Ce livre est dédié à : Mimi et Marcel, Lucienne et Slim.
Des enfances pas tendres
L’assistante sociale Ernestine Melon conduisit Rachel Bronski chez son père Léon en 1927, l’année de ses neuf ans. À cette époque ses camarades de classe la surnommaient « la grande sauterelle » parce qu’elle dépassait tout le monde d’une bonne tête, parfois « la rouge » ou « face de craie » à cause de sa rousseur et de sa peau blanche.
Les ouvriers venaient de terminer les travaux d’enrobage de la rue des Bleuets. Ils étaient occupés à ranger pelles et seaux. Rachel avançait à tout petits pas sur le trottoir, évitant les zones recouvertes de goudron encore fumant, ce qui n’empêchait pas les semelles de ses sandales de coller à la croûte noirâtre. La sueur coulait entre ses omoplates. Elle portait un pull en laine, trop volumineux pour être rangé dans son baluchon. Ernestine Melon la tenait fermement par la main, sans prendre la peine de lui jeter le moindre regard.
Elles entrèrent chez Léon Bronski par la petite barrière au fond du jardin. Le mur en briques délimitant la propriété renvoya en écho le long grincement des gongs peu habitués à être sollicités. Le jardin servait de dépotoir. Deux barriques éventrées aux cerclages rouillés occupaient une place de choix au milieu d’un carré de mauvaises herbes parsemé d’objets hétéroclites allant du pneu de tracteur à la bassine en fer blanc. Les animaux eux-mêmes semblaient avoir déserté les lieux comme en témoignaient la niche vide et les portes grillagées du clapier ouvertes à tous vents. Un appentis construit à la hâte appuyé contre le pignon de la maison abritait quelques matelas usagés, une cuisinière en fonte, deux vélos sans selle et des outils de jardin recouverts de toiles d’araignées. Devant ce spectacle peu engageant, Rachel marqua un temps d’arrêt. Ses yeux s’emplirent de larmes. Elle fut rappelée à l’ordre par l’assistante sociale qui la tira par la manche.
— Allons Rachel ! Tu es une grande fille maintenant, ne me rends pas la tâche plus difficile.
Quand Rachel la vit gravir les marches du perron pour aller frapper à la porte elle fut submergée par un sentiment de peur irrépressible.
L’homme qui les accueillit se tenait le bas des reins comme s’il souffrait d’un lumbago. Il reboutonna, pour la forme, sa chemise ouverte sur son torse étroit et s’appuya contre le chambranle de la porte, ce qui sembla lui procurer un réel soulagement physique. Sa pâleur renforçait l’impression de fragilité qui se dégageait de lui.
Ernestine Melon décida de rompre le silence pesant qui s’installait :
— Monsieur Léon Bronski, je présume ? Un vague signe de tête en forme d’acquiescement l’encouragea à continuer. Je me présente : Ernestine Melon. Je suis mandatée par le palais de justice du Havre et par les services sociaux pour assurer le suivi de votre fille Rachel durant une période de deux ans. N’étant plus au chômage et bénéficiant d’un domicile fixe, vous avez été jugé apte à vous occuper d’elle par décision du tribunal du Havre en date du 2 juillet 1927.
Sans répondre, Léon se dirigea vers l’enfant, la prit dans ses bras et lui déposa un baiser sonore sur les joues. Cet étranger prétendait être son père, pourtant elle ne le reconnut pas au premier abord. Seules quelques sensations fugaces, plutôt désagréables, lui revinrent à l’esprit quand il approcha son visage du sien.
— Entre gamine, tu es ici chez toi !
— Monsieur Bronski ! Je dois procéder à un état des lieux de votre domicile et notamment m’assurer que Rachel dormira dans une chambre convenable. Ensuite nous aurons des papiers à remplir.
C’est Rachel qui, pour une fois, chercha la main de la femme au moment d’entrer dans la maison. Elle resserra son étreinte quand elle aperçut un autre homme assis au bout de la table de la salle à manger, tenant délicatement entre ses doigts un minuscule verre à goutte. Son allure désinvolte montrait qu’il se considérait comme chez lui.
— C’est mon frère, ton oncle Théodore ! précisa Léon. Tu le verras souvent à la maison. Va donc l’embrasser !
— Ça alors ! s’exclama Théodore, cette enfant est tout le portrait de sa mère !
— Tu as remarqué ? surenchérit Léon. Quand j’ai ouvert la porte ça m’a fait un sacré choc !
Rachel s’exécuta à contre cœur, poussée dans les bras de son oncle par madame Melon, mais elle se déroba prestement quand Théodore entreprit par jeu de lui mordiller l’oreille.
La maison, un logement économique ouvrier livré depuis peu, était propre et la chambre de Rachel située à l’étage, bien qu’exiguë, disposait du nécessaire. Exposée au sud, elle jouissait d’une bonne luminosité, même si la vue sur le capharnaüm du jardin laissait à désirer. La pièce sembla convenir à Ernestine Melon puisqu’elle déposa le baluchon de Rachel sur le couvre-lit avant de redescendre au rez-de- chaussée.
— Monsieur Bronski, vous devriez donner un coup de peinture sur les murs, cela égaierait votre logement et faciliterait l’adaptation de la petite. Venez, nous allons remplir les formulaires. J’ai inscrit Rachel à l’école des Dahlias, son maître l’attend demain matin. En cas de problèmes de santé, je vous conseille de vous rapprocher du dispensaire du foyer de la Transat1.
Léon regardait par-dessus la monture de ses lunettes, s’appliquant à écrire correctement. Théodore penché au-dessus de son épaule lui prodiguait encouragements et conseils tout en sirotant son calva.
— Voilà une bonne chose de faite ! dit la femme en rangeant ses papiers. Rachel, ne t’inquiète pas, ton père va s’occuper de toi maintenant. Je passerai te voir tous les mois, si quelque chose ne va pas tu me le diras. Travaille bien à l’école, sois sage et tout se passera pour le mieux.
Madame Melon caressa les joues de la fillette, salua les deux hommes et, son cartable sous le bras, repartit en direction de la ville basse avec le sentiment du devoir accompli.
Rachel se retrouva seule avec les deux hommes. Elle sentit une boule se former au creux de son estomac.
— Tu aimes la limonade ? lui demanda son père.
— Oui monsieur. répondit Rachel.
— Appelle-moi papa ma petite fille. Je vais t’en servir un grand verre. Ensuite tu aideras l’oncle Théodore à préparer le repas.
***
Un jour de printemps 1920 au Havre, se hâtant afin d’assurer la relève du matin, un ouvrier des Tréfileries remontait le boulevard de Strasbourg à bicyclette, quand son regard se porta sur le perron du palais de justice. Deux jambes minuscules dépassaient d’un carton d’emballage. Les tambours de freins du vélo émirent un long couinement qui résonna dans la rue déserte. L’ouvrier escalada les marches quatre à quatre. Malgré ses battoirs de chaudronnier il sortit avec délicatesse un nourrisson du carton. Maintenant l’enfant contre sa poitrine, il s’approcha d’un réverbère et lut à voix haute une lettre glissée entre ses langes, ajoutant ainsi à l’étrangeté de la scène :
Le bébé s’appelle Selim. C’est mon fils. Je croyais pouvoir l’élever en France mais je me rends compte que je n’y arriverai jamais. Je lui demande pardon. Je m’appelle Aïcha, je suis née à Tizi Ouzou, mon homme est mort pour la France. Faites que Selim n’oublie jamais ses origines.
En bas de la page on pouvait lire un énigmatique assemblage de chiffres et de lettres :
2 RTA 10428 16
Un fonctionnaire de l’état-civil, amateur de courses cyclistes, enregistra l’enfant sous le nom de Paul Vivien : Paul, en hommage à Paul Deman, dernier vainqueur du Paris-Roubaix, Vivien, parce que l’enfant avait été abandonné le jour de la Saint-Vivien. Paul, scolarisé dans une institution de l’assistance publique, commit son premier larcin à l’âge de dix ans en subtilisant les chaussures de tennis de son professeur de sport. Cette même année, conformément au règlement, l’administration lui rendit la fameuse lettre trouvée sur lui.
Son visage de nord-africain aux yeux bleus caractéristiques des berbères de Kabylie, ses cheveux noirs et bouclés, valurent à Paul maintes moqueries de ses camarades, mais très tôt, sa force physique, sa souplesse de chat, la solidité de ses poings lui permirent de se faire respecter quand on le traitait de « bicot ». En 1929, à la suite d’une de ces bagarres, on l’envoya purger deux ans dans une maison de correction où Marcel le bègue, de cinq ans son aîné, lui apprit les rudiments du métier de braqueur. À treize ans, après avoir épuisé une première famille d’accueil, il fut placé rue des Bleuets, chez le père Malfray, un homme à poigne capable d’élever les sujets récalcitrants moyennant un petit supplément de salaire.
***
Jean Langlois avait huit ans en 1927. On remarquait chez ce petit blondinet sensible, toujours coiffé avec un clou un contraste étonnant entre son visage poupon, tout en rondeur et le reste de son corps malingre. Jean chopait toutes les maladies, manquait souvent l’école et pourtant, au fond de lui, il possédait une réserve d’énergie que les gens découvraient quand il piquait de stupéfiantes colères.
Camille, le père de Jean, naviguait sur la ligne des Philippines comme soutier à bord de La Croix du Sud, le plus vieux cargo des Messageries Maritimes. Ses longues absences, peu propices à l’harmonie conjugale, poussèrent Jennifer, la mère de Jean, dans les bras de son voisin Étienne. L’homme, un grand brun, marié et père de deux enfants ne supportait plus sa femme surtout depuis qu’elle avait pris, par dépit, une vingtaine de kilos, désespérée par les infidélités de son mari. Jennifer dégageait une odeur de parfum sucré et de transpiration qui variait en fonction de l’heure de la journée. Elle n’avait pas l’instinct maternel et ne s’en cachait guère. Jamais elle ne portait la moindre attention à Jean si ce n’était pour lui faire remarquer qu’il la gênait, jamais elle n’avait eu à son égard un geste affectueux. Cette année 1927, Jean passa le plus clair de son temps cloîtré dans sa chambre à cause des visites du voisin. Il imaginait des scénarios de vengeance dans lesquels son père et lui joueraient le rôle des justiciers, marquait sur le calendrier chaque jour qui passait d’une croix rouge en attendant son retour. Ce n’était pas que Camille fut particulièrement proche de son fils mais il lui faisait prendre l’air, l’emmenait à la pêche sur le port ou aux champignons dans le bois de Montgeon. La vie redevenait supportable. Encore fallait-il que Camille ne tombe pas malade car la nuit, depuis longtemps, sa toux rauque réveillait toute la maison.
Jean prit vraiment conscience qu’il détestait sa mère le jour où, voyant la grosse voisine lui coller une sacré trempe il éprouva un plaisir coupable ; la femme d’Étienne avait forcé la porte du logis et réglé ses comptes à mains nues. Pour revivre cette sensation agréable, le petit garçon s’entraîna à infliger le mal. Il débuta en arrachant les ailes des papillons, puis monta en puissance, jusqu’au jour où il fut capable de glisser un petit éclat de verre bien tranchant dans la part de charlotte aux fraises de sa mère. La manœuvre n’eut pas l’effet escompté et l’absence de symptômes visibles lui procura une forte déception.
Un matin d’avril Jean fût réveillé de bonne heure par sa mère. Elle lui demanda de s’habiller rapidement. Son visage fatigué exprimait une indicible contrariété. Ses cheveux roux à peine peignés, colorés à la hâte, découvraient de ternes racines. Elle prit son fils par les épaules, le planta devant elle avant d’allumer sa première cigarette, bien plus tôt que d’habitude. Quand elle lui passa la main dans les cheveux, Jean sous l’effet de la surprise, fût parcouru d’un désagréable frisson.
— Nous ne sommes pas heureux tous les deux. Il faut qu’on change de vie ! Tu aimes bien tante Marthe ?
— Oui.
— Je vais te conduire chez elle. Elle saura s’occuper de toi.
— Mais Papa rentre aujourd’hui.
— Dans la vie tu devras faire face aux événements, ne compter que sur toi…
La Croix du Sud était amarré quai de Floride. Le cargo venait d’effectuer son dernier voyage avant sa mise au rebut. On distinguait encore vaguement ses couleurs d’origine grâce à quelques plaques de peinture tenace. L’ensemble présentait l’aspect d’un tas de tôle rouillée hormis le poste de commandement hâtivement barbouillé avec des fonds de pots. Un drapeau français effiloché dont il ne restait que le bleu et le blanc flottait à l’arrière du navire. Jean arriva à deviner son nom bien qu’une lettre sur deux soit effacée.
— C’est le bateau de Papa ! s’écria Jean en tirant sur la manche de sa mère. D’habitude on ne vient jamais l’attendre !
Jennifer tenait fermement son fils par le bras au pied de la passerelle. Une camionnette des Messageries Maritimes était garée à côté d’eux. Le chauffeur lisait le journal en leur jetant de petits regards furtifs. Une légère brise marine caressait la nuque de Jean. Le temps était splendide. Il se sentait bien. Pourquoi devrait-il aller chez tante Marthe au lieu de rentrer à la maison avec son père ?
À l’heure du casse-croûte, le quai était désert et silencieux. On entendait seulement, bien au-delà des digues, le bruit étouffé d’un moteur et le cri rauque d’un groupe de goélands se disputant quelques têtes de maquereaux. L’ouverture du sas des équipages, en haut de la passerelle, dans un concert de grincements métalliques fit sursauter tout le monde. Un homme âgé, la mine sinistre, casquette à la main sortit des entrailles du navire et descendit la passerelle à grands pas. Il se dirigea vers Jennifer, lui serra la main.
En même temps Jean aperçut la grande caisse que quatre matelots essayaient tant bien que mal de descendre sur le quai. Il avait déjà vu des caisses semblables.
— Madame, au nom de la Compagnie, je vous présente toutes mes condoléances, dit l’homme d’une voix à peine audible. Puis il s’accroupit pour se mettre à la hauteur de Jean.
— Tu peux être fier de ton père, c’était un bon marin. Tu sais, il était bien malade. C’est dur de travailler dans la soute. Je te souhaite bon courage mon garçon.
Jennifer lâcha le bras de Jean pour signer un papier. Le cercueil fut chargé dans la camionnette. Jean ne pleurait même pas. Il regardait sa mère par en dessous. Elle se pencha vers lui et lui dit :
— Tu t’en remettras. Contrairement à toi, je connaissais bien ton père et crois-moi c’est le genre d’homme qu’on oublie vite. Dépêchons-nous, tante Marthe nous attend.
Ils rejoignirent un taxi garé sur le quai. Un ordre bref, à l’intention du chauffeur jaillit de la bouche peinte de Jennifer :
— 24 rue des bleuets, et magnez-vous !
Jean imagina sa mère, enfin souriante, dans les bras du voisin, débarrassée d’eux. S’il avait été suffisamment fort, il l’aurait poussée dans l’eau du bassin.
1. Compagnie Générale Transatlantique : compagnie maritime française appelée aussi French Line.
Les recalés
Assurer un logement décent aux prolétaires restait une priorité de la municipalité. La Société Havraise des Logements Économiques avait lancé dès 1920 à Aplemont, sur les hauteurs du Havre, un vaste programme de construction de maisonnettes en briques rouges. Une briqueterie, mise spécialement en service dans le quartier, fournissait le chantier.
Paul Vivien, l’enfant de l’assistance, vivait chez les Malfray au 22 de la rue des Bleuets, dans la plus ancienne des cités-jardins, celle de Frileuse.
Au 24 de la même rue, Jean Langlois habitait chez sa tante Marthe. La vieille dame portait encore le deuil de son mari, un ouvrier des Forges, mort au fond de la grande cale, écrasé par un palan. Marthe, vivait chichement des maigres revenus de sa demi-pension. Elle avait pourtant décidé d’adopter son unique neveu grâce à la prévoyance de son mari. Pendant des années, l’homme s’était porté volontaire pour les travaux de nuit afin de pouvoir régler la cotisation de son assurance décès. Marthe ayant peu confiance dans les banques dont les faillites défrayaient la chronique, préféra cacher la prime sous une pile de draps. Elle se montrait discrète sur le passé de Jean, adolescent effacé au teint pâle, nerveux, souvent terrassé par de terribles migraines. Dans la cité, chacun donnait son avis sur les origines du gamin, imaginait une histoire tragique liée à la crise économique qui touchait de plein fouet les classes populaires. Jean ne laissait personne indifférent à cause de sa bonne volonté. Rendre service à ses voisins lui paraissait naturel : faire les commissions des vieux, plumer les poulets, poser des pièges à taupes. Il éveillait la curiosité par un comportement différent de celui des autres jeunes gens de son âge. Le soir, après l’école, quand le temps le permettait, il pouvait rester jusqu’à la nuit tombée assis sur les marches de la porte d’entrée du pavillon à bâiller aux corneilles, observant les gens qui passaient dans la rue. À l’inverse il était capable de travailler comme un forcené à charrier des brouettées de terre dans son jardin pendant des heures comme si l’important pour lui n’était pas le résultat obtenu mais l’effort qu’il s’imposait.
En été, les regards des jeunes mâles de la cité convergeaient vers le carré de pelouse du 26 de la rue des Bleuets quand Rachel, pendant ses rares moments de détente, prenait son bain de soleil. Elle était déjà bien faite pour une jeune fille de quinze ans. Les garçons profitaient de l’aubaine car toute l’année elle portait des vêtements qui ne laissaient rien paraître de sa morphologie, sauf quand elle jouait au football dans le champ voisin. Une courte chevelure rousse et bouclée généralement en désordre encadrait un visage agréable criblé de tâches de rousseur, illuminé par de grands yeux verts. Sa démarche nonchalante lui donnait toujours une allure décontractée mais mieux valait ne pas l’approcher de trop près car elle était toujours prête à se défendre. Faire la conversation n’était pas son fort. Elle se contentait la plupart du temps d’écouter les autres en affichant un éternel petit sourire. Secrète, introvertie, elle s’intégrait difficilement à un groupe sauf quand on venait la chercher pour jouer ailier droit les jours de match. Ses camarades se montraient bienveillants à son égard car ils appréciaient son bon cœur et connaissaient ses difficultés. Rachel Bronski, fille d’un ouvrier mécanicien juif, Léon, veuf d’origine polonaise, devait se débrouiller toute seule pour assurer le quotidien. En plus de l’école, elle s’occupait des lessives, ravaudait les vêtements, toujours à la recherche d’un petit travail afin d’améliorer l’ordinaire. Malgré la mise en service en 1928 de l’escalier roulant qui évitait aux ouvriers se déplaçant à vélo d’avoir à remonter de la ville basse par les sentes pentues ou les escaliers, le père de Rachel ne rentrait de son travail qu’à la nuit tombée. Exténué il ne lui restait plus une once d’énergie pour s’occuper de sa fille. Son maigre salaire lui permettait tout juste de payer son loyer et ses litres de vin rouge. Encore fallait-il se nourrir. Émus par le dénuement des Bronski certains membres du foyer de la Transat prodiguaient à la famille une aide discrète bien que Léon ne fasse pas partie du personnel de la compagnie.
Les trois voisins Paul, Jean et Rachel se croisaient à l’intérieur d’un groupe d’une trentaine d’adolescents formant la bande de la cité-jardin de Frileuse qui se mobilisait quand il s’agissait de se défendre face aux incursions des va-nu-pieds de la Pommeraie, le quartier voisin. Jusqu’au jour où deux événements marquants les rapprochèrent.
Le premier événement se produisit dans leur rue. Le fils de la boulangère, tout juste âgé de cinq ans fut attaqué par un chien errant d’au moins cinquante kilos. Entendant l’enfant hurler, Jean se précipita à son secours et n’écoutant que son courage tenta de repousser l’animal. Loin de se sauver le chien lui planta ses crocs dans le bras, secouant la tête pour mieux arracher les chairs. Paul, alerté par les cris décida de s’en mêler. Il administra sans succès de grands coups de poings sur le museau de l’animal enragé. Apercevant la scène de sa fenêtre Rachel accourut armée d’un manche de pioche. Elle le tendit à Paul, puis tira le chien en arrière en le saisissant par la queue. Paul put alors asséner à l’animal un coup d’une telle violence qu’il lui défonça le crâne. Exténués, les trois jeunes gens s’assirent au milieu de la rue pour récupérer, chaleureusement félicités par tout le voisinage. Rachel et Paul ramenèrent l’enfant chez lui et aidèrent Jean, le bras en sang, à rejoindre le dispensaire du foyer de la Transat.
Le deuxième événement eut lieu peu de temps après devant l’école des Dahlias, le jour où les trois adolescents vinrent consulter la liste des admis au certificat d’études. Jean portait le bras en écharpe, Paul avait une bande Velpeau autour du poignet qu’il s’était luxé en frappant le chien. Rachel, la mine décomposée, avait passé une nuit blanche à attendre que son père daigne rentrer à la maison.
Il n’y avait pas eu de miracle. Leur nom n’était pas sur la liste. Tous les trois redoublants, ils venaient d’échouer une nouvelle fois au « certif », ce qui représentait un cas unique dans les annales de l’école. Ce piètre record et le combat mené ensemble contre la bête déchaînée les incitèrent à partager leurs états d’âme sur le chemin du retour. Leur constat fut sans appel. Ils démarraient dans la vie avec un lourd handicap et devraient se débrouiller seuls, sans compter sur leur famille. Ce jour-là ils prirent la décision de s’entraider.
— Un bicot, un benêt et une footballeuse, voilà le trio qu’on forme ! avait lancé Paul en éclatant de rire, sans se soucier de la correction qu’allait lui infliger le père Malfray à l’annonce du résultat. Sans le précieux sésame pas question d’être bureaucrate, ils devraient se contenter d’un boulot de manœuvre pour les garçons et de bonniche pour la fille.
À la rentrée il fallut bien se débrouiller pour trouver du travail. Rachel sans y croire se présenta au grand café Le Guillaume Tell. Le patron cherchait des extras pour une soirée organisée par les anciens combattants. Il accepta de la prendre à l’essai en tant qu’aide serveuse. Les deux garçons passaient leur temps à errer sur les quais, proposant leurs services comme docker occasionnel ou manutentionnaire. Plus les mois passaient plus ils se persuadaient qu’il leur faudrait vivre en marge. Leur tendance à commettre des larcins se confirma peu à peu : vols de poules, trafic de cigarettes. Ils franchirent une étape supplémentaire au détriment du colporteur chinois.
Il existait encore à l’époque de nombreux marchands ambulants, des rémouleurs, des crieurs de journaux, des vendeurs de crevettes ainsi qu’un colporteur chinois qui tirait une charrette dans laquelle étaient entassés étoffes et objets exotiques multicolores. Cette bimbeloterie avait beaucoup de succès auprès des ménagères de la cité-jardin. Elles aimaient marchander avec le Chinois, habillé pour le folklore d’une tunique en rayonne vert pomme, toujours prêt à plaisanter et à faire l’horoscope de ses clientes. Toutes rêvaient de s’offrir une de ses boîtes à secrets en bois précieux, finement travaillées, incrustées de nacre, seules pièces du stock ayant une réelle valeur. Jean et Paul avaient remarqué que le Chinois avait l’habitude, quand il faisait beau, de faire une petite sieste à l’ombre d’un platane près du fort du Mont Joly2 ; la charge était lourde et le bonhomme plus très jeune. Un samedi après-midi ensoleillé, ils attendirent que l’homme s’assoupisse, firent le tour de la charrette sur la pointe des pieds puis extirpèrent sans bruit le carton contenant les boîtes à secrets. Au même moment une camionnette Simca débâchée, pilotée par un dénommé Robert Imbert s’arrêta à leur hauteur. Paul et Jean jetèrent les colis à l’intérieur avant de sauter sur les marchepieds, adressant au Chinois des gestes peu élégants en guise d’adieux. La marchandise fut revendue un bon prix à un brocanteur véreux.
Robert, le chauffeur de la Simca, ressentait une certaine sympathie envers Paul, de huit ans son cadet, le seul garçon du quartier à ne pas avoir peur de lui, à oser l’affronter verbalement, ce qui n’était pas pour lui déplaire.
— T’as encore fait l’andouille Robert lui disait-il à chacune de ses frasques, T’as la tête qui penche à droite, c’est un signe. De ce côté y’t’manque un bout de cervelle ! Tu finiras au bagne, bouffé par les fourmis rouges comme Francis le cranté !
Ils éprouvaient tous les deux une trouble fascination pour les grands gangsters qui faisaient la une des journaux à sensation. Robert se contentait de grommeler, lui brandissant son poing sous le nez mais finissait toujours par revenir.
Un jour Robert avait coincé une dénommée Yvette contre une palissade en la menaçant de son couteau.
— Je n’arrive pas à l’approcher autrement ! avait-il bêtement dit aux flics. Elle change de trottoir à chaque fois qu’elle me voit !
Cet épisode qui lui valut un mois de cachot le classa définitivement dans la catégorie des brutes épaisses. Paul, lors d’une visite à la prison, s’était permis de le chambrer :
— Yvette n’a jamais dit non à personne Robert, fais-toi d’abord réparer les « chicots », après tu lui feras un beau sourire et t’attendras ton tour. Ça t’évitera de bouffer du pain rassis dans les geôles de la rue Lesueur !
Robert avait déjà un casier judiciaire étoffé depuis longtemps ; il passait pour une fine lame dans les bistrots du quartier de l’Eure et c’était un miracle qu’il n’ait trucidé personne. Son statut de chômeur professionnel n’arrangeait pas les choses. À force de patience, le trio avait réussi à convaincre Robert d’arrêter de sortir son cran d’arrêt à la moindre contrariété, de ne plus se planquer dans les coins pour faire peur aux petites vieilles et d’éviter d’insulter les bonnes sœurs du dispensaire. Ces réflexions étaient faites par des morveux, mais Robert appréciait qu’on s’occupe de lui, qu’on lui parle sans détour.
Tante Marthe possédait un jardin ouvrier au fond duquel son mari avait construit une cabane en planches assez spacieuse. Situé derrière l’ancien fort dans une zone isolée, le jardin était protégé des regards par de hautes futaies. Les trois jeunes gens avaient pris l’habitude de s’y retrouver. Rachel cultivait le potager. Jean et Paul avaient entrepris d’agrandir la cabane, de la rendre plus confortable en récupérant du mobilier. La construction du clapier et l’élevage de poules constitua l’étape suivante. Ils purent même acquérir un petit revenu par la vente des œufs, des poulets, des lapins et de leurs légumes. Ils devinrent inséparables, formèrent une sorte de famille de substitution. Robert leur rendait fréquemment visite. Bien calé sur une chaise, il roulait cigarette sur cigarette et parlait pendant des heures de son unique projet : sortir de ce merdier.
2. Le fort de Mont Joly fait partie des défenses construites sous le second Empire pour protéger Le Havre. Elles comprennent en plus le fort de Tourneville et le fort de Sainte-Adresse.
Coupe-gorge
« Grand-mère, je suis sûre que tu me vois du ciel. Le docteur Samson m’a rendu visite. Il avait l’apparence d’un corbeau. L’ange Jeiazel l’a choisi comme messager. Je dois agir, tout de suite. Je sais que c’est mal mais tu dois comprendre…
Je la vois, dans l’escalier, j’entends ses talons claquer sur le ciment… Elle est blonde, fine et jolie. Elle porte un sac à main. Je lui prendrai. Il me faut la preuve que je l’ai bien fait. Elle s’arrête, bouche ouverte pour reprendre son souffle, pose les mains sur ses hanches. Elle s’évente avec un papier. Je me sens calme tout à coup. Elle arrive à ma hauteur. Je serre mon couteau. Son maquillage n’a pas tenu à cause de la chaleur. Du rimmel coule sur sa joue. Sa robe d’été à fleurs jaunes lui colle à la peau. Le soleil est bas, dans l’axe de l’escalier. Elle se protège les yeux. J’entends son souffle, fort, régulier. Son décolleté est ample, sa peau blanche, luisante de sueur. Elle passe devant moi. Rien ne peut plus m’arrêter grand-mère. J’y vais… maintenant.
Comme son corps est gracieux. Pourquoi elle ? Pauvre fille. Elle n’entend rien. L’escalier est toujours désert. Je sais où frapper maintenant, là, au milieu de son dos… »
***
Le 28 septembre, Robert arriva à la cabane plus tôt que d’habitude, particulièrement remonté, un exemplaire du Petit Havre3 sous le bras. Il secouait sa crinière blonde par de brusques mouvements de tête, sa mâchoire inférieure saillait légèrement sous l’effet de la colère. Il était vêtu d’un pantalon de travail usagé et d’un simple tricot de corps qui découvrait une remarquable musculature. Un mégot éteint, collé à sa lèvre inférieure, défiait les lois de l’équilibre, subissant par à-coups le souffle de ses narines dilatées. En préambule, Robert tapa du plat de la main sur le mur en planches :
— Ils m’ont encore arrêté les guignols, à cause de ça ! J’ai été cuisiné, pendant trois heures. Toujours moi, j’en ai marre !
Rachel protesta, Jean sursauta ; plus pâle que jamais. Il essayait, par le repos, de surmonter une migraine tenace. Robert jeta le journal en travers de la table et montra du doigt le titre étalé en première page.
Paul lut à haute voix :
TENTATIVE DE MEURTRE DANS L’ESCALIER DU BOIS CODY
Vendredi vers 19h, Juliette Delamotte habitant le quartier de la Pommeraie a été agressée par une personne non identifiée au milieu de l’escalier du Bois Cody alors qu’elle rentrait de son travail. Cet escalier, reliant la ville haute à la ville basse, moins fréquenté depuis la mise en service de l’escalier roulant, est bien connu des habitants du plateau d’Aplemont. Gageons que les usagers hésiteront dorénavant à l’emprunter puisqu’il traverse un bois propice aux embuscades. Mademoiselle Delamotte a reçu un coup de couteau dans le dos. Heureusement la lame a glissé sur son omoplate, sans provoquer de blessure fatale. La victime n’a pas vu le visage de son agresseur qui lui a subtilisé son sac à main avant de disparaître dans les fourrés. Le jeune inspecteur Lucien Porto, récemment nommé au commissariat de police du Havre est chargé de l’enquête.
— Dis donc Robert, s’inquiéta Paul, tous les quatre, on était du côté de l’escalier du Bois Cody vendredi. T’as pas fait de connerie au moins ?
Le visage de Robert s’empourpra immédiatement.
— Personne ne doit savoir qu’on traînait par là. J’ai rien fait je vous dis. Ah ! Il m’a bougé leur jeunot d’inspecteur. « T’as vu ton casier ? » Il me disait. Il se servait du dossier pour me donner des beignes : « Ça te ressemble, c’est toi taré, avoue ! » Et paf, j’en reprenais une ! Si je le croise dans la rue ce salaud je le démolis. Ils n’ont pas de preuve. Je les emmerde. D’abord, ils ne le savent pas mais je vais foutre le camp.
— Où ça ? demanda Paul.
— Je vais signer un engagement dans la « biffe » !
— T’as raison, répondit Paul. Quand j’aurai l’âge, je ferai peut-être comme toi.
Jean émergea un instant de sa torpeur de migraineux. Il avait enveloppé son crâne douloureux d’un linge humide :
— Tu ne nous en as jamais parlé Paul ! Un bicot patriote ! On a jamais vu ça !
— Parfaitement ! Mon père est mort pour la France. Je suis prêt à la défendre moi aussi. Et je ne suis pas un bicot mais un Kabyle tête de nœuds. Un autre que toi aurait déjà ramassé une trempe.
Rachel lui passa la main dans les cheveux :
— Calme toi Paul, c’est du passé, nous sommes là maintenant, viens près de moi. Elle le prit affectueusement par les épaules. Puis s’adressant à Robert : tu pars quand ? Je ne savais pas que tu aimais l’armée.
— Bientôt… Je n’aime rien du tout, ni leur drapeau, ni leur foutu uniforme. Ce que je veux c’est foutre le camp d’ici, de cette cité minable. L’aventure, voilà ce que je veux : du soleil, des mousmées, de la bagarre, là-bas en Afrique ! Si on me demande, j’irais même chez les niakoués. Et une fois que j’y serai, si ça ne me plaît pas, adieu Berthe je me fais la belle !
— Ah bon ? railla Jean. Tu vivras de quoi ? Du commerce des esclaves ? T’as lu ça dans Cinémonde ?
— T’as raison, il me faudra de la thune au fond de mon paquetage… au cas où. Et pour ça j’ai une idée.
— Toi ? Impossible ! dit Paul en rigolant.
— Vous savez où se trouve « ma tante4 », à Graville ?
— Oui, répondit Rachel, en face de la salle des fêtes. Robert, ne fais pas le malin, ça va mal finir, quel plan foireux as-tu encore inventé ?
— Une fois par mois, le mercredi, un fourgon livre une mallette de fric au chef de bureau de chez « ma tante » pour faire crédit aux minables. D’habitude, en plus du chef, il y a deux sbires au guichet. L’un des deux est en arrêt maladie parce qu’il vient de se casser la guibole. Je me suis entendu avec celui qui reste. Il doit du pognon à la Limace, le mac de la Paulette. S’il ne rembourse pas, il peut finir au fond d’un bassin lesté comme un casier à homards. Tu connais la Limace, c’est pas un plaisantin ! Notre gus n’a pas d’autre choix que de piquer dans la caisse. Mercredi prochain, il se fait porter pâle et prévient « ma tante » au dernier moment. Pas le temps de le remplacer, le chef est seul pour recevoir le pognon. On gare la Simca devant la porte. Une fois le fourgon passé, Paul et moi, un foulard sur le nez, on entre, comme Bonnot au Crédit du Nord. Je lui mets ma lame sur la gorge et il nous donne l’artiche. Après je lui colle un bon ramponneau, le temps qu’on dégage. Toi Jean tu fais le guet devant la porte. Si quelqu’un entre, tu balances des cailloux sur les carreaux du bureau au premier étage pour nous prévenir. Rachel, tu garderas le magot jusqu’à mon départ. On pourrait le planquer sous la cabane. Ni vu ni connu je t’embrouille. Part à trois, une pour mon pote, une pour vous, une pour moi. Vous êtes de jeunes cons mais je n’ai confiance qu’en vous.
Robert allongea ses jambes sous la table, admira ses biceps qu’il fit rouler avec méthode, sans se rendre compte qu’il avait l’air idiot. Confiant, la face fendue d’un sourire niais, il décapsula une troisième bouteille de bière.
Rachel remit nerveusement de l’ordre dans sa coiffure :
— On n’a jamais tapé sur quelqu’un ! Ne vous laissez pas entraîner là-dedans !
— Juste un ramponneau je t’ai dit, t’inquiète pas ma poule ! Ce n’est quand même pas les gonzesses qui vont faire la loi. Faut passer aux choses sérieuses les gars, vous êtes des hommes maintenant.
— Combien ? demanda Jean qui reprenait des couleurs.
— Au moins 2 000 pour vous.
Jean et Paul restèrent un long moment sans parler, le nez baissé. Leur regard semblait se perdre dans le vaste paysage asiatique dessiné sur la toile cirée bleue recouvrant la table ; une succession de montagnes escarpées occupait l’espace jusqu’à l’horizon, convergeant vers un coucher de soleil improbable. Au premier plan, une forêt de bambous encadrait un palanquin porté par quatre coolies au torse nu. Le colporteur chinois avait largement contribué à la décoration des lieux.
Les deux garçons relevèrent la tête en même temps, puis sans se concerter allèrent taper dans la main de Robert. Ils venaient de franchir un cap décisif dans l’évolution de leur carrière de hors la loi. Jamais ils ne pourraient revenir en arrière.
La bande réussit à faire les poches de « ma tante » sans se faire coincer, mais les événements prirent une tournure imprévue. Robert ne se contenta pas de coller un gnon au chef de bureau ; il l’envoya à l’hôpital pour deux mois. Le malheureux ne dut son salut qu’à l’intervention de Paul qui le protégea en jouant le rôle ingrat de bouclier humain. Après le hold-up, Robert donna une part à l’homme du guichet pour acheter son silence, puis disparut en emportant le reste du butin. Comme par hasard, le même jour, l’argent de l’assurance de tante Marthe fut volé. Robert venait de se faire trois ennemis de plus à la cité-jardin.
3. Quotidien du Havre avant guerre et pendant l’Occupation.
4. Surnom du Crédit Municipal de Paris où l’on pratiquait le prêt sur gage.
le pacte du sang
L’oncle Théodore est venu rendre visite à son frère Léon et à sa nièce Rachel. Jour de shabbat, jour sans joie, Dieu est absent, le Livre caché quelque part. On n’a pas osé le brûler, pas encore. La protectrice des portes d’Israël, la mezouza5, dans son étui doré, est restée fixée sur le montant droit de la porte de la salle à manger.
Rachel Bronski a toujours empêché son père, par instinct, de mettre l’objet à la poubelle.
— Papa ! Que veut dire Shaddaï, le mot que l’on voit écrit sur le parchemin par l’ouverture de l’étui ?
— Tu m’embêtes avec tes bondieuseries ! L’opium du peuple, voilà ce qu’est la religion ! Curés, rabbins, la même engeance, en Pologne j’ai failli tomber dans leurs griffes. Ta mère voulait que je devienne rabbin. Si tu veux connaître la vérité, viens plutôt aux réunions du parti communiste. Puis prenant un air affecté : Shaddaï est un des noms donné à Dieu. On le trouve dans les Psaumes : « À l’ombre de Shaddaï tu t’abriteras ». Voilà pourquoi ce truc doit normalement nous protéger ! Elle est bien bonne hein ma cocotte ? Dis-moi, Rachel, nom de Dieu, en parlant de ça où as-tu planqué la boîte à aromates et le chandelier à sept branches ? Je pourrais en tirer un bon prix chez le brocanteur.
Rachel se promit qu’elle essaierait de comprendre le sens de ces rituels oubliés, rejetés avec tant de vigueur par son vieux père, plus tard, quand elle serait sortie de la misère.
Jour de shabbat, jour sans joie, Dieu est plus absent que jamais. Les boulets s’effondrent dans le ventre du poêle chargé à la gueule. La chaleur devient insupportable, Rachel ouvre le col de son chemisier :
Exode 35.3 : « Vous ne ferez point de feu dans aucune de vos demeures en ce jour de repos ». Ce commandement que sa mère lisait dans le Livre des années auparavant lui revint à l’esprit. Ne pas suivre les préceptes pourrait-il leur porter malheur ?
Son père est parti dormir, épuisé et fin saoul, la laissant seule avec Théodore.
— T’es obligée de te laisser faire Rachel lui dit l’oncle, tu sais pourquoi… Tu n’aimes pas les hommes mais aujourd’hui il faudra bien que tu fasses un effort !
Le vieux rapprocha sa chaise de la sienne. Il lui palpa les seins avec méthode pendant un long moment, puis souleva sa jupe.
***
Dès qu’ils connurent l’infamie, Paul et Jean furent sous pression. Ils se chamaillèrent toute la journée pour passer leurs nerfs :
— Jean, range ta carabine à plombs. Qu’est-ce qu’ils t’ont fait les moineaux ? J’ai retrouvé une douzaine de cadavres dans le potager.
— Ils bouffent mes semis. En plus je déteste les volatiles !
Jean n’en finissait pas de s’agiter, le plancher bricolé de la cabane pliait sous le poids de ses allées et venues désordonnées. Il se mit à hurler :
— Il faut le dérouiller le Théodore Bronski et pas qu’un peu, lui casser la gueule à ce salaud, sinon il va recommencer. S’attaquer à une fille de cet âge-là, sa nièce en plus ! Tu as vu l’état de Rachel ? On lui donnerait le bon dieu sans confession au cheminot, quelle ordure ! Jusque-là il s’était contenté de la tripoter : fini les hors-d’œuvre. Pourtant elle sait se défendre la gamine. Qu’est-ce qu’il a pu lui raconter ? Il a dû la faire chanter, est-ce que je sais moi ! Le problème c’est qu’il est costaud Théodore. On ne boxe pas dans la même catégorie. C’est lui qui va nous démolir. Et si on demandait de l’aide aux mecs de la bande à Frédo ?
Paul, assis dans le vieux fauteuil de jardin en rotin, pièce maîtresse de leur mobilier de récupération, suivait Jean de son regard clair, sans bouger. Ses joues s’étaient creusées, signe d’une concentration dont il était capable même s’il n’avait pas su la mettre en œuvre le jour du certif pour résoudre ce foutu problème de robinet fuyard.
— Non, je ne veux pas de complices, si ça tournait mal ils pourraient nous dénoncer. On a fait le serment de s’entraider, on va se débrouiller seuls. C’est la volonté d’Allah !
— De qui ? Tu déconnes c’est le bon Dieu des bicots ça !
— Je suis Kabyle glandu, ça te défrise ? Les Kabyles croient en Allah.
— T’y connais rien en religion, me fais pas rire. D’ailleurs t’a suivi le catéchisme avec l’abbé Boulard !
— Ferme-la ! Un jour j’irai servir dans les tirailleurs, là-bas, en Kabylie comme mon paternel.
— Pas sûr qu’on veuille de toi, rétorqua Jean avec malice.
— En tous cas, je m’y installerai pour…
— Elever des bourricots, ramasser de la merde de chameau ! Là-bas avec ton niveau certif tu seras au moins nommé cheik !
Paul allait se précipiter sur Jean mais il se ravisa.
— Arrête de déconner, on a mieux à faire. Il déplia un papier qu’il posa sur la table.
— On agira tous les deux, reprit Paul. Il faudra frapper vite et fort avec ça… Le Kabyle sortit de sa musette deux longues matraques artisanales constituées d’un morceau d’élingue en acier autour duquel on avait tressé une sorte d’étui en corde. Le bout de la matraque se terminait par un triple nœud, un anneau de corde permettait de passer le poignet pour s’assurer une bonne prise. Les yeux de Jean brillaient d’excitation :
— Faudra bien l’arranger l’enflure dit-il. Avant de l’assommer je lui dirai : si tu la touches encore, t’es un homme mort ! Paul prit un ton agacé :
— On ne va pas lui sauter dessus dans la rue, c’est risqué, ni chez lui ; le voisinage est trop proche. Quand il va au travail, il est toujours accompagné. Alors j’ai eu une idée : Théodore fait des quarts de nuit. Il est accrocheur aux chemins de fer. Il trie les wagons entre Graville et la raffinerie, sur les marais. En pleine nuit il n’y a personne dans cette zone-là. T’as deux pékins dans l’équipe : le chauffeur de la loco qui tracte, l’accrocheur qui galope à côté de la rame, s’occupe des aiguillages et trie les wagons. Tu commences à comprendre ?
— Ben non !
— On les suit, on attend que le chauffeur s’éloigne ; les wagons, il va parfois les chercher à des kilomètres. Quand Théodore est seul on lui tombe dessus.
— D’accord Paul, mais il les fait quand ses quarts de nuit le Théodore ? Ton plan est aléatoire.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— J’ai appris ce mot-là dans l’almanach Vermot. Ça veut dire que ton plan est merdique !
Paul brandit le papier posé sur la table :
— Rachel connaît l’emploi du temps de son oncle, c’est écrit là-dessus.
— Elle sait ce qu’on veut faire alors ?
— Elle s’en doute, répondit Paul d’un air songeur. Moi, je lui ai dit : cause à ton père, fichez le dehors le salaud ! Elle m’a répondu : « Je n’y songe même pas ; on ne me croira jamais. Je suis condamnée à vivre dans la peur tant que l’oncle sera vivant… »
Le lendemain soir, Paul et Jean prirent Théodore Bronski en filature. À 21h précises ils battaient le pavé devant l’entrée de la gare de triage où le cheminot prenait son service. Ils ne savaient pas trop comment s’y prendre pour ne pas le perdre de vue. Ils restèrent cachés derrière un transformateur électrique situé à proximité du grillage. De là ils purent voir, devant un bâtiment en briques faisant office de bureau, Théodore et ses collègues prendre les consignes de l’équipe en fin de quart. Les hommes se bousculaient, échangeaient de grasses plaisanteries, ponctuées par des rires et des éclats de voix. Toute la zone était quadrillée de puissants projecteurs dont les faisceaux lumineux éclairaient hommes et matériels. Les ombres portées des cheminots gesticulant, déformées par les filets de vapeur s’échappant des locomotives, arrivaient jusqu’aux pieds des deux garçons. De temps en temps, le roulement sourd d’un convoi, les hurlements discordants provoqués par le contact des aciers déchiraient le silence de la nuit. La moitié des cheminots prit le chemin de la sortie. Paul et Jean se plaquèrent contre le mur, puis, quand les autres se furent dispersés, ils risquèrent un œil en direction de l’équipe de relève. Le groupe se scinda en deux. La majorité des ouvriers s’achemina vers la gare du Havre. Seuls quatre hommes dont Théodore Bronski se dirigèrent vers l’est en direction du marais.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Jean désappointé. Paul vérifia que personne ne les avait repérés.
— On les suit de loin. On est là pour ça, non ? Tu as ta matraque ?
— Oui, mais ils sont quatre. Tu crois qu’ils vont se séparer ?
— J’en sais rien mon bézot, on y va. Pense à ce que Théodore a fait à Rachel.
Jean et Paul distinguaient au loin la silhouette des quatre hommes qui suivaient un chemin empierré longeant les rails de chemins de fer. Ils enjambèrent la barrière de la gare de triage, gardèrent leurs distances, prenant soin de ne pas passer sous les réverbères éclairant le ballast. Ils sentaient l’odeur du marais tout proche, entendaient le bruissement du vent dans les roseaux. Les cheminots allumaient leur torche par intermittence quand le chemin était trop accidenté. Arrivés à une fourche les quatre hommes se séparèrent. Théodore et son chauffeur suivirent la voie de gauche jusqu’à ce qu’ils rejoignent une petite locomotive sous pression. Le chauffeur s’engouffra dans l’habitacle. Théodore resta debout sur le marchepied. À toute vapeur, la machine disparut dans l’obscurité du marais.
— On a bonne mine ! s’exclama Jean hors de lui.
— On suit la voie, magne toi. Ils travaillent plus loin. Faut qu’il y ait des aiguillages pour pouvoir trier les wagons !
Les deux garçons longèrent une rangée de peupliers. C’est au bruit qu’ils s’orientaient maintenant. Ils entendaient au loin, résonnant dans les ténèbres la voix puissante de Théodore qui invectivait le chauffeur et les gémissements des structures métalliques au moment où les tampons s’entrechoquaient. Arrivés sur les lieux, accroupis au fond d’un fossé, Paul et Jean observèrent la scène. À cet endroit, seul le ballast était éclairé. La neige se mit soudain à tomber sans interruption et recouvrit rapidement les herbages environnants. Des tourbillons floconneux denses, poussés par un vent d’est virevoltaient autour des cheminots qui poursuivaient leur tâche, rompus aux exercices pénibles. Théodore tenait en main un long manche au bout duquel était fixée une cale de bois munie de deux faces incurvées épousant la forme des roues. L’accrocheur s’en servait pour ralentir la rame en plaçant la cale sous les roues d’un wagon, recommençant l’opération jusqu’à ce qu’elle s’arrête.
— T’as vu ce qu’il fait ! s’exclama Jean.
— M’étonne pas qu’il a des doigts en moins Théodore ! répondit Paul. Si tu mets la cale de travers t’as intérêt à lâcher le manche sinon t’es plus capable de rouler tes clopes ! J’ai connu un accrocheur, il ne lui restait plus que le pouce et l’index de la main droite. On l’appelait 6/35 ! Tu nous vois faire un boulot comme ça ? Pour des clopinettes en plus…
— Ça jamais !
Théodore, placé à la jonction de trois voies manœuvrait l’aiguillage. Il se livrait à un long travail de tri, décrochant et raccrochant les wagons distribués depuis la voie principale par le chauffeur de la locomotive.
— Dis donc Paul, le chauffeur est toujours là. L’oncle, jamais il sera seul. On va passer la nuit à se les geler pour rien si ça continue.
— T’as raison, mais ils ne se voient pas. La voie est courbe. À chaque fois Théodore remonte jusqu’à la loco pour donner les consignes. Attendons encore.