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TIRS

Cette œuvre est une fiction, toute ressemblance avec des personnages, des lieux et des situations réels serait due au hasard.


Catalogue sur simple demande.

lecri@skynet.be  www.lecri.be


(La version originale papier de cet ouvrage a été publiée avec l’aide de la Fédération Wallonie-Bruxelles)

La version numérique a été réalisée en partenariat avec le CNL

(Centre National du Livre - FR)


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ISBN 978-2-8710-6724-5


© Le Cri édition,

Av Leopold Wiener, 18

B-1170 Bruxelles



En couverture : Armand Rassenfosse, Le Peignoir japonais (1915).



Tous droits de reproduction, par quelque procédé que ce soit, d’adaptation ou de traduction, réservés pour tous pays.

Chapitre 1



Cela faisait des années que j’étais assis dans ce fauteuil à écouter leurs histoires impossibles et j’étais las. Je ne savais qui, de mon fauteuil ou de moi-même, avait le ressort le plus détendu, qui, de mes patients ou de moi-même, était le plus déprimé. Mes analysants, comme on les appelle aujourd’hui, m’irritaient et m’épuisaient. Le processus de leur cure était invariablement le même. Je les voyais entrer dans mon cabinet, inquiets, le regard vague échoué sur le bout de leurs souliers, gênés, gauches et silencieux ; puis, après cinq ans de séances éprouvantes avec cris, pleurs et silences pesants, ils finissaient peu ou prou par donner du sens à ce qu’ils n’avaient pas digéré une ou plusieurs décennies plus tôt : une mère possessive leur donnait des angoisses rétrospectives, un père paranoïaque qui aurait mieux fait d’assumer son homosexualité les empêchait d’exister… Inutile de préciser que je me voyais toujours affublé du vilain rôle jusqu’à ce qu’ils aient compris que je n’avais rien à voir dans leur parcours chaotique. Il leur aurait peut-être suffi de se regarder dans un miroir et d’y exprimer leur malaise. Ça coûterait moins cher à la Sécurité sociale ! S’ils avaient pu comprendre que la psychanalyse était plus utile pour leur fournir un mode de décodage de leur existence en charpie que pour soigner leurs bleus à l’âme, ils ne viendraient plus m’importuner. Pourquoi les aurais-je prévenus ? Autant scier la branche sur laquelle je me tenais en équilibre instable. Leurs silences ou leurs logorrhées tarifés à soixante euros l’heure de cinquante minutes me permettaient d’acquitter le loyer de mon studio et d’y survivre à l’abri de la misère. Je profitais ainsi de cette rente sans me remettre en question. Je n’avais plus le courage de changer mes mauvaises habitudes. J’avais déjà passé plus de temps sur cette Terre que ce qu’il m’en restait à vivre.

Celui qui venait de sortir de mon bureau m’irritait particulièrement : c’était un raisonneur qui n’avait de cesse d’inverser nos rôles. Il n’arrêtait pas de m’interpeller. Pourtant, dans mon cabinet, c’était moi qui étais censé poser les questions. Rien que moi. Certains appellent cela la névrose du psychanalyste. Je n’avais jamais trouvé le moyen de m’en guérir. Monsieur le raisonneur (appelons-le comme cela, secret professionnel oblige) résistait à sa cure. Pour s’en défendre, il avait déjà lu en long et en large les œuvres complètes de Freud et, à chaque séance, se prêtait à un numéro d’autoanalyse peu convaincant. Aujourd’hui, il m’avait gratifié d’une nouvelle leçon. Dans l’ordre : le ça, le moi et le surmoi, Éros et Thanatos, le conscient, le préconscient et l’inconscient, quelques bribes de l’interprétation des rêves et sa petite théorie sur le transfert (qui n’agissait évidemment pas sur lui). En filigrane, j’avais cru reconnaître sa lecture de la veille : l’Abrégé de psychanalyse de Freud. Quelle perte de temps ! Après avoir assuré ne pas avoir besoin de moi pour comprendre que sa névrose provenait du fait qu’il n’avait pas eu de maman, je lui avais répliqué qu’il avait quand même eu une maman hystérique – je pensais dire historique ! Joli lapsus ! Quelles bévues je commettais parfois ! Il passerait la semaine sur le sujet et serait toujours aussi incapable de faire quoi que ce soit de son existence. Il était sorti de mon cabinet en me serrant la main comme d’habitude et, fixant ses souliers mal cirés, m’avait demandé : « Ça vous arrive aussi de faire des lapsus linguæ, Docteur ? ». Puis, il avait déposé trois billets de vingt euros sur le guéridon de l’entrée avec un petit air narquois. Ce raisonneur me causait des flatulences. C’était ma façon de somatiser. Après qu’il eut passé la porte, je m’étais senti bien mieux. J’ouvris la fenêtre pour aérer.

Dans le magnolia en fleurs qui embaumait pépiaient quelques perruches évadées de leurs cages qui se regroupaient là pour m’importuner à longueur de journée. Par bonheur, je n’avais pas emmené Névros au bureau aujourd’hui. Il n’aurait pas supporté la coalition de ces perruches effrontées sans perdre la tête. Névros était mon compagnon, mon seul ami, mon alter ego, un jumeau dont je gérais le destin avec sollicitude et affection. Il était le miroir de mes humeurs, le gage de ma lucidité car il ne me mentait jamais. Il était mon bouffon. J’aimais les reflets brillants de son plumage, ses bajoues jaunes, son bec et ses pattes orangés. Rejeton de la famille des gracula religiosa, je l’avais baptisé Névros car, à l’instar des troubles que je tentais d’apaiser, il répétait sans cesse le même processus. Il n’existait que par les autres. Ma jalousie l’enfermait dans une relation exclusive et fusionnelle. En contrepartie de cette identification parfaite, il recevait mes soins attentifs.

Le petit air de printemps de ce matin m’avait surpris. J’aurais bien été me promener dans le bois de la Cambre si je n’avais encore eu deux ou trois clients à traiter. Dans ce métier, il n’y a jamais moyen de déjeuner tranquillement, ni de profiter d’une belle fin d’après-midi. C’était toujours à ces heures-là que mes patients venaient me raconter leurs histoires. Je sentis un début de migraine.

La cliente de cinq heures était une nouveauté. Elle avait pris rendez-vous la semaine dernière. Francesca Neumann. Au téléphone, elle s’était annoncée avec une voix très douce, assez basse, étrange. Je dirais même érotique. De cette voix d’outre-tombe, elle m’avait dit d’emblée : « La femme que je suis devenue me fait peur ! ». En résumé, elle n’arrivait pas à nouer une aventure amoureuse qui tienne la route, se dérobait chaque fois devant ses prétendants et vivait cela avec une lucidité qui l’effrayait. Elle ajouta qu’elle habitait dans mon quartier et que ça lui faciliterait les choses. Dans un quart d’heure, elle serait là et je serais fixé sur le personnage.

La sonnette de l’entrée tinta, il était cinq heures pile. Je me souviens encore parfaitement de cette sonnerie, c’était le vingt-quatre avril 2004 à cinq heures de l’après-midi. J’aurais mieux fait de ne jamais ouvrir la porte parce que ce fut ce jour-là, à cette heure-là, que mes ennuis commencèrent.

Quand je la vis s’encadrer dans la porte d’entrée, je faillis perdre contenance. Mademoiselle Francesca Neumann était d’une rare beauté. À côté d’elle, Sharon Stone aurait fait l’effet d’une candidate malheureuse à un concours de beauté de Flandre-Orientale. Je sentis aussitôt une kyrielle de symptômes qui ne trompaient pas : impression de chaleur subite à l’intérieur de tout mon corps, contraction de la glotte, battements de cœur irréguliers, bouche sèche, sensation d’étouffement, mains moites, pupilles dilatées. Au bord du malaise, j’étais devant elle comme un papillon venu se brûler à la chandelle. Dans le langage courant, cela s’appelle un coup de foudre. Pourtant, Dieu sait si j’étais blasé : à ma belle époque, il y a longtemps, j’en ai connu quelques-unes de ces beautés à vous couper le souffle qui bouleversaient ma vie d’un seul regard, mais une femme comme celle-là, je crois bien que je n’en avais jamais rencontré. Elle portait des lunettes teintées et était habillée de noir. Un deuil ? Un pantalon très ajusté soulignait la courbe pleine de ses hanches et un décolleté profond laissait apercevoir le creux de sa poitrine. Curieusement, à ce moment-là, j’eus l’impression fugace de la reconnaître. L’avais-je déjà rencontrée ? Je chassai l’idée : une splendeur pareille ne s’oubliait pas de sitôt. J’en avais fini avec l’amour et les femmes ne m’émouvaient plus. Pourtant, là, il se produisit en l’espace d’une seconde la résurrection d’un désir que rien n’aurait pu empêcher. J’étais gêné de mon bide proéminent, de mon front dégarni, de mes petits yeux de myope et de mon nez d’alcoolique dessiné comme une fraise. Le temps était suspendu. Je n’entendais plus les perruches dans le magnolia et je restais là, fasciné comme devant un chef-d’œuvre que je ne pourrais jamais m’offrir. D’habitude, j’avais affaire à des clientes au physique banal, grises, sur le retour, qui n’avaient que des restes pour inspirer l’amour. Elles venaient me trouver parce que leurs maris les trompaient, que leurs amants les abandonnaient ou que leurs enfants les persécutaient. Ébahi par son allure, j’étais incapable d’un geste. Elle me dit, de sa voix très maîtrisée et sourde, qui correspondait peu à son éclatante féminité : « Bonjour, Docteur. » Sans rien ajouter. Je la saluai. Dans son beau visage très régulier, encadré d’une toison de lionne, des yeux perçants me fixaient.

Contrairement à d’autres patients qui se montraient d’emblée curieux, elle n’effleura même pas du regard l’aménagement de mon cabinet. Rien ne semblait l’intéresser, ni le lit de repos de Mies Van Der Rohe en cuir capitonné sur lequel elle s’allongerait peut-être un jour, ni le fauteuil de Charles Eames dans lequel j’écouterais son langage inconscient, ni la décoration des murs : l’original du portrait de Freud par Halberstadt, un motif végétal de Zoran music qui suggérait l’enracinement du moi dans l’inconscient, un autoportrait d’Eugène Leroy dans lequel on distinguait l’émergence de la silhouette de l’artiste et quelques autres œuvres d’art de moindre importance. Ce décor datait de l’époque où Sigmund, le Sphinx de Vienne, était mon mentor et où j’investissais dans l’achat d’œuvres d’art pour habiller mon cabinet. Il n’avait jamais recelé de trésors comme ceux de la collection de mon maître à penser : les bronzes du Louristan ou la statuette d’Astarté, mais bien que n’étant qu’une pâle imitation du bureau du 19, Berggasse à Vienne, le mien témoignait de l’enthousiasme d’alors. Cette identification mégalomaniaque à celui qui influençait ma pensée me semblait aujourd’hui risible et j’éprouvais de la gêne à m’en souvenir.

Malgré ses lèvres pulpeuses, sa poitrine qu’on voyait plus qu’on ne la devinait et sa posture provocante, Francesca Neumann n’avait rien de la vulgarité qui accompagne souvent une sensualité trop apparente. Rien d’ordinaire. Elle avait la classe naturelle des gens bien éduqués. J’ai pensé, je ne sais pourquoi : une beauté fatale. En osant enfin la dévisager, un petit détail me frappa : elle avait le visage bronzé comme une déesse des plages, mais seule sa main droite était brune ; curieusement, sa main gauche était d’une pâleur qui faisait ressortir une bague sertie d’une imposante émeraude. Elle ne semble pas manquer de moyens, me dis-je, en espérant remplacer ma voiture grâce aux revenus de sa cure. Tout n’allait pas si mal aujourd’hui ! Je remarquai aussi qu’elle avait des mains assez fortes, presque des mains d’homme avec des phalanges larges et le bout des doigts carrés. Plus délicate était la nébulisation de jasmin que sa présence dégageait. Un parfum insidieux et obsédant.

J’eus beaucoup de peine à la prier d’entrer, ma voix tremblait, mes gestes étaient gauches et je me demandais déjà comment, après un entretien préliminaire, j’oserais lui demander de s’allonger sur le divan. Elle s’installa dans le fauteuil face à mon bureau sans me quitter des yeux et croisa les jambes. Je restai quelques instants bouche bée, puis j’entamai péniblement.

— Je vous écoute, Madame…

— Mademoiselle, rectifia-t-elle sèchement, de sa voix profonde.

— Avant tout, sachez que vous devrez me dire tout ce qui vous passe par la tête, même si vous trouvez cela inutile, incongru ou même stupide. Évitez encore moins de taire ce qui pourrait vous paraître honteux ou pénible. Tout ce qui s’exprime dans ce cabinet restera strictement entre nous. De mon côté, je m’engage à mettre mon expérience à votre service pour décoder le matériel inconscient que vous ferez surgir. Cela vous permettra peut-être de retrouver les domaines perdus de votre psychisme qui pourraient être la cause de ce qui vous amène ici. Ce pacte qui s’établit aujourd’hui entre nous ne doit souffrir aucune exception. Je vous préviens qu’une psychanalyse n’est pas un chemin bordé de roses ; cela vous demandera un sacrifice de temps, d’argent et une sincérité totale. Vous devez être consciente que ce sera parfois difficile. Dans un premier temps, nous aurons des entretiens en face à face, plus tard, nous verrons… – En lui parlant ainsi, j’avais l’impression de tenir un discours artificiel qui n’avait rien à voir avec les sentiments qu’elle venait de déchaîner. Il fallait encore préciser quelques détails. – Mes séances de cure vous coûteront soixante euros et dureront cinquante minutes. Si vous voulez vous décommander, il faudra le faire quarante-huit heures à l’avance, faute de quoi, je vous en réclamerai le prix. Enfin, en dehors de mon cabinet, je ne vous connaîtrai pas. Si je vous rencontre dans la rue, ne me saluez pas, je vous ignorerai. C’est la règle. – Je pensai : bien à regret.

Très sûre d’elle, mademoiselle Neumann acquiesça avec un sourire inquiétant, laissa planer un bref silence, puis commença à me raconter son histoire.


Jean-Louis du Roy

TIRS

Roman

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Chapitre 2



Dans un état d’extrême tension, Francesca Neumann patientait à son poste. À ses pieds, le sol était jonché de douilles de cartouches. Le regard fixé sur l’horizon, elle tenait un Beretta à canons superposés. À côté d’elle, un jeune Marocain tenait à bout de bras la perche du micro dans lequel elle donnerait le signal de l’ouverture de la boîte. Elle respira profondément, l’arme levée, puis se mit en position de tir, la joue écrasée contre la crosse de son fusil – elle lui faisait une boursouflure disgracieuse sur le visage. Francesca pensa : « Se vider l’esprit, concentrer son regard sur les boîtes, là-bas sur la ligne d’horizon, tenir son fusil fermement, mais avec souplesse pour ne pas casser le mouvement, et donner l’ordre d’ouverture. » Elle était prête. C’était son dernier pigeon, elle ne pouvait le rater. Pourtant, elle concourait à ces épreuves gratuitement, sans enjeu réel : elle était déjà sélectionnée pour le championnat du monde. Elle sentit peser sur sa nuque le regard de Raphaël di Portalupi. Cela la déconcentrait de le savoir si près d’elle ; elle était troublée comme chaque fois qu’un homme s’intéressait à elle. Elle soupira, respira à fond, puis bloqua sa respiration et se mit en position de tir, le doigt sur la détente. Elle donna le signal.

Dans un battement d’ailes, le pigeon qui se détachait dans le ciel bleu sombre tenta de s’échapper vers l’horizon en direction de l’Atlas. Le soleil était au zénith. La détonation claqua et une giclée de plombs pulvérisa le volatile en l’espace d’un dixième de seconde. Au milieu d’un nuage de plumes, son vol s’arrêta net et il tomba à la verticale, agité de quelques spasmes. Déjà, des petits Marocains accouraient pour se saisir de la dépouille en charpie. Sûre d’elle, avec un air glacial, Francesca se tourna vers Raphaël : « Voilà, c’est fait ! » Hormis le bel Italien, fasciné par Francesca mais écœuré par ce qu’il venait de voir, personne n’avait pensé un seul instant à ce qui restait du pigeon : un bec en morceaux, un œil éclaté et une aile fracassée qui gisaient plus loin sur le gazon. Ce n’étaient là qu’infimes détails pour l’assemblée enthousiaste qui félicitait la championne pour son exploit. Quinze points sur dix-huit ! Plus qu’il n’en fallait pour triompher de ses rivales.

D’un air abrupt qui intrigua son soupirant, Francesca prit congé.

— J’ai une course à faire, je prendrai un taxi, je vous retrouverai pour le dîner, lui signifia-t-elle. Voulez-vous bien ramener mon sac et mes fusils à l’hôtel, s’il vous plaît ?

Il acquiesça en se demandant ce qu’elle pouvait bien avoir à faire en ville en cette fin d’après-midi, mais ne lui posa pas de questions. Dans l’état de leur relation, c’eût été indiscret. De toute manière, Francesca n’était pas du genre à donner des explications sur son emploi du temps. Si le côté secret et énigmatique de son amie faisait partie de son charme, cela n’empêchait toutefois pas l’Italien de se demander pourquoi elle était venue à Marrakech alors qu’elle était déjà sélectionnée pour le championnat du monde après les épreuves de Saint-Marin. Bizarre ! se dit-il sans trop y penser.

Dans le ciel embrasé par le soleil couchant, les deux tours de l’hôtel éponyme aux confins du douar Abiad, en bordure de Marrakech, surgissaient au milieu de l’étendue de sable pelée, piquée çà et là d’orge ou de blé, plantée de touffes de palmiers assoiffés. Raphaël descendit de la guimbarde poussiéreuse qui souffrait encore des fondrières de la piste. Trop pressé d’arriver, il négligea la tradition du marchandage de la course en sortant un billet de sa poche. Son apparent état de fortune ne lui avait pas appris à devoir discuter l’ordinaire. Le chauffeur obséquieux s’inclina devant sa générosité et céda son client à un porteur en djellaba qui s’empressait déjà autour de ses bagages. L’Italien voulait prendre possession des lieux avant que Francesca n’arrive. Il devait occuper le terrain pour baliser le champ de ses manœuvres de séduction.

Préservé de l’aridité du paysage par de hauts murs en pisé, un petit jardin d’éden encadrait les maisons d’hôtes en briques de terre, cuivrées par la lumière du crépuscule. Raphaël contemplait les lieux. Un jeu de bassins d’eau en cascade serpentait parmi la luxuriance de la végétation dont les couleurs s’estompaient au couchant. Cascades de bougainvillées, jaillissements de lauriers-roses, taillis de yuccas, bouquets de jasmins, rangées de figuiers de Barbarie formaient un florilège de fertilité embaumant dans la fraîcheur du soir. Raphaël ébaucha un sourire de satisfaction. Le décor de l’idylle n’aurait pu être plus parfait. Une oasis de paix, seulement troublée, au-delà des murs, par les aboiements des chiens qui erraient dans la palmeraie. Le directeur de l’hôtel interrompit sa rêverie. Après s’être présenté, il le conduisit à travers le dédale des jardins à l’entrée de sa villa. La dentelle de bois de la porte à double battant laissait deviner un patio pavé de zelliges vernissés et coiffé par la ramure d’un large mûrier. De part et d’autre de la courette agrémentée d’un bassin de mosaïques s’ouvraient deux suites jointes par une coursive aux murs d’ocre.

— Votre chambre, fit le directeur, en ouvrant la porte de la première suite.

Elle était vaste et dépouillée : carrelage de marbres colorés, murs enduits de tadelakt, plafond fait de baguettes de lauriers tressées. Face au lit qui remplissait une alcôve à l’ogive mauresque, il y avait une cheminée où flambaient des racines d’eucalyptus.

— J’ai pensé vous faire allumer un feu. Les soirées sont fraîches en cette saison.

— Parfait, bonne idée ! s’extasia l’Italien.

Il imaginait déjà Francesca dans ce décor et ne se sentait plus. Ils visitèrent le petit salon et la salle de bains qui, sous son dôme de briquettes troué de rais de lumière, avait tout d’un décor de hammam.

— La suite de madame Neumann est face à l’entrée de la vôtre, précisa l’hôtelier.

Raphaël esquissa un sourire en coin. Cela ne s’était pas fait par hasard.


Avec des couleurs plus vives, on aurait pu se croire sur le tournage d’une scène de Casablanca. Comme la rencontre de Rick et d’Ilsa au Rick’s Café, la scène faisait chromo, mais tout y était : le regard flottant de Francesca, l’air assuré de Raphaël. Avant le dîner, ils avaient fait quelques pas dans les jardins. Francesca paraissait éreintée.

Raphaël apprécia la salle à manger de l’hôtel des Deux Tours qui avait l’allure d’une mosquée avec son dôme de briquettes roses. Une cuisine locale raffinée – il avait eu le bon goût d’éviter de commander une pastilla au pigeon –, un service discret et déférent, une musique d’ambiance marocaine version muzak, il était aux anges. Son regard caressait le décolleté provocant de Francesca, il s’imaginait déjà dans le canapé de sa suite, devant la cheminée. Cette fois-ci serait la bonne, il n’en doutait pas : il aurait droit à ses faveurs. Aucune de ses conquêtes n’aurait résisté à une mise en scène aussi parfaite ! Pour preuve (il tentait de s’en persuader), elle avait accepté son invitation à dîner avec un empressement qu’il ne lui avait jamais connu. Leurs suites étaient contiguës. Qu’eût-il pu rêver de mieux ? Pourtant, plusieurs fois dans le passé, il s’était trouvé avec Francesca dans des situations équivalentes, frôlant de près le succès, mais au lieu de l’attirer dans son lit, il s’était fait rembarrer avec une rudesse qui l’avait laissé pantois. Bien qu’il eût accepté les rebuffades de la belle sans sourciller, avec le détachement d’aristocrate qui le caractérisait, il ne s’était pas résigné. Une fois encore, il avait insisté et elle était là ce soir, devant lui, belle, élégante, l’œil allumé, arborant un sourire engageant. Vrai qu’elle aurait eu des difficultés à ne pas apprécier Raphaël di Portalupi ! Avec un zeste de narcissisme qui mettait en valeur tout ce que les fées lui avaient déposé dans le berceau (de la race, un nom, un palais à Venise et un quotient intellectuel plutôt avantageux), il n’avait qu’à ajouter le verbe et l’humour pour provoquer la magie qui lui avait valu tant de succès. D’un geste nonchalant de la main, il déplaça le bougeoir planté au milieu de la table, puis se saisit de sa coupe de champagne à l’unisson avec Francesca. Il la regarda dans les yeux, elle s’accrocha à son regard sans coup férir. Puis, à son étonnement, pendant un bref instant, il eut l’étrange impression de lui voir un regard vitreux et mort, tourné vers l’intérieur. Il n’existait plus devant elle. Il se lança pourtant.

— À nos amours, bellissima !

Son front se plissa. Raphaël ne s’en émut pas et reprit la conversation comme si de rien n’était.

— Pour me remettre de vos exploits qui m’avaient épuisé, j’ai dû faire une sieste, cet après-midi.

Elle sourit.

— Et j’ai rêvé, ou plutôt cauchemardé.

— … ?

— Oui, un rêve étrange. J’étais poursuivi dans la plaine, je courais en direction des montagnes de l’Atlas, tentant de m’échapper comme un de vos malheureux pigeons. Vous meniez la poursuite à la tête d’une horde d’amazones à cheval. Elles me décochaient des flèches qui n’étaient pas celles de putti d’amour, mais de féroces viragos, mutilées du sein gauche pour mieux pouvoir bander leurs arcs… (En lorgnant ostensiblement vers son décolleté, il précisa :) Bien sûr, je constate dans la réalité qu’il ne s’agissait pas de vous.

Sa remarque stupide était partie comme cela, sans qu’il l’eût réellement souhaitée. Il s’en voulut aussitôt, piquant un fard, aussi évident que la trivialité de son propos.

Un serveur en djellaba fit diversion en leur servant l’entrée : des salades marocaines. Quand Raphaël voulut remplir son verre de vin, elle tendit la main pour lui faire barrage.

— Non, non merci. Vous le savez, Raphaël, je ne bois jamais qu’une coupe de champagne et je m’arrête là, s’excusa-t-elle. Le sport de haut niveau a ses exigences.

Il prit un air dépité. Cette fermeté, cette raideur, cette volonté d’acier, elle était vraiment incorrigible. Une véritable amazone ! Son inconscient ne l’avait pas trompé.

— Vous savez, Raphaël, l’alcool peut faire faire des sottises et je n’aime pas en faire.

Il haussa discrètement les épaules. Elle évita son regard.

… Qu’est-ce que je fais là à gamberger ? Tant d’autres femmes rêveraient de l’avoir à leurs pieds et de lui tomber dans les bras. Moi, je suis là à jouer pour la énième fois la comédie du refus comme une pimbêche refoulée, une collégienne allumeuse. Pas moyen de me détendre, de me laisser aller, d’apprécier le moment et de me laisser fondre dans ses bras. Et pourtant, j’en ai envie ! Je crois que je l’aime. Je suis trop lucide. J’analyse d’un œil froid les détails de cette scène d’une banalité consternante. Un mauvais film ! Pourtant, il est beau, pas idiot pour un sou, sensible et rassurant, il ne me veut que du bien. Et quelle patience ! Il accepte mes rebuffades avec un sourire désarmant. Et moi, je le martyrise, je joue avec ses sentiments. Je devrais être honteuse de le faire souffrir, mais c’est plus fort que moi. Il n’est pas le premier, ni probablement le dernier, à devoir subir mes atermoiements et à endurer mes caprices. Tous s’en sont lassés, sauf lui. Un miracle qu’il s’obstine ! Je suis sans excuses de le laisser organiser toute cette mise en scène sans le faire douter un seul instant de son aboutissement. Je n’y peux rien. Ce n’est pas tant mon vieil ami Raphaël que je rembarre mais son masque de séducteur, cette fausse image qu’il donne de lui par ma faute. Qu’est-il encore derrière cette façade ? Je me moque de ses petits jeux, mais j’ai peur de sa virilité à peine occultée. J’ai peur…

Leur conversation resta insipide. Francesca parlait de son championnat sur un ton détaché, presque las. Raphaël qui n’y trouvait que peu d’intérêt tentait de glisser vers des sujets plus personnels. Par intermittence, un silence pesant couvert par la muzak mauresque s’installait entre eux. L’Italien tapotait nerveusement la table du bout des doigts, espérant que le service s’accélère. Il lançait à Francesca des regards appuyés qu’elle lui renvoyait pour lui faire baisser les yeux. Il tendit la main sur la table mais Francesca retira vivement la sienne. Tout cela semblait si maladroit ! Elle pensa à Magali, son amie de cœur qui lui racontait que, quand son amoureux lui tenait la main, elle en frémissait de tout son corps et ne pouvait réprimer un profond soupir. Comme elle en était loin ! Raphaël voyait fondre ses espoirs et noyait sa déception dans un verre qu’il ne cessait de remplir. Peu à peu, émoustillé par l’alcool, il s’enhardit et se fit plus direct.

— Pourquoi au juste êtes-vous venue à Marrakech ?

Elle le dévisagea d’un œil noir comme s’il avait dit une incongruité.

— Pour leur prouver que, même si je n’avais pas besoin de ce résultat, j’étais la meilleure et demain, je les achèverai.

Son ton lui fit peur. À nouveau, le silence s’installa.

… Il espérait peut-être que je lui dise que c’était pour passer quelques jours avec lui. Pauvre ami !…

Heureusement, le serveur arriva et abrégea le supplice. Elle étudia la carte des desserts d’un œil morose, puis esquissa une moue dégoûtée.

— Pour moi, ce sera une infusion, une verveine, cela fait bien dormir.

Raphaël se demanda comment il pourrait trouver le sommeil. Rien à faire, ce ne serait pas pour ce soir. Il abandonna vite l’idée de lui proposer de prendre sa tisane sur la terrasse, sous la tente berbère, car il faisait trop froid et, moins encore, au coin du feu dans l’intimité du salon de sa suite. En la raccompagnant, sur le pas de sa porte, il tenta de l’enlacer. Elle s’écarta avec brusquerie.

— Non, Raphaël, s’il vous plaît, ne gâchez pas cette soirée ! Un doux baiser, rien d’autre. Pas ce soir, ne m’en voulez pas.

Il n’insista pas. Par l’entrebâillement de la porte, il aperçut un bouquet de roses posé sur la table. Son rendez-vous de l’après-midi en ville, ses réticences, les fleurs : peut-être un rival plus chanceux rôdait-il dans les parages.

Il pensa appeler un taxi pour aller finir la soirée en ville. Il essayerait de se consoler dans les bras d’une fille qui traînait le long du bar du Diamant Noir ou du Théâtro, le night-club mitoyen du casino. Cela lui ferait passer le goût amer des refus de Francesca. Un début de migraine et un estomac lourd l’en dissuadèrent. Il alla se coucher.


DU MÊME AUTEUR


CHEZ LE MÊME ÉDITEUR


Cash Cache, 1987


Tempête de neige et nuit noire à Snavoïe, 1993


D’un sang bleu assez froid, 2000


La Honte de Max Pélissier, 2004

Chapitre 3



Quand j’eus refermé la porte de mon cabinet derrière mademoiselle Neumann, je regrettais déjà son départ. Je m’allongeai sur le divan, égaré dans mes fantasmes qui avaient retrouvé un objet. J’oubliais qu’il s’agissait d’une cliente. Pourtant, on ne pouvait pas dire qu’elle avait l’air commode ! Elle affichait une attitude provocante, mais son ton glacial augurait peu d’une quelconque disponibilité. Je ne sais par quel détour perverti de ma conscience cette apparence revêche attisait l’intérêt que je lui portais. Je ferais mieux de m’en tenir à la règle d’or du psychanalyste : ne jamais s’approcher trop près d’une cliente et ne lui accorder son intimité qu’avec parcimonie sous peine de faire dégénérer le mécanisme du transfert. Dans le cas de mademoiselle Neumann, cette règle tiendrait du supplice. D’habitude, après la première séance, je couchais quelques notes dans un calepin posé sur mon bureau afin de ne pas oublier à qui j’avais affaire. Cette fois, la précaution me sembla inutile.