PLAISIR DES PARALLÈLES
Catalogue sur simple demande.
www.lecri.be lecri@skynet.be
(La version originale papier de cet ouvrage a été publiée avec l’aide de la Fédération Wallonie-Bruxelles)
La version numérique a été réalisée en partenariat avec le CNL
(Centre National du Livre - FR)
ISBN 978-2-8710-6681-1
© Le Cri édition,
Av Leopold Wiener, 18
B-1170 Bruxelles
En couverture : Femme Lahobé. Sénégal, v. 1900. (D.R., paru dans Parures ethniques, Le Culte de la beauté, Bérénice Geoffroy-Schneiter, Assouline, pp 65, Paris, 2001)
Tous droits de reproduction, par quelque procédé que ce soit, d’adaptation ou de traduction, réservés pour tous pays.
DU MÊME AUTEUR
CHEZ LE MÊME ÉDITEUR
Almanach perpétel des Fruits offerts aux signes du Zodiaque, essai, 2002
Le trèfle est le seul signe végétal du jeu de cartes. J’aurais dû nommer « As de trèfle » le passager dont la compagne de voyage était l’orchidée triomphatrice des Floralies de Gand. Née à Bruges, dans les serres du plus ancien de nos spécialistes en orchidées, d’un semis effectué en 1947, elle fleurit pour la première fois en 1954. Il faut sept années de patience et de soins pour connaître le résultat d’une hybridation. Elle représentait donc 21 ans de persévérance et d’assiduité. Ses père et mère, étamines et pistils, se nommaient Laelia-Cattleya Cloth of Gold, et Laelia Cattleya-Gallipoli. Le cattleya nouveau porte la robe dorée de l’un de ses parents. On l’a baptisé du nom de son père nourricier : Edgar Van Belle.
Qu’eût dit Proust ? Qu’eussent dit Swann et Odette de Crécy, de voir ainsi habillée d’or, la fleur tant aimée en vêtements mauves ? De Bruges, mirée dans les eaux dormantes, la belle immigrante se rendait à Stanleyville, bruissante d’eaux violemment précipitées sur les rochers. De la serre enclose et chauffée, elle voguait vers une demeure à l’air libre et tropical. Comment l’y amener non affaiblie par un long voyage ? Quinze jours en mer, deux jours d’auto, huit jours de remontée du fleuve. Son nouveau maître ne voulait point se séparer d’elle. Enrobée d’un compost parfaitement séché, mousses et racines de fougères, protégée de la lumière par une épaisse enveloppe de papier gris, elle s’était endormie et, comme les ours en sommeil d’hiver se nourrissent de leurs réserves de graisse, la Belle puisait sa subsistance dans ses feuilles charnues.
Son maître aimait à me parler d’elle et de ses destinées. Lui donnerait-il pour habitation un arbre ? La logerait-il dans le tronçon d’une grosse branche préparée pour elle ? Elle exige la demi-ombre, elle n’est point parasitaire, et ne se nourrit que des poussières accumulées par le vent et par les pluies dans l’écorce de son habitat. Elle dispose d’une armée de cuisiniers, minuscules champignons logés parmi ses racines et qui lui préparent ses repas. Son maître espérait lui voir donner sa fleur pour les fêtes de Noël, car elle jouirait de la buée chaude disséminée dans l’air par les énormes Stanley-falls.
Arrivée à Matadi, la Belle blottie dans la voiture de son maître, prit donc la route, mais moi, je pris les airs.
Au Congo, les avions se posent dans les champs d’aviation comme les oiseaux apprivoisés sur la paume tendue. Souvent, une simple paillote les appelle et suffit à abriter les voyageurs. On y conduit les amis qui partent, tout comme jadis, dans nos campagnes d’Europe, on reconduisait les visiteurs à la gare du chemin de fer. Pour l’avion, un espace uni est nécessaire. Aussi, la nature montueuse du sol impose-t-elle des recherches difficiles, et les champs d’aviation sont-ils souvent fort éloignés des lieux de résidence. Pour aller de Matadi-le-Port à Matadi-Aviation, le trajet en voiture est long, interrompu à mi-chemin par une traversée du fleuve. Le voyageur débarqué la veille bénéficiera de bien des impressions neuves. D’abord, celle des espaces non divisés, non partagés entre les hommes. On le sait bien, que les routes d’Afrique ne sont pas bordées de champs, ni de cultures où la propriété des uns est limitée par la propriété du voisin. Mais, pour ceux qui habitent des campagnes aussi fragmentées que les champs de Flandre ou de Normandie, l’absence de morcellement ôte une sorte de poids du cœur et de l’esprit. On savait bien que la savane existait… Mais entre savoir et voir et s’y engager, la différence est grande…
Et le fleuve ! Le canot transbordeur barbote à ras du courant. Tremper la main dans l’eau ? À bord du grand navire, c’est aussi impossible que de toucher la lune. Si les vagues escaladent le pont inférieur, par gros temps, les portes d’accès sont aussitôt cadenassées. Les eaux du grand fleuve Congo paraissent lourdes, chargées de débris et de sels végétaux, et plus tièdes aux doigts que jamais, jamais, au cœur de l’été, je n’ai senti les eaux de l’Escaut ou de la Meuse.
Ensuite, l’avion donne une vue géographique du pays, mais si l’on veut en connaître la diversité, peut-être est-ce le chemin de fer qui la montre le mieux. Le fleuve Congo, rapides et torrents, n’est pas navigable de Matadi à Léopoldville. Le fameux chemin de fer, entreprise clef, ouvrit aux hommes d’Europe un immense morceau de l’Afrique. On vous dit : « Sa construction a coûté de nombreuses vies humaines… autant par kilomètre », et l’on ajoute : « Mais depuis, il en a sauvé mille fois plus. » Problème pénible et insoluble. C’est en effet, une voie ferrée acrobatique. Gorges, rampes, rapides, ponts, remblais, torrents. Et des marécages, là où s’étendent aujourd’hui les immenses plantations de cannes à sucre de Moerbeke. Quand elles fleurissent, la vue est rafraîchie par leur douce teinte mauve. Les yeux s’y régalent, comme les lèvres se réjouissent du suc de leurs tiges. Ni pétales, ni corolles, la tendre nuance est répandue dans les houppes bien plus grandes et tout aussi légères que celles de nos roseaux. J’ai consulté une monographie de culture : la canne à sucre est une graminée, elle atteint deux à cinq mètres de hauteur ! Pour comprendre les choses nouvelles offertes par l’Afrique, nous sommes bien obligés de les mettre en parallèle avec les vieilles choses d’Europe connues depuis toujours. La canne à sucre ? Nos roseaux sont bien dépassés. Nous n’avons pas de telles graminées et aucune n’est mauve, mais j’en connais une rouge, minuscule, une espèce de petit pâturin. Elle pousse tout près de chez moi, sous de vieux châtaigniers, je ne la remarque qu’en septembre, parce qu’elle est alors saupoudrée de rosée, comme les toiles d’araignée et près d’elle fleurit la petite campanule, d’un mauve pareil au mauve des cannes à sucre. À Moerbeke en bas-Congo, s’étendent des milliers d’hectares de cannes à sucre. Par la vertu de la petite campanule, j’en retrouverai la couleur chaque année, en septembre, au moment des premières rosées froides. La canne à sucre aussi exige de l’eau. Elle veut les grandes étendues irrigables des marécages, elle se gorge des pluies tropicales… Il faut 300 à 400 litres d’eau pour faire un kilo de canne à sucre… Vous entendez ? non de sucre mais de canne. La brochure officielle l’affirme…
Ainsi, les êtres prennent ce qui leur est indispensable. Le cattleya exige l’ombre chaude et chargée de buée, et si la canne à sucre a une soif inextinguible, un arbuste de là-bas, nommé rauwolfia, veut le soleil de la savane et ne craint pas la saison sèche. La brochure officielle dit qu’il est héliophile. C’est un joli mot du vocabulaire scientifique : ami-du-soleil. Un botaniste du siècle dernier avait le premier trouvé et classé ce végétal en Guinée, et lui donna son nom : « Rauwolfia vomitorium d’Afzélius ». Au Congo, ce fut le Frère Gillet qui l’identifia et le planta dans son jardin d’essai, à une centaine de kilomètres au sud de Léopoldville. Eh ! qu’importait au public non botaniste cette petite découverte ? Et si des crédits furent accordés plus tard aux jardins du Frère Gillet, bien des gens auront critiqué ce qu’ils nommaient de l’argent jeté. Un rauwolfia ? Et puis après ? Le buisson n’est même pas joli. Les feuilles ressemblent à celles d’un châtaignier malingre, les baies, incomestibles, à celles d’un sureau mal mûri. Il est vrai que les fleurs disposées en ombelles ont une odeur très fine. Mais pourquoi planter cela dans un jardin ?… Or, voilà qu’un demi-siècle après la trouvaille botanique du Frère Gillet, la médecine et la chimie ont extrait de ce « végétal buissonnant » la réserpine ! Citons le bulletin agricole du Congo Belge, de juin 1955 : « Avec la réserpine, le corps médical dispose d’un hypotenseur vraiment efficace d’une innocuité entière pour l’organisme… » Quant à savoir pourquoi le rauwolfia contient un élément bienfaisant pour les artères humaines ? comment il compose avec le sol de la savane, l’absence de pluie et le secours du soleil une telle substance ?… cela…
Le rauwolfia s’est mis en voyage. Très répandu dans le Bas-Congo, la cueillette aisée en incombe aux femmes et aux enfants indigènes. On lui prend les racines qui foisonnent autour de la racine principale dite pivotante, et leur prélèvement ne tue pas l’arbuste… Ah ! bon Frère Gillet ! du Paradis des Botanistes où tu cultives les fleurs de l’Eden, tu dois bien t’amuser à voir les conséquences énormes de ton travail à Kisantu ! Les racines de ton rauwolfia, bien séchées et bottelées, voyageront jusqu’en Suisse, jusqu’aux États-Unis, où l’on en extrait le précieux médicament… Si bien que pour la seule année 1954, ce commerce, localisé dans le Bas-Congo, atteignit sept cent mille kilos !
On a aussi trouvé, dans le jardin du Frère Gillet, le Strodantus dont on tire la cortisone, et l’Ydmartus, remède contre la lèpre.
Léopoldville… Qu’est-il donc arrivé au beau fleuve Congo, depuis trois ans que je ne l’avais plus vu ? Au lieu des eaux largement offertes en nappes mouvantes aux jeux de la lumière, à la liberté du vent, au bouillonnement de l’averse, le vaste courant charrie des plaques verdâtres, d’une couleur de choses décomposées. On dirait des lambeaux de marécages malsains que le fleuve s’efforce d’expulser. Il en passe… il en passe… à perdre haleine rien qu’à les regarder, assez pour charger cent navires, assez pour amonceler d’immenses tas tout au long des rives, assez pour… Tout cela par la faute d’une immigrante clandestine, la jacinthe d’eau, arrivée d’Amérique on ne sait comment, on ne sait quand, on ne sait par qui. Elle a pris, dans les eaux du Congo, comme une maladie contagieuse sur un organisme non immunisé. Ainsi jadis, dit-on, la rougeole extermina les habitants du Groenland.
Le voyageur qui séjourne à Léopoldville, en ce lieu superbe nommé la Raquette, mesure aisément la gravité de l’infection. Jour et nuit, toujours, toujours, par mottes, par îlots, par îles, la masse verdâtre est emportée vers la mer. Si le sel ne tuait pas la jacinthe d’eau, l’estuaire serait bientôt obstrué. L’Océan deviendrait la mer des Jacinthes, comme il y a la mer des Sargasses, puisqu’un bulbe se multiplie par mille, en deux mois ! Le jeu de l’échiquier doublé de case en case fait piètre figure à côté de ce chiffre-là ! Si l’on descend dans les jardins que baigne le fleuve, il est facile d’observer la stratégie de l’envahisseuse. Les bulbes en passant s’accrochent à la moindre aspérité de la rive, et si un jardinier armé d’une gaffe ne les repoussait chaque jour dans le courant, un bourbier de feuilles et de plantes se formerait bientôt, puis un marécage… J’ai vu la fleur de près. Elle ressemble en effet à une jacinthe bleue, et son feuillage rappelle celui des grands arums blancs. Pour se multiplier, il ne lui faut même pas toucher le fond : ses longues racines se nourrissent de l’eau et de l’oxygène contenu dans l’eau douce.
Eh oui ! Chaque être prend ce qu’il lui faut : le cattleya délicat, l’ombre chaude embuée d’humidité ; le rauwolfia la savane brûlante, la canne à sucre exige une abondance d’eau, et chacune de ces plantes nous donne en échange à nous, les hommes, la beauté, la santé ou la douceur. La jacinthe d’eau prend ce qui revient aux poissons. Dans les lieux où elle pullule, le poisson meurt asphyxié. Plus haut, là où le vaste Congo partage l’empire des Forêts et s’étale en immenses nappes, parmi les îlots de limon et d’arbres, sur une largeur qui dépasse souvent 30 kilomètres, les ravages de la jacinthe sont terribles. Déjà elle obstrue des bras entiers du fleuve, transformés en marécages par la plante goulue. Les pêcheries sont détruites, les pirogues, bloquées…
L’excès de neige isole et met en danger les villages dans les Alpes, ainsi, les villages de pêcheurs au bord du Congo sont-ils isolés et menacés de mort par l’excès des fleurs : un, multiplié par mille, par mille, par mille… O tendres jacinthes de nos bois d’Europe en avril, on vous nomme Endymion-penché en souvenir des amours de Diane, et les poètes anglais célèbrent la blue-bell, la clochette bleue : « Si la primevère est reine, moi, je suis le roi. »
Nous sommes gavés d’images exotiques. Il est des soirs où je rejette les revues illustrées et leur profusion documentaire. Rites étranges, mœurs cruelles, déconcertantes, pratiques sanglantes, érotisme mystérieux. Les limites de la curiosité ethnographique des lecteurs sont sans cesse reculées, mais unilatéralement, dans le sens de la vanité que nous avons tous en nous, la vanité humaine des civilisés. « Oh ! dire qu’ils en sont encore là ! » Mais c’est un spectacle faussé. Faussé ? Les documents que l’on nous donne sont fidèles pourtant. Soit, mais chacun choisi entre mille par un photographe doublé d’un artiste et d’un ethnographe. Le public finira par s’imaginer une tribu composée de mille sorciers inquiétants, là où il n’y en avait qu’un parmi mille êtres simples.
Les vues des animaux dans la brousse, aussi sont faussées, bien souvent. On nous montre l’éléphant se précipitant trompe levée, parce qu’un photographe téméraire a provoqué sa colère, alors qu’en réalité, le troupeau va pâturant avec calme dans l’immensité sinueuse de la savane. Même dans les parcs qui leur sont réservés et où ils se savent en sécurité, les animaux préfèrent éviter l’homme. L’image photographique est donc un élément isolé de la réalité, si la réalité n’est pas simplement le sentiment créé en nous par la vue comparative des choses. Les réalités, saisies par nos regards, ne prennent d’ailleurs leur relief que parce que chacun de nos yeux le voit d’un point différent : la distance, dans notre visage, entre nos deux yeux. Ainsi, pour donner la représentation des choses par la parole écrite, faut-il un regard mental qui soit lui aussi stéréoscopique. C’est-à-dire, que la vue de l’esprit soit faite de l’œil droit et de l’œil gauche de l’intelligence.
Alors, l’image de l’éléphant précipité trompe levée sera remplacée par une image à laquelle sera jointe la notion de l’espace énorme de la brousse à l’échelle de l’éléphant, il faudra la notion du souffle, de ce bruit d’entrailles que l’on entend de loin, il faudra le comparer au souffle déjà si puissant, du bétail d’Europe à la pâture, et que nous avons tous pu entendre, mais souvent, sans l’écouter, un jour de vacances, à quinze ans, couché dans l’herbe, contre la clôture d’un pré. Pour l’Afrique, il faut ôter le mot « clôture ».
Pour comprendre, pour avoir la notion de la cité indigène de Léopoldville, ajoutons le mot « clôture », au mot tribu. Là-bas, à la tribu, la clôture est toute abstraite, tout est limité par la coutume, par le filet serré de la coutume. Comment se fait-il que les êtres humains affluent sans cesse aux centres non coutumiers, comme celui de Léopoldville, gonflé au chiffre de 250 000 ? On préfère donc la multiplicité des clôtures et barrières matérielles et tangibles aux mailles serrées des coutumes, des tabous et des craintes» Pour les femmes, on comprend, car plus la « tribu » est « primitive » plus le sort de la femme est dur mais les hommes ? Pourquoi préfèrent-ils le porte-à-porte, le grouillement des foules, le ticket de travail, les heures rigides, à leurs pêcheries, leurs chasses ou leurs champs et leurs troupeaux ? Je ne sais, mais il faut bien le constater.
De crainte d’être tentée, par « les scènes pittoresques » j’ai voulu visiter la cité indigène de Léopoldville sans appareil de photographie. Je sais gré au fonctionnaire important qui m’a fait simplement circuler en voiture dans les rues et avenues de la cité, avec quelques trajets à pied dans les rues non carrossables ou trop populeuses.
L’équivalent de nos quartiers résidentiels en Europe se trouve, à Léo, dans les parties aménagées par les grosses sociétés, comme l’Otraco, qui groupent leur personnel et le logent proprement, sainement. L’afflux continuel des populations venues des brousses ou des forêts est plus rapide que le temps qu’il faut pour les loger et pour leur donner des moyens de subsistance. Ainsi se forme l’équivalent des quartiers miséreux de nos capitales : White Chapel de Londres, Ceinture de Paris, fouillis de Chicago, ou de New York.
Ils forment des agglomérats de hasard, où plus rien ne soutient l’homme. La coutume s’éparpille dans la diversité, et les règles dites civilisées sont lentes à être admises et reconnues. Cependant, rien de ce que j’ai vu ne peut être comparé aux quartiers miséreux du Caire ! Là, c’est une déchéance millénaire, ici, c’est une genèse. On y sent la jeunesse de quelque chose qui commence.
M. Bourgeois, dans son livre remarquable sur la religion et la magie en Ruanda nous donne cette conclusion qui peut s’appliquer sans doute à toute l’Afrique noire :
« Se mouvant dans une atmosphère de crainte et de superstition, la vie des Banyaruanda et des Barundi nous apparaît poursuivant une lutte continuelle contre les esprits malfaisants, les fantômes, et surtout contre l’envoûtement. »
C’est donc pour se libérer de cette clôture-là qu’ils cherchent la clôture matérielle des villes indigènes dont le blanc est responsable.
M. X. qui me conduit et m’explique la cité, est l’un de ces blancs responsables. C’est un homme énergique, vigoureux, trapu, que le dur climat de Léopoldville n’a pas l’air de toucher. Il me conduit d’abord dans un quartier résidentiel : « Ici, les femmes commencent à savoir faire le ménage. C’est une grande victoire. » J’ai visité une de ces petites demeures. Eau, électricité, douche. Je pensais à une hutte de paysans aisés visitée au Ruanda. Il y avait de l’espace autour de cette demeure à flanc de colline, tandis qu’ici, le grouillement… Je préférerais la hutte et l’espace. Soit, mais ici, il y a les plaisirs. La plaine de sport, le cinéma, le marché, cette grande joie. J’avais vu des souks populaires au Caire, saleté immonde, misère, déchéance. Ici, point de déchéance. Le marché indigène : bigarrure des races, vêtements drapés, grâce et crasse des femmes noires, petits visages aux grands yeux purs ballottés sur le dos des mères, viandes grillées sur les réchauds aussitôt vendues, mangées, comme chez nous les pommes de terre frites ou les saucisses de Vienne. Maniocs blancs de neige, noix bizarres, fruits inconnus pour moi… Ce marché est bien semblable à ceux que je connais : Stanleyville, Élisabethville, Astrida… Mais à quelle échelle ! La différence entre un étang, un lac, et l’Océan. Un plein Océan de 250 000 âmes.
Le chef de la Police du Marché, un « Responsable » à qui mon guide m’a confiée, me donne des explications et m’aide à comprendre ce vaste complexe.
« Y a-t-il des marchands de sortilèges ? d’amulettes ?
— Oui, malheureusement, nous ne parvenons pas à l’interdire.
— L’interdire ? Le nombre d’Européens qui touchent du bois pour conjurer le sort ou bien craignent le chiffre 13 nous interdit à nous, me semble-t-il, de nous montrer sévères pour ce genre de commerce.
— Vous allez voir. »
Je vois, étalés sur un chiffon, quelques objets, ou plutôt quelques déchets. Coquilles de crabe, queues de lapin, étoiles de mer séchées… d’autres bribes inidentifiables. Le vendeur est maigre, sale, misérable. Nous nous éloignons. Mon cicérone me dit, avec un petit sourire :
« Vous voyez ?
— En tout cas, ce négoce ne paraît pas enrichir le négociant.
— Oh ! ce n’est pas lui qui s’enrichit, mais le grossiste en talismans. Le vendeur misérable est à la solde d’un marchand arabe. Le prix qu’ils obtiennent de ces déchets ? Mille francs… deux mille francs… À ce petit jeu-là, le grossiste en talismans fait rapidement fortune. Il achète un grand bel immeuble à Léopoldville, et voilà enraciné chez nous un individu de moralité bien douteuse… Si une plainte est déposée par l’une des dupes, nous pouvons agir. Mais les preuves sont difficiles à établir. Parfois, la Justice parvient à remonter à la source d’une escroquerie… Ainsi, récemment, le coup de la casserole à billets de banque, a été éventé, et plusieurs escrocs, arrêtés :
» Un soir, un noir appelle son voisin : « Regarde, dit-il, regarde mon truc. » Et sous ses yeux, il dépose un billet de mille francs dans une casserole, la recouvre soigneusement, et l’enfouit dans son jardin. « Surtout, ne plus y toucher, sauf pour arroser chaque soir. Dans huit jours, ce sera le moment de l’ôter, et tu verras ! » Le malin fixe pour le prochain rendez-vous le soir de paye.
» Quand la dupe revient, le possesseur de la casserole la déterre sous ses yeux, ôte le couvercle et lui montre que le billet de mille francs a triplé.
— » Prête-moi ta casserole.
— » Non.
— » Vends-la moi.
— » Donne-moi mille francs, je te la prêterai pour huit jours.
— Et aussitôt, dis-je, toutes les croyances merveilleuses, millénaires, inemployées chez la dupe, lui font accepter le marché ?
— Évidemment, dit M. X., mon cicérone.
— Que se passe-t-il ensuite ?
— Ensuite ? Si le propriétaire de la casserole en a la possibilité, il chipera les mille francs enterrés… sinon la dupe retrouve ses mille francs. Il va se plaindre, redemande le prix qu’il a payé, se fâche… Le trompeur lui répond : « C’est que tu as mal arrosé. »
» L’escroc a si souvent recommencé son opération lucrative, qu’il a fini par tomber sur un type évolué. Le commissariat de police a été prévenu. On a mis la main sur toute une filière de voleurs… Vous voyez qu’il faut intervenir ? On ne dépouille pas de leur avoir les toucheurs de bois européens…
— Mais… quels mobiles font acheter les amulettes innommables que nous venons de voir ?
— Chère Madame, quels mobiles font courir les gens chez les milliers de diseurs de bonne aventure d’Europe ? Ici, ce sont les mêmes mobiles. Mais on va trop fort et on dépouille vraiment de pauvres diables. Alors la justice intervient. »
L’histoire de la casserole m’a été confirmée par un haut magistrat de Léopoldville. Il me railla gentiment de ma surprise : « Alors, vous pensiez que les noirs connaissaient les principes d’Aristote ?… Si vous voulez garder la sympathie qu’ils vous inspirent, il faut l’appuyer sur un autre plan.
— Un autre plan ? Quel plan ?
— À vous de trouver celui qui vous rapprochera d’eux. »
En quittant le marché, je suis remise aux mains de mon premier guide.
« À l’entour de la cité, me dit-il, se trouve une zone de fermentation où le noir se mêle au blanc. Là, viennent échouer les Poor White, c’est-à-dire les blancs qui n’ont pas réussi.
— Je croyais qu’il n’y avait pas de poor-white au Congo. Ne rapatrie-t-on pas les épaves ?
— Tant qu’un homme subsiste sans avoir recours à l’Assistance publique et sans commettre de délits, nous n’avons pas le droit de l’obliger à quitter le Congo. Les causes de déchéance ? L’alcool. La cause de l’alcoolisme ? L’esseulement, le célibat… parfois, l’apathie tropicale. Alors, on se rapproche des noirs. Je vous mènerai chez une Mama noire, habitant à la frange de la cité. Elle a pitié des poor-white. Elle en nourrit trois ou quatre, pour une somme dérisoire. Ils ne la paient même pas toujours. Pourtant elle les soutient charitablement. Nous veillons discrètement à ce que l’on n’abuse pas de son bon cœur… »
Si la mama noire a vu, au cinéma, Autant en emporte le vent, elle s’est identifiée à la Mama de Scarlett. Mais elle ne connaît certainement pas ce film. Si elle a lu les récits sentimentaux de l’époque héroïque au Congo, elle s’en est imprégnée, si… Je me suis reprise : « Ah ? tu veux écouter et voir sans préjugés ? Écoute, et vois cette femme. Dépouille-toi du conformisme et du non-conformisme, tâche de retenir l’essentiel de ce qu’elle te raconte, et surtout, surtout, ne tire pas de conclusion. »
La Mama parle un français rapide qui effleure le son des mots, avec l’accent des gens de couleur, une langue apprise par l’oreille, avec des tournures petit nègre, qu’il faut connaître dans la perfection pour ne pas les trahir en les transcrivant. La mama a donc le physique traditionnel de la bonne grosse négresse, popularisée par le film de Scarlett, elle en a la dignité, dans sa maison, parfaitement tenue, meublée avec soin, à la manière des petits bourgeois belges.
« Mon grand-père, dit-elle, était soldat au temps des ascaris 3. Mais il était au service de ceux qui vendaient les esclaves. Un jour, il a été pris par les ascaris. On l’a condamné à mort. Il a dit au lieutenant belge, qui commandait ceux qui allaient le fusiller : « Tu vas me faire tuer, et c’est juste puisque j’étais contre tes soldats et pour ceux qui prennent les esclaves ; mais j’ai un fils, et puisque tu me fais mourir, c’est toi qui devras être un père pour lui. » Alors, on l’a fusillé, et le lieutenant a emmené mon père, qui était encore petit. La femme du lieutenant l’a élevé chez elle.
» Quand le lieutenant est parti en Belgique, le nouveau lieutenant a continué à s’occuper de mon père. Il a eu de l’instruction, beaucoup d’instruction. Moi, je me suis mariée avec un blanc, mais il est malade depuis longtemps dans un hôpital en Belgique. Nous avons un fils. Mon fils, avant la guerre, était en pension à Liège. Quand on a eu peur de la guerre qui venait, j’ai envoyé à la dame qui l’avait emmené quarante mille francs, pour lui donner les choses qu’il fallait. Elle a tout gardé pour elle. Elle ne lui a rien donné. Mais une autre dame s’est occupée de mon fils. Elle lui a donné tout ce qu’il fallait. Elle m’a dit, quand j’ai voulu rembourser : « C’est simplement pour l’amour du bon Dieu. » Et elle n’a rien accepté. J’ai même voulu lui faire un présent, une bague que j’avais avec une pierre de quinze mille francs, mais elle disait toujours : « Non, c’est pour le bon Dieu. » Moi, maintenant, je fais des choses pour les blancs pauvres, et c’est à cause de cette dame qui a soigné mon fils. Venez voir le bon chop 4 propre et soigné que je leur fais manger, venez dans ma cuisine : j’ai un frigidaire. » Elle l’ouvre et nous montre un beau morceau de rosbif. « Voilà, vous voyez, et voici la soupe, ôtez le couvercle, vous verrez si elle sent bon.
— Il faut pourtant leur faire payer quelque chose, dit M. X.
— Oui, oui, ils paient au bout du mois. »
M. X. me fait signe de prendre congé. Une fois sortis : « Les pensionnaires vont arriver, dit-il, je préfère ne pas les rencontrer.
— Est-ce, vrai, cette histoire ?
— Elle nourrit trois malheureux déchus, cela est vrai, et se fait à peine payer. Elle y perd.
— Et le fils ?
— Le mulâtre ? Bon sujet, employé à l’Administration.
— Et le mari ? »
Cette fois M. X. répond fort évasivement « Il est soigné en Belgique.
— Et l’histoire du grand-père fusillé, de l’enfant recueilli par le lieutenant belge ? et les deux dames de Liège, tout ce roman sentimental ?
— Invérifiable, mais sans doute vrai dans les grandes lignes. »
M. X. m’a ramenée chez mes hôtes de la Raquette. Le fleuve passe, passe, passe entraînant les déchets de végétaux qu’il jettera à la mer. Ici, le Congo est trop large pour pouvoir être obstrué… Mais je pense à la flottante masse humaine arrachée par un courant nouveau aux tribus des savanes, des forêts, des collines. Tant d’êtres humains arrivés à Léopoldville, ils s’y trouvent bloqués, agglomérés. Comment les empêcher de former un marécage qui fermente et se corrompt ?
Les réceptions, à Léopoldville, émerveillent le voyageur que l’on y accueille. La splendeur chaude des nuits permet les toilettes favorables à la beauté des femmes ; les hommes, en smoking blanc, se savent à leur avantage et presque tous dansent bien. Le service est fait avec précision par des boys légers comme l’ombre. La maîtresse de maison était intelligente et belle à la soirée où je rencontrai madame V.D. et le maître de maison découpait lui-même, avec une joyeuse gravité, la pièce de résistance du buffet : un magnifique jambon aux ananas, mets délicat dont je n’oublierai pas la saveur raffinée.
Ne dansant pas, je sortis et trouvai un fauteuil sur la terrasse. On devinait en contrebas des jardins, l’immense fleuve étalé entre l’obscurité du ciel et le miroitement des lumières. Derrière moi, la fête rendue intense par l’ambiance et les parfums tropicaux.
Je pensais au prodige d’avoir fait éclore un tel ensemble de choses parfaites en un lieu que les gens âgés ont vu à l’état de brousse. Voici donc, me disais-je, une fleur importée de notre civilisation occidentale… dorée comme le cattleya de M. W.
Je pensais que les femmes d’une condition modeste doivent rêver ainsi d’une fête, dont elles ne seront jamais que les témoins affamés, au cinéma… et même les plus parfaites, les plus fulgurantes images ne sauraient donner la chaleur ensorcelée de ces nuits et les senteurs capiteuses de ces jardins.
Cependant, une jeune femme quittant les salons, vint s’étendre dans un fauteuil voisin du mien : « J’en ai assez, dit-elle, assez ASSEZ ! » « Assez de quoi ? » « De ce manège de foire… Nous tournons en rond, de réceptions en soirées, de déjeuners en cocktails, de maison en maison. Toujours les mêmes visages, les mêmes bavardages. Un racontar fait le tour de la ville en vingt-quatre heures… On ne peut plus s’arrêter. Il m’arrive d’en pleurer d’énervement. Certains soirs je voudrais… je voudrais être seule, les pieds dans un chemin boueux, quelque part dans une banlieue de grande ville du Nord, en attendant un autobus en retard, qui serait bondé et imprégné d’odeurs humaines…
— Depuis quand souffrez-vous de cet excès de plaisirs ? »
Elle eut un rire amer : « Oh ! pas depuis longtemps. Avant j’avais beaucoup souffert de l’excès opposé… et à ce propos je veux vous raconter une histoire.
» Mais d’abord : Pourquoi suis-je au Congo ? Les hommes choisissent les colonies parce qu’ils aiment l’action, la chasse, une vie moins étroite, qu’en Europe, les responsabilités… que sais-je. Au bout de trois ans, ils rentrent en congé. Les ménagères noires ? Peuh… Vite, avant de repartir, vite, épouser une jolie femme blanche à emmener en pleine brousse. Toutes les carrières coloniales commencent par la brousse. Eh oui ! on se sent un trésor, on est conscient de sa valeur… intrinsèque. Les ménages en brousse sont généralement excellents. Mais enfin, cela dépend aussi de ce que l’on a connu avant. Puis… chaque femme a des réactions différentes.
» Pensez à ma vie de jeune fille dans un quartier résidentiel aisé à Bruxelles. Au bout de la rue, l’école. Un foyer agréable. Ni luxe, ni gêne. Des parents conformes à tous les usages établis dans leur milieu. Mes frères aînés faisaient des études, ni brillantes, ni ratées. Moi, tout aussi moyenne. Pendant les vacances, le bord de la mer, le Zoute ou pour varier, La Panne. Tennis, natation, gentils camarades. La rhétorique, puis l’université. Ah ! Très agréable. Deux ans de philosophie et lettres. Soudain, voilà le mariage. Le jeune homme en congé de son second terme au Congo. Un beau gars, bien noté, bel avenir, et tout et tout… me voilà éprise. L’avion, un temps d’arrêt-voyage-de-noces au Caire. Puis l’arrivée, les débuts… Interrogez les jeunes femmes. Il y en a qui sont folles de joie de voir tant de choses neuves. Mais moi? Je pensais à Gœthe, que mes cours m’avaient obligée à piocher. Vous vous souvenez de l'« Homunculus » dans son éprouvette en verre ? « À l’artificiel, il faut un espace clos. » Ainsi, moi, je me désagrégeais dans l’espace illimité. La brousse. Le mari absent les quatre cinquièmes du temps, et en moins d’un an un bébé sur les bras… Oh! j’ai été bien soignée, dans une clinique propre par un médecin attentif. Puis, le ménage. Vous connaissez cela puisque vous avez des enfants au Congo. Les boys, si gentils et si inconscients. Je les ai dressés facilement. On leur donne des vêtements en calicot écru, une chéchia. Ils sont contents. Chaque matin, on sort de la réserve les aliments qu’il faut pour la journée. Pas plus. Sinon, tout disparaît. Une fillette noire, décrassée à la Mission surveille le bébé. Oh ! j’aimais bien mon gosse, et je l’ai élevé avec précision, médicalement. Il n’a jamais donné prise au moindre trouble de santé. Mais pour le reste, la surveillance de la petite noire suffisait. Rien, absolument rien, ne m’avait préparée à une telle vie. Un brin de rêve ou de poésie pouvait tout modifier, métamorphoser… Ce n’est pas mon cours de logique qui… Bah ! l’Homunculus, vous dis-je ! »
La jeune femme, redressée dans son fauteuil, parlait maintenant avec une rapidité violente : « L’Homunculus… j’avais vécu uniquement dans de l’artificiel. Avais-je seulement posé le pied sur la vraie terre ? Les rues et leur substructure, canalisations, égouts. Dans ma vie d’avant mon mariage, je ne vois que la plage à marée basse qui ait été une chose non polluée par la foule. Mais pendant les mois de vacances, le sable est vite grouillant de monde. Les études ? on nous éveille à tous les raffinements de l’esprit. D’un concert il ne nous restait que les discussions sur la manière dont il avait été exécuté… et le cours de philosophie ! Grand Dieu ! Comme il aide peu à trouver le sens de la vie ! Nous sommes mises scientifiquement au courant de toutes les réalités charnelles, on en parle entre étudiants, jusqu’à en être tourneboulées, avec de stupides petits essais… Nous sommes préparées à tout, à tout, à gagner notre vie, à nous soigner si nous sommes malades, aux rapports sociaux, à la politique. À tout, à tout, sauf à jouir simplement d’un brave homme robuste, et d’un petit…
» Dans la brousse, où nous habitions, je me sentais tomber dans mon propre vide. Mon mari ? soit. Mais il n’était presque jamais là. Il revenait harassé et joyeux de ses tournées d’inspection. On nomme cela des safaris. Oui, un garçon frais et net. Il aimait cette vie. J’aurais dû l’aimer aussi. Maintenant, je le sais… Mais c’est comme quand on a raté l’avion, on a beau prendre le suivant, c’est trop tard. Lui, sa joie… trouver en rentrant une gentille femme blanche. Oh ! je ne l’accuse de rien. C’est lui qui avait raison. Mais la nostalgie s’est emparée de moi : je maigrissais et je pleurais, je pleurais et je maigrissais. J’aimais Louis assez pour lui cacher mon désespoir. Quand il me voyait déprimée : « Occupe-toi, me disait-il, le pays est intéressant… la faune… la flore… » Dès que j’entendais sa moto sur la piste, je me précipitais, je me lavais les yeux, un peu de poudre, un peu de rouge aux lèvres. Mais un jour il m’a surprise, pleurant. « Qu’y a-t-il ? » « Je m’ennuie, je m’ennuie, je m’ennuie ! ne vois-tu pas que je n’ai rien à faire ? Ma vie est absolument dépourvue de tout ce qui est intéressant. » « Mais tout est intéressant », dit-il stupéfait. « Pour toi, peut-être, mais pour moi ! » Un brave homme calme. Il me traitait comme une enfant. « Viens, dit-il, je vais te montrer quelque chose de très intéressant, qui te distraira. » Je l’ai suivi. Au coude du chemin on apercevait la rivière : « Chut ! regarde, là, un hippopotame, tout près ! » Alors, exaspérée, j’ai éclaté en sanglots : « Un hippopotame ! j’aimerais mieux voir un tramway. » C’est ce tramway que Louis me lançait à la tête quand je me plaignais de notre vie folle actuelle. Et il avait toujours raison, mais moi, je… » Elle se tut soudain.
Je l’avais écoutée avec beaucoup de sympathie. Sans doute avait-elle deviné que je ne me répandrais pas en conseils : « Vous avez votre enfant… on peut toujours s’occuper socialement… » Ou toute autre remontrance si inutile, adressée à une femme attaquée par le mal moral qu’elle venait de m’expliquer si bien. Il y eut un moment de silence :
« Il faut bien finir par s’accepter soi-même, dis-je. Après, on parvient souvent à accepter les autres. Où en êtes-vous maintenant ?
— Maintenant, c’est cela, toujours cela… Elle montrait les salons, les danses… Maintenant, souvent, je préférerais voir un hippopotame, — elle baissa la voix — mais je n’ai plus Louis… »
Un peu après, quelqu’un vint l’inviter à danser. Elle se leva. Je la suivis des yeux. Elle dansait admirablement bien. Quelle belle femme ! La dame de cœur, que j’avais aimé à regarder dans ses jolies robes et son ingénuité coquette, à bord du bateau, s’adaptera mieux, je crois, à cette vie d’ici… Mais, madame V. D. ? Un cattleya doré ? Quelle culture minutieuse et difficile.
______________________________
3. Nom donné par les noirs aux soldats pendant la guerre antiesclavagiste, de 1891 à 1894.
4. Chop = le fricot.
Il m’avait fallu obéir toute ma longue vie au flux et au reflux qui donnaient ou reprenaient à leur gré les plages de la mer du Nord, tandis que les nuages filaient avec le vent par-dessus les flots. Enfin, des circonstances fortuites m’offrirent, à de courts intervalles, plusieurs voyages en Afrique. Le premier me permit d’égaler les nuages, et même d’aller plus haut et plus vite qu’eux. Je surpris alors le travail de la Méditerranée dessinant, mieux que les meilleurs cartographes, les rives lumineuses de l’Italie et les découpures légendaires de la Grèce. Le second voyage m’offrit quinze jours de navigation dans l’Atlantique, et ainsi la mer perdit-elle le pouvoir de m’intimider par ses marées et de m’effrayer par son étendue.
J’aimai notre avance continue, notre progression lente mais impérieuse à travers l’Océan ; j’aimai le battement de l’hélice : comme notre pouls, que nous trouvons toujours, si nous le tâtons du pouce et jusqu’à ce que la vie nous quitte, l’hélice nous sera fidèle jusqu’à ce que nous quittions le navire.
Un troisième voyage a établi mon amitié avec les mers tropicales.