
Max Obione
Carlito
Nouvelle

![]()
La boîte ronde calée dans sa paume gauche, comme chaque jour, Aurel actionna, à l'aide de son pouce et de son index, le papillon disposé sur le côté. L'effet de levier souleva le couvercle sur la matière noire dont la quantité mate suffirait pour cette fois encore. Il posa la boîte, près du nécessaire à chaussures, sur Le Parisien d'avant-hier. Il saisit la chaussure droite, enfila sa main dans l'ouverture sombre en prenant soin de disposer les lacets fatigués en dedans afin d'éviter de les graisser ; de l'autre main, il prit le chiffon qu'il enduisit, au bout de son index recouvert du tissu, d'une trace de cirage noir. Il commença à frotter, plutôt à caresser, la partie supérieure usée sur les bords, passant et repassant sur la couture et sur la tranche. Il insista sur l'amorce d'une craquelure à la base de l'empeigne, il la surveillait de peur que le défaut s'aggrave irrémédiablement, et la saturait de matière. Ses chaussures fétiches requéraient toutes ses attentions depuis des années. Elles étaient faites à son pied, épousant au fil des ans quelques déformations plantaires ; avec ces auxiliaires si adaptées à ses pas, à ses glissades, Maddy et lui avaient gagné les plus grands concours de danse. Les autres danseurs professionnels de tango chaussaient des vernis classiques qui rutilaient sous les lumières. Aurel préférait le cuir sauvage de ses Carlito, dégotées à Montevideo, et qu'il faisait reluire comme la surface d'un miroir. Quand Madeleine dansait…
paso-doble