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AVANT-PROPOS

Malgré ses cheveux tout blancs, Dominique Bourg ne fait pas ses 61 ans avec sa silhouette élancée d’éternel grand jeune homme. Mais ne vous fiez pas aux apparences. Cet homme a déjà derrière lui une riche carrière académique et un nombre incalculable de livres et de publications qui font autorité dans son vaste domaine de prédilection, qui va de la philosophie à l’environnement et à la philosophie politique. Cela tombe bien. Car le plus grand défi à relever au cours du siècle en cours sera sans aucun doute environnemental. Cela imposera des nouveaux comportements politiques, économiques, culturels, sociaux. Mais ce monde nouveau est encore à créer. Et c’est aussi à cette œuvre-là, gigantesque, qu’il s’est attelé avec modestie.

Philosophe et spécialiste de l’environnement, on l’a vu, Dominique Bourg ne cesse de nourrir le débat. Une importante bibliographie en témoigne, dont tout récemment une passionnante anthologie de la pensée écologique signée conjointement avec Augustin Fragnière aux éditions PUF (Presses Universitaires de France).

Mais ce professeur de l’Institut de géographie et durabilité de l’Université de Lausanne est également devenu, au fil des ans, un personnage médiatique. Ses prises de position dans les médias, à la RTS mais également dans de nombreux journaux suisses et français, pensons à ses tribunes dans Le Monde ou Le Temps notamment, ont contribué à mieux faire connaître les problèmes créés par le réchauffement. Et, bien sûr, à esquisser des solutions pour éviter le pire.

Dominique Bourg n’est pas un inconnu pour moi. Je l’ai rencontré dès son arrivée en Suisse en 2006 à Lausanne, après avoir lu un entrefilet dans le magazine Le Point qui annonçait l’arrivée de ce proche de Nicolas Hulot en Suisse.

Depuis nous avons été souvent en relation, professionnelles tout d’abord. Journaliste à 24 heures où je m’occupais entre autre d’environnement, j’ai eu à plusieurs reprises l’occasion de le solliciter pour décrypter les résultats des grandes conférences sur le climat, notamment après l’échec cuisant de Copenhague, en décembre 2009. J’ai eu également l’occasion de parler de ses nombreux livres, plus précisément ceux où Dominique Bourg prépare le terrain pour le futur en détaillant à quoi pourrait ressembler nos sociétés pour mieux faire face non seulement à la montée des périls climatiques, mais également à la diminution des ressources en eau et en matières premières. Pensons simplement à ce livre publié en 2010 au Seuil, Vers une démocratie écologique, le citoyen, le savant et le politique, écrit conjointement avec le philosophe américain Kerry Whiteside.

Ces multiples rencontres nous ont progressivement rapprochés au point de faire naître, entre nous, une véritable amitié qui ne s’est pas démentie lors de nos réunions, à la montagne notamment, pour la rédaction de ce livre.

Dominique Bourg est un personnage complexe, curieux de tout, tout à la fois un intellectuel de haut vol et un pragmatique désireux de comprendre comment il est possible de faire bouger les lignes. On le verra bien dans le chapitre de ce livre consacré à la politique française. Ses longues années passées en Suisse lui ont permis de prendre du recul, de mieux analyser pourquoi le système politique français s’est progressivement grippé. Ce constat posé, il rêve maintenant que son pays natal adopte quelques recettes politiques qui ont permis à la Suisse de fonctionner politiquement d’une manière plus équilibrée et, sur le plan économique, de réussir son adaptation à la mondialisation. Outre-Jura, sa vision risque d’en décoiffer plus d’un !

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LA PHILOSOPHIE POUR ÉCHAPPER AU QUOTIDIEN

On ne devient pas philosophe par hasard. La jeunesse de Dominique Bourg est là pour le confirmer. Une jeunesse qui l’a profondément marqué, une véritable leçon de vie avec une violence sociale qui l’a conduit très vite à se méfier des extrêmes.

Dominique Bourg est né le 11 août 1953, à 3 heures de l’après-midi alors que se déroulait une fête foraine dans la petite cité de Tavaux, située à 10 kilomètres de Dole, dans la plaine du Doubs, dans le département du Jura en Franche-Comté. La suite fut un peu moins festive.

Il faut tout d’abord planter le décor. Le père de Dominique Bourg fait partie de la petite bourgeoisie. Il travaille dans la cité fondée par Solvay, un groupe chimique d’origine belge très important à l’époque et connu pour avoir organisé dans les années 20 des rencontres entre physiciens dont un certain Albert Einstein.

Le groupe Solvay, pionnier dès le 19ème siècle de la chimie minérale, fabrique de la soude et des acides. Cette cité industrielle se trouve à deux kilomètres du village de Tavaux et a été construite de toute pièce par les dirigeants de l’usine. Et toute la hiérarchie sociale transparaît dans la construction des bâtiments. Il y a les maisons des ingénieurs dont l’architecture varie suivant l’école où ils ont obtenu leur diplôme, celles des contremaîtres, celles des ouvriers. Et un grand manoir pour le directeur. Pas moyen de se tromper. La couleur des maisons, la largeur des pièces, notamment des toilettes, marquent la position des uns et des autres dans la hiérarchie sociale. Dominique Bourg garde, aujourd’hui encore, un souvenir amer de cette époque. « C’était insupportable, c’était du Balzac, une comédie sociale terrible. Ta maison disait précisément ta condition, ton parcours, sans échappatoire. »

La famille Bourg est prise entre le marteau et l’enclume. Le père, Marcel, dirige dans cette cité Solvay une coopérative avec quatre magasins dont deux supermarchés. Dominique Bourg n’est donc pas un fils d’ouvrier. Mais il est pourtant méprisé tout à la fois par les enfants de cadres et d’ouvriers. En témoigne ce souvenir encore vivace : « J’avais huit ans, je suis rentré dans la maison d’une famille d’ingénieur. Très vite, la mère de famille m’a mis dehors en prétextant que je n’avais pas dit bonjour correctement. Pour elle me recevoir, c’était la honte. Je n’étais pas de sa classe sociale. » Et le même scénario de haine sociale s’est plusieurs fois reproduit dans les maisons des ouvriers. « On me jalousait, on me piquait mes petites voitures. » Durant son enfance, il n’aura ainsi qu’un seul copain. Evidemment, celui-ci n’habite pas la cité de Solvay.

Ce jeune homme blessé, isolé, se tourne naturellement vers les livres et plus particulièrement vers la philosophie dès l’âge de 15 ans. « Je lisais comme un fou, tout seul. Très vite ce sera Freud, puis Merleau-Ponty. » A la même époque, il sait déjà qu’il ne sera jamais commerçant ou ingénieur. Il sait qu’il ne pourra pas travailler dans une entreprise. Car il avait assisté de trop près à des luttes ridicules, à la haine sociale. « J’avais ma vocation. Elle m’a évité d’épouser trop naïvement une cause. Je n’avais pas de mystique populaire. » Son père non plus, lui qui sera détruit par cette ambiance pesante de lutte des classes. Ce père, qui luttera longtemps contre la dépression, Dominique Bourg le voit comme un anarchiste de droite, un démocrate pourtant qui respecte les institutions et se méfie des extrêmes. Une anecdote permet de bien situer le personnage. « Un jour, près du Parc des Princes, mon père voit arriver Maurice Thorez (le grand dirigeant communiste) qui sort d’une immense limousine avec chauffeur. Il le voit mettre une casquette d’ouvrier avant d’aller haranguer la foule. Tout est dit. »

Le jeune Dominique Bourg suit la même ligne. En mai 68, à quinze ans, il ne sera pas gauchiste radical, il ne sera pas communiste non plus. Comme son père, il rêve d’une société apaisée, de justice, de liberté. Il s’inscrit alors au PSU (parti socialiste unifié) d’un certain Michel Rocard qu’il rencontrera plus tard, nous y reviendrons. Dominique Bourg a beau être un « gauchiste » modéré, il sera malgré tout exclu de son collège pour avoir fait un exposé sur les événements de mai 68 ; il atterrira dans un petit séminaire à Nancy où il créera un comité inter-lycées. « Tout devient possible, c’est une période d’émancipation, de discussions passionnées, on pense que l’on va reconstruire le monde. » Pendant ses études, il avoue avoir été travaillé par l’idée de devenir prêtre.

Après un bac un peu décevant au niveau des résultats malgré une très bonne année scolaire, Dominique Bourg entame une classe préparatoire-littéraire. Mais une brouille avec un professeur de philosophie, « freudien sommaire » le pousse à la révolte. Le jeune homme claque la porte et met le cap sur l’université. Il y passe très rapidement trois licences : histoire de l’art, théologie et, bien sûr, philosophie. La philosophie, c’est sa voie, sa raison d’être. C’est à Strasbourg qu’il effectue la plus grande partie de ses études et soutient sa première thèse, en janvier 1981. Un livre en naîtra, quatre ans plus tard, Transcendance et discours. L’ouvrage paraît dans une collection de théologie, Cogitatio Fidei. « Là, j’ai signé mon arrêt de mort, je l’ai payé très cher. Dans un pays laïcard, cela ne pardonne pas. Et franchement, avec un livre qui porte le titre de Transcendance et discours, tu ne cherches pas le chaland ! »

Après quelques années de galère, passées notamment à enseigner dans un lycée en Alsace, à Mulhouse, il se lance dans une nouvelle thèse avec une des figures de la pensée politique française, Marcel Gauchet, et part s’installer en Allemagne, à Heidelberg, avec une bourse postdoctorale Humboldt. Après cinq ans de travail, sa thèse intitulée L’homme artifice sera publiée par Gallimard. Un livre qui pose in fine la thématique des problèmes environnementaux. L’écologie, Dominique Bourg l’a notamment découverte à la faveur de la campagne pour la présidentielle de René Dumont en 1974, au travers du livre de Jean Dorst, Avant que nature meure, et de la revue Survivre et vivre, fondée par un grand mathématicien français, Alexandre Grothendieck.

A quarante ans, Dominique Bourg pose enfin ses valises et devient professeur à l’Université de technologie de Troyes. « C’est jeune pour un tel poste. D’autant plus que je n’avais pas été maître de conférences auparavant. » Sept ans plus tard, il est nommé professeur ordinaire à l’Université de Lausanne. Une carrière rondement menée ! Qui n’empêche pas notre écologiste-philosophe de publier une quinzaine de livres, dont certains sont traduits, même en japonais, de diriger une douzaine d’ouvrages collectifs et de collaborer à de nombreux autres ouvrages dont des dictionnaires et des encyclopédies. Sans oublier, évidemment, d’innombrables articles.

Aujourd’hui, Dominique Bourg est un auteur reconnu et… décoré comme l’attestent ses médailles. Tout à la fois officier de la Légion d’honneur et de l’Ordre national du mérite, il reste cependant lucide face à ces récompenses. « On est dans Balzac là encore et je ne veux pas jouer mon Sartre, toutes proportions gardées. Ce fut un orgueil fou de ne pas aller chercher son Nobel ! Plus modestement, conspuer sa décoration, c’est rien moins que se placer au-dessus des institutions. Par ailleurs cela fait plaisir à mes enfants ! »

Ses médailles lui permettent de poursuivre sur une voie plus philosophique, plus provocante aussi, en comparant la France et la Suisse. « Tout le système suisse fait que des médailles n’ont aucun sens. Pour les médailles, il faut un exécutif en surplomb. En Suisse, il y a un pouvoir collectif. Un peuple scrupuleusement démocratique ne te donne pas de médaille. Toute son histoire, ses institutions aussi le lui interdisent. La République ce n’est pas seulement la démocratie. Qui plus est, directe ! »

UNE LONGUE HISTOIRE AVEC LA SUISSE

Quand il s’installe à Lausanne en 2006, Dominique Bourg ne découvre pas la Suisse. En fait, il la connaît bien et depuis longtemps, grâce à son père qui adorait ce pays. Enfant, il y est souvent venu en famille pendant les vacances d’été. Les Bourg on séjourné à Verbier, à Montana et se sont rendus à plusieurs reprises au Grand-St-Bernard et au Simplon. « Pour moi, c’était un pays coquet. Il faut dire que j’habitais dans une plaine pas très riante. J’avais à l’époque les mêmes préjugés que la majorité des Français, la Suisse, c’était le pays des banques, du chocolat. C’était surtout le pays de la montagne sans la chape sociale que je connaissais à Tavaux. L’hiver, j’en rêvais de ces pics enneigés… En particulier, les jours où l’on distinguait le Mont-Blanc, tout au loin. »