Pour Raphaël Rosa,
pour les siens
« Qui a mangé des murènes et des lamproies
engraissées avec de l’homme ? »
Théophile Gautier, Préface à
Mademoiselle de Maupin
« Que je crève comme un chien plutôt que de hâter
d’une seconde ma phrase qui n’est pas mûre. »
Gustave Flaubert, lettre du 26 juin 1852 à
Maxime Du Camp
« Ah ! la forme, là est le grand crime ! »
Emile Zola, Préface à L’Assommoir
« J’avais deux personnages qui luttaient en moi : celui que je n’étais pas et celui que je ne voulais pas être. »
Romain Gary, Pseudo
Vêtu de noir de pied en cap, il arpente la pièce à pas lents et cérémonieux. Sa main droite caresse courtoisement la soie de sa cravate, tandis que l’autre, encore assoupie, se blottit au creux de sa poche. Il flâne, musarde, se hasarde dans le petit salon qui jouxte la porte, furète entre les rayons de la bibliothèque, lourds de bustes grecs et de chats d’Egypte, d’ouvrages anciens clairsemés. Il s’immobilise enfin devant le bureau, éprouve la lame d’un coupe-papier contre la pulpe de son pouce. L’enveloppe se déchire. Il parcourt une lettre concise et convenue qu’il laisse choir en s’approchant de la fenêtre.
Il arbore le sourire suffisant que je lui connais de longue date. Il s’avance. Voilé de blanc, l’horizon le déçoit. Il incline les lamelles des stores vénitiens, ajourant l’ombre qui s’abat sur le parquet.
Les tours de verre se dressent partout alentour, qui inquiètent les nuages. Ses pommettes saillent de fierté. Nos regards se croisent ; il détourne la tête et s’éloigne.
Son errance confinée le mène devant l’aquarium. Les minuscules poissons aux nageoires spectrales déambulent, désinvoltes, dans l’eau tiède. Ils effleurent le tapis de galets, se lovent contre les conques artificielles, s’élèvent paresseusement le long des algues vacillantes, à la rencontre des daphnies saupoudrées à la surface de leur monde.
La touffeur des lieux m’accable. Mon front s’emperle. Sa cravate reste étroitement nouée sous son col glacé. Seule sa main, fébrile, aplanit ses mèches moites.
Il s’affale sur le cuir frais de son fauteuil. Il n’y tient plus. Ses doigts se tendent, fléchissent, se raidissent à nouveau, s’entrecroisent. Quelques secondes s’écoulent.
Il ouvre un volumineux dossier, en extrait un petit encart rose. Il contemple, comme cent fois auparavant, les sept chiffres qui s’y prélassent, joliment esquissés, presque calligraphiés. Sa plume jaillit. Le bec d’or glisse, sursaute, virevolte et s’envole, lit les courbes des chiffres. Il flatte le galbe d’un six, l’élégance d’un quatre, se complaît dans la plénitude d’un zéro, se perd dans l’entrelacs d’un huit, les recouvre d’une encre noire aux reflets bleutés. Puis il ripe, traverse brusquement la feuille, s’enivre, s’énerve, décoche des traits aigus qui griffent le papier et égratignent son grain.
Il bascule dans son fauteuil, tient la feuille à bout de bras. L’encre luit. Son regard se trouble. La petite horloge, en perpétuelle avance, sonne ; cinq brefs et frêles carillons, qui lui semblent trop stridents.
Mes yeux se ferment. Il est épuisé. Son teint blafard dénonce ses nuits d’insomnie ; ses traits tirés, son dos voûté lui rappellent son acharnement. Demain lui paraît désespérément lointain.
Il s’adosse. Agacées, ses jambes impriment un léger mouvement au fauteuil. Le balancement et l’odeur du cuir l’apaisent. Les sourcils froncés, les yeux plissés, il scrute la silhouette ovée du pélican d’ébène qui lui sert de presse-papiers, comme s’il attendait qu’elle éclose et se déploie.
Les bruits de la rue s’étouffent, onze étages plus bas. Les paupières mi-closes, il tente de s’abstraire. Ses lèvres frémissent, soufflent machinalement quelques vers anonymes. Les syllabes hésitent. Il marque un temps. Un mot, trois pieds lui échappent. Il poursuit néanmoins sa mélopée muette. Sa langue s’empresse, scande en hâte les dernières strophes, non sans trébucher, piteuse, sur le dernier alexandrin.
Le papier crisse entre ses doigts. Froissé, il manque de peu la corbeille.
Il se lève, écarte le fauteuil, ouvre le dossier qu’il feuillette frénétiquement, le referme presque aussitôt. Il le connaît par cœur. La chronologie des faits, le rôle des parties, la hiérarchie des responsabilités, l’arborescence des griefs, les moindres détails lui sont parfaitement clairs.
Il me maudit. Devais-je précisément réapparaître aujourd’hui ? Son crâne le fait souffrir, vrillé par l’horreur d’un visage trop familier.
Deux coups secs sont frappés à la porte. Il se rengorge. Sa secrétaire lui tend une tasse de café. Elle ne me voit pas. Il la remercie, elle s’en va.
Dans quelques minutes, il gagnera l’étage supérieur et longera une galerie de pastels impressionnistes, un interminable couloir complanté de ficus, pour entrer enfin dans la vaste salle de conférences. Son estomac geint. Contre leur gré, ses pensées viennent à moi.
Entre et malgré nous, depuis toujours, tout est équivoque.
Nous nous sommes longuement côtoyés, sans jamais le vouloir. Tout au plus nous tolérions-nous, à l’image de frères ennemis, victimes d’une gémellité contre nature, chacun voyant en l’autre un corps étranger, un parasite vivace et vorace dont il n’espérait rien. Toute tentative de conciliation était vaine ; nos dialogues faisaient inexorablement long feu. Le mal, nous l’apprenions à nos dépens, restait incurable.
Je le savais pétri d’orgueil, imbu de certitudes et d’ambitions ; il s’en targuait. Je le devinais vicieux ; il s’en réjouissait. Il n’avait pour moi aucun égard. Je lui en savais gré. Sa haine nourrissait la mienne.
La cuillère s’agite dans les ténèbres de la tasse. Il se délecte des volutes parfumées qu’elle disperse.
Son mépris à mon endroit, toutefois, et quoiqu’il s’en défendît, laissait poindre de l’envie. Mes sentiments connaissaient une même ambiguïté. Rétif et narquois, rogue et sournois, il était ma parfaite antithèse et, partant ou pourtant, à mon grand dam, l’objet d’une forme dégénérée de mon admiration.
Aujourd’hui, je me contente de l’observer. L’angoisse et l’euphorie s’alternent en moi, s’évitent ou s’affrontent. Il n’a guère changé. En près de dix ans, il a eu le temps de m’oublier, d’oblitérer nos souvenirs communs. Il a pu se croire définitivement affranchi d’une vie trop longtemps asservie.
Cependant, à mieux y regarder, sa prestance boitille. Ma venue l’importune. Les minutes que nous partageons, je le sens, blessent son arrogance. Sa superbe, enfin, s’étiole. S’évertuant à faire bonne contenance, il s’empare d’un journal, fait mine d’en lire les titres, le plie sur son avant-bras en prêtant un œil absent aux variations boursières. Sur la page précédente, la bande dessinée le laisse songeur.
Il glisse un carré de chocolat noir sur sa langue, l’y laisse fondre dans un léger bruit de succion, croque quelques brisures de cacao. Leur amertume le rassure.
L’un de nous devait l’emporter. Je suis parti, il est resté, défait de moi comme d’une gangue qui l’eût empêché de resplendir de son plein éclat.
Il jette le journal sur la table basse et fait volte-face. Accrochée au crépi, la Feuerquelle de Klee s’offre à lui. J’aime ce tableau, son évocation tourmentée d’un visage, lacérant une toile orangée, l’œil bleu qui s’y noie. Je l’ai acheté avec mon premier cachet. Il en époussette le cadre et porte la tasse à ses lèvres. La brûlure du café l’indiffère.
Il consulte sa montre. Il est temps. Le reste attendra. Il ajuste les quatre épingles de son complet, se tapote les joues et s’enquiert du lustre de ses chaussures. Il s’empare du dossier, fait claquer la porte ; je le suis.
Sa secrétaire lui sourit. Il marche, salue distraitement ses subordonnés. Eux aussi m’ignorent. Il trotte, maintenant. Ses semelles écrasent le semis de fleurs jaunes qui orne la moquette. Son pas rythme sa respiration.
La porte coulissante de l’ascenseur tinte, s’ouvre sur un large miroir. Ses pupilles, les miennes s’étrécissent. Je demeure immobile ; il ne bouge pas davantage. Face à face, nous nous toisons.
La porte se referme en un sourd grondement.
Mon reflet me révulse.
« Sur la table, une chandelle éclairait la pâleur de sa face froide. »
Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, Le Secret de l’échafaud
C’est alors seulement, trois, quatre ans plus tard, que je m’en souvins. Sur les lames cirées du parquet vers quoi vaguait mon regard m’apparurent les premiers linéaments, épars, presque inertes, comme caressés d’une étincelle. M’interdisant de ciller, je les vis s’animer, sinuer, s’entrecroiser, tissant une trame aux motifs familiers : le vent, la terre, le sel d’un soir de juin, un mardi, au terme d’une journée passée à planter courgettes et concombres, à cueillir des fraises flétries, d’un jour pourtant à l’image de tous ceux qui l’ont précédé, de chacun de ceux qui l’ont suivi. Elle se déploya à mesure que la salle s’emplissait.
Sur le plateau de plastique pâle, déchirant les plis d’une serviette froissée, pointe le lustre oxydé du couvert argenté. A ses côtés gisent un bol de brouet, une maigre escalope de volaille gavée, sèche, nappée d’une sauce laiteuse, une timbale de riz éventrée, un bouquet de chou-fleur, trois tiers tristes d’une assiette tiède. Une tranche de pain de mie en ferme un angle, à l’opposé d’une tasse vide. J’aurais aimé un fruit, le mordre et l’épépiner longuement.
Vingt heures, ou presque. Libérée de mon poignet, ma montre s’étend, lascive, sur le formica. La plus petite aiguille, gracile, à peine visible, ralentit sa course ; quelques minutes encore. Le soleil enfin décline entre les quatre barreaux de la haute fenêtre, frêles et fragiles. Perversement rares, ils sonnent creux, semblent attendre qu’une âme déchue les descelle. Conjugués à la tentation des carreaux, à la discrétion des gardiens, ils cultivent à dessein l’espoir, le droit si précieux d’évasion du détenu.
L’heure approche, où tout bascule. De part et d’autre de mes murs mats sourdent des lamentations, entrecoupées d’éclats de voix éraillées. Grinchant, geignant, mes compagnons m’ignorent.
Les bouchées insipides se succèdent. La sanguine du ciel en relève néanmoins l’intérêt, dont j’apprécie chaque touche et chaque trait, chaque trace sur les strates des nuages, leur conférant un suc substantiel. Je mâche lentement, ne déglutis qu’à regret.
Les teintes du ciel tardent à se ternir. Le cœur de ma journée vient à moi, à pas cérémonieux. Dans l’aile droite du bâtiment, la lucarne de l’infirmerie se voile.
Je repousse le plateau. L’estomac distrait, je me lève et m’avance. Au loin, les collines se tapissent, les champs s’endeuillent. Paresseuses encore, les ombres s’étirent, se mêlent, s’étendent en lentes processions. Insensiblement, en constant suspens, elles gravissent le haut mur d’enceinte, l’absorbent, gagnent la large cour et contournent les miradors. L’une d’elles se hisse jusqu’à mon étage, rampe jusqu’à mon parement. Il est temps de rejoindre ma paillasse. Je n’ai que trop attendu.
En tailleur sur le lit, adossé au mur froid, les mains jointes sur la grossière étoffe d’un gris nauséeux de mon pantalon, je veille. Sur ma gauche, la croisée s’ouvre sur un ciel sans lune, bientôt sans reliefs, qui occulte les lumières de la ville. Hors de ma vue, le paysage s’abîme. Les barreaux s’amollissent, fléchissent, s’écartent ; la nuit s’insinue chez moi.
C’est d’abord le reflet du téléviseur aveugle qui disparaît. Ainsi qu’en un sourd écho, les bruits ambiants se feutrent ; mes voisins se taisent. Puis le ciel s’étouffe et s’éteint. Ce ne sont toutefois là que les prémices d’une conversion.
Le noir s’impose alentour, implacable, comme une invitation à fermer les yeux. La pièce s’en imprègne. Les couleurs sont aussitôt corrompues. S’obscurcissent de concert, se dissimulent les draps livides, sans odeur, les pages d’une anthologie béante, Stoker, les lettres à en-tête de Me Vercors, l’émail fendu du lavabo. La clarté s’embrume jusqu’au souvenir du blond vénitien.
Les briques se désolidarisent ; les murailles s’abattent. Mes paumes s’évanouissent à leur tour. Le dos droit, affranchi, loin des affres de la nyctalopie, je goûte l’enivrant confort de la cécité. L’illusion est parfaite : on n’est nulle part, voire au-delà.
Il reste pourtant un pas, un seul, à franchir. Pour peu que l’on s’y prête quelque peu, tout se brouille. La prison se résume à sa dernière syllabe, sifflante, ouverte, un mot d’enfant, une rime malencontreusement masculine, dont on aime à zézayer l’hypocoristique redoublement. La cellule s’éloigne du cachot, remonte les méandres de son étymologie, retrouve l’intimité latine d’une simple chambre, évoque la chaleur d’un foyer, le sacerdoce d’un prêtre, l’oisiveté domestique. Le détenu l’est désormais de son plein gré. A force de les tourner, de les retourner, de les répéter, d’en dégager chaque lettre, chaque son, d’étudier leurs phonèmes, d’en scander les successions, de les considérer en soi, les mots blêmissent, s’évanouissent. Leur signification se morcelle, part en charpie, puis en poussière. Tout s’abstrait. Plus rien ne fait sens ; plus rien n’existe que le néant.
La nuit me pénètre ; peut-être est-ce moi qui m’engouffre. Ainsi s’oblitèrent, à un rythme insensé, surréaliste, les reproches, l’ironie, les propos navrés des magistrats, la raideur de l’huissier, celle du greffier, les soupirs des avocats. J’omets la rage et les remords. La deuxième incartade n’est plus qu’un second hasard, une peccadille, un péché ridiculement véniel, le refus du sursis une simple erreur. Sacrifié à l’arbitraire d’une stupide conjoncture spatiotemporelle, d’un nombre relatif à deux, trois chiffres, perdu dans un code ou dans une loi, à laquelle une autre époque, un autre lieu, d’autres mœurs n’auraient pas accordé la même voire la moindre importance, je suis l’un des quatre cents anonymes de l’établissement, perdu au sein d’une foule confinée, cloisonnée, quelqu’un d’autre, plus personne. Je m’efface à mon tour ; je me dépersonnalise. J’abandonne soixante kilos de chair inerte. Comme je le ferais d’une fourmi née d’une fourmilière, je m’observe. Je m’en doutais depuis quelque temps : je ne suis plus.
Je désapprends les regrets, le bouillonnement du sang versé, l’amère fraîcheur de l’alcool, le grain des billets de banque, les trois fières hypostases d’une trinité païenne. On se conforme, on oublie.
Le temps des brefs instants qui me séparent du sommeil, je recouvre la sérénité. Les Anciens parlaient d’ataraxie. Plus rien ne me trouble.
Ce n’est qu’ainsi que l’on s’assoupit. La tête enfoncée dans l’oreiller, les paupières figées, on n’appréhende plus le lendemain. On dort jusqu’à ce que les premiers pépiements nous annoncent, à notre grand dam, que l’ombre devient pénombre, que les ténèbres se sont dispersées, que l’on se réincarne ; qu’une nouvelle journée s’ébauche à la lueur jaunâtre d’une ampoule nue.
La lune recommencera à croître, esquissant un nouveau cycle de nuits de plus en plus claires, nimbées des néons pastel de l’horizon, toile de fond d’une blafarde utopie, d’une heure désespérément bleue, d’une aube éternelle réprimant toute envie de sommeil, qui nourrissent à l’envi la crainte d’être éveillé par des coups de masses, de maillets et de marteaux sur la charpente d’un échafaud fantastique, formidable. Bientôt à l’affût, bien malgré soi, on se surprend à tendre l’oreille. On attendra un mois, puis, au-delà, l’hiver et son sombre solstice.
C’est pourtant vrai : je n’avais plus songé à cette nuit depuis près de cinq ans. Le mercredi matin, elle souffrait déjà d’une onirique irréalité, s’apparentait à une vague et ondoyante réminiscence. L’éveil l’avait estompée ; la journée la dissipa. Condamnée à croupir sous la surface, à s’égarer dans les limbes de ma mémoire, elle devait n’en jaillir que bien plus tard, en cet instant précis, tandis que, dans un silence contrarié des seuls craquements de phalanges de mon conseil, le juge s’apprêtait à rendre sa sentence.
« J’étais assis sur le revers d’un chemin ; j’avais à ma gauche, et commençant à se perdre dans l’ombre naissante, toute cette plage couverte de ruines, au milieu desquelles ses trois temples seuls restaient debout. […] J’avais devant moi une jeune fille qui revenait de la fontaine, portant sur sa tête une de ces longues amphores antiques à la forme délicieuse […]. »
Alexandre Dumas, Pauline
« L’espoir n’était pas vain », se dit-il en refermant la porte. Et dans la chaude étreinte de l’air, dans sa sensuelle moiteur, il n’a pas besoin de considérer le ciel pour se convaincre qu’il brille de son plus bel éclat. Encore somnolent, Eugène s’anime ; il s’étire, emplit ses poumons. Frottant sa barbe naissante, il descend vivement le perron, puis bondit en prudence sur le chemin de terre battue. A n’en pas douter, la matinée sera splendide. Il ajuste son panama, de travers, et se met à marcher.
A ses yeux, l’embellie n’a rien d’une surprise. Eugène a foi en l’avenir. Les lendemains, pour lui, sont toujours plus clairs que les veilles, et les heures de trouble ne lui sont que d’insignifiants contretemps. Ainsi, cette nuit, lorsqu’un violent orage l’a réveillé, brandissant la menace d’une journée confinée, il comprit que le soleil ne tarderait pas à reprendre ses droits. Face à la fenêtre entrebâillée, devant les palmiers tourmentés, il savait que la pluie ne dérangerait pas son rituel matinal. Il se rendormit entre deux éclairs, le sourire aux lèvres.
De derrière un tonneau surgit un gros chat jaune. Eugène le connaît pour l’avoir entrevu hier soir ; il en est aussitôt tombé secrètement amoureux. Il le suit. Ensemble, quoique à digne distance, ils arpentent l’étroit sentier qui mène à la plage. L’animal, placide, ne se retourne qu’une fois, l’air de n’y pas penser, pourtant presque impatient. Par précaution, néanmoins, de crainte de l’effaroucher, Eugène réduit son allure ; il désirerait qu’il miaule.
A la sortie du village, le chat se dirige vers le bas banc de bois noir sur lequel sommeille un vieillard. Il s’assied à ses pieds, impérial, se laisse rejoindre. Eugène ne saurait le faire attendre ; il se hâte, amusé, théâtralement empressé. Parvenu devant la tête chenue, il porte deux doigts à sa tempe en guise de salut enthousiaste. Il aime à voir dans cette forme trapue l’éternel Nestor ; Nestor qui, retiré, après l’Iliade, au terme de l’Odyssée, vit dans le souvenir de sa gloire. Arc-bouté sur sa canne, il marmotte un laconique bonjour.
Le chat, pour sa part, ne se soucie guère de réincarnation. Qui plus est, qu’on lui préfère un barbon, qu’on poursuive son chemin en ne lui accordant qu’un furtif regard n’est pas sans l’offusquer. Comme pour se rappeler à l’attention de l’idolâtre, il se lève, fait un tour qu’il voudrait désinvolte sur lui-même, piétine, incapable de cacher son mécontentement. Eugène fait volte-face, taquin ; il le sent prêt à feuler. Pour l’amadouer, il émet un bruit de crécelle et lui ouvre sa main vide, le bras ballant, secoue ses phalanges. Il s’accroupit, et l’observe avoir un mouvement de recul, se maintenir en retrait, méfiant, malgré l’envie d’avancer ; mais le chat vient enfin à lui, et se frotte lascivement contre ses jambes. Rassuré, cajolé, Eugène le remercie en effleurant l’extrémité de sa queue, en tapotant ses côtes et ses flancs.
Lorsque le chat s’en va, Eugène reprend sa marche. Sur ses pas, il s’égare dans ses songes. Plus loin, il voit le matou disparaître en dandinant dans les hautes herbes brûlées. Il lui souffle un au revoir réjoui, et croit entendre un menu miaulement.
Nostalgique déjà, Eugène se figure les pieds dans l’eau. Il lui en tarde. Mais pour l’instant, et il s’en satisfait, il longe la clôture vermoulue des dernières masures. La très belle Cassandre, son avatar terrestre, reste cloîtrée chez elle, dans sa cuisine, à brasser le gruau de son compagnon, un pauvre, pâle Agamemnon, à brouiller quelques œufs, retournant des galettes de blé dur. Eugène se désole : les plis de l’épais rideau la lui voilent. Mais il la verra probablement à son retour.
Il surplombe maintenant la plage. Il aperçoit les dunes, douces et dorées, indécises, presque brunes. Au-delà s’étend la mer à perte de vue, qu’une légère onde caresse. Sa surface en frémit, parcourue d’ombres fugaces, qui reflète les couleurs de l’aurore. Imprévisible, elle contrarie les nuances de bleu, alterne, à l’instar des facettes d’un saphir, les teintes mates et brillantes.
Le tableau l’émeut. Il aimerait que ses parents soient à ses côtés, qu’ils l’admirent avec lui. Il sait ce qu’il leur doit. D’une certaine manière, c’est grâce à eux que le soleil resplendit ce matin ; c’est dans leur foyer, adossé aux pierres chaudes de la demeure ancestrale, bien avant qu’il sût écrire, qu’Eugène a ébauché, sans le savoir, les linéaments de sa philosophie. Près d’un âtre flamboyant, il écoutait les formidables récits de son père, ou ses oncles, leurs amis qui, plus gravement, s’entretenaient de la lente reconstruction de la ville. Bien souvent, couché dans son lit douillet, Eugène veillait, différant encore et encore le moment où il renoncerait à suivre le cours de la conversation pour s’endormir, les oreilles flattées par la verve de ses aînés. Il dormait bien. Et dès l’éveil, il voyait la poussière s’éventer, les briques s’empiler, les murs se dresser, les accolades des hommes.
Ces braves gens sont morts avec leur siècle. Qu’ils reposent en paix. Eugène se fait aujourd’hui un devoir de leur rendre grâce par un inébranlable optimisme. Pour eux tous, il vivra, verra ; il voyagera.
Rafraîchi par le vent, Eugène se retourne, contemple le village. Les maisons aux murs chaulés se sont évanouies, noyées dans l’abstraction d’un nuage beige, entre les racines d’un ciel clair, bientôt bleu, lui aussi, qu’il découvre enfin. Tout au plus discerne-t-on, ici et là, les sombres vestiges de leurs poutres fatiguées, les toitures inutiles, les volets effrités qu’une enjambée suffirait à oblitérer. A peine plus tard, à son tour, Nestor se fondra, jusqu’à demain matin, dans les ombres crayeuses de la mythologie.
L’image du paisible vieillard l’exalte. Eugène franchit bien vite l’étroite corniche qui descend vers la mer. Sa chaîne d’argent ballotte autour de son cou ; le pendentif, une croix chrétienne, décrit un arc de cercle chaotique. Il ne peut la perdre ; il la protège dans sa paume. Cristalline, elle y tinte contre son alliance.
La plage est déserte. Au loin, peut-être, près des caïques éventrés, engravés, distingue-t-il une silhouette gracile, d’argile, évoquant la première femme, une nouvelle Pandore, un fantôme du passé : une jeune fille s’éloigne, gracieuse et coupable. Le sable a déjà oublié ses pas. Eugène marchera dans la direction opposée.
Ses pensées affluent vers Thèbes, terre d’Œdipe, de Jocaste et d’Antigone, à laquelle Sophocle prête des pouvoirs divins. Il y a vécu des heures précieuses. C’est la tête pleine de masques et de fibules, de disques et d’oboles, qu’il se remémore les semaines passées. Au bras de son épouse, il a traversé l’ancienne Béotie d’ouest en est, longuement suivi le Cithéron, berceau de Dionysos, tombeau de Dircé. Comblés, ils se trouvent maintenant au terme de leur voyage, dans l’unique hôtel d’un pittoresque village. Ils s’y reposent, s’y restaurent, digèrent les délices dégustées ; ils l’achèvent.
Ce pèlerinage couronne à merveille leurs trente ans de mariage. Ils y voient, tacitement, une façon de se remercier mutuellement, ainsi que les prémices d’un avenir radieux. Ils se sentent bien.
Eugène célébrera prochainement son dernier culte. Comme à son habitude, Olinda y assistera. Du haut de sa chaire, entre deux prières, il posera son regard sur elle une fois, une deuxième fois, puis en des instants choisis, modulant les intervalles au gré des versets. Lorsqu’il l’apercevra, discrète mais rayonnante, minuscule sous les voûtes, lorsque leurs yeux se rencontreront, à chaque fois, son sermon s’animera. Plus tôt, plus tard, lors des cantiques, il l’admirera, attendra ses œillades, cherchera à percevoir le timbre de sa voix. A la fin de l’office, lorsqu’il saluera ses fidèles sur le parvis, il saura qu’elle ne sortira qu’à leur suite.
Eugène musarde, déboutonne sa chemise. Les mains dans les poches, il sourit aux mouettes.
L’abandon de son ministère ne bouleversera pas sa vie. Il le regrettera, bien sûr. Mais il n’est pas malheureux de descendre dans la nef. Sa vocation demeure ; sa mission ne fait qu’évoluer. Il poursuivra l’exégèse des saintes écritures, l’étude d’une culture qui est la sienne. De même, il continuera de s’adresser à Dieu qui, pourtant, dans sa foi, ne joue guère qu’un rôle modeste. Sa toute-puissance, ses desseins, son unicité, son existence même l’indiffèrent. Son intérêt est ailleurs. Jamais il n’a sacrifié l’humain au sacré. Bien plutôt, dans son temple, même si le Christ en domine l’architecture, les gens, fidèles ou païens, mécréants ou bigots, tous, prévalent. La religion ne lui importe qu’en ce qu’elle soutient certaines existences. Lorsque l’humanité n’en aura plus besoin, elle pourra mourir de sa belle mort. Là où nombre de ses coreligionnaires voient un sacrilège, Eugène distingue une vérité fondamentale, sans laquelle aucune église n’eût été édifiée. Ses ouailles l’ont compris.
Il s’impatiente de les retrouver, de s’asseoir à leurs côtés. Son successeur est connu. Eugène l’écoutera avec bienveillance un samedi, le dimanche, une autre semaine encore, ou deux ; ensuite, il s’en ira. Son couple débutera alors une ère nouvelle, qu’il se garde de qualifier de dernière : il se retirera en villégiature en Toscane. Sur le flanc d’une colline fleurie d’oliviers, à proximité de la Judith d’Allori, celle de Gentileschi, à un jet de pierre de Pompéi et d’Herculanum, ils découvriront une variation du bonheur.
(Pompéi attire particulièrement Eugène, depuis toujours : lecteur passionné d’Arria Marcella, spectateur séduit de Goodbye, Mr. Chips, il fantasme ; il rêve d’être à la fois Arthur Chipping et Octavien. Il se rappelle surtout les photographies jaunies que lui montrait souvent sa mère. Son père y apparaissait roide, important, à cent lieues de ce qu’il était vraiment, tantôt devant la fontaine sculptée de la voie de l’Abondance ou à l’abri de la palestre, tantôt, et tout de même espiègle, au milieu des priapées des lupanars.)
Si plaisant que soit le passé, quelque réjouissant que soit l’avenir, Eugène, pour l’heure, apprécie l’instant. Face à la Mer Egée, assis dans le sable, il pense à Thésée, Dédale, au Minotaure, à ces mythes qui lui ont donné le goût de l’Antiquité. Il l’a pressenti entre les colonnes de l’Acropole, deux ans plus tôt ; il en est désormais convaincu : la Grèce est son utopie. Peut-être doit-il voir dans cette reconnaissance la raison pour laquelle il a sans cesse retardé son premier voyage en terres hellènes. Il est ici nulle part, perdu dans des limbes qu’il croyait réservés au monde des songes, au cœur d’un îlot de sérénité, d’un éden où, malgré les villes, malgré la foule et l’effervescence, il embrasse une solitude précieuse. Au sein d’un village qui ne figure sur aucune carte, le sentiment s’avive, se sublime, s’exacerbe. Les siècles et les millénaires n’y changent rien : les Grecs, pour lui, restent les Achéens, ses hôtes de prédilection, ses frères.
Eugène et son épouse ont pourtant accompli, de l’Egypte au Mexique, de l’Inde au Pérou, en courant les forums, les catacombes, les théâtres et les musées, une série de périples qui, loin d’avoir assouvi leur soif, l’aiguisent. En dépit des chronologies, la Grèce demeure l’origine de leur monde. Jamais ils ne cesseront d’y revenir. Ils souhaitent en fouler le moindre lopin, les ultimes recoins, ses confins en quête des figures de légende, de leurs visages, de l’astuce d’Ulysse, des ailes d’Hermès, de la fureur de Médée. L’été prochain, Eugène emmènera Olinda en Crète, dans ses somptueux temples et ses eaux turquoise. Il sourit sous cape : elle l’ignore encore. Lui sait déjà qu’il consacrera la prime part de ses vacances à la relecture des comédies d’Aristophane ; il commencera par les Guêpes, ou par Plutus. Et d’Euripide, bien sûr, Hippolyte s’imposera.
La frêle tache argentée d’une goélette apparaît dans l’azur de l’horizon, les toiles carguées, spectrale. Eugène se déchausse ; ses orteils s’enlisent. La caresse du sable reste d’une exquise fraîcheur. Composant une large conque de ses deux mains, il en improvise un sablier, s’égaie de la fuite des grains, de leur insinuation dans les lignes de ses paumes. Il en joue longuement, lentement, jusqu’à ce qu’il remarque le duvet blond, blanc, de ses avant-bras, les mille éphélides ; l’anneau blafard de son poignet a disparu.
Il sourit. Au cœur de l’arène, alors que l’orbe orangé du soleil s’élève à peine, il devient poète. Il murmure une succession de mots doux, sans liens, presque inouïs, tels qu’ils lui viennent à l’esprit. Les jambes écartées, il s’incline. Son index trace quelques traits dans le sable, des souvenirs de géométrie, ébauche quelques lettres, forme quelques vers qui, bientôt, dégénèrent en dessins excentriques. Il se redresse, abandonnant l’esquisse naïve d’une jungle fabuleuse.
Il se lève et, comme tous les matins, se promène sur la grève. L’ensoleillement le transporte. Eugène marche plus longtemps que de coutume, s’éloigne encore de la petite Pandore. Il franchit une barrière de rochers roux, et s’engage sur un mince rivage jonché d’algues échouées. Il inspire profondément, lumineux, candide : il se sent éclaireur, explorateur d’une parcelle inconnue de la terre chérie. Conquérant, il l’arpente à grandes enjambées sur toute sa largeur, sur toute sa longueur, avant d’aller à la rencontre des vagues. Recueillant un peu d’écume dans sa main, il en hume le parfum salin ; elle s’échappe entre ses doigts en emportant les derniers grains de sable.
Il s’assied en retrait, relève son panama et contemple les flots. Au large, au-delà des récifs émoussés, s’étendent les sinuosités de l’Eubée ; elles évoquent la silhouette endormie d’Olinda, chastement couverte des draps blancs qui lui confèrent la digne beauté des déesses en toge. Eugène distingue chacun de ses traits. Sur le mol oreiller, son visage clos laisse deviner un regard pudiquement masqué par ses délicates paupières, sans qu’elle-même, esthète accomplie, si joliment sensible à l’harmonie d’un sonnet, à l’eurythmie d’une statue, puisse seulement entrevoir la perfection de ces amandes de peau bistrée, finement plissées, fendues d’un trait noir ondoyant. Tout à l’heure, patiemment, partagé entre la sanguine de l’aube et la mine adorée, épiant le moindre cillement, Eugène a veillé sa femme, avant de la border, de baiser son épaule, et de quitter la chambre à pas feutrés.
Peut-être est-elle éveillée. Elle s’étire, ouvrant ses gentils yeux marron sur les maladroites moulures du plafond, puis, en prenant son temps, sur la baie. Sacrifiant à une habitude qu’il lui a toujours connue, elle rejettera les draps, faisant à l’air frais l’offrande d’un corps érotique, d’une peau mate, si lisse. Pendant que la baignoire se remplira d’une eau mauve, elle choisira, chancelante, son paréo, hésitant entre des bleus et des oranges, entre des fleurs et des spirales, le déploiera sur le lit.
A la sortie de la salle de bain, elle aura ce ravissant mouvement de tête dont, de crainte qu’il ne s’altère, il ne lui a jamais parlé. Superbe, enveloppée de sa serviette, elle se hissera sur la pointe des pieds pour gagner le sommet d’une armoire et s’emparer de son large chapeau de paille.
Eugène aime sa femme. Il l’imagine ébouriffée, grêle oisillon. Il l’aime, et il aimerait la rejoindre, assister à cette scène si familière dont il ne se lasse pas. Mais il ne bougera pas ; il sait mieux que personne, aussi bien que les poètes, que l’attente attise les plaisirs.
Il s’allonge dans le sable, y façonne son empreinte. D’une pureté éclatante, le ciel l’aveugle, pastel éthéré, hypnotique, nimbé de la lumière diffuse d’un soleil invisible. Eugène s’y soumet. Les yeux clos, il aperçoit les volutes colorées des phosphènes, qu’avive la brûlure de Phoibos. Affectant une mollesse, il rampe jusqu’à l’ombre échancrée des palmiers, s’affale à côté d’un coquillage nacré.
Une légère brise se lève ; les palmes remuent en un mélodieux bruissement. Tandis que le sable tiède épouse les reliefs de son corps, Eugène atteint à la béatitude. Tout s’éloigne, s’embrume, s’évanouit. Une indicible sensation de bien-être, proche de l’engourdissement, saisit sa chair. Ses membres meurent. Eugène flotte. Seul le grondement muet de son estomac l’empêche de s’assoupir.
Plus tard, il retrouvera son épouse pour un festin d’ananas, de figues et de pastèques, de gourmandes confitures, de pain à la mie serrée et de thés fruités, indispensable prélude à leurs journées de farniente. Il en salive, déglutit. Une saveur sucrée naît dans sa gorge.
A son corps défendant, Eugène observe la plus stricte immobilité. Il s’abandonne à l’idée, interdite et troublante, des sables mouvants, à l’indolence, à leur suave étreinte, moelleuse et satinée. Il se sent entraîné, couler, grain parmi les grains, vers un tendre terrier, vers un cocon complice, soyeux, dans lequel il ferait bon dormir.
La nuque surélevée, Eugène s’ébroue, indulgent. L’ensevelissement ne l’attire pas vraiment. Il a bien trop à faire.
Il est temps, d’ailleurs. Il entreprend de se redresser. Mais comme il s’apprête à prendre congé de la mer, ses gestes se suspendent. Il a avisé, près d’une palme brunie, une touche foncée qui l’intrigue. Il s’en approche sur les genoux, d’une démarche traînante et comique, y reconnaît un tesson de céramique. Il se penche. L’objet ne repose pas sur le sable ; il en affleure.
Eugène, soudain timoré, le frôle ; rugueux, grenu, il paraît très ancien. Sa curiosité est piquée. Sur le ventre, il plonge un doigt dans le sable, juste sous sa trouvaille, et ne l’avance qu’avec soin, la respiration coupée. A sa grande surprise, il ne rencontre aucune résistance. Il expire. Sur les coudes, il retrousse ses manches, et déplorant l’absence de pinceaux, la pallie par le frétillement de ses auriculaires. Ainsi, toujours prudemment, progressivement, il met à jour un robuste anneau. Il le nettoie. Mais, il s’en rend vite compte, ce n’est pas tout. Minutieusement, du plat de la main, il découvre une vaste surface plane : l’anneau est une anse.
Eugène sursaute, bien tard, mais il sursaute. Charmé, songeur, il s’emporte, redouble d’efforts ; il écarte le sable à pleines poignées, d’abord meuble, limpide, puis de plus en plus dense, plus sombre. Eugène fatigue. Il jette un regard fébrile à l’entour de la crique en quête d’un quelconque outil. Il trotte de haut en bas, de droite à gauche. Son panama s’envole. Hors d’haleine, il déniche enfin, entre deux rochers lutinés par les flots, un os de seiche. Il se précipite vers le trésor enfoui.
Cette fois, il creuse, avec l’assiduité d’un orpailleur. Apparaissent le col, le flanc rebondi d’une amphore. L’excitation le gagne. Sa chemise ôtée, il poursuit l’excavation de plus belle. La sueur perle sur son front empourpré. Quelques grains s’incrustent sous ses ongles ; il ne s’arrête pas. Un minuscule coquillage entaille son pouce ; il saigne mais n’en a cure, essuie négligemment la plaie sur son pantalon de toile et reprend aussitôt sa tâche.
Le vase est bientôt à moitié libéré. L’air tiède s’engouffre dans sa tombe, lui insuffle une vigueur oubliée, semble l’éveiller. Il est énorme. Son pied n’en reste pas moins fermement enfoncé dans le sol.
Il s’agit de ne pas succomber à la tentation de l’en extirper brusquement. Méticuleux, avec d’infinies précautions, Eugène élargit et approfondit le trou, dégage peu à peu la jarre, jusqu’à ce qu’elle s’en déloge de son propre mouvement. Alors, il la soulève ainsi qu’un gigantesque nourrisson, la soutient de ses deux bras contre son torse et, en prenant garde de ne pas la maculer de sang, la couche sur le sable.
Eugène défaille. Il peine à en croire ses yeux : il vient d’arracher une amphore du sein d’une terre adorée, le symbole même de l’Antiquité ! Sa valeur est sans doute dérisoire, purement historique, culturelle. Peu lui importe. Il ne prétend à aucune richesse. Les courbes voluptueuses qui s’offrent à lui, leur signification le comblent. Une telle fortune le confond.
Audacieusement ovée, remarquablement pansue, la jarre est allongée devant lui. Il s’en éloigne lentement, sans lui tourner le dos. Il s’accroupit, radieux, avant de revenir sur ses pas. De la pulpe de son majeur, il l’effleure, déchiffre les infimes fêlures qui fragilisent l’argile, parcourt ses nervures. Elle est magnifique, extraordinaire.
Eugène s’écarte, soucieux que son ombre ne la voile. Dorée, elle se complaît sous les rayons du soleil, s’imprègne de sa lumière, de sa chaleur, cherchant à convertir les rares pigments blancs qui la constellent. Eugène la débarrasse des derniers grains de sable en l’époussetant d’un pan de sa chemise ; il flatte ses formes d’un léger souffle.