ou au cricket. D’autre part, ces comptes-rendus de deuxième zone servent à ce que personne n’oublie que je suis un rédacteur de comptes-rendus de deuxième zone nommé Shakespeare (et personne ne se doute de ma véritable activité : le contre-espionnage au service des Alliés et, surtout, au service de Sa Majesté). Comme, disons, Marlowe. Réellement, je ne sais pas comment ils font pour ne pas se rendre compte que je suis Marlowe et Shakespeare. C’est vrai que je me suis rasé la tête et que j’ai jeté ma chevelure rousse à la poubelle parce qu’elle était trop flamboyante ; j’utilise une perruque des plus communes, brunâtre, qui change un peu mon aspect. Mais le boitement n’est pas dissimulable, de même que la dermatite que Shakespeare a héritée de Marlowe. Depuis mes quinze ou seize ans, j’ai ce qu’on appelle une dermatite, aussi caractéristique que mon boitement, ou mon beau visage, ou mon corps harmonieux de gymnaste, hérité d’un ancêtre pour tromper ceux qui croient au Sport comme d’autres croient en Dieu. Mais mes connaissances sont-elles devenues aveugles ? Personne ne me reconnaît. Personne ne regarde jamais personne, en réalité. J’étais en train de leur parler de ma dermatite et c’est un sujet qui en vaut la peine car il en dit beaucoup sur ma nature étrange et tordue. Toutes les dermatites ne se ressemblent pas ; moi, j’ai des ampoules comme des perles sur la paume des mains et la plante des pieds. Mon cher ex-psychiatre, qui a été réduit en miettes par l’une des innombrables bombes tombées sur Londres en 1943, pensait qu’elle était due à ma « haine inconsciente » de tout et de tous. Comme si toucher cette boule de merde (ou m’arrêter sur elle) me « rendait malade » ; comme si le monde était une « maladie infectieuse » qui à son seul contact m’« infectait » les mains et les pieds, disait-il, le pauvre. Moi je lui répondais que ma haine (que je préfère appeler mépris) de tout ce qui existe, en premier lieu de la Grande-Bretagne, était hyper consciente et je lui demandais qu’il me recommande un bon dermatologue juif, les Juifs sont les meilleurs médecins et les meilleurs psychanalystes. Mais le docteur Watson, mon ex-psychiatre, avait une sympathie pas trop dissimulée pour l’Allemagne et m’a obligé à perdre mon temps dans les consultations d’une demi-douzaine de pro-Allemands et d’incompétents. Finalement, un homéopathe juif réussit (avec quelques dragées) à limiter la propagation des ampoules à mes mains d’écrivain et / ou de coutelier ; bien sûr, elles ont toujours l’air d’être faites de chair crue, sanglantes et repoussantes si on les regarde de près. Moi, contrairement à vous tous, je suis dans l’obligation de les voir de près à longueur de journée (en revanche, mes plantes de pieds je les vois à peine deux fois par jour : quand j’enfile mes chaussettes et quand je les retire en répandant autour de moi un bon nombre de peaux, quelques-unes de la taille de l’ongle du gros orteil). Bien entendu si j’avais écouté mon ex-psychiatre je serais encore en train de me traîner de pro-Allemand en pro-Allemand avec les mains et les pieds transformés en régimes de bananes d’un mètre de diamètre. Aujourd’hui, je n’ai plus de psychiatre. Je l’ai fait sauter car c’était un espion nazi. Le SSDS1 ítarosítarosAnnus Mundi