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Les passages en italique sont extraits des actes judiciaires ou de documents historiques

ORDONNE QUE CES PIERRES SE CHANGENT EN PAIN, DIT LE DIABLE

Matth. 4,1

1

Anna, tristement célèbre.

Où que l’on jette son regard, sur ses traces, on trouve des pierres. A Sennwald, d’où vient Göldin, les prés et les champs sont en pente, couverts d’éboulis, des rochers y pointent, des dents, des pics, des pierriers.

Un jour, un éboulement a cascadé des Kreuzberge jusqu’au Rhin ; près de Salez, les sapins retiennent les blocs entre leurs racines, plus rien ne roule, la poussière s’est dissipée, des oiseaux volètent parmi les branches, une paix trompeuse.

Ce sont les pierres aussi qui ont donné son nom au petit comté : Sax, sassum, le rocher. En 1615, quand l’argent vient à manquer aux comtes de Sax, qu’il ne leur reste plus que les pierres, ils vendent la région aux Zurichois ; jusqu’à la Révolution, elle sera « assujettie à l’autorité de l’honorable canton de Zurich ».

Les Zurichois, qui d’antan avaient hasardé vie et biens pour conquérir leur liberté, envoient des baillis ; un Ziegler, un Ulrich, ce dernier s’installe à Forsteck, sur les rochers de l’éboulement, dans une clairière ménagée par les hêtres, s’asseoit à sa lourde table de chêne et tient bien proprement registre de ses sujets. Il y a les familles affranchies et celles qui ne le sont pas et d’autres encore, où ces deux catégories de la dépendance sont mêlées : si une femme affranchie épouse un homme qui ne l’est pas où inversement, le premier enfant est au bailli, le deuxième est libre, le troisième non et ainsi de suite. Mais ceux qu’on appelle libres sont également soumis à l’autorité zurichoise, ils ont seulement acheté la dispense de certaines redevances.

Sur les traces d’Anna, j’ai fouillé les registres à la recherche de ceux qui avaient cultivé ces champs pierreux. Au XVIIIe siècle déjà, plus du tiers des habitants de Sennwald s’appellent Göldi. Un nom qui cache moins de Gold, d’or donc, que d’éboulis, à quoi renvoie une racine dialectale Gôl, Gôleten. Les prénoms aussi se ressemblent : il y a tant d’Anna, tant d’Anna Göldin.

A l’époque de la naissance d’Anna, fin août 1734, son père avait planté les premières pommes de terre, et une bande de maïs aussi qu’on appelait le millet d’Espagne. Grâce à ces nouvelles plantes, on pouvait se soustraire pour un temps à la dîme : les ordonnances dûment visées et approuvées par Leurs Excellences de Zurich tardant toujours un peu, on gagnait un répit grâce auquel on survivait.

Dans le champ de lin d’Adrien Göldi il y a un énorme bloc de rocher. L’enfant le connaît bien, ses fissures, ses entailles d’où jaillissent l’amourette et le géranium, les veines de quartz blanchâtres. Un château avec ses créneaux, un petit Forsteck en plein champ de lin. Sur le rocher, les chèvres tendent leurs cornes vers un ciel où le foehn effiloche les nuages, Anna et sa soeur Barbara se hissent à leur tour et les chassent de leurs baguettes de noisetier.

Ce rocher dérange le bailli.

Si ses sujets nettoient les champs, il peut espérer de meilleures récoltes. Le valet du château aidera le père à faire sauter ce rocher.

La mère, sur le pas de porte, observe la scène ; les enfants sont pendus à ses jupes, leurs visages reflètent la curiosité et la crainte. Non ! Non ! criait Anna, mais les hommes lui ont tourné le dos, ne l’ont pas écoutée, ont continué à manipuler la poudre et la mèche.

Le roc a craché des pierres grosses comme le poing, comme une tête, elles se sont abattues dans le champ de lin, ont roulé parmi les épis de maïs.

Que personne ne touche aux pierres, voilà ce que disait déjà le père du père, et il touchait à tout pourtant, cité sans cesse à comparaître devant le bailli parce qu’il était violent et bagarreur comme un vieux soudard.

Ils voulaient se débarrasser d’une pierre, la voici qui en engendre des centaines entre les sillons, parmi les maïs qui sifflent dans le vent, tout en est plein ; les enfants se baissent, les ramassent, frottent leur dos endolori.

2

En septembre 1780, Anna s’est présentée chez son dernier employeur, Tschudi, médecin et juge à Glaris.

Autrefois, elle avait travaillé déjà dans le pays glaronais, en était repartie, y était revenue, changeant plusieurs fois de patron, une piste embrouillée.

Tantôt ici, tantôt là.

Et cela à un âge où les autres se sont fixées depuis longtemps. Aucune autre femme ne se conduit ainsi.

Pas celles de son état du moins.

Dépasser la loi des pierres qui gisent où elles sont tombées. Elle aurait dû rester à Sennwald, dit la famille. Il faut rester chez soi.

Celui qui quitte n’est plus de nulle part.

Il en est seul responsable.

Quarante ans, davantage même, et toujours ce désir de changer. De chercher un autre coin, une place sous un toit étranger, auprès d’un nouveau foyer.

Elle tire la sonnette, renverse la tête et lève les yeux vers la façade. Une maison de maître glaronaise dans l’ancien style : cinq étages, pignon abrupt, une tourelle surmonte l’escalier. Massive, agressive, un petit château. Il faut que les maisons soient lourdes si elles veulent perdurer entre les parois de rochers.

Elle aurait volontiers servi dans une maison de maître nouveau style au pignon chantourné, aux façades à colonnade, au jardin orné de plates-bandes miniatures et de labyrinthes, la maison « Du Pré » par exemple, habitée désormais par Blumer, l’industriel. Mais la maison devant laquelle elle se tient est digne d’elle aussi. C’est une question d’honneur professionnel quand on a gravi l’une après l’autre les marches du service et qu’on peut présenter des certificats des meilleures maisons. Elle a débuté à quatorze ans, domestique de campagne à Meyenfeldt, dans une exploitation où les chambres étaient petites et sales, où il y avait à peine plus à se mettre sous la dent qu’à la maison, d’où elle a dû s’enfuir pour ne pas mourir de faim.

Chez l’armurier de Sax, il y avait nettement plus d’agrément, sans quoi elle n’y serait pas restée six ans, mais c’était un ménage simple tout de même, comparé à la cure de Sennwald. On lui avait envié son emploi à la cure, les gens avaient été assez naïfs, et elle de même, pour croire que cette construction paysanne en bois était distinguée ; ce qu’était vraiment la distinction, elle ne l’avait appris que dans le canton de Glaris, dans la maison Zwicki à Mollis. La maison Zwicki, un emploi pour la vie comme en rêvent toutes les domestiques qui ont dû se faire à l’idée de ne pas se marier. Une maison confortable, un train de vie généreux, des patrons aimables. Mais ce ne fut pas un emploi pour la vie. La vie l’avait rattrapée, secouée, entraînée plus loin.

Se fixer. Une fois pour toutes. Cela lui avait été refusé jusque-là. Où qu’elle arrivât, l’eau se troublait comme si on y avait jeté un caillou.

Les Tschudi seraient ses huitièmes ou neuvièmes patrons, sans compter les emplois intermédiaires chez le filateur de Saint-Gall et chez le relieur de Glaris. Au cas où on l’engagerait.

Mais elle n’en doutait pas. On peut en effet lire sur les traits d’une domestique si elle connaît son métier ou non. Celui qui connaît les gens le voit. Celui qui ne les connaît pas ne mérite pas non plus une bonne servante.

Elle passe la main sur la poignée, le jaune du laiton est terne, les ferrures aussi sont à peine propres. Si elle prend la maison en main, tout aura un autre éclat !

L’escalier de molasse aussi est taché, griffé par les nettoyages. Sans doute une de ces jeunes domestiques incompétentes l’a-t-elle frotté avec du tuf, ce produit de paysan. Elle-même recourait encore à ces méthodes dépassées quand elle servait chez le pasteur de Sennwald ; chez Zwicki elle a pu parfaire ses connaissances. Voici que des pas s’approchent. Elle ajuste sa coiffe, met de l’ordre dans ses jupes du dimanche.

Une vieille femme lui fait grimper l’escalier, Anna respire l’odeur forte des médicaments, un air familier, l’air de la maison Zwicki ; après la mort du père, Melchior avait ouvert un cabinet médical au rez-de-chaussée.

La salle de séjour est vaste, claire, mais les fenêtres, obscurcies, bien qu’il fasse clair dehors, par la masse noire dangereusement proche des rochers, effraient Anna. Au plafond, une allégorie des quatre saisons en stuc. Le canapé et les chaises aux pieds cambrés sont couverts d’un tissu à fleurs ; il y a une grande glace au cadre doré, un poêle de faïence surmonté d’une coupole dont les carreaux présentent des scènes campagnardes. Un dressoir porte des étains, des distinctions en argent.

Cet inventaire instantané qu’elle établit avec l’aisance de ceux qui ont souvent affaire dans des maisons étrangères l’emplit de satisfaction. Elle ne veut pas tomber en dessous d’un certain seuil de confort. On a sa fierté. Ils ne s’en doutent guère, les maîtres, que leurs maisons appartiennent dans le fond aux domestiques, et aux chats.

Il s’y tisse des relations entre les parois et les meubles. Elles auraient l’air de toiles d’araignées, si on les voyait.

La maîtresse de maison, assise près de la fenêtre, dépose ses fils colorés, ses aiguilles, le tambour à broder et s’approche de la domestique.

Bonjour Madame, je suis Anna Göldin.

Steinmüller, le serrurier qui lui a parlé ce matin de la place libre, sait qu’Elsbeth Tschudi va sur ses trente ans, qu’elle a cinq enfants ; ils sont vaguement parents. Il a vanté sa peau, les traits de son visage ; il dit qu’elle est blanche, fine, transparente comme une porcelaine anglaise qu’on lève vers la lumière.

Curieuse comparaison. Qu’on ne la fasse pas rire. Ce pli près de la bouche, ces fines rides au-dessus des sourcils auraient-ils échappé à ses yeux clignants, abîmés par le feu de la forge

Certes, la lumière, ici, est impitoyable les jours de foehn. Elle dévoile tout avec une précision chirurgicale.

Et voici que le maître quitte son cabinet, il voudrait savoir qui on accueille dans la maison.

Bonjour Monsieur le Docteur et Juge au Conseil des Cinq.

Elle connaît la multiplicité des titres glaronais, un bouquet de plumes de paon ramenées du service étranger, acquises par héritage, par achat, par le sort, et dont tous ceux qui se tiennent en bonne estime aiment à garnir abondamment leur chapeau : Mon lieutenant. Commandant, Juge régulier, Juge au Conseil des Cinq, Juge au Conseil des Neuf, Conseiller, Banneret, Trésorier… Plus tard, quand de vilains bruits courront déjà à son sujet, on dira d’elle qu’elle « n’est pas un être inculte ».

Belle femme, se dit le docteur Tschudi, pas une de ces créatures aux bras squelettiques comme la précédente dont on ne pouvait presque pas exiger qu’elle porte une marmite d’eau. Elle n’est plus toute jeune. Mais ne montre aucun signe annonciateur du temps où il faudra tenir compte de son âge.

Quel âge avez-vous ?

Je vais sur mes quarante ans.

Les années qui, comme une mauvaise herbe, débordent ce chiffre, elle les tait. C’est une affaire privée. Elle sait qu’elle fait plus jeune. Il n’y a pas de fil d’argent mêlé aux boucles sombres qui jaillissent d’en dessous la coiffe. Celui qui doit sans cesse secouer la poussière de ses souliers, celui-là reste jeune. Celui qui se fixe, se fige. Pour la force et la mobilité, elle peut se mesurer à n’importe quelle jeune.

Depuis quelque temps, le docteur s’est plongé dans les fragments de physiognomonie de Lavater : silhouette pleine mais bien découplée, le cou est souple, les yeux gris mobiles manifestent un esprit flexible. Le nez puissant mais fin à la racine devrait impliquer de l’indépendance, le menton également exprime cette sorte d’autonomie, cependant que l’ellipse du visage promet harmonie et équanimité.

Elle est incontestablement en bonne santé.

La peau claire, nette, le manifeste, et le teint rouge des pommettes dévoile une bonne digestion et une forte irrigation sanguine.

Une personne propre et digne de confiance.

Meilleure que cette demi-portion de Stini, la précédente.

Ne vient-il pas de lire un écrit inquiétant de son collègue Frédéric-Benjamin Osiander, au sujet des tendances incendiaires des jeunes servantes ? Le goût du feu, la pyromanie sont liés au statut hématologique des personnes du sexe. La gent féminine, durant son développement, est en proie à une veinosité excessive ; l’accumulation veineuse dans la région des nerfs optiques engendre une avidité de lumière… des théories étayées sur des exemples tirés du proche voisinage. Une jeune fille de seize ans ne vient-elle pas, à Naefels, de bouter le feu à la maison de ses patrons sans qu’il y ait eu la moindre dispute…

Une domestique sur qui on peut compter, se dit Madame Tschudi.

Expérimentée, familiarisée avec toutes les tâches de la maison, on doit pouvoir la laisser s’organiser à sa guise.

Mais voilà justement une idée inquiétante.

De par sa seule taille, cette femme occupe deux fois plus de place qu’elle-même.

Bon, avec la toute jeune elle n’a pas eu de chance, avec Stini la docile, la craintive. Les enfants lui dansaient sur le ventre et tout à coup, hier, elle en a eu assez et a filé. Alors qu’on avait lancé des invitations. On ne peut pas renvoyer le Lieutenant Becker, le Landammann émérite Heer, ou Zwicki le banneret. Ce ne serait pas convenable, le bruit s’en répandrait dans la ville comme un feu par temps de foehn. On dit déjà qu’aucune domestique ne tient chez elle plus de huit jours. Celle-ci a l’air d’être capable de servir un repas pour douze avec calme et en un temps record…

Quand même, elle est indécise.

Peut-être est-ce l’attitude de cette Göldin, elle n’a rien de soumis. Elle en a connu d’autres qui suppliaient en se tordant les mains qu’on veuille bien les engager. Celle-ci se tient droite, soutient son regard.

Tout bien réfléchi, il y a trop d’orgueil dans les vêtements de cette péronnelle. Madame Tschudi examine la robe de Göldin. Une couleur à la mode ! Seule la femme du lieutenant Marti en porte de pareilles ; on dit que ce violet étincelant qui tire sur le brun est la dernière mode de Paris. Récemment au thé, ces dames avaient déjà constaté qu’il faut y regarder à deux fois, de nos jours, pour distinguer une maîtresse de maison d’une servante.

Et ce ruban de soie autour du cou, quelle folie. On dit qu’il fait paraître plus blanche la peau du cou.

Anna rencontre le regard qui la jauge.

Où étiez-vous employée ? demande précipitamment la femme.

Ici et là. Chez un filateur à Saint-Gall, puis à la cure de Sennwald…

Et à Glaris ? demande le docteur.

En dernier lieu chez un relieur. Précédemment dans une cure.

Où ça ?

A Mollis.

Elle sent son regard pensif, rougit, explique en bégayant: le pasteur est mort au cours de ma quatrième année de service, je suis restée auprès de sa veuve, auprès des enfants qui grandissaient, l’un des jeunes maîtres s’est fait médecin…

Seraient-ce les Zwicki de la Kreuzgasse ?

Oui, c’est eux.

Curieux qu’elle mentionne les Zwicki parmi les viennent ensuite.

Tonneau de pipe, c’est une recommandation ça ! Avoir servi chez Zwicki-Zwicki, la famille la plus riche du pays, à ce qu’on dit ; une maison seigneuriale dont le train généreux et l’hospitalité sont célèbres à la ronde ! Une référence, pour tous ceux qui fréquentent cette maison. Et elle mentionne cet emploi en passant. Aurait-on été mécontent d’elle ?

Avez-vous un certificat des Zwicki ?

Elle extrait un papier de son réticule et le lui tend.

C’est un certificat signé de la main de Dorothée Zwicki-Zwicki, veuve de feu Johann Heinrich, ancien pasteur de Bilten. Elle recommande chaleureusement la servante, regrette son départ subit ; ses vœux de bonheur l’accompagnent.

Si elle avait été assez bonne pour les Zwicki, elle le serait pour lui. D’autant plus qu’elle avait dû apprendre chez eux à faire une cuisine raffinée, hypothèse que corroboraient sa taille ronde, ses joues rouges et cet air de propreté et de joie de vivre dans ses yeux.

Faisiez-vous la cuisine chez les Zwicki ?

A leur satisfaction, je crois pouvoir le dire.

Quelle économie de mots. Rien du déluge verbal fait de promesses et de serments qu’il subit d’ordinaire de la part de personnes du sexe qui sollicitent un service. Eh bien, qu’elle reste donc… A quoi bon tergiverser, il fallait qu’il retourne à sa consultation.

Peut-être que j’ai aussi mon mot à dire ? fait remarquer la femme.

Son sourire se fige. Il avait pensé qu’il y avait urgence… on plumait déjà les poulets derrière la maison, dans quelques heures les invités allaient arriver…

La femme lui fait signe d’arrêter, joue avec l’attache de sa coiffe.

Mais oui, je suis d’accord.

3

Ça n’a pas marché entre la dernière domestique et les enfants, dit Madame Tschudi pendant qu’elle conduit Anna à la cuisine. Elle ne cessait de se lamenter, de cancaner et de renifler en geignant à la moindre occasion, alors que les enfants sont de bonne composition, un peu espiègles peut-être, mais pas difficiles pour qui sait les prendre. Elle attache beaucoup d’importance à ce qu’Anna s’en tire bien avec les enfants, sans quoi son aide lui serait de peu de gain. Avoir une demi-portion pour domestique est une pure folie.

Anna approuve, son regard court sur les marmites de cuivre, contrôle leur épaisseur, leur propreté, puis quitte leurs lueurs rouges pour le fourneau, les passoires de laiton, les entonnoirs, les fouets, les louches, elle approuve ce que dit la patronne, la suit vers la fenêtre qui offre au regard le jardin et la cour.

Le fait qu’il côtoie le terrain d’exercices donne au jardin espace et profondeur, la verdure envahit le mur destiné à faire rempart contre la dissémination des arbres et la végétation qui moisit ; l’odeur de cannelle des ifs arrive jusqu’à elle.

Juste sous la fenêtre, la cour pavée où doivent se tenir, cachés par l’avant-toit de la véranda, des enfants qu’on entend rire et crier. En se penchant, Anna ne voit qu’un plot de bois, un poulet y gigote, maintenu par une main d’homme, la hache brille, s’abat sur son cou.

Cris d’enfants.

C’est le vieux Jenni qui bouchoie la volaille, il habite la Pressi. C’est une fête pour les enfants, constate Madame le docteur. Elle va les appeler maintenant. Les trois grands seulement. La petite Barbara qui a trois ans et Elsbeth qui a douze mois ont été emmenées en promenade à Ennebühls par une voisine ; dans ce pays il faut, plus qu’ailleurs, courir après le soleil.

Elle se penche et appelle : Susi ! Anna Migueli ! Heiri !

Suzanne, l’aînée, arrive la première. Elle sera la plus jolie fille de Glaris d’ici deux ans, a prophétisé Steinmüller ; il pourrait bien avoir raison. Comme elle lisse sagement ses cheveux avant de tendre la main à Anna. Quel regard éveillé. Si grande déjà, et raisonnable. Anna est soulagée, elle manque d’expérience avec les tout petits. Voici que leurs pas et des rires annoncent les deux suivants qui entrent en courant et en se bousculant.

Du calme ! la mère se bouche les oreilles.

Le petit qui a quatre ans ouvre ses bras et fait des mouvements désordonnés en criant : l’est mort, le cocorico !

Dis bonjour Heiri, lui crie sa mère. Mais il agite sa tête comme si elle ne tenait plus qu’à un fil.

Enfin il se calme. Et sur l’ordre répété de sa mère, tend sa main dodue à Anna. Rondouillard, tout brun, un bonhomme cocasse. Il veut devenir docteur, comme son papa, dit Madame Tschudi, mais il a encore le temps. Et voici – elle pousse la fillette en avant – la deuxième, Anna Migueli ou Anna Maria. Il ne lui plaît guère qu’on racornisse les beaux patronymes anciens, qu’on dise Susi pour Suzanne, mais cette mutilation des noms est pratique courante à Glaris et elle-même doit faire effort parfois pour prononcer en entier les noms de baptême de ses enfants.

Qu’Anna Maria ressemblât à Suzanne n’était pas un avantage pour elle, machinalement on la glissait à l’ombre de l’aînée, à côté de qui tout en elle était un peu fade, les yeux, les cheveux, le visage moins ouvert et expressif ; en soi, elle aurait fait une fillette de huit ou neuf ans tout à fait charmante.

Heinrich, qui se tient derrière sa sœur, ricane, la pousse.

Anna Maria tend la main à la nouvelle servante.

Anna la lâche aussitôt. Seigneur ! elle a touché quelque chose de raide, ce n’est pas une main, c’est une patte ! Elle a failli crier.

La patte de poulet qu’Anna Maria avait glissée dans sa manche tombe.

Tu t’es fait avoir ! Tu t’es fait avoir ! crie Heinrich qui se roule par terre de rire.

Elle a de ces idées, cette enfant ! La mère secoue la tête. Les jours de foehn, comme aujourd’hui, les enfants lui font presque perdre la raison. Il vaudrait mieux maintenant qu’Anna monte se changer. Elle ne compte sans doute pas travailler dans cette tenue ? Elle fixe de nouveau la jupe brillante d’Anna. Anni dit qu’elle a des vêtements de travail dans son sac. Le reste parviendra chez Steinmüller par les messageries de Werdenberg – oui, il y a longtemps qu’elle connaît les Steinmüller, ils sont devenus amis à l’époque où elle travaillait chez le relieur de Glaris. Oui, oui, c’est un drôle de bonhomme, Steinmüller. Mais on peut avoir des conversations intéressantes avec lui et avec Dorothée, sa femme ; ce sont des gens intelligents sur qui on peut compter.

Sa chambre ? cinq étages plus haut. Non, son mal de tête l’empêchait de raccompagner, le foehn la tracassait depuis qu’elle avait accouché, voici un mois, d’une fillette, morte. Suzanne lui montrera la chambre.

Non, c’est moi, c’est moi ! crie Anna Maria.

Elle court déjà dans l’escalier, suivie de Heinrich dont les jambes potelées gravissent une marche après l’autre pendant qu’il s’accroche aux montants tournés de la main-courante.

La chambre de bonne usuelle. Anna n’attendait rien d’autre. Une pièce étroite, mansardée, faiblement éclairée, au galetas, derrière des meubles et des vieilleries. Le lit donne l’impression d’être surdimensionné, il emplit la chambrette comme une barque aux voiles froissées.

Le drap est taché. C’est celui de Stini, constate Anna. Elle défait le lit. Il semble que la patronne n’a plus mis les pieds ici depuis longtemps. Quelle odeur. Elle ouvre la fenêtre, laisse entrer l’air de septembre. Vu d’ici, le Glärnisch avec ses éboulis et ses fissures a l’air posé sur ses épaules. Elle attendait cette vue de dessous le pignon. Que les enfants ouvrent les tiroirs de la commode dans son dos, qu’ils retirent les clés, cela lui est égal, elle est face à la montagne, comme autrefois à Mollis, elle peut régler ses comptes avec elle, convaincue qu’il est juste d’être revenue, après toutes ces hésitations deux semaines auparavant…

4

La mi-septembre est la meilleure période pour les voyages.

Le cocher lui a montré les bosquets qui s’étirent dans les dépressions, le long des rues : multicolores et luxuriants. On dirait le plumage d’un coq, s’est dit Anna.

Quelle chance que le vieil Hilari, comme autrefois déjà, l’ait emmenée depuis Wattwil ; à côté du cocher, environnée de la douceur de l’air, le voyage devenait une fête.

Le bétail paissait. Les battants des cloches fixées aux cous par des bandes de cuir balançaient. Des sons métalliques brefs planaient sur les prés. De loin en loin, parmi les regains, un colchique étrange, comme vitrifié.

Anna, avec déplaisir, voyait en eux des messagers de l’hiver. L’année est sur son déclin, ne te laisse pas abuser par ce soleil d’arrière-été, les ombres s’allongent. La mûre, dont la dernière chaleur de l’année cuit le jus, tremble. Il va geler.

Trouve un toit.

Les chevaux trottent allègrement vers le hameau de Schobingen, la route de Ricken descend, la plaine approche, traversée par les bras de la Linth.

Quel scintillement, dit-elle.

Belle ? Hilari fit suivre ce mot d’un rire qui fronça son nez rouge enflé par les nombreux demis de Velteline absorbés au Susten et dans les pintes qui bordent la route. Cette plaine marécageuse est tout sauf belle, elle produit les mouches, cette plaie qui rend malades les habitants des villages environnants. Il faudrait corriger le cours du fleuve mais les Glaronais préféreraient attendre que les Schwyzois ouvrent leur escarcelle ; et réciproquement.

A la bifurcation, en face de Weesen, il fit descendre Anna, il devait poursuivre le long du lac en direction de Walenstadt. Il avait arrêté ses chevaux près de la rive. Anna lui fit un signe, puis, retenant ses jupes, descendit. Il y avait longtemps qu’elle usait de la méthode consistant à enfiler, pour les voyages, trois robes les unes par-dessus les autres : il était aisé ensuite de caser le nécessaire dans un sac. Elle a l’habitude des voyages, Göldin, il n’y a guère de femme de son état qui pourrait lui en remontrer dans ce domaine. Sur des routes poussiéreuses, à pied, emmenée à bord des charrois, en route pour Werdenberg, Saint-Gall, Glaris, Strasbourg, et maintenant, après un détour par le Rhin, sa vallée natale, de nouveau pour Glaris. Des chemins, en tous sens, toujours fuyant cette ombre qui pourtant lui colle aux talons. Elle rembobine les chemins comme des fils trop tendus. Des roseaux et des saules bordent la route, derrière eux, l’eau scintille.

Un radeau s’est échoué sur un banc de sable, des hommes plantent des perches dans les hauts-fonds.

Hé ! Vous nous accompagnez ? crie l’un d’eux.

Et où allez-vous ? rétorque-t-elle, enjouée.

A Amsterdam, en Hollande.

Pas possible ! Si loin sur cette étroite rivière ?

Les deux autres hommes à leur tour abandonnent leurs perches maintenant, et l’observent. Le premier, un grand blond, lui crie : Du Walensee nous passerons à la Linth par la Laag, de là nous joignons le lac de Zurich, puis nous empruntons la Limmat jusqu’à l’Aare et au Rhin. Et vous, où allez-vous ?

Elle désigne les montagnes.

Dans le pays de Glaris ? Ils rient, c’est de là que nous venons, des Plattenberge. Sous cette bâche, nous transportons des plaques d’ardoise qui deviendront plateaux de table dans les maisons élégantes d’Amsterdam !

Ce dialecte chantant du Glaronais.

Sagement mêlé ici au clapotis des vagues. Voilà bien longtemps qu’elle ne l’avait pas entendu.

Réfléchissez bien, beauté, dit le plus petit qui a des yeux rusés de marmotte. Nous vous réservons volontiers une place.

Leurs visages bronzés. Leurs yeux qui brillent à travers l’ombre mauve des roseaux. L’été qu’elle avait déjà donné pour perdu l’éblouit et la trouble ; un vent léger court sur le lac et les herbes, des oiseaux aquatiques s’envolent.

Les yeux d’Anna d’abord tournés vers les montagnes s’égayent et s’allument. La tête inclinée, comme si elle réfléchissait sérieusement à la proposition d’aller en Hollande, elle est plantée là, bien bâtie, de belle prestance même si elle n’est plus de première jeunesse. Tout est en suspens, en cette journée de fœhn nacré, elle peut encore rebrousser chemin, se laisser glisser vers de vastes plaines sur les flots étincelants.

Mais cette vallée de montagne, ce goulet entre les massifs exerce sur elle un pouvoir d’attraction inexplicable.

Entrer, entraînée par le tourbillon, comme un poisson dans la nasse, se débattre, comme la dernière fois, avant de parvenir in extremis à se sauver par la seule issue, l’étroit passage de Mollis.

Elle peut encore faire demi-tour.

Il n’en sera rien. De la maisonnette des douanes s’élève un bruit de sabots ; inexorablement, elle lève le bras, fait signe au charroi qui s’approche.

Un nuage de poussière, les chevaux, agacés par le brusque arrêt, renâclent.

C’est un lourd char à échelles couvert d’une toile enduite de résine, le visage du cocher se penche vers elle, à l’ombre de son chapeau de feutre.

Elle le connaît. C’est le messager de Sargans. De la fenêtre des Zwicki, elle voyait le cocher à la pipe serrée entre ses dents abîmées, parfois aussi son char était stationné devant l’auberge « Zum wilden Mann » de Glaris.

Il la saisit par le bras, l’aide à se hisser sur le siège. N’a-t-elle vraiment que ce petit sac pour bagage ? On dirait la mallette d’une sage-femme.

C’en est une, rétorque Anna en riant, elle la tient de sa cousine sage-femme à Werdenberg. C’est donc qu’elle est de Werdenberg et soumise au bailli de Glaris ? Elle est du Rhin, mais du comté de Sax, elle dépend de Zurich.

Une chance pour vous, dit le cocher. Il n’y a pas plus sangsue que les baillis de Glaris. Les Glaronais leur donnent un bien maigre salaire et il faut bien qu’ils récupèrent les pots-de-vin et autres débours que la charge leur a coûtés.

La route les conduit vers le massif montagneux, au sud. Un étranger ne soupçonnerait pas qu’une vallée s’ouvre derrière cette muraille de rochers, que les pans de la montagne s’écartent à mesure qu’on s’approche, Sésame ouvre-toi, laissant juste la place à une route, à la Linth et à un peu de berge de part et d’autre de la rivière. Le messager a déplacé sa pipe vers le coin de sa bouche, libérant de la place pour un flot de paroles fortement assaisonnées d’une odeur de fromage.

Elle le laisse parler, jouer les guides, dire : Voici Mollis et voilà Naefels, le palais, au bord de la route, qui attire le regard de tous les étrangers, a été construit par un certain Freuler qui a été capitaine à Fontainebleau ; il en a rapporté une masse d’argent et l’idée fixe que le roi de France viendrait le voir. Ce roi le lui avait promis, et nous autres croyons ces choses, mais les seigneurs ont d’autres habitudes et Freuler a attendu jusqu’à ce qu’il fût vieux et pauvre et le palais semble toujours attendre le roi, non ?

Si, si, elle détourne la tête pour échapper à l’odeur de fromage. Ses yeux remontent les pentes abruptes du Wiggis. La Linth murmure derrière les aulnes.

Une lune blême est accrochée au-dessus de Glaris, le chef-lieu avant lequel la vallée se resserre une nouvelle fois.

Une localité qui prend de l’importance, constate le cocher quand ils passent devant les premières maisons, la filature de coton a pris de l’extension ; du haut de la colline, il avait récemment compté quatorze usines, elles poussaient comme des champignons, ces coûteuses constructions, près du ruisseau, sur l’île.

Ils acquièrent le coton à Venise et revendent le fil aux Zurichois, aux Saint-Gallois, aux Appenzellois. Tout récemment, le major Streiff est décédé ; à ce qu’on dit, il laisse une tonne et demie d’or : un vrai filon, son entreprise d’impression des tissus. On dit que c’est avec une couleur bleue qu’il a fait fortune, elle s’appelle Indigo. Il n’avait pas un seul fils, Streiff, tout est revenu à son beaufils, le Juge et Conseiller Johann Tschudi…

Des commérages. Qui entrent par une oreille et ressortent par l’autre.

Du haut de son siège, elle salue Glaris. Elle est contente de revoir les maisons cossues aux toits de bardeaux chargés de pierres, les commerces, les arcades, les boutiques – voici le perruquier, et là-bas, c’est l’orfèvrerie Freuler, et plus loin encore, un nouveau négoce de boissons de luxe.

L’argent coule à flots ici, s’était-elle dit la première fois, en arrivant des milieux pauvres de Sax et Sennwald.

La voix du père, un souvenir de la petite enfance : les villes des chercheurs d’or, Anni. Il faudrait tenter sa chance. Quelques-uns ont quitté le Toggenbourg pour la Pennsylvanie.

Cette recherche de ce qui brille, son goût du confort, ses fantasmes dorés : le fait d’un être gelé qui rêve d’un poêle bien chaud. Après la mort du père, pour couvrir les dettes, le bailli avait fait saisir ce qui pouvait l’être.

C’est toujours elle que la mère envoyait chez le voisin pour emprunter ceci ou cela. Vas-y Anni. Toi, oui.

Il fallait alors, sous l’œil sévère du paysan, en bégayant, en rougissant, demander :

Pourriez-vous nous prêter le seau ?

Le baquet pour la lessive ?

La bêche ?

Du sel ?

L’arrosoir, le plantoir, le râteau, l’échelle ?

Subir les faux-fuyants : on en a besoin nous-mêmes, va voir chez l’autre. Ou bien : on fait justement lessive, reviens la semaine prochaine.

Et la semaine suivante, ils avaient tout oublié, tout recommençait : C’que tu veux ? Peux pas causer comme il faut ?

Le baquet ?

Ça va, prends-le, mais il sera revenu avant la nuit, c’est compris ?

Seigneur ! des vrais mendiants, ceux-là !

Ils passent près du clocher au cadran solaire doré, approchent de l’Adlerplatz.

Est-ce qu’elle prendra un verre de Velteline ? Anna refuse. Il faut qu’elle arrive chez ses amis d’Abläsch avant la nuit.

5

Dans une chambre d’hôte du Goldener Adler, le savant Johann Michael Afsprung, venu d’Ulm, nota dans son carnet de voyage paru plus tard sous le titre « Voyage à travers quelques cantons de la Confédération » :

« Les montagnes qui enserrent ces riantes vallées sont effrayantes ; quand on se déplace parmi elles, on se sent presque anéanti à l’aspect de leur masse énorme qui éveille en l’homme un profond sentiment d’impuissance…»

Le Glaris d’Anna, ce Glaris de 1780, on ne peut plus l’imaginer qu’à l’aide de vieilles gravures.

Une nuit, au mois de mai 1861, tout a brûlé, il paraît qu’on a vu le reflet du brasier sur les montagnes jusqu’à Ravensbourg, dans la Forêt Noire, et jusqu’à Neuchâtel. On a reconstruit dans le goût de la fin du siècle dernier, on a rasé les collines morainiques et tout ordonné bien proprement, une mini ville en forme d’échiquier.

La cause de l’incendie n’a jamais pu être clairement établie. Le feu s’était déclaré d’abord dans une maison de la Zaunplatz, avait-on dit, où un fer à repasser empli de braises avait été oublié par une servante, une étrangère.

Le soir, la salle à manger des Tschudi fut éclairée aux chandelles.

Une lueur adoucissait le profil buriné du colonel Paravicini, le nez autoritaire du général de brigade Marti, les contours du menton, elle assouplissait les traits fins des savants, tels ceux du juriste et Landammann à la retraite Cosmus Heer. Les épaules et les décolletés brillaient. Tels des demi-lunes, les seins de Madame Paravicini émergeaient de son corsage de dentelles. Ils faisaient penser à la curieuse devise gravée sous l’emblème de la maison Erlen, « candidor nive », plus blanc que neige ; un cygne couronné d’or !

Anna passait les plats. Bien qu’elle eût trouvé la plate-bande aux herbettes dans un triste état, les plants vieillis, moisis dans l’ombre du mur, elle avait réussi sa « sauce verte », une recette des Zwicki comportant de l’origan, de la sauge, du persil, qui obtint un vif succès.