Max Obione
Roman
Il suivait son idée.
C’était une idée fixe
et il était surpris
de ne pas avancer.
Jacques Prévert
La gourmandise est un péché mortel.
Je tuerais pour une gaufre royale ! » Tu comptes au moins quinze personnes devant toi sans compter les mômes. Tu te dis que ton tour viendra. Prendre son mal en patience, la belle expression. Attendre, toujours attendre. Tu te dis que si tu pouvais défalquer tous ces creux de temps, tous ces temps morts, ta putain de vie aurait sacrément du rab en fin de parcours. Il réalise qu'il est l'unique mec dans la file. Un petit braille parce que ça ne va pas assez vite. Une calotte vole, tu trouves ça nul. Des pleurs, puis tu penses à autre chose. Tu en profites pour jeter un regard autour de toi. Une averse ayant chassé la précédente, quelques flaques agrémentent le sol cimenté de la digue-promenade. L'après-midi est fichue, les baigneurs ne viendront plus s'allonger sur la plage détrempée. Le plagiste commence à ficeler les parasols bleus avant de les ramasser. Au loin, la mer s'en va, découvrant des bancs de sable ondulés par la houle. Des gamins s'évertuent à construire des barrages pour retenir l'eau qui s'épanche des mares abandonnées par la marée. Tu vois tout cela, la tête perchée en haut de tes deux mètres. Un rare privilège pour les grands dans ton genre. En effectuant un quart de tour, tu vois, au-dessus de la ligne brisée des toits des cabines de bain, l'horizon sombre du Havre. Tu distingues même les flammes d'une torchère. Mauvais signe, disent d'ordinaire les naturels du pays ou les estivants initiés. Ta jambe te lance, le temps va sûrement changer. Tu entends un air à la mode diffusé par les haut-parleurs. L'odeur de gaufres te fait saliver. À côté, une autre queue s'est formée devant le marchand de glaces. Tu te dis que la pluie ramène davantage de clients que le grand beau. Ta tête est creuse décidément. Déjà, pantalons et chandails enfilés, les familles s'en vont et s'en viennent sur la digue, se croisent, se dévisagent et s'envisagent. La femme devant moi a des cheveux en paquets collés par la pluie ; comme les autres, elle avance d'un pas quand le client de tête est servi. Elle sent ma présence dans son dos, elle ne se retourne pas. Tu regardes son cou qui sort d'une espèce de robe chiffonnée en tissu éponge. À la base de ce cou poussent de petites excroissances de chair. Cela te rappelle le cou de ta mère.
Elle dit :
« Ah, te voilà encore, p'tit con ! »
Tu constates alors qu'elle est de bonne humeur ce dimanche-là. Les flots d'azur s'animent le dimanche. Il fait presque beau dans les couloirs marron. La couleur des habits des visiteurs égaye ce décor si triste d'habitude. Il n'est pas sélect l'établissement dans lequel ta mère s'obstine à ne pas mourir. Dans la chambre qu'elle partage avec une dame sourde aussi grosse qu'une souris, elle n'a pas pu lui raconter son accouchement dans l'année de ses quarante cinq ans :
« Y paraît que mes ovaires s'sont réveillés. Mon chiard de vieux, y m'est venu comme une envie ! »
Elle aime raconter cette boucherie, surtout devant toi ; elle te reprochera toujours ta grosse tête qui l'a déchirée.
« Y ont mis les grandes cuillères pour le sortir ce feignant-là ! Regardez donc les bosses qu'il a sur le front. »
À ces bosses originelles, j'ai adjoint toutes celles que le haut des chambranles de porte me dote quand j'oublie de me baisser. Avec ce front le plus bosselé qui soit, tu es reconnaissable, Abel ! Elle détourne la tête. Elle esquive ton embrassade, elle regarde le mur. Elle sait pourtant que c'est la visite, ta visite du dimanche. Tous les dimanches. Tu finis par penser que l'aller et retour Paris-Granville chaque semaine devient pénible à la longue. Bien sûr, tu es venu les mains vides, ça vaut mieux, eu égard au peu de cas qu'elle fait de tes bouquets de fleurs ou de tes boîtes de douceurs.
Elle dit :
« Qu'est-ce que tu veux que ça me fasse quand je vais crever ! Et d'abord, ça coûte, tous ces trucs-là. »
Tu plains le personnel qui est obligé de la supporter. Son impotence la mate heureusement. Et dire qu'ils doivent faire sa toilette, la torchonner, lui mettre du sent-bon. Quel luxe! Parce que ta mère sentait le poisson du matin au soir, tous les jours de l'année. Quand tu as trop bu, tu prétends aujourd'hui qu'elle était tellement radine qu'elle économisait le savon en s'abstenant de se laver le derrière. L'odeur de la morue et des menstrues ne la quittait jamais vraiment.
Mais tu ne lui as jamais dit :
« Tu pourrais peut-être sentir meilleur, des fois ? »
Tu prends toujours des gants pour lui dire les choses, tu as de la retenue ; c'est fatal quand les torgnoles t'ont fait monter le rouge aux joues jusqu'à ta majorité.
« Comme il a bonne mine ! » disaient les voisines.
« C'est le bon air ! » disait ma mère.
Et elle entonnait sa réclame pour raccrocher la clientèle qui souhaitait éviter son étal.
Du coin où je me réfugiais pour chouiner, je l'entendais chanter de plus belle :
« Il est beau, il est beau mon cabillaud ! »
Elle ne lève plus la main sur toi, elle n'a plus la moëlle. Jusqu'à treize ans, tu inondais ton lit. Au petit matin, tu te réveillais mouillé jusqu'aux épaules, dans cette puanteur rassurante d'humidité nauséeuse. Si tu avais pu écrire avec ta quéquette, elle aurait lu sur le drap : « Maman aime-moi. » Mais elle n'avait pas envie de lire, elle ne voyait qu'une chose, que je voulais sa mort. Trois gifles, c'était le tarif. Chaque matin, j'allais dans la courette étendre le drap de dessous. La pluie du ciel lessivait le linge dans le meilleur des cas. Encore heureux qu'elle n'attachait pas l'oriflamme pisseux de ton déshonneur à la rambarde de la fenêtre donnant sur la place Guépratte. Tu as toujours tremblé devant elle, tu as toujours cru aux salades qu'elle te racontait. Tu aurais voulu la tuer, mais y penser te laissait abattu, hébété, désemparé. M'en débarrasser ? Les traumas de ta petite enfance, ils sont sévères, Abel, vraiment ! Et aujourd'hui, craquer du blé pour suivre une analyse, tu n'y songes même pas. Je l'ai toujours connue habillée de sa blouse à fleurs et de son tablier bleu où luisaient en permanence des écailles de poisson. « Va me chercher ceci, va me chercher cela » criait-elle. Tu ne mouftais pas, tu y allais fissa, tu n'obtenais jamais de récompense en retour. Le seul mot de tendresse, tu t'en souviens encore parce qu'il te rappelait le bon temps où il faisait du chambard à la maison.
Parce qu'elle prétendait que j'étais son complice, elle te lançait en te toisant de ses yeux bleus de glace :
« T'es aussi con que ton père ! »
Mon père, ah mon père, justement il apparaît dans la brume des vieux souvenirs comme quelque chose de riant et de doux. Chaque jour, il éclusait ses quatre litres de Vin des Rochers, le velours de l'estomac ; il aimait le velours mon père. Ce n'était pas comme le poiscaille ! Trancher la tête d'un rouget, vider des maquereaux, rien que d'y penser, il en dégobillait presque. « J'ai le vertige » qu'il disait à ma mère afin d'échapper au commerce. Pour calmer ses haut-le-cœur, il bibinait comme un nabab et cuvait majestueusement des après-midi entiers. C'était un artiste, ce n'était pas un courageux. Quand il revenait des commissions avec une bouteille de pastis dans le cabas, c'était le signe que les vacances d'été commençaient, le soleil rentrait dans la maison, ses cuites devenaient exotiques. Ensemble, l'oreille collée au transistor, vous écoutiez le Tour de France. Victoire ou défaite de l'équipe de Normandie était prétexte à des libations carabinées. Il se flinguait à petites doses, faute de se décider à étrangler ma mère, définitivement. Lui aussi, il était terrorisé. Pour ta peine, il te donnait ses bouteilles étoile vides pour récupérer la consigne ; avec les sous, tu te payais des Carambars. De retour à la maison, tu assistais bien des fois à La Piste aux étoiles. Ta mère en jongleuse maladroite d'assiettes et ton père en équilibriste sur sa chaise battant la mesure en essayant de rattraper la vaisselle volante. Ça chiait des bulles, ils se mettaient des dérouillées, c'était marrant. Parfois seulement. Tout le quartier était aux fenêtres. Tu te rappelles qu'un beau jour, on l'a mis dans une caisse tout en long et même qu'il avait mis ses habits du dimanche. Tu étais mioche encore. Ta mère avait les yeux secs, mais comble d'hommage à son époux, elle avait daigné abandonner son tablier bleu. Ç'avait donné une touche d'exceptionnel à la cérémonie. Je ne sais pas dans quel coin du cimetière, il est enterré. Il faut que je fasse mon enquête. Tu ris presque. Ces petites excroissances de chair m'obsèdent. Faire un sort à sa méchanceté. J'ai toujours rêvé de serrer le cou de ma mère avec mes grands battoirs, une seule main aurait suffi, entendre ses os craquer et voir ses yeux qui implorent. Dans le silence final du serrement de ton kiki, « Qu'est-ce qu'ils voient tes yeux maman? » Le spectacle de ton colosse de fils qui jouit… Tu as maintenant un petit môme qui te colle aux basques. La nana des gaufres s'active pourtant, mais la queue s'impatiente. La femme devant moi tourne la tête pour me rendre complice de son agacement. Moue souriante pour partager ce sentiment avec toi. Tu mesures son âge que la vue de son dos ne pouvait révéler. Des yeux fatigués, une bouche sèche. Dans le même temps, elle aperçoit un type immense dans son dos lui barrant le jour. Elle baisse les yeux et redonne son cou à voir. C'est le moment, mon bras enserre sa taille et je la plaque contre moi, mon sexe dans son dos, sa peau est fraîche, ses bras nus sont frais, malgré la prise, elle résiste, se tortille, veut échapper à ma prise, je serre un cran, elle s'abandonne, inutile de lutter a-t-elle pensé, je la soulève jusqu'à moi pour disposer son cou à portée de ma bouche, et je croque la première petite boule de chair, un goût de sang remplit ma bouche, elle ne crie pas, elle consent, elle s'amollit, j'en croque une deuxième, la queue ne bronche pas, personne ne remarque mon manège cannibale, je la dépose après avoir précautionneusement léché les petites plaies ; à terre, elle danse d'un pied sur l'autre, elle se retourne encore.
Elle dit :
« C'est vraiment long ! »
Tu acquiesces en hochant la tête. Et tu finis par penser qu'il est temps que cette enquête s'achève.
Ah ! vous voici Abel ! »
Lorsqu'elle m'interpelle de la sorte, je sais qu'Edith va m'annoncer quelque chose qui devrait m'extirper de mon semi-coma alcoolique. J'en prends de sévères en ce moment, des cuites mirifiques ; je glisse sur la mauvaise pente, la pente qu'emprunta mon père. Tu t'affaisses dans ton fauteuil rafistolé et plantes tes deux coudes sur le bureau pour étayer de tes avant-bras ta tête lourde autant que brumeuse. Tu la vois qui vaque, qui range, qui s'affaire autour du fax.
Elle dit :
« J'ai eu un appel pour vous, enfin ! »
Tu ronchonnes :
« C'était qui ?
— Maître Suzanne Pitel-Weiss, une associée de maître Edouard Beausang. »
Tu lèves un sourcil et questionnes :
« L'as du barreau ?
— C'est ça même, j'ai pris le rendez-vous, il vous attend demain à quinze heures à son cabinet. J'ai noté l'adresse sur votre cahier. »
Ses yeux se posent sur toi, des yeux encadrés de bleu et de noir, entourés de petites grilles de cils empaquetés au rimmel. Des yeux mystérieux. Elle sourit, le rouge à lèvres ne s'est pas encore échappé de la ligne qu'elle a dessinée ce matin en débord de sa bouche trop petite et sans pulpe. Vers dix-sept heures, le rouge migrera au-delà de ce contour initial conférant à cette beauté de cinquante printemps ce côté fatal, pathétique, que tu aimes en elle. Le bureau embaume Goulue de Frescobaldi, son parfum fidèle. Aujourd'hui elle a mis son chemisier blanc, celui dont les boutons du haut répugnent à demeurer dans leurs boutonnières. Une large ceinture martyrise sa taille et de cet étranglement s'épanche un bouleversant chef-d'œuvre de chair épanouie. Combien de fois me suis-je surpris à le fixer et à l'investir en pensée. Quand tu vas aux frangines, c'est toujours un super beau châssis qui dérouille à cause d'Edith, pardi ! Entravées par l'échancrure étroite de sa jupe, ses jambes bourrotent allant du bureau à l'armoire, de l'armoire au fax et ainsi de suite. Abel Salinas la reluque comme d'habitude. Mais le patron de l'agence L'étoile filante, enquêtes et filatures, est un type réglo. « La baise, jamais dans la paroisse! » qu'il a juré lors de son embauche voici dix ans. S'il a tenu parole, en revanche, il ne peut empêcher ses yeux de slalomer sur ses formes. En vérité, aime-t-elle à ce point tes yeux sur elle, tes yeux qui sortent de leurs orbites comme ceux du loup lubrique de Tex Avery, et que dire de ta langue, que tu passes et repasses sur tes lèvres, longue, humide, démesurée comme un serpent, qui l'enserre et s'insinue dans ses creux ? Pourquoi te poser cette question à la noix et pourquoi maintenant ? Tu réalises que tu ne sais rien d'elle, que tu n'as jamais eu de curiosité à son égard, aucune envie de savoir, de connaître les détails de sa vie en dehors du bureau. Bizarre pour un détective. C'est idiot peut-être, elle non plus ne dit jamais rien, ne révèle rien de son existence. Edith croise ses jambes fortes gainées de résille, un escarpin se balance à la pointe de son pied menu ; elle ouvre et ferme violemment un tiroir autant pour se donner une contenance que tenter de ramener son boss à la surface des choses réelles. Les affaires sonnant le creux en ce moment, la nouvelle paraît rallumer sa propre énergie.
Il dit :
« Elle n'a rien laissé transparaître de ce qu'il veut ?
— Non, rien !
— Je me demande ce qui a pu la décider à s'adresser à l'agence. »