LES CONFESSIONS DE
PERKIN WARBECK
DU MÊME AUTEUR
CHEZ LE MÊME ÉDITEUR
Mademoiselle Bovary, roman, 1991
Ivresse dans l’après-midi, récit, 1991
Colonel Lawrence, roman, 1992
Ton fils se drogue, récit, 1993
Le Choix de Satan, roman, 1995
Georgette Leblanc (1889-1941), biographie, 1998
Eugène Ysaye, biographie, 2001
La Corruption sentimentale, essai, 2002
Miroir de Marie, roman, 2003
Chez les Goncourt, roman, 2004
Histoire de la Toison d’or (avec P. Houart), 2006
Mémoires d’un ténor égyptien, roman, 2006
Au bord du Monde,
Un film d’avant-guerre au cinéma Éden, roman, 2009
CHEZ D’AUTRES ÉDITEURS
Notices en plaques (textes et poèmes),
Ghislain Geitner éditeur, Strasbourg, 1971
La Terre était ici, roman,
Éditions Kesselring, Paris, 1978
L’Adieu des Industriels, roman,
Éditions Kesselring, Paris, 1980
L’Ami des Ambrosiens, roman,
Éditions Opta, Paris 1981
La Croisière Einstein, roman (avec Philippe Cousin),
Stock, Paris, 1983
Le Florentin, le roman de Dante,
Stock, Paris, 1985
Eugène Ysaye, biographie,
Pierre Belfond, 1989
Mademoiselle Bovary, roman,
Pierre Belfond, 1991
Colonel Lawrence, roman,
Le Cri/Jean-Michel Place, Paris, 1992
Mademoiselle Bovary, roman,
Emecé Editores, Barcelone, 1993
Le Mythe Hergé, essai,
Éditions Golias, Villeurbanne, 2001
Les guerres d’Hergé, essai,
Aden, Bruxelles, 2007
Mademoiselle Bovary/Nàng Bovary, roman,
(édition bilingue), Éditions Thé Gio’i, Hanoï, 2007
Prince qui sur tous a maîtrie
Garde qu’enfer n’ait de nous seigneurie.
À lui n’avons que faire ni que soudre
Mais priez Dieu que tous nous veuillent absoudre.
François Villon
Itinéraire de Perkin Warbeck
à travers l’Europe de la fin du xve siècle
Les Confessions de Perkin Warbeck est mon troisième roman historique situé dans un temps que l’on a coutume d’appeler le Moyen Âge. Les héros des deux précédents étaient des personnages historiques réels et incontestés. J’ai réinventé ces personnages et je les ai montrés tels que je les imaginais. Stendhal disait du roman que c’est un miroir que l’on promène le long d’une route.
Tout romancier qui situe ses œuvres d’imagination dans des périodes antérieures à sa naissance serait un romancier historique ? Pas forcément. Mais il est certain qu’un roman dont l’action se passe au xve siècle ne peut guère s’appeler autrement. Il est difficile de faire abstraction du temps historique dans lequel s’inscrivent les personnages. Surtout s’il s’agit de héros réels, qui n’ont pas été créés par le romancier, mais à qui celui-ci prête une vie, des actions, des pensées, des sensations, des intuitions, des amours, non pas que ces personnages ne les aient pas eues, mais c’est plutôt qu’elles restent ignorées de l’Histoire et des historiens. Et c’est le romancier qui les révèle. « Quand le romancier s’attaque à l’histoire, il a le droit d’en faire ce qu’il veut, mais cela n’a d’intérêt que s’il nous dévoile une vérité qui échappe à l’historien. », remarque l’historienne Annette Wieviorka (dans la revue L’Histoiren°349, janvier 2010) à propos d’un roman qui a fait naître récemment une vive controverse. Le personnage de ce livre étant le Polonais Jan Karski (1914-2000), témoin des horreurs du xxe siècle. Si l’on sait peu de choses sur Karski, notre contemporain, que dire alors d’un personnage tel que Perkin Warbeck ?
Pierrequin de Werbecque, dit Perkin Warbeck en Angleterre (1474-1499), est un véritable personnage historique, pourtant relégué, au fil du temps, au rang des obscurs. Originaire de Tournai, ayant participé à des complots internationaux en France et dans les États de Bourgogne — la Belgique actuelle — il a finalement surtout laissé des traces en Angleterre où il est mort ignominieusement. Il prétendait être Richard d’York, le plus jeune fils d’Edouard IV. Beaucoup d’auteurs se sont intéressés à Perkin Warbeck — alias Richard d’York — au cours des siècles. Le dernier en date avant moi fut Jean-Didier Chastelain, qui réalisa un petit dossier historique publié en 1952 chez un éditeur belge aujourd’hui disparu. En le lisant, je me suis souvenu que j’avais trouvé son nom cité dans la bibliographie du livre de l’historien belge Luc Hommel, consacré à Marguerite d’York, duchesse douairière de Bourgogne et sœur du roi d’Angleterre, Edouard IV. Je ne sais pas qui est Jean-Didier Chastelain. J’ignore même s’il est encore en vie et s’il ne se cachait pas derrière un pseudonyme, le nom de Chastelain étant surtout connu comme celui de l’écrivain bourguignon Georges Chastelain, surnommé le « grand Georges », qui fut le chroniqueur — l’indiciaire — des règnes de Philippe le Bon et Charles le Téméraire. Le réthoriqueur eut un successeur en la personne de Jean Molinet, qui continua son œuvre. C’est lui qui cite le prétendant, le prenant pour Richard d’Angleterre et ne l’appelant pas autrement.
Si Dante et Marie de Bourgogne 1 sont des personnages respectés, qui ont gagné leur place dans l’Histoire, il n’en est pas de même pour Perkin Warbeck dont le nom et l’identité ne sont pas certains. Il refusa celle que son baptême lui avait donnée. Il prit par intérêt la personnalité d’un enfant mort assassiné, et se promena sous ce déguisement d’une cour à l’autre à travers l’Europe. C’était nécessairement un héros picaresque. Un de ces personnages encanaillés et dangereux qui apparut plus tard dans l’Espagne littéraire du xvie au xviiie siècle. Franc, mais aussi menteur, un peu crapuleux, et qui avoue ses faiblesses et ses lâchetés avec un cynisme déconcertant, qui ne le rend pas moins attachant. Le personnage n’a que sa peau à donner et la risque.
Parmi les nombreux auteurs anglais qui écrivirent sur Perkin Warbeck avant Jean-Didier Chastelain, seuls les noms de Bacon, Horace Walpole et Mary Shelley m’étaient connus. Quant à Bacon, il y avait une homonymie à ne pas ignorer. L’un était le philosophe et religieux anglais, qui s’était arraché à la scolastique du xiiie siècle, Roger, de son prénom, précurseur de la science expérimentale ; l’autre se prénommait Francis et avait vécu aux xvie et xviie siècles. Homme de sciences, philosophe, homme d’État, il avait écrit un roman d’anticipation 2 et rêvait d’un monde gouverné par les savants. Quand on s’est mis à douter que Shakespeare fût bien l’auteur de ses pièces, on en a souvent attribué la paternité à Bacon. Francis Bacon, en tout cas, quand il écrit sur le règne de Henry VII ne croit pas que Perkin Warbeck ait pu être Richard d’York et il le voit comme un imposteur. Walpole, au contraire, contemporain de madame du Deffand, et qui mourut en 1797, écrivain d’imagination et grand seigneur, écrit que Perkin Warbeck était bien le fils cadet d’Edouard IV. Auteur d’un ouvrage intitulé Doutes historiques sur le règne du roi Richard III, il tente de réhabiliter ce souverain considéré comme le prototype du monarque criminel. Tâche quasi impossible, mais qui en dit long sur l’esprit particulier de Walpole, auteur également d’Au château d’Otrante, œuvre qui lança la vogue des grands romans noirs ou « gothiques », lesquels exercèrent une influence considérable sur les débuts du romantisme en Angleterre et en Europe. Et il n’est pas étonnant que Mary Shelley, auteur de Frankenstein et de The Fortunes of Perkin Warbeck, entre autres, ait suivi Walpole sur ce point. Richard d’York avait bien survécu à l’entreprise criminelle de son oncle Richard III et était réapparu sous le nom d’emprunt de Perkin Warbeck.
L’Histoire ne peut pas être une science exacte. L’invention est un penchant très humain et l’Histoire, un fantastique réservoir à contes, romans et scénarios divers, alimenté par une source qui ne tarira pas. Les romanciers sont fondés à y puiser. Plus les événements sont éloignés de nous par le temps, plus les romanciers reprennent le dessus sur les historiens et ne s’en privent pas.
Avec un personnage tel que Perkin Warbeck, la tentation est grande. Il intéresse les poètes, les écrivains et… les hommes de radio. Mon éditeur m’assure que Gérard Valet (1932-2005), brillant animateur et chroniqueur de la radio en Belgique, sur la RTBF, ambitionna de composer un livret d’opéra dans les dernières années de sa vie, dont le personnage principal eût été Perkin Warbeck.
Le mystère de Perkin Warbeck aura donc préoccupé à différentes époques certains hommes à l’esprit curieux qui ont peut-être reconnus en lui une part d’eux-mêmes. Par lui se posent sans doute les grandes questions : D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?
Que tous ceux qui m’ont précédé dans cette quête soient remerciés.
Je n’oublie pas ceux qui m’ont appuyé dans le présent. Que soient donc aussi remerciés mon éditeur, celui qui m’a transmis le rêve de Gérard Valet et qui, par ses encouragements, m’a permis de le réaliser sous la forme que j’avais choisie, et ma compagne, pour sa patience et son équanimité.
Maxime Benoît-Jeannin
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1 Maxime Benoît-Jeannin : Le Florentin, le roman de Dante, Stock, Paris, 1985 ; Miroir de Marie, roman, Le Cri, Bruxelles, 2003.
2 La Nouvelle Atlantide.
lecri@skynet.be
www.lecri.be
(La version originale papier de cet ouvrage a été publiée avec l’aide de la Fédération Wallonie-Bruxelles)
La version numérique a été réalisée en partenariat avec le CNL
(Centre National du Livre - FR)
ISBN 978-2-8710-6703-0
© Le Cri édition,
Avenue Léopold Wiener 18
B-1170 Bruxelles
En couverture : Portrait de Perkin Warbeck, dans le Recueil d’Arras, dû à Jacques Le Boucq, peintre héraldiste du xvie siècle. Avec l'autorisation de la Médiathèque d’Arras.
Tous droits de reproduction, par quelque procédé que ce soit, d’adaptation ou de traduction, réservés pour tous pays.
RICHARD D’ANGLETERRE, DUC D’YORK,
NEVEU DE LA DUCHESSE DE BOURGOGNE ?
Qui veut la fin veut les moyens. L’expédition se préparait. Des troupes de toutes les nations ralliaient L’Écluse. Quand je les passais en revue, je reconnaissais des individus de sac et de corde. Je les haranguais et ils me promettaient en leur langue de mourir pour moi. J’essayais de ne pas douter de leur détermination. Mes capitaines, une majorité d’Anglais, étaient certains de les emmener à la victoire…
Ma duchesse et moi vécûmes ces temps dans une fiévreuse mais chaste exaltation. Elle, c’étaient les York, bien sûr, « Ma maison, ma famille ». Toujours au bord du vertige. Faisant mille projets. Elle imagina même la robe qu’elle porterait lors de mon couronnement. Les toilettes dont elle se parerait pendant les fêtes. Elle rêvait d’introduire à Westminster les usages de la cour bourguignonne. Avec son argent et celui de l’empereur, en fait emprunté aux marchands de Bruges, nous parvînmes à réunir quatorze vaisseaux. En mai 1495, j’étais à la tête d’à peu près quinze cents hommes. Henry VII n’en avait eu que trois cents de plus pour battre Richard III et conquérir le royaume.
Sur ce, ma belle Catherine, votre cousin Jacques d’Écosse me promit de m’appuyer dès que j’aurais touché terre. Il m’enverrait des subsides et des soldats. Il me fallait donc seulement occuper quelques arpents de terre anglaise et je pouvais compter sur son aide. Il me reconnaîtrait dès que j’y aurais planté mon drapeau.
Le 8, ma duchesse adressa une lettre au pape Alexandre VI, afin qu’il bénisse notre entreprise. Je ne sais s’il le fit. À Anvers, au cours de la Joyeuse Entrée du duc Philippe, fils de Marie de Bourgogne et de Maximilien, je fus fêté comme le véritable héritier de la couronne d’Angleterre. Quand se forma le cortège qui se rendait à la cathédrale, j’eus droit à une cour de gentilshommes et à une vingtaine d’archers, ce qui était digne de mon rang. Des marchands anglais fidèles à Henry Tudor en furent vexés. La nuit, ils maculèrent de boue mes armoiries que l’on avait suspendues à l’entrée de l’hôtel de l’abbaye Saint-Michel. Populaire pour le peuple flamand, impopulaire aux yeux des Anglais d’Anvers, je me disais qu’il faudrait bien qu’ils me reconnaissent tous là-bas en Angleterre, sinon il leur en cuirait. Du côté de mes protecteurs qui m’appuyaient avec ardeur, des dissensions étaient apparues entre Maximilien et le beau Philippe, son fils. Régent des Pays-Bas tant que son fils était mineur, l’empereur et roi des Romains tardait à lui rendre son sceptre, ce que le jeune prince ne supportait plus. Même ceux que Dieu avaient comblé de biens et de richesses se disputaient le pouvoir comme des chiffonniers. Son empire était tellement immense que Maximilien ne savait plus où donner de la tête et il disputait encore à son fils son héritage maternel ! Quelle leçon pour moi ! Dans l’esprit du Habsbourg, j’étais uniquement destiné à tirer pour lui les marrons du feu.
Mais, appelé par ses entreprises au cœur de l’empire, Maximilien avait quitté les pays de par-deçà et traversait l’Allemagne.
Je passai une dernière nuit en prières avec Marguerite. Elle avait cessé de m’appeler monseigneur Nobody et tous ces mots luxurieux qu’une grande dame d’âge mûr aime glisser à l’oreille du vigoureux serviteur qu’elle s’est choisi pour amant ne franchirent plus ses lèvres. Notre intimité n’était plus qu’un souvenir qu’elle préférait oublier. Dieu et Dieu seul occupait ses pensées pour que son cher neveu se fraye un chemin jusqu’à Wesminster, à travers le sang, la merde et la boue s’il le fallait. Maintenant elle priait avec le futur roi d’Angleterre, son bâtard caché et son neveu officiel. D’où la solennité avec laquelle elle joignait les mains face à l’autel. Henri de Berghes fit dire une messe pour moi. Le père, la mère et le fils étaient enfin réunis, taisant la vérité. Dieu seul savait. Marguerite s’autorisait pour la dernière fois cette réunion. Et tant mieux ! Enivrée par les perspectives de la victoire sur son ennemi Henry VII, elle fut merveilleusement pieuse et supplia Dieu de m’accorder la victoire. Soudain, à la sortie de l’église, elle me prit dans ses bras. M’embrassant sur le front, elle me dit : « Si j’avais eu un fils, j’eus souhaité que ce fût vous, mon neveu.
— Vous avez remplacé ma mère, répliquai-je. »
Nous n’allâmes pas plus loin dans l’aveu de nos liens. C’était déjà beaucoup !
Je fus Richard et rien que lui. Son neveu bien-aimé et son fils sacrifié que le divin hasard avait ressuscités. Nous étions maintenant si éloignés de cette période qui l’avait vue flamboyer dans mes bras et à laquelle seule la révélation de nos liens filiaux avait mis fin, que j’aurais pu croire à une aberration passagère et ni plus penser. Mais on n’oublie pas une maîtresse qui se donnait pour votre tante, puis qui découvre être votre mère tout en vous le cachant, et qui cesse, du coup, du jour au lendemain, de vous manifester son désir. Cet épisode restera. On a méconnu Marguerite, on l’a prise pour une prude dévote, mais derrière la courtine elle ne songeait point à Dieu seul, je vous le garantis. C’est encore une ruse des princes et de leurs femelles. Ils se font peindre en prière dans les tableaux qu’ils commandent à leurs artistes attitrés pour l’édification des peuples. Et leurs sens brûlent. Cela se comprend d’ailleurs. Bien nourris, bien soignés, ne travaillant jamais qu’à leur bien-être, chassant, craignant très peu l’enfer, assurés de tous côtés, ils se laissent vivre. La peur, les remords, les regrets sont pour les pauvres. Je ne le sais que trop. Certes, ma Catherine, je sais aussi que je ressasse, mais c’est que dame Fortune, cette garce, m’a abandonné. Alors je me plains et j’en veux à ceux qui m’ont utilisé et possédé jusqu’au trognon. Je ne me balance pas encore au bout de ma corde, qu’ils m’ont déjà oublié, sois-en sûre. Serais-tu comme eux, dame Cathy Gordon ? Il vaut mieux que je m’attende au pire. Tu sais ce que je crois ? Que je fais un cauchemar et que je vais me réveiller, et que tu seras là à mes côtés. L’aube point. Tu me souris…
C’est à la fin de juin que moi, le nouveau Jason, et mes Argonautes, nous nous embarquâmes pour Albion qui allait devenir, je le souhaitais de toute mon âme, mon royaume terrestre. Jason n’avait fait qu’une incursion en Colchide pour s’emparer de la Toison d’or. Moi, j’avais vingt ans et j’étais bien décidé à conquérir l’Angleterre. Je ferais de Westminster ma résidence royale. J’étais fatigué d’être l’instrument de ma duchesse et de l’empereur. Celui qui ne possède pas de la terre sous ses pieds n’est rien. Il lui manquera toujours des lieux où fixer ses regards. Quand on ne tient que la ligne d’horizon, on n’est qu’un vagabond. J’avais à mes côtés, James Kething, Prieur de l’ordre de Saint-Jean de Jerusalem pour l’Irlande. Un preux chevalier. Il m’exalta durant la traversée qui fut excellente, les vents nous étant favorables. En contribuant à ma victoire, il espérait que je serais reconnaissant à son ordre, et qu’ainsi je prendrais la tête d’une nouvelle croisade contre les Turcs. Je l’assurai que j’entraînerais la chrétienté à ma suite, et qu’avec l’aide de l’empereur nous protégerions non seulement Rhodes, mais que nous reprendrions Jérusalem, et autres sornettes. À ce moment, sur le point d’atteindre le rivage, cela ne me coûtait rien de promettre de me dévouer corps et âme pour l’ordre, comme j’avais déjà signé de ma main la cession de mon héritage royal à Maximilien qui savait très bien que j’étais un imposteur car je ne pouvais revendiquer mes véritables origines. Obligée de dissimuler sa vérité intime, la duchesse acceptait de passer pour une manipulatrice et soutenait en toute conscience un mensonge. Seule ma victoire imposerait la vérité depuis le début. Grâce à moi elle retrouverait ses couleurs. Elle effacerait ma bâtardise originelle. Perkin Warbeck, faux Richard IV, entrerait dans l’histoire en se coiffant de la couronne des Plantagenêt ou en glissant sa tête dans un nœud coulant. Tel était mon destin. Impossible maintenant de revenir en arrière, dans l’obscurité, avec Prigent Meno pour compagnon et Lady Brampton pour marraine. Désormais, la duchesse douairière de Bourgogne et l’Empereur me poussaient en avant, en pleine lumière. Les rois ne tiennent jamais leurs promesses, c’est en cela qu’ils le sont. Je les imiterai en entrant dans leur famille… Je dirai que je représente l’Angleterre et je ne penserai plus qu’à ses intérêts, ce qu’aucun de mes pairs, tous élus de Dieu, ne me reprochera, puisque chacun fait de même chez soi.
Nous fûmes en vue de la côte Est, le vendredi 3 juillet, près de la localité de Deal.
— Westminster est à notre portée, monseigneur. Demain, au plus tard, vous mangerez dans la vaisselle du maudit Tudor et coucherez dans son lit, me dit le prieur.
Je ne savais pas où il allait chercher tout ça mais ça paraissait lui venir naturellement.
— Que Dieu vous entende, fis-je, pour dire quelque chose. Car dans ces instants, il faut avoir l’esprit d’à-propos. J’ajoutai, pas mécontent de moi :
— Mais je ne dormirai pas tant qu’il ne sera pas au bout de mon épée. Pourquoi ne pas s’établir à Canterbury, le temps du couronnement ?
— Cela nous retarderait, dit-il. Il faut arriver à Londres au plus vite. Prendre Westminster.
James Kething s’y connaissait mieux que moi en affaires religieuses. Je l’écoutais et je répliquais, faisant mon apprentissage. Tant qu’il ne s’agissait que de prononcer des phrases… j’assurais.
Nos espions était formels : le roi était en route pour la ville de Worcester, à près de deux cents kilomètres de la côte. Cela nous laissait le temps de nous emparer de son palais londonien. Il en possédait dans d’autres parties du pays, mais c’était à Westminster que résidait le cœur du pouvoir. Que le roi s’en aille, qu’il me laisse son royaume et se réfugie le plus loin possible, pour que je n’aie pas, précisément, à le mettre à mort, je ne souhaitais que ça. Je n’avais jamais trucidé personne… Lui n’aimait pas la guerre mais était toujours prêt à se battre, en dernier ressort, s’il le fallait. Il était prudent et non couard, alors que moi, je sentais monter l’angoisse devant cette côte abrupte… Nous avions jeté l’ancre et aucune tempête ne nous avait repoussé sur la côte de Flandre, ce qui m’eût bien arrangé. Jamais conquérant n’était arrivé aux pieds de sa conquête avec moins d’enthousiasme.
Il fallait haranguer nos hommes, préparer le débarquement, et je ne sais pourquoi, je pensais déjà à préparer notre retraite. Au cas où, n’est-ce pas ?… Mais les Anglais n’attendaient-ils pas de moi leur délivrance ? Oui, c’était une idée bizarre qui s’était insinuée dans mon esprit. Alors que j’aurais dû simplement n’avoir qu’une obsession : vaincre ou mourir. Vaincre ou mourir ? Oui, et je le clamai à mes hommes, en français, en anglais, en portugais et en castillan. Ils répondirent par un hourra ! général. Vaincre, certes ! reprit une voix murmurante au fond de moi-même. Diabolique petite voix semblable à celle que l’on entend près des puits et des sources. La voix que l’on prête aux elfes. Mourir ? Par Dieu non ! Jamais ! Vivre, en dépit de tout ! Si l’on veut mourir à ma place, volontiers ! Je m’efface ! Après vous, messeigneurs…
Les falaises du Kent commençaient à briller au soleil. Mes pilotes avaient déjà repéré la plage où nous devions débarquer, moi et mon ramassis de canailles que la fortune des armes allait peut-être changer en courageux guerriers au service de la cause des York pour le bonheur de l’Angleterre…
— Hic Rhodus hic salta ! me dit mystérieusement John Kething. Et comme je n’avais pas l’air de comprendre : — Au pied du mur on reconnaît le maçon, monseigneur, ajouta-t-il. Sous entendu, on va voir ce que tu vaux, homme mystérieux aux origines mal établies…
Bien trouvé quand même. Vues du bateau, les falaises ressemblaient précisément à un mur d’enceinte. À mon tour de prendre Albion ! Je tournai le dos aux falaises et vis nos quatorze vaisseaux s’échelonnant dans le soleil levant. Le maçon, c’était moi, pas de doute, et je compris l’allusion de Kething. Mais au lieu de me conduire en lion, j’optai pour la prudence du renard. Et je lui dis :
— Il faudrait envoyer quelques hommes en reconnaissance, pour tâter un peu l’humeur des habitants. Nos amis doivent nous attendre pour faciliter l’entreprise, c’est du moins ce que la duchesse m’a annoncé.
— Il y a des circonstances où il faut forcer le destin. C’en est une. Car nos alliés se terrent. Il faut les forcer à apparaître au grand jour. Et pour cela, nous avons besoin d’une éclatante victoire. Plus tôt nous écraserons quelques soldats anglais, mieux ça vaudra. Nous enverrons des courriers dans tout le royaume…, insista le grand prieur.
Entendait-il me donner une leçon de bravoure et de tactique ?
Je ne descendis pas le premier. J‘avais trop peur de m’exposer. Je cachai autant que je pouvais mon anxiété en donnant des ordres. Environ trois cents hommes sous le commandement du fameux capitaine Don Fulano de Guevara s’entassèrent dans les embarcations. Ils étaient renforcés de Sir Robert Mountford et de trois autres Anglais : Belt, Corbett et Wight. Un autre chef que l’on appelait Diego el Coxo insista pour descendre dans les barques. Les Anglais devaient s’assurer que mes hommes n’allaient pas se livrer au pillage dès qu’ils seraient à terre.
— Par Dieu ! Ne prenez rien, leur dis-je. Tuez les soldats du roi si vous en rencontrez. Mais ne touchez pas aux villageois. Nous ne sommes pas des voleurs de poules ou de cochons.
— Qui sommes-nous donc ? questionna el Coxo.
— Des justiciers ! clamai-je. Il y a déjà trop de temps que l’Angleterre souffre dol et malheur par la faute d’un aventurier sans foi ni loi, le petit-fils du Gallois Tudor, qui se fait appeler maintenant Henry VII. Allez conquérir l’Angleterre au nom de Dieu et de votre prince légitime, Richard d’York !
— Nous le jurons ! dirent-ils.
Et ils crièrent aussi :
— Vive Richard le quatrième ! Vive le roi !
Ce dernier cri résonna agréablement à mes oreilles, Majesté. Et là, je m’adresse à vous, sire, le plus magnanime des rois ! Quand vous avez débarqué de France pour chasser Richard le troisième, notre cousin, je suis sûr que vous en avez dit de bien pires, n’est-ce pas ? Ne pourriez-vous pas, au lieu de me faire pendre, confier ma tête au bourreau de votre Majesté ? Non mais, tu veux rire ? Gracie-moi, vieil oncle, après tout, sans trop chercher midi à quatorze heures, nous sommes du même sang. Eh ?
Revenons à bord où je pétais de trouille. James Kething à mes côtés, je suivis les opérations de débarquement. À mesure qu’ils descendaient des barques, mes hommes s’enfilaient dans une faille entre les falaises. Comme s’ils disparaissaient un par un derrière le mur, comme si l’île les absorbait.
— Quand nous aurons pris possession du royaume en votre nom, vos partisans sortiront de terre, monseigneur, me dit James Kething. Il suffit de planter l’étendard des York sur un bout de cette province. Vos crieurs devront courir annoncer la bonne nouvelle de votre retour.
— Dieu nous aide, dis-je. Et je pensais à part moi : Tu te répètes. Tu penses vraiment ce que tu dis ? Et je radotai à mon tour; Dieu nous aide !
— Il ne peut en être autrement, sinon je ne serais pas là, assura le prieur.
Les derniers hommes encore présents au pied des falaises nous firent un signe joyeux. On leur offrait un royaume à piller. Ils allaient rôtir les pieds des bourgeois et des paysans afin de leur faire dire où ils cachaient leur or. Je leur envoyai mon royal salut. Ils me prenaient pour le fils d’Edouard et moi je savais que j’étais celui de Marguerite, sa sœur. L’Angleterre n’y perdait rien. Pour mieux cacher le péché de la mère, on m’avait collé le nom d’un manant sur la figure : Perkin Warbeck, mais j’étais bien le petit-fils naturel de Richard d’York, père d’Edouard et de Marguerite. Nous étions le 3 juillet 1495. Je m’en souviens encore aujourd’hui. La journée était très belle et s’annonçait agréable, aérés que nous étions par un vent léger. Je crois que sur les vaisseaux qui nous acccompagnaient, tous regardaient vers le rivage dans l’attente des nouvelles. Les premières heures de la matinée passèrent sur nous. Comme rien ne venait les distraire, qu’aucun messager n’apparaissait, soldats et marins s’occupèrent comme ils purent. Et plus le soleil s’élevait dans le ciel, plus je commençais à regretter de n’avoir pas pris la tête de l’avant-garde. Ici, je ne risquais rien, certes, mais attendre dans l’incertitude, alors que j’étais si pressé de poser la couronne sur ma tête, c’était une épreuve dont je me serais bien passé. Kething m’expliqua que dans les commanderies de l’ordre, on faisait déjà confectionner des tenues de partisans de Henry VII afin de camoufler le maximum de partisans des York sous ce déguisement, quans je crus entendre des cris et des clameurs. Le soleil tapait fort. On approchait de midi. Il y avait déjà plusieurs heures que nos hommes avaient pénétré à l’intérieur des terres. Ils étaient de retour ?
J’aperçus soudain des silhouettes en train de s’agiter au sommet de la falaise. Je donnai un coup de coude à Kething, qui me tournait le dos.
— Que se passe-t-il, là-haut ?
J’eus rapidement la réponse. Ça dégringolait. Des grappes d’hommes. Certains cul par-dessus tête en hurlant. Une nuée de fuyards s’abattit en un instant sur la plage et poussa les barques à l’eau. Ils s’entassèrent dedans et ramèrent dans notre direction. Mais aussi vite qu’ils revinrent, j’eus le temps de les compter. Ils n’étaient pas plus de soixante. Pas bien fringants en débarquant mais animés quand même par l’esprit de conquête et de rapine, nos hommes étaient maintenant terrorisés. Ils juraient et baragouinaient, montraient le poing vers les terres d’où, semblait-il, ils avaient été chassés sans ménagement. En haut de la falaise, il y avait tout un grouillement de peuple. J’entendais des injures, des imprécations. Une flèche se planta sur le pont. J’ordonnai à quelques archers de viser le haut des falaises et de riposter. Puis je fis passer les rescapés dans les autres vaisseaux et je ne gardai auprès de moi que ceux qui étaient les plus capables de me raconter ce qui s’apparentait à une déroute. Les paysans rencontrés et les villageois, loin de les craindre, leur étaient tombés dessus à bras raccourcis et les avaient battus à plate couture. Ils s’étaient montrés plus féroces que nos aventuriers de sac et de corde. Maudits Anglais !
Une sorte de boule noirâtre atterrit sur le pont, une boule noirâtre couverte de poils et de cheveux noirs et toute bordée de rouge. C’était la tête de l’un de mes vauriens que l’on avait lancée sur nous comme avec une fronde. En roulant sur le pont, elle avait laissé une large traînée de sang.
— Les chiens ! hurlai-je.
Je fis un bras d’honneur au sommet des falaises.
— Descendez vous battre, vermine, si vous êtes des hommes !
Etais-je convaincant ?
J’espérais ne pas paraître trop décomposé à la vue du prieur. Mes hommes, ces bandits, je m’en moquais ! C’était juste des poltrons qui avaient cru rapporter un butin facile. Quoi qu’il en soit, il fallait s’éloigner au plus vite de la côte. Je montrai l’exemple en faisant reculer notre vaisseau et j’envoyai le message aux autres afin qu’ils nous laissent passer et appareillent à leur tour pour la haute mer.
La tête, qu’allait-on en faire ?
— Balaie-moi ça, dis-je à un marin.
Je surmontai ma nausée. Surtout ne pas vomir sur mes beaux habits, ni faire dans mes chausses.
Il jeta immédiatement la tête de notre mercenaire aux poissons.
— Avons-nous été trahis ? dit Kething.
— En tout cas, personne de notre camp ne nous a prêté main forte, dis-je. Mettons-nous à l’abri.
À mesure que nous nous éloignions du rivage, les récits de mon ramassis de vauriens me persuadèrent que c’était la population du comté, et elle-seule, qui nous avait occis cent cinquante hommes, environ quatre-vingts ayant été retenus prisonnier. Ils s’étaient fait battre par de simples paysans ! J’espérais qu’il s’agissait des plus mauvais et que nous avions gardé les meilleurs.
Kething épiait mes jeux de physionomie. À la fin, il n’y put tenir :
— Vous renoncez au combat, monseigneur ?
— Par Dieu ! non ! Mais vous voyez bien qu’ils nous attendaient. Si nous remontons cette falaise, ils nous trucideront un par un. Il eût mieux valu débarquer de nuit, si vous m’en croyez.
Je n’étais pas sûr que cela eût changé grand chose, mais j’avançai cette explication. Je devais absolument chasser de l’esprit de James Kething que je n’étais qu’un pleutre sous mes atours de prince.
— Repartir à l’assaut serait une folie. Nos ennemis n’étaient même pas des hommes d’armes. Nos troupes ne valent rien, dis-je. Il nous faut des Irlandais. Ce sont des guerriers indomptables.
— Ce qui veut dire, monseigneur ?
— Mettons à la voile pour l’Irlande.
Grand prieur pour l’Irlande, ce n’était pas lui qui allait me contredire.
Les ordres de nous éloigner vers le Sud-Ouest circulaient déjà d’un navire à l’autre. Du haut des falaises, on nous invectivait en brandissant des faux et en nous crachant dessus.
La haine de « mon » peuple me fit froid dans le dos. Je n’étais pour eux qu’un envahisseur qui leur apportait la guerre. Et même si j’avais été Richard IV en personne, n’auraient-ils pas préféré le sage Henry à ce fol de Richard soutenu par des Etrangers ? Oui, ils ne me méritaient vraiment pas. Je n’avais que faire de telles brutes. Il me fallait des milliers d’hommes pour les mater. Et ce n’était certainement pas auprès de la duchesse de Bourgogne ni de l’Empereur que je les trouverais. Vu ce qu’ils m’avaient fourni ! Je les soupçonnais de m’avoir envoyé dans ce pétrin à moindres frais. Je retrouvais bien là l’insouciance de Maximilien. Plus tard, j’appris qu’il avait attendu fébrilement les nouvelles de ma conquête de l’Angleterre. Des dépêches lui étaient parvenues de Malines, toutes plus souriantes les unes que les autres. À Worms, il se voyait déjà à la tête d’un vaste empire, de Londres à Vienne, prenant Paris en tenaille. Il ne cacha pas ses rêves à l’ambassadeur de Venise qui les rapporta plus tard. Il me voyait marcher à la tête de mes troupes en Italie et venir les mettre à sa disposition pour empêcher Charles VIII de s’emparer du Milanais. Mais il finit par apprendre l’échec de notre débarquement. Et il m’oublia avec toute la noire ingratitude des princes. Philippe le beau et ma duchesse de mère coupèrent nos derniers liens et je compris que je ne recevrais plus un liard de la cour de Malines.
L’Irlande était dès lors la seule destination possible. Un souverain croyait encore en moi. C’était le roi d’Écosse. Il me fallait au moins une victoire en Irlande afin de lui prouver qu’il avait eu raison de miser sur Richard d’York…
Nous mîmes trois semaines pour atteindre les rivages de la province de Munster, en Irlande. À Cork, nous chargeâmes le comte de Desmond et ses troupes à bord et nous les transportâmes jusqu’à Waterford. Le comte et ses gens comblèrent les vides de nos hommes massacrés ou capturés dans le Kent. Le roi Henry avait fait pendre les captifs en différents points des côtes du Kent, du Sussex et du Norfolk, afin de faire réfléchir ceux qui oseraient encore y débarquer, venus tout droit de Flandre ou d’ailleurs. Il pensait sans doute que nous étions une avant-garde et que le gros des troupes d’invasion se préparait encore quelque part entre l’Ecluse et Malines. Il n’allait pas tarder à être complètement rassuré. L’empereur, son fils et Marguerite d’York, comme je l’ai dit, renonçant à lui subtiliser son trône par Richard interposé. Ah ! les braves gens, ils avaient été aussi légers que moi en cette matière !
Waterford était restée obstinément fidèle à Henry VII pendant tout le temps des troubles précédents, lorsque le prêtre Symonds avait utilisé le petit Lambert dans le rôle du prétendant. Waterford seule en Irlande ne mettait pas en doute la légitimité du roi. En nous en emparant, nous en aurions fait une terre libérée de la domination des Lancastre et tous les Yorkistes du royaume auraient pu y trouver refuge, ce qui se serait su en Écosse et en France. Je ne comptais plus sur Charles VIII— pour le moment— mais je ne devais négliger aucune opportunité. C’était bien ce que ma courte expérience m’avait enseigné. Je l’ai dit, chère Catherine, je voulais plaire à ton cousin, lui prouver que, dans ses plans, j’étais encore une carte non dénuée de valeur.
Il me semblait que Waterford était facile à prendre. Nous l’assiégeâmes par terre et par mer. Etions-nous à ce point ignorants de l’art militaire ? Au bout de dix jours, nous dûmes lever le siège. Tiré de la citadelle, un boulet de leur canon faillit nous couler un navire. Des secours arrivèrent au pied des murailles et chassèrent nos hommes qui trouvèrent refuge à bord. Nous fûmes attaqués et nous dûmes abandonner trois de nos vaisseaux aux mains de l’ennemi. Plus question de s’attarder. Je donnai l’ordre de la retraite. Et nous repartîmes pour Cork, réduits à huit vaisseaux, des dizaines d’hommes en moins, marins et soldats. J’enrageais.
— Décidément, ils sont pires que les Turcs, ces Lancastre, dit James Kething.
J’approuvai d’un air grave. Le Grand Prieur se faisait du souci. Jamais Henry VII ne lui pardonnerait d’avoir pris mon parti.
En mer, je souriais dès que je lui tournais le dos. J’avais sauvé ma peau. C’était l’essentiel. Mon caractère est naturellement enjoué et facétieux. Le plaisir que me donne la vie est tel qu’échapper à la mort quand je suis assailli de menaces me suffit amplement. Même ici, dans la Tour, jetant mes mots sur ce mauvais papier, mais des plus rares, me fait oublier que l’on graisse déjà la corde pour me pendre. Et je sais que, dans mon passé, je me rapproche de toi. Bientôt, dans cette histoire qui a déjà eu lieu, je te rencontrerai, toi la petite fille d’un roi et du souverain régnant sur les hautes et basses terres d’Écosse.
La seule défaite, c’est la mort, me disais-je, ne l’oublie pas, qui que tu sois, Richard ou Perkin, d’York de toute façon, même si tu n’étais que Warbeck ou Werbecque. Donc tout va pour le mieux. Je suis bien vivant sur ce pont, entouré par les flots ! Et le diable vous emporte tous à sa suite. Seulement, j’avais encore avec moi des centaines d’hommes à nourrir et à sauver d’une mort certaine, s’ils tombaient entre les mains royales. Nous nous étions tirés du piège de Waterford. Je demandai au comte de Desmond l’autorisation de faire halte quelque temps sur ses terres. Dès que je recevrais une invitation du roi d’Écosse à venir le rejoindre, nous partirions. Dernier de mes partisans déclarés en Irlande, le comte accepta de nous héberger. James Kething en profita pour rejoindre l’une de ses commanderies, avec l’espoir que ses terres ne soient pas confisquées par le roi. « Au pire, je me réfugierai en Orient. » Je dis adieu à ce compagnon de mon premier débarquement en Angleterre. Et il nous quitta avec son écuyer et son valet. Son rôle auprès de moi était terminé.
Nous fîmes relâche non loin de Cork, et, de là, nous gagnâmes les terres de Desmond. Nos bateaux avaient été mis à l’abri, sous bonne garde. Et comme nous n’étions qu’à quelques jours de marche du château du comte, tout près de la partie sauvage de l’Irlande et aux limites de la province de Munster, en cas d’attaque des troupes royales nous aurions eu vite fait de nous réfugier au milieu des Irlandais insoumis que les Anglais craignaient par-dessus tout.
À peine au château de Desmond, j’envoyai des courriers auprès de Jacques IV d’Écosse. Je reçus une réponse rapide. Le roi m’invitait en son château de Stirling. Je décidai de quitter l’Irlande sans plus tarder. D’ailleurs, cela soulagerait le comte de Desmond. Il avait hâte de faire sa soumission au lord gouverneur, sir Edward Poynings, qui massacrait allégrement les derniers rebelles. Desmond avait une chance d’échapper à la hache du bourreau. Je m’en serais voulu de la lui faire rater.
Pressé de partir, je dus renoncer à emmener avec moi les centaines de vaillants Irlandais qu’il m’eût fallu pour conquérir mon royaume. Ils étaient redoutables dans leur île, mais je craignais qu’ils ne tiennent pas suffisamment le choc face à des troupes bien équipées et disciplinées. Et je n’avais ni le temps de les armer ni celui de les former. Eux ne réfléchissaient pas avant d’attaquer. Ils se jetaient dans la bataille comme on se jette à l’eau. Moi, à trop peser le pour et le contre, je restais sur la rive, comptant presque exclusivement sur ma bonne mine et ma prestance. Un roi, m’avait dit James Kething avant de me quitter, un roi doit savoir mourir pour mériter son trône. Il avait raison. Mais mon sang ne se révoltait pas contre ma lâcheté native. Je ne voulais pas risquer ma peau. Je me souviens d’une discussion nocturne avec le prieur, au cours de notre traversée vers l’Irlande : « Mais puisque l’on meurt de toute façon ! disait le prieur.
— Trop tôt, toujours trop tôt, répliquai-je.