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Pour Philippus,
ce clin d’œil complice et affectueux.

À mes amis dialysés et greffés,
qui me donnent tous les jours des leçons de courage et de vie.

Et pour mon amie Ginette,
à qui je me réjouissais d’offrir ce quatrième opus.

Ce roman est une fiction. Toute ressemblance avec des événements ou des personnages réels serait une coïncidence.

Don Juan : séducteur, le plus souvent libertin et sans scrupules (Trésor de la langue française).

Donjuanisme : besoin pathologique de séduire (Vulgaris-médical).

PROLOGUE

L’APPARTEMENT EST SILENCIEUX. J’attends depuis une demi-heure. Elle va rentrer comme d’habitude vers vingt heures. Je connais parfaitement ses habitudes pour l’avoir suivie à de nombreuses reprises. J’ai pénétré dans son deux-pièces en me débrouillant pour que personne ne me voie. Cet immeuble est peu fréquenté, mais il fallait prendre quelques précautions. Crocheter la serrure a été un jeu d’enfant ; ce n’est pas une serrure de sécurité. Je n’avais rencontré aucun problème la première fois. J’ai trouvé ce que je cherchais. Maintenant, j’attends. Il faut que je le fasse. Elle ne va pas me voler tout ce que j’ai, quand même !

Des pas dans l’escalier. C’est elle. Je reconnais sa façon de monter les marches. Je serre dans mes mains gantées le lourd cendrier en cristal que j’avais repéré lors de ma visite précédente.

La clé tourne dans la serrure. Elle entre. Je me colle encore davantage contre le mur. L’escalier est dans le noir : j’ai pris soin de dévisser l’ampoule du palier.

Un cliquetis. Elle essaie d’allumer la lumière. Qui ne marche pas. Normal, j’ai coupé l’électricité. Comme je le prévoyais, elle s’avance dans l’appartement, se dirige vers la gauche, cherche à tâtons le disjoncteur.

Je fais un pas en avant et j’abats de toutes mes forces le cendrier sur son crâne. Elle s’écroule sans un cri. Je ferme doucement la porte derrière elle.

Le corps est allongé par terre, sur le ventre, un bras en avant. Elle semble dormir. Mais lorsque je rallume la lumière, je vois la flaque de sang qui s’étend rapidement et la cervelle qui bave sur le linoléum.

Je m’accroupis pour l’examiner de plus près. Elle est morte sur le coup. C’est facile de tuer. Pas besoin d’avoir beaucoup de muscles. Il faut dire qu’avec son poids imposant et ses arêtes bien tranchantes, ce cendrier était une arme parfaite.

Maintenant, elle ne pourra plus s’approprier ce qui m’appartient.

Je viens de refermer sa porte et je suis encore dans l’escalier quand j’entends le téléphone sonner chez elle. Je sursaute. Mais il n’y a plus de danger maintenant. Tiens, c’est sans doute lui qui appelle. Trop tard, mon pauvre. Allez, tu t’en remettras…

INTRODUCTION

POUR PEU QU’ON S’INTÉRESSE À SES MALADES au-delà de l’acte technique, la médecine est un extraordinaire moyen d’approfondir sa connaissance de l’être humain. Mais aussi d’apprendre des histoires qui feraient pâlir de jalousie les meilleurs auteurs de romans policiers. Les hésitations qu’ils pourraient avoir à construire une intrigue à la limite du vraisemblable seraient vite balayées par ce qu’on peut rencontrer dans la vie de tous les jours. Les médecins légistes et les enquêteurs de la Criminelle le savent bien.

J’avais un jour reçu en consultation un malade peu loquace avec lequel le contact se révéla difficile. Une semaine plus tard, j’avouais à son médecin traitant que je n’avais pas ressenti beaucoup de sympathie pour cet homme au visage hermétique. C’est alors qu’il me répondit en éclatant de rire : « Évidemment, tu ne connais pas son histoire ! Figure-toi que, profitant d’une hospitalisation de quinze jours, sa jeune épouse avait voulu lui faire une surprise en faisant repeindre sa maison. Seulement, les ouvriers se sont aperçus qu’un pilier sonnait creux dans le grenier et ont trouvé un squelette à l’intérieur… Celui de sa première femme, officiellement envolée du domicile conjugal trente ans plus tôt. Eh bien, comme il y avait prescription, il a pu seulement être inculpé de recel de cadavre1. Tu vois le topo ! Ça a jeté un froid dans le ménage… »

Mais cette anecdote n’était rien à côté de ce que Francis, un autre de mes patients, m’a raconté. Francis est arrivé dans le service pour une grave maladie, qui avait détruit ses reins en quelques semaines. Il a survécu, mais ses reins n’ont jamais récupéré et il a dû être dialysé pendant plusieurs mois, avant de bénéficier d’une greffe, dans un délai inhabituellement court pour l’Ile-de-France. L’ironie de la situation était d’autant plus cruelle qu’il était délégué hospitalier dans un grand laboratoire pharmaceutique commercialisant du matériel de dialyse. Je l’avais parfois croisé au cours de réunions professionnelles, mais il travaillait dans un secteur géographique distant de mon hôpital : l’Ouest de la région parisienne et la Bretagne.

J’ai vu Francis très souvent pendant deux ans. Passé de longs moments avec lui au début, lorsque sa vie était en danger. Un peu plus tard, je venais lui rendre visite à l’occasion de ses séances de dialyse, trois fois par semaine. Et enfin, je l’ai reçu lors des consultations nécessaires pour la surveillance de sa greffe.

Inévitablement, on noue des liens plus forts avec certains patients. Et Francis avait une personnalité attachante qui ne pouvait laisser insensible. Il était difficile de résister à son charme. Ses yeux noisette bordés de longs cils hypnotisaient ses interlocuteurs. Il avait un visage plutôt rond, deux fossettes craquantes dont il jouait en amateur averti, des cheveux bruns qui avaient tendance à boucler. Toujours souriant malgré le mauvais sort qui s’acharnait sur lui, il regardait les personnes du sexe opposé avec une gourmandise évidente. Très vite, le personnel du service remarqua le jeu du chat et de la souris qui s’organisait autour de ses visites, et qui montrait clairement qu’il n’avait pas qu’une seule femme dans sa vie. Lorsqu’un jour, j’abordai le sujet en riant, il ne fit rien pour cacher cette situation, mais ajouta, le visage soudain fermé, que « ça avait failli lui coûter cher ».

Ce n’est qu’ultérieurement, lorsque nous devînmes plus intimes, qu’il me raconta, par bribes successives, ces incroyables événements.

C’est son histoire que je vais retranscrire ici. Grâce aux notes que j’ai prises au fur et à mesure de nos entretiens, j’ai pu reconstituer son parcours – j’ai seulement changé les noms et les lieux, afin de respecter son secret – et j’ai présenté cette aventure sous la forme d’un roman. Du reste, Francis m’avait dit un jour : « Tiens, toi qui écris des polars, ça ferait une belle trame pour un de tes prochains livres. Mais attends que je sois mort ! ». Je lui répondis que je n’avais pas envie de le voir mourir tout de suite, et que je pourrais fort bien disparaître le premier ! Le sort en a décidé autrement.

Alors que son rein greffé fonctionnait parfaitement bien, Francis s’est tué dans un accident de voiture.

Plusieurs membres du service assistèrent à son enterrement. On l’aimait beaucoup, Francis, même si on n’approuvait pas tous les aspects de sa vie un peu dissolue. Mais c’était sa vie. Et nous n’étions manifestement pas les seuls à l’aimer. Il y avait beaucoup de monde aux obsèques, ce jour de printemps au cimetière Montparnasse.

Dont plusieurs femmes en noir, d’ailleurs.

Je laisse maintenant la parole à Francis.


1. Inspiré de faits authentiques.

CHAPITRE PREMIER

AUSSI LOIN QUE JE ME RAPPELLE, j’ai toujours été comme ça. Impossible de me contenter d’une seule. Dès l’école, à cette période de l’enfance où chacun a sa petite copine, j’en avais trois en même temps. Souvent, deux d’entre elles rentraient à la maison en pleurant parce que j’étais resté avec une autre à la récré. Après, elles boudaient pendant plusieurs jours. Mais j’arrivais presque toujours à me faire pardonner. Je savais instinctivement que j’avais du charme et comment m’en servir. J’étais déjà très baratineur et d’un culot sans limites.

Mes parents ne s’en formalisaient pas trop. J’étais fils unique et ils avaient près de trente ans lorsque j’étais né. Ils se montraient volontiers d’une indulgence coupable à mon égard. Surtout ma mère qui était secrètement très fière de me voir rencontrer un tel succès.

À l’adolescence, ce trait de caractère a pris des proportions inquiétantes. Mon premier vrai baiser (un baiser de cinéma, oserai-je dire !), je l’ai volé à douze ans, dans l’obscurité complice du Max Linder, où j’avais emmené ma conquête dans un but bien précis. On y projetait À la poursuite du diamant vert. En fait, je n’ai pas trop regardé l’écran, mais j’avais lu la critique, le film avait l’air sympa et je pensais que ça pourrait créer une ambiance favorable. Je ne m’étais pas trompé.

J’ai perdu mon pucelage à seize ans, pendant mes vacances dans l’île d’Oléron. Je m’étais débrouillé comme un chef. Mes parents devaient rentrer après avoir rendu la villa de location. J’ai réussi à négocier deux jours supplémentaires chez un copain, dont les parents nous ramèneraient à Paris. On organisait une grande soirée d’anniversaire. J’avais jeté mon dévolu sur une fille un peu plus âgée que moi, dotée d’une poitrine superbe, qui paraissait bien délurée. Vers minuit, je l’ai emmenée discrètement. J’avais fermé la fenêtre de ma chambre au premier, mais sans tourner la poignée. On est entrés facilement et on a fait l’amour dans la chambre des parents. J’ai eu un peu peur ensuite. Elle ne m’avait pas dit qu’elle était vierge et on a laissé une tache de sang sur le matelas ! Impossible de la nettoyer complètement. Heureusement, je n’ai pas eu de nouvelles ensuite.

Au cours des années suivantes, je collectionnais les aventures pendant les vacances. Je sortais avec deux ou trois filles à la fois, comme à l’école. À la fin du séjour, je totalisais souvent plus d’une vingtaine de conquêtes ! Ma réputation n’était plus à faire, mais curieusement, cela ne les faisait pas fuir. Peut-être chaque nouvelle espérait-elle être la fille qui arriverait à me stabiliser ?

J’ai fait des études secondaires, disons normales. Je travaillais juste ce qu’il fallait, sans excès. Mon père aurait apprécié que je devienne médecin. Lui-même était gastro-entérologue. Mais j’ai préféré tenter la pharmacie. J’ai arrêté au bout de deux ans, viré vers une école de marketing, et j’ai fini par entrer dans l’industrie pharmaceutique. Comme j’aimais bien tout ce qui se rapportait au biomédical, je me suis retrouvé dans le secteur de la dialyse. Si j’avais su qu’un jour j’en aurais besoin…

Il y a peut-être un facteur génétique dans mon comportement avec les femmes. Je sais que mon père était un foutu cavaleur quand il était étudiant. Et d’après ce que j’ai cru comprendre, il ne s’est pas vraiment calmé après son mariage. Ma mère était au courant, mais elle laissait faire. Elle aussi avait des aventures de son côté, je pense. Mais ça ne les empêchait pas de bien s’entendre. On sentait une grande complicité entre eux. Ils s’étaient mariés un peu précipitamment, alors que j’étais déjà dans le ventre de ma mère.

À la maison, l’ambiance était agréable. J’étais fils unique, honorablement choyé, et je partageais beaucoup de choses avec mes parents. Quand mon père, le docteur Michel Besanet1, gastro-entérologue réputé d’une clinique du seizième arrondissement, est mort en deux mois d’une leucémie foudroyante, ce fut comme un coup de tonnerre pour nous. Il avait à peine cinquante ans, j’en avais vingt. Heureusement, il avait laissé à sa femme de quoi vivre largement, grâce à une bonne assurance-vie, ce qui m’a permis de terminer mes études de marketing et de trouver une situation. Ma mère lui a survécu seulement sept ans. Elle est décédée d’un cancer du pancréas. Elle ne s’était jamais remariée.

C’est pour ça que les élucubrations des psychiatres me font rigoler. Un jour, une de mes copines férue de psychologie m’a littéralement jeté à la figure un article sur le « donjuanisme » en me disant : « Tiens, lis, c’est ta maladie ! ». Elle venait de découvrir son infortune et l’avait plutôt mal pris. Moi, je ne me suis pas du tout reconnu dans ce galimatias ! Ces histoires d’hommes qui cherchent à séduire leur mère dans chaque nouvelle femme parce qu’ils ont souffert d’un manque d’affection dans leur petite enfance, ces hommes qui voudraient prendre une sorte de revanche sur la gent féminine, mais incapables de trouver leur satisfaction dans ces conquêtes incessantes, d’ailleurs ils sont parfois impuissants, etc. N’importe quoi ! J’ai eu une enfance heureuse avec des parents aimants, attentionnés, et qui ne se disputaient pas à la maison. Je n’ai jamais ressenti quelque manque d’amour maternel.

Et surtout, je n’ai aucune revanche à prendre sur les femmes. Je me plais en leur compagnie. Je trouve exceptionnel qu’une femme soit vraiment laide ; il y a toujours un petit détail qui peut rendre attirante même la plus ordinaire. J’aime faire l’amour avec elles. Et lorsque j’en ai connu une, je ne peux plus jamais la regarder de façon « neutre ». Je ne suis pas jaloux de leurs aventures. Et, contrairement à ce qu’on pourrait croire, je les respecte. J’ai de l’affection pour elles, de la tendresse souvent. Mais je n’y peux rien : chaque fois que j’en rencontre une qui me plaît de n’importe quelle façon (et il y en a tant !), j’ai envie de l’attirer dans un lit et de lui faire l’amour. Chacune a sa façon bien à elle d’aboutir à son plaisir ou d’en donner à son partenaire, c’est toujours une découverte très émouvante pour qui veut bien explorer ces terres inconnues.

C’est pour cela que je n’ai jamais voulu me marier, ni même me mettre en ménage, et bien sûr avoir d’enfant. Je sais que je suis incapable de mener une vie de couple normale. Et ce travail dans l’industrie pharmaceutique, outre qu’il me permettait de rencontrer beaucoup de gens, m’obligeait à de fréquents déplacements et me protégeait ainsi du désir de stabilité de beaucoup de femmes.

Du moins le croyais-je, avant de rencontrer Myriam.


1. Voir Meurtre à la morgue, Éd. Glyphe, 2005.

CHAPITRE 2

AU MOMENT où mes ennuis ont commencé, je fréquentais trois femmes. C’était, disons, mon chiffre habituel. Souvent dépassé ponctuellement, en fonction des rencontres.

Brigitte était cadre infirmier dans un centre de dialyse des Yvelines. Blonde aux yeux bleus rieurs, beaucoup de charme. Un peu ronde, juste ce qu’il faut pour être appétissante. Elle était bien dans sa peau, et m’a semblé très libre dès le premier contact. Le courant est tout de suite passé. Je l’ai invitée deux fois à déjeuner avec les médecins du centre, dans un de ces petits restaurants champêtres dont la région regorge. C’était au mois de mai, il faisait beau, nous étions à une terrasse, les oiseaux pépiaient. J’ai senti, aux frôlements de doigts, aux brefs croisements de regards, que je pouvais me lancer. La fois suivante, je me suis débrouillé pour passer dans le service en fin d’après-midi, après m’être assuré qu’elle serait encore là, et je lui ai proposé de prendre un pot. Quelques heures plus tard, nous étions dans son lit.

Brigitte habitait un ravissant petit appartement dans une ancienne maison de Saint-Germain-en-Laye. Dès la première fois, nous avons ressenti une grande complicité sexuelle. Elle était gourmande, très « nature », exprimant ses envies avec franchise, et n’a jamais demandé davantage que ces moments de pur plaisir. Une relation simple, empreinte d’affection et de désir. Elle dure depuis des années. Je ne sais pas si elle avait d’autres hommes dans sa vie. Je ne lui ai jamais posé la question, et elle ne m’a jamais interrogé sur ma situation.

*

Avec Isabelle, l’histoire était très différente. Elle remontait à de nombreuses années et se situait dans un registre beaucoup plus sentimental. Nous nous étions connus dix ans auparavant. Isabelle était magnifique. Brune, avec de longs cheveux tombant sur les épaules, les yeux noisette, grande et bien faite. Elle sortait avec un de mes amis, mais dès que je l’ai vue, j’ai perdu toute retenue. Il fallait que je couche avec elle ! J’ai deviné très vite qu’elle était sensible à mon charme et j’ai sorti le grand jeu. Mon copain me connaissait suffisamment pour savoir que je ne renoncerais pas, et il s’est effacé avec élégance, alors que je n’en faisais guère preuve. J’étais assez amoureux d’Isabelle, mais elle encore plus, et elle fut très malheureuse lorsqu’elle apprit une de mes incartades, quelques mois plus tard. Elle disparut de ma vie sans crier gare et j’en fus affecté, mais je ne pouvais pas lui en vouloir.

La vie est parfois un vrai roman. Au décours d’une de mes visites au centre hospitalier de Chartres, je nouai connaissance de manière un peu plus approfondie avec une des assistantes du service de néphrologie… C’est-à-dire que nous passâmes, de temps en temps, une nuit ensemble dans une auberge à distance de la ville. Une fois, alors que nous fumions une cigarette après nos ébats, elle me glissa sur un ton anodin :

– Sais-tu que j’ai déjà entendu parler de toi ? Il y a une de tes vieilles connaissances dans l’hôpital.

Je me redressai.

– Ah bon ? J’étais étonné car je ne connaissais personne en dehors du service de néphrologie et de la pharmacie ; je ne voyais pas de qui elle pouvait parler.

– En fait, elle n’est pas à proprement parler dans l’hôpital. C’est la femme d’un chirurgien viscéral. Nous dînions chez eux, et lorsque j’ai parlé de toi – je ne sais plus à quel propos –, je l’ai vue pâlir. Elle a commencé à me poser plein de questions. Son mari commençait à tirer la tronche, d’ailleurs. Elle a dû lui expliquer qu’elle t’avait connu des années auparavant, dans une autre vie !

Elle avait pris un air franchement ironique, histoire de me faire comprendre qu’elle ne se faisait aucune illusion sur moi. En même temps, je sentais qu’elle guettait ma réaction.

– Comment s’appelle-t-elle ?

– Isabelle. Isabelle Mathion maintenant. Ils ont deux enfants, ajouta-t-elle avec une cruauté toute féminine.

Je venais de retrouver la trace d’Isabelle et d’apprendre qu’elle vivait dans l’Eure-et-Loir, qu’elle était mariée et mère de deux enfants. Je réussis à paraître indifférent et à me retenir de poser des questions, mais dès le lendemain je cherchai fébrilement l’adresse des Mathion à Chartres. Après quelques difficultés – je me demandai un moment s’ils n’étaient pas sur liste rouge –, je finis par découvrir qu’ils habitaient en dehors de l’agglomération, à Saint-Prest, une petite commune de deux mille et quelques habitants.

Comme un collégien, je vins repérer la belle maison qu’ils occupaient et je m’embusquai pendant une heure, espérant apercevoir Isabelle. En vain. Pour quelqu’un qui avait un culot monstre, j’étais plutôt inhibé ! Je me sentais éperdument amoureux, et timide.

Je ne pouvais rester là trop longtemps, j’avais des obligations professionnelles. Je ne savais même pas si Isabelle travaillait. Je me rappelai qu’autrefois elle voulait devenir orthophoniste. Avait-elle été jusqu’au terme de ses études ? Le surlendemain, après moult hésitations, je composai leur numéro avec appréhension, prêt à raccrocher à la moindre voix mâle au bout du fil. J’avais choisi d’appeler vers dix heures du matin, mari à l’hosto et enfants à l’école. Bien sûr, je risquais de tomber sur la femme de ménage, mais je tentai le coup.

Je reconnus tout de suite la voix chaude et douce et je me sentis fondre comme un glaçon posé sur une plaque à induction.

– Allô ?

– Allô… ?

– Francis… c’est toi ?

– Oui, c’est moi. Je ne te dérange pas ?

– Non, non, je suis seule. Comment as-tu trouvé mon numéro ?

– Je l’ai cherché dans l’annuaire. J’ai appris par hasard que tu habitais dans la région.

– Ah oui, je vois. Tu travailles dans l’industrie pharmaceutique, je crois ?

– Oui. Je citai le nom de ma boîte. Euh… Comment vas-tu ?

– Ça va. Je suis mariée comme tu sais, et j’ai deux filles de six et trois ans.

– Ah, c’est bien. Tu ne travailles pas ?

– Pour l’instant, non. J’ai mon diplôme d’orthophoniste, mais je m’occupe de mes enfants. On verra plus tard.

– Oui, je comprends. Je suis content que tu ailles bien.

– Merci. Et toi, tu es heureux ?

– Oui, beaucoup de travail, mais je n’ai pas à me plaindre.

– Tu n’es pas marié ?

– Ben non… Avec mon travail, c’est difficile. Beaucoup de déplacements, tout ça…

Un silence. Je repris la parole.

– Ça m’a fait vraiment plaisir de te parler. Depuis tout ce temps…

– Oui, moi aussi. Ça me fait tout drôle d’entendre ta voix.

– À bientôt. Je t’embrasse.

– Moi aussi.

Clic. Le combiné à peine raccroché, je réalisai que je ne lui avais même pas donné mes coordonnées. De toute façon, elle ne m’aurait sûrement pas rappelé. Elle n’avait pas manifesté un intérêt particulier à mon égard. Je me sentais idiot.

Deux jours après, en arrivant au bureau, je trouvai dans mon courrier une enveloppe revêtue d’une écriture que je reconnus immédiatement, barrée d’une inscription en majuscules : « Personnelle ».

Je m’isolai pour la lire en cachette, le cœur battant.

« Francis,

Tu ne peux pas savoir à quel point ton appel m’a émue. Entendre ta voix m’a rappelé tant de souvenirs que je n’oublierai jamais.

À bientôt peut-être.

Je t’embrasse.

Isabelle »

*

C’est ainsi que nous nous tombâmes à nouveau dans les bras l’un de l’autre, dix ans après notre rupture. Ces retrouvailles avaient beau être très intenses, nous savions tous les deux qu’elles survenaient trop tard. J’étais beaucoup plus épris qu’à l’époque de notre première rencontre. Mais nos amours se teintaient de désespoir. Nous devions prendre des précautions sans fin dans une ville de province où nous pouvions facilement être repérés. Elle avait fait sa vie et avait deux jeunes enfants. Son mari était un chirurgien connu. Nous ne pouvions avoir d’avenir commun. Nous vivions néanmoins des moments inoubliables. Une plongée dans le passé, au sein d’une bulle concrétisée par la voiture dans un bosquet, la chambre d’une auberge de charme.

*

Esther m’a attendri dès notre première rencontre. Elle était pharmacienne à l’hôpital Foch, à Suresnes. Un visage rond, avec de ravissantes fossettes, brune aux cheveux courts, mince, toujours une ombre de tristesse dans le regard. J’ai compris pourquoi un peu plus tard, lorsque je réussis à la faire parler après un déjeuner arrosé d’un Brouilly bien traître à la terrasse de la Grande Cascade. Sa mère était morte alors qu’elle avait à peine trois mois. Son père ne s’était jamais remarié et avait élevé sa fille tout seul pendant quelques années, se comportant en véritable père juif, aimant et un rien trop protecteur. Son métier de courtier en assurances, exercé essentiellement à domicile, ne lui imposait pas trop de contraintes horaires. Mais la dépression l’avait rongé progressivement et il était mort d’un infarctus, quasiment ruiné. Esther n’avait jamais eu de vraie présence maternelle, seulement deux tantes, qui l’adoraient, l’avaient prise en charge, et qui résumaient sa famille. On ne parlait jamais de Rachel, sa mère disparue dans un accident d’avion. Pas de tombe sur laquelle elle pût se recueillir.

Je mis longtemps à parvenir à mes fins avec Esther. Elle était réservée, presque méfiante. Par chance, je n’avais pas encore exercé mes coupables activités de séduction dans l’hôpital, car, si elle en avait entendu parler, mes quatre mois d’efforts auraient été vains. Je donnai à fond dans le registre sentimental, je n’avais pas trop à me forcer d’ailleurs, son apparente fragilité réveillait mes instincts protecteurs.

Un soir enfin, j’arrivai à lui arracher un baiser, après de patientes tentatives pour lui prendre la main et la garder un temps raisonnable dans la mienne. Je revivais les délices de mon adolescence !

Je ne regrettai pas d’avoir attendu si longtemps lorsque, deux semaines plus tard, nous franchîmes la porte de son petit appartement de Puteaux, et qu’après quelques faibles protestations, elle s’abandonna enfin. Elle était douce, tendre, sa peau était délicatement parfumée, et sa timidité était touchante. Je me sentais très amoureux.

Au fur et à mesure de nos rencontres, elle se laissa aller et devint bientôt une amoureuse passionnée, réclamant les caresses et les étreintes. Les femmes révélées par un amant adroit manifestent très souvent un appétit sexuel sans égal.

Je réussissais à faire croire à Esther que mes fréquentes absences étaient liées au travail. Bref, tout allait bien. J’étais heureux et je caressais, parfois, l’envie de me mettre en ménage avec elle.

C’est alors que je fis la connaissance de Myriam, pour mon malheur.

CHAPITRE 3

C’EST EN ACHETANT UN POLAR à la librairie du Mont Valérien, près de l’hôpital Foch, que je rencontrai Myriam un jour de juin. Je cherchais de la littérature de gare pour meubler mes moments d’attente. Je tombai dès l’entrée sur une table recouverte de livres et commençai à farfouiller dans les piles lorsqu’une voix discrètement acidulée m’interrompit.

– Je peux vous aider ?

Je me tournai et découvris derrière la caisse une grande blonde d’une quarantaine d’années qui me regardait d’un air moqueur. Ses cheveux tombaient en cascade sur ses épaules. Des yeux bleu clair éclairaient son visage et un rouge à lèvres très foncé détonnait sur sa peau assez pâle.

Très belle. Et son allure générale annonçait un caractère énergique.

– Pardonnez-moi, dis-je en sortant mon sourire numéro un, je ne vous ai pas saluée en entrant.

– Je suis habituée, les gens ne savent plus dire bonjour. Sans doute parce qu’il est écrit « entrée libre » sur la porte ?

Et toc ! Le genre à ne rien pardonner. J’aurais dû me méfier tout de suite.

– Puis-je vous être utile ? reprit-elle en sortant de son antre. Mon regard, bientôt comparable à celui du loup de Tex Avery, détailla avec concupiscence une silhouette élancée, enveloppée dans un pull fin bleu marine, un pantalon rouge vif et des bottes noires à talons hauts.

Probablement un ancien mannequin. Je réalisai avec désespoir qu’elle était plus grande que moi.

– En fait, je cherchais un roman policier sympa, que je puisse laisser et reprendre en cours de route sans trop perdre le fil, vous voyez…

–