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Préface

C’est en 1980 qu’Yvette Z’Graggen écrit son premier récit à caractère autobiographique dans lequel elle rassemble, en des notes successives, certains de ses souvenirs d’enfance (Un Temps de Colère et d’amour).

Dix ans plus tard, consciente de n’avoir fait que survoler l’histoire de la branche familiale paternelle et désireuse de renouer avec un passé qu’elle a longtemps renié, elle écrit Changer l’oubli, dont la narration s’axe principalement autour de la figure du père, un être silencieux mais non moins menaçant.

Le récit de sa famille maternelle, et tout particulièrement de sa grand-mère Jeanne issue de la bourgeoisie genevoise de la fin du XIXe siècle, sera finalement le sujet de Mémoire d’elles, publié une première fois en 2000. Bien qu’écrit tardivement, ce texte est le fruit d’une certaine maturation, puisque déjà dans Changer l’Oubli l’auteure nous en annonce le dessein : « Il faudrait écrire un livre entier pour approfondir le destin de cette femme, si semblable à celui de tant d’autres femmes de son époque et de sa classe sociale. »

Faire de Jeanne l’emblème d’une société étriquée ne laissant que peu de liberté aux femmes sera en effet le propos de ce roman. Plus concrètement, c’est à partir de deux lettres déchirantes écrites par sa grand-mère lors d’un séjour dans une clinique psychiatrique, qu’Yvette Z’Graggen reconstitue l’histoire de cette parente qu’elle n’a quasiment pas connue. Cette démarche est l’occasion pour elle de renouer avec un passé qui s’est trop longtemps tu, et dont elle tente de dévoiler les mystères. Dans ce dessein, et contrairement à Changer l’Oubli qui relate à la troisième personne la destinée de son père, l’auteure choisit de « se glisser dans [la] peau » de sa grand-mère « pour écrire à sa place l’histoire d’une fille passionnée ». En faisant resurgir du passé une voix qui crie son désarroi et son angoisse à l’aide d’un « je » clairement affirmé, le récit n’en est que plus fort et plus poignant. Plus précisément, cette voix est celle d’une femme qui, à la manière d’Emma Bovary, refuse la réalité quotidienne et tente de fuir l’ennui profond généré par une société bourgeoise emplie d’hypocrisie et de non-dits. Jeanne réalise cette fuite d’abord dans la littérature, grâce à la lecture d’auteurs romantiques (les poètes du Cénacle fondé par Hugo), puis par une quête de l’amour total et absolu. Toutefois, contrairement à l’héroïne flaubertienne qui tente d’assouvir cette soif d’idéal amoureux dans l’exceptionnel des relations adultérines, Jeanne décide de confronter l’amour au quotidien du mariage, en faisant de son époux Ludwig l’objet de la plus folle de ses passions. Une passion qui ne la mènera non pas au suicide comme Emma, mais à une sombre et tortueuse déraison.

A l’image des œuvres qu’a vu naître le siècle du Romantisme, Mémoire d’elles place en son cœur la figure d’une femme dont les rêves et les idéaux deviennent la cause de son malheur et de ses tourments. Mais ce texte acquiert une autre dimension puisque Jeanne, plus qu’une simple idéaliste en amour, est également un être de refus qui s’oppose au statut que le milieu bourgeois impose aux individus de son sexe. En plaçant l’amour dans le mariage, notre héroïne, tente en effet – et c’est ce qui fera son malheur – de s’écarter du modèle imposé par la société, un modèle qui réduit la femme au rôle de simple maîtresse de maison entièrement dévouée à un mari qui lui a été imposé.

« Comment échapper à ce destin qui était celui de presque toutes les femmes ? », s’interrogera Jeanne face à une mère qui se fait la parfaite représentante de la condition féminine de l’époque. Et c’est sans doute par ce questionnement que la protagoniste de Mémoire d’elles diffère le plus de Madame Bovary : si toutes deux partagent le goût de l’absolu et le désir de s’échapper d’une réalité austère et rigide, Emma se distingue de Jeanne en ce que ce n’est non par désir d’émancipation qu’elle rejette sa condition de petite bourgeoise provinciale, mais bien par amour du faste et par désir d’ascension sociale.

Mémoire d’elles, roman emblématique de la condition des femmes d’une certaine époque met par ailleurs en scène un univers où ces dernières sont surreprésentées : qu’il s’agisse des arrière-grand-tantes de l’auteure, de son arrière-grand-mère Amélie, de sa grand-mère Jeanne, de sa grand-tante Berthe, de sa mère Lisi, des maîtresses supposées du grand-père ou de la bonne, toutes gravitent autour d’un seul personnage masculin, Ludwig. Ce n’est, par ailleurs, pas par hasard si cet homme, comme étouffé par cette maisonnée trop féminine ainsi que par une épouse trop possessive, s’échappe fréquemment de chez lui pour retrouver sa Vienne natale. Sans doute pour la même raison, prend-il une maîtresse d’origine allemande qui lui insufflera un parfum de liberté.

La suprématie numéraire des personnages féminins dans cet univers domestique, en plus de symboliser le confinement de la femme entre les quatre murs du foyer auquel elle est d’une certaine manière condamnée, donne à cette intrigue une résonance universelle. Comme l’annoncent la dédicace et le titre de l’ouvrage, n’est-ce pas en effet et avant toute chose un livre écrit en l’honneur et à la mémoire des femmes ?

A la mémoire plus précisément de la grand-mère de l’auteur à qui la parole est donnée dans toute la partie centrale. Mais également à la mémoire de sa mère Lisi, dont la vie est retracée dans le chapitre conclusif. Mémoire d’elles se fait de la sorte l’écho de deux générations de femmes qui ont l’une après l’autre bâti leur propre monde à partir des acquis de celles qui les ont précédées. Ce récit, en exposant leurs aspirations et leurs doutes, fait ainsi de chacune d’elles l’emblème d’une période et le symbole d’une condition.

Un livre sur les femmes donc mais également sur la transmission puisqu’il s’agit avant tout d’un hommage qu’une petite-fille rend à sa grand-mère. Une petite-fille qui, en imaginant la vie de son aïeule, tente d’amorcer un dialogue intergénérationnel permettant au silence d’être conjuré et au passé de renaître, « comme si la communication était possible malgré l’absence, comme si un dialogue pouvait continuer bien au-delà de la mort ».

Avec Mémoire d’elles, nous retrouvons ainsi les thématiques de la mémoire et des racines qu’Yvette Z’Graggen a privilégiées durant tout son parcours romanesque et qui font de son œuvre une construction riche et profonde.

A toutes celles qui nous ont précédées

les combatives et les résignées

les révoltées et les dociles

les audacieuses et les timorées

les sages et les éperdues

celles qui ont avancé de quelques pas

celles qui n’ont pas pu

A toutes ces femmes nées avant nous

qui ont balisé le chemin

pour nous et pour les générations à venir.

I

Ces deux lettres exaltées, difficiles à déchiffrer, écrites par Jeanne de la clinique psychiatrique bien avant ma naissance, Lisi, ma mère, les avait soigneusement conservées avec d’autres reliques de ce temps-là.

Désirait-elle que j’en prenne connaissance, un jour, après sa mort, que j’entre à mon tour dans le monde secret de Jeanne, dans sa souffrance ?

Ou bien lui arrivait-il parfois de les relire pour se souvenir de l’adolescente désemparée, de quinze ou seize ans, à qui s’adressaient ces déchirants appels au secours ?

18 octobre 1915.

Chère petite Lisi,

Je t’avais dit que je ne t’écrirais peut-être pas, mais je vous aime tant tous les deux et je repense tant à ma journée d’hier que je ne peux pas faire autrement que de venir te dire quelques mots. J’ai profité, bien profité de ma journée et je ne demanderais pas mieux que de recommencer aujourd’hui. Tu étais si mignonne, petite Lisi, et je pense beaucoup, beaucoup à toi et à ton bel ouvrage, tu as bien du courage d’avoir commencé un ouvrage pareil, petit trésor, je t’admire beaucoup.

Mon Dieu, comme je vous aime, et comme je voudrais être de nouveau avec vous. Il me semble maintenant que tout est simple et que tout devrait bien aller, d’autant plus que je serais beaucoup plus raisonnable, je vous aime trop et ne peux pas me résigner à être privée de vous, j’ai tant envie de sortir, de faire des courses, de voir quelque chose, je ne sais pas ce que j’ai, mais j’ai besoin de vivre, ce que l’on peut appeler vivre, jouir des belles choses que l’on peut voir, ou bien alors mourir, l’un ou l’autre, car ainsi c’est trop terrible. Je me sens très différente de ce que j’étais et il me semble que maintenant je pourrais faire quelque chose pour toi, petite Lisi, pour que tu te sentes moins seule, et il me semble aussi que je pourrais faciliter l’existence de Papa pour certaines choses. Vois-tu, je l’aime trop et je voudrais tant qu’il m’aime aussi encore un petit peu, peux-tu me comprendre, petite chérie ?

Peut-être es-tu encore trop jeune pour me comprendre et cela me fait aussi souffrir de penser que personne ne me comprend et parfois a l’air de croire que parce que je n’ai plus vingt ans je n’ai plus besoin d’affection, je t’assure, mon trésor, que ce n’est pas le cas car j’en ai été privée trop longtemps, de sorte que maintenant j’en ai encore plus besoin.

J’aimerais tant, tant que Papa me reprenne, ne voudrait-il pas être assez bon, me comprendre et essayer de me reprendre ? Vois-tu, petite Lisi, chacun a des torts et des choses à se reprocher, et comme j’ai tant, tant de regrets, il me semble que Papa pourrait être bon et me pardonner, car il sait à quel point je me tourmente et combien je souffre de tout ce qui est arrivé.

Mon Dieu, comme j’ai assez de cette boutique et comme je pense à notre bel appartement et à tous les gens heureux qui vous voient, si au moins je pouvais descendre en ville aujourd’hui ! Je te jure que je vous aime trop et que je ne peux plus me passer de vous, pourquoi, mais pourquoi faut-il toujours souffrir quand on pourrait pourtant être heureux ?

Et maintenant voilà un horrible repas passé, pendant lequel j’ai repensé à celui d’hier avec mes deux chéris et je suis de nouveau si triste que je me demande ce que je vais faire cet après-midi, si je pouvais au moins travailler avec ma petite Lisi comme hier ! Et toi, mon trésor chéri, que fais-tu, iras-tu te promener ? Moi, je suis de nouveau triste à mourir. Vois-tu, il me faut toi, Papa et l’appartement, mon Dieu comme vous êtes heureux ! Pour moi, je crois que tout est fini et j’ai si peur.

Maintenant, je vais te dire au revoir, mon trésor. A bientôt. Embrasse Papa de ma part et garde pour toi de bien, bien affectueux baisers de ta maman qui voudrait tant être avec toi.

22 mai 1916.

Ma chère petite Lisi,

Je suis si triste et si mal aujourd’hui que je viens vous supplier tous deux de me reprendre. Il me semble que je vais mourir tant je suis malheureuse et tant j’ai besoin de vous voir. Je ne peux plus supporter d’être loin de vous, mes chéris, et je souffre tant d’être ici que c’est très sérieusement que je vous supplie de me reprendre.

Je suis si mal, si mal que je ne peux plus le supporter et j’ai si peur que je ne sais plus que devenir. Ne voulez-vous pas avoir pitié et me reprendre ? Ici, c’est trop horrible et je deviens tout à fait malade. Petite Lisi, veux-tu me venir en aide avec Papa, car je me tourmente tant et je souffre tant qu’il me semble vraiment que je vais mourir. Vois-tu, si cela allait vite cela ne me ferait rien, ce serait mieux pour tout le monde, mais traîner ainsi je ne peux plus maintenant le supporter. Comprends-moi et aide-moi, mon petit, ici je deviens vraiment malade, j’ai peur, peur et je suis si angoissée que je ne sais que devenir. Aidez-moi, mes trésors, reprenez-moi !

J’ai reçu mes souliers, petite Lisi, tu as très bien choisi et je t’en remercie infiniment, c’est terrible que tout soit si cher, et je me fais de terribles remords de tout ce que je me suis commandé chez Martingay, il y a quelques jours il me semblait que j’allais ressortir très vite de cette horrible maison et j’espérais que toutes ces jolies choses me serviraient pour sortir avec mes chéris, mais maintenant il me semble que tout craque et va plus mal chaque jour, il me semble qu’on me fait de si vilaines choses ici que vraiment je n’arriverai plus à ressortir, de sorte que je regrette tout ce que je me suis commandé et que cela aussi me tourmente horriblement. Papa veut-il avoir pitié, je ne peux plus, j’ai trop de soucis et de chagrins et chaque jour je sens davantage à quel point c’est effrayant d’être loin de ceux que l’on aime et de n’avoir personne à qui l’on puisse parler.

Veux-tu montrer ma lettre à Papa, qu’il sache à quel point je suis mal ?

Peut-être aurai-je une lettre aujourd’hui ou viendras-tu, mon petit, ce qui me ferait tant de bien. Je tiens aussi à te féliciter pour le beau résultat de ton concours d’ornement, j’ai été bien fière de voir ton nom, petite Lisi, et j’aurais voulu pouvoir t’embrasser tout de suite. J’espère que Papa va te faire un beau cadeau pour te récompenser de ce joli succès, tu dois être bien heureuse. Que fais-tu, mon petit, sors-tu beaucoup et continues-tu à être mieux ?

Je dois terminer et descendre dans cet horrible salon. Je pense que je vais finir ton petit mouchoir.

Embrasse Papa de ma part et garde pour toi de bien affectueux baisers de ta maman qui aimerait tant te voir et être de nouveau avec toi.

Jeanne enfermée, recluse. Jeanne malade.

De quelle maladie ?

J’avais interrogé Lisi, parfois. Mais elle restait évasive, parlant de dépression, de neurasthénie, et je croyais comprendre que c’était pour ne pas prononcer un autre mot chargé d’effroi.

II

C’est l’été 1924, le dernier été de Jeanne. Il y a six ans qu’elle est sortie de l’enfer. Elle s’efforce de vivre. Elle n’a pas encore cinquante ans, mais elle a l’impression qu’elle n’a plus d’avenir, que tout est derrière elle désormais, le bonheur comme le malheur. Elle est toujours vêtue de noir. Jusqu’à sa mort, elle portera le deuil de Ludwig, de son impossible amour. Ce qui la rattache encore à l’existence, c’est une petite fille, moi, dont elle a parfois la charge ou qu’elle retrouve, certains après-midi, montant de la ville en tramway jusqu’à la lointaine banlieue, presque la campagne, où cette famille toute neuve, fragile pense-t-elle, s’est installée. Le tram la dépose sur la grand-route et, pour arriver à la villa, elle suit une longue avenue, l’avenue du Plateau.

Un jour de cet été-là, celui de mes quatre ans, je cours à sa rencontre. Il fait chaud. Je cours de toutes mes forces. Elle est là-bas, grand-maman Jeanne, silhouette noire sous une ombrelle. Quand je la rejoins, elle prononce une phrase qui est restée dans ma mémoire, intacte parmi tant de souvenirs effacés : « Comme tu as chaud, mon trésor ! » Elle se penche vers moi, essuie mon front. Une scène apparemment anodine, mais peut-être que je sais, sans que personne ne me l’ait dit, d’où revient, de quels lointains, de quels abîmes, cette femme aux mains douces, à la voix tendre.

Cette image a traversé les années, elle n’a pas bougé, chaque fois que je l’évoque elle est là, fraîche, nouvelle, comme le signe d’une connivence avec cette grand-mère que je n’ai presque pas connue, d’un lien secret et mystérieux qui se serait tissé entre nous.

Vers la fin de juillet, Maman m’accompagne à Lavey-les-Bains pour une cure dont j’ai, semble-t-il, besoin. Docile, je bois chaque jour un gobelet d’eau sulfureuse à l’odeur d’œufs pourris et prends de longs bains dans des baignoires trop grandes dont l’eau bouillonnante dégage les mêmes relents nauséabonds. Jeanne est restée à Genève, dans son petit appartement du quartier de l’hôpital. Elle écrit. Non plus des lettres poignantes, comme celles d’autrefois lors des séjours à la clinique, mais des lettres de grand-maman soucieuse :

Ma chère Lisi,

Je viens vite te remercier de ta bonne carte et de ta bonne lettre. Je suis contente que vous soyez bien arrivées malgré le temps si fatigant. J’espère que tout va bien et que ma Pouponnette continue à bien aller. Le Dr P. a été ennuyé que vous ne l’ayez pas vu, il aurait voulu expliquer au médecin de là-bas ou à toi ce qui n’allait pas bien et qu’en tout cas il ne fallait pas négliger ses troubles digestifs. Peut-être t’aura-t-il écrit. C’est dommage qu’il y ait peu d’enfants, espérons que cela changera.

Excuse mon écriture qui est épouvantable. Je suis absolument à bout et ne peux plus me traîner, je passe des nuits affreuses.

Je pense que j’aurais dû donner cinq francs à Bébé pour ce bazar qui doit avoir un grand attrait. Si tu penses que c’est une bonne idée, donne-lui une pièce de cinq francs et je te la rendrai à ton retour, cela me fera plaisir et à elle aussi j’espère.

Et maintenant, ma chère Lisi, je termine en embrassant bien fort mon petit chou qui me manque tant. J’espère qu’elle ne s’ennuiera pas trop et toi non plus.

Je vous embrasse toutes deux bien tendrement et vous souhaite du beau temps. Ta maman affectionnée.

C’est la dernière lettre de Jeanne. Mais peut-être trace-t-elle d’autres lignes pour échapper à la peur de la mort qu’elle devine toute proche. Peut-être éprouve-t-elle le besoin de se remémorer le drame qu’elle a vécu pour essayer de mieux le comprendre. Ou tout simplement a-t-elle envie de sentir sa plume courir sur le papier, de trouver des mots qui sonnent juste, de former des phrases et de leur donner un rythme qui épouse la pensée. Ce plaisir d’écrire, il m’a semblé le découvrir même dans ses lettres désespérées, celles qui suppliaient, qui hurlaient dans le silence.

J’imagine qu’elle s’est enfermée dans son appartement, les volets clos pour ne pas sentir la chaleur qui pèse sur la ville et ne pas entendre le moindre bruit, qu’elle s’est installée à sa table et s’est mise à rassembler, à recoudre ensemble tant bien que mal, fébrilement, les morceaux de sa vie déchirée.

Je vais tenter de me glisser dans sa peau pour écrire à sa place l’histoire d’une fille passionnée née trop tôt dans une société rigide, corsetée de conventions et d’interdits, une fille qui rêvait d’absolu et qui a basculé dans la déraison parce que l’amour qu’elle exigeait n’était pas de ce monde.

Récit supposé de Jeanne

J’ai l’impression qu’il n’y a personne d’autre que moi dans la ville. Tout le monde est parti et m’a, une fois de plus, abandonnée. Je sais, Maman m’a dit plusieurs fois de venir passer des après-midi au frais dans le jardin de Berthe. Mais je n’en ai pas le courage. Je n’ai pas le courage d’affronter Berthe, si satisfaite de sa vie, d’elle-même, de son mari professeur, de sa belle maison. Aussi loin que je me souvienne, Berthe m’a toujours impressionnée. Quand j’étais petite, je me racontais qu’elle n’était pas ma sœur, que mon père et ma mère l’avaient volée parce qu’elle leur plaisait tellement avec ses joues roses et ses bras ronds. Ils l’avaient choisie, Berthe, ils l’avaient voulue, tandis que moi ils m’avaient acceptée à contrecœur. Oui, je me racontais de telles histoires quand j’avais six ou sept ans, et au fond je n’ai jamais vraiment cessé. Je n’irai donc pas m’asseoir à l’ombre dans le jardin de Berthe. Les tantes aussi m’ont invitée : « Viens quand tu veux, tu seras toujours la bienvenue. » Avec elles, je me sens à l’aise. Elles sont bonnes, les tantes, et je crois qu’elles se sentent un peu responsables de tout le malheur que mon père, leur détestable frère, nous a occasionné, à Maman et à moi (je ne cite pas Berthe, car le malheur a passé sur elle sans l’égratigner, comme si son corps était recouvert d’écailles). Elles essaient de réparer en s’occupant de nous, en nous invitant souvent dans leur jolie villa, en pensant chaque année à notre anniversaire. Je les aime bien toutes les deux, Constance surtout avec sa grosse voix et ses gestes brusques, et cette manière de s’habiller qui défie les convenances. Quand j’étais enfant, j’entendais que les gens chuchotaient des choses à propos d’elle, et je ne comprenais pas ce que c’était. Plus tard, j’ai compris qu’elle avait des amies jeunes et belles et qu’elle avait trouvé là son bonheur. Pourquoi pas ? C’est si rare, le bonheur, si difficile, quand on l’a trouvé il faut le garder, peu importent la morale et le prix à payer. Je soupçonne d’ailleurs son frère, qui a dû la taquiner et même la molester quand ils étaient enfants, de ne pas être étranger au choix qu’elle a fait de s’éloigner des hommes.

Oui, je devrais aller les voir. Leur présence me réconforte toujours.

Mais je ne m’en sens pas capable. Je suis si fatiguée que le moindre effort m’éreinte, et tout de suite le cœur me fait mal. Je préfère rester chez moi, seule, penser à Lisi et à Bébé, là-bas, dans ce grand hôtel. Et puis écrire. Maintenant que plus personne ne m’en empêche j’y prends du plaisir, j’en ai même besoin. Autrefois, je me cachais. Maman n’aurait pas compris, et plus tard, Ludwig…