Antoine Blocier
Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?
Alphonse de Lamartine
Milly ou la terre natale
1826
LA FAMILLE X
Prenez une famille quelconque que, pour les besoins de la démonstration nous appellerons X – ce qui, au demeurant, nous exonérera de la sempiternelle et très convenue formule : « toute ressemblance avec des noms et des personnes, vivants ou ayant existés, serait purement fortuite, etc. ». Paul et Juliette ont deux enfants : Bénédicte et Vincent, et vivent dans leur petit pavillon de Champfleury-sur-Seine, commune de la proche banlieue parisienne. Rien de très original là-dedans !
Les X s’estiment être des gens tout à fait ordinaires, en phase avec leur époque, bien que politiquement incorrects et agissant en conséquence. Snobisme, posture valorisante ou réelles valeurs humaines altruistes et révolutionnaires ?
En tous cas, tout le monde s’accorde pour attester du dynamisme de leur vie sociale : boulot, copains, culture, voyages… Mais ce sont des témoignages forcément biaisés, car raconter ses voisins ou ses proches c’est se raconter soi-même. C’est toujours le récit d’un moment commun.
Consciemment ou pas, nos propres vécus, avis et opinions viennent polluer et parasiter les jugements que nous portons sur les événements, les gens et même sur les idées. Il est donc totalement vain d’espérer faire croire que « chacun fait ce qu’il veut » et que « la vie des autres ne nous intéresse pas ».
Alors, que se passe-t-il une fois la porte des appartements refermée ? La vie s’y organise-t-elle comme chez soi ? Comment vont et viennent les légendes familiales ? De quelle manière les souvenirs et les sentiments imprègnent-ils les comportements des uns et des autres ? Quels sont les drames, les petits secrets et les manies, tout ce qui se terre, bien calfeutré dans les non-dits, les habitudes dont on ne se souvient pas d’avoir pris le pli mais qui, pourtant, résument un parcours de vie et dessinent, mieux que tout, une personnalité ?
Ainsi, pour une contribution à la compréhension future des mœurs de ce début de millénaire, nous avons tenté d’analyser la vie de la famille X. Or, pour ce faire, nous ne pouvons pas compter sur les témoignages humains, trop peu fiables car trop impliqués dans ce qu’ils relatent.
Seuls les objets familiers, qui ont une relation stable et discrète auprès des familles, sont susceptibles d’être utiles à ce travail d’observation clinique.
Merci aux vingt premiers témoins, pour leur apport singulier à la connaissance. Et merci, malgré tout, au vingt-et-unième qui s’est autoproclamé « témoin » sans que l’auteur lui ait demandé quoi que ce soit.
Drriiinnng…
Drriiinnng…
Drriiinnng…
Bonjour !
Vous êtes bien en communication avec la cafetière électrique de Monsieur et Madame X…
Le répondeur est absent pour le moment pour cause de RTT.
Laissez votre message et le grille-pain fera la commission au presse agrumes, qui déposera un post-it sur le réfrigérateur.
Parlez après le bip.
Merci.
« Dis-moi ce que tu manges, Je te dirais qui tu es… »
La maxime est jolie mais inexacte si j’en juge par mon expérience personnelle chez les X. D’abord parce qu’ils sont quatre, avec des goûts et des habitudes différents, et que je suis le seul à pouvoir témoigner : mes collègues Congélo et Buffet ne sont pas fiables. L’un garde au froid pendant des lustres et l’autre conserve au sec. Mais tout aussi longtemps… Des historiens en quelque sorte. Alors que je serais plutôt à classer au rayon « sociologie », car ce qui m’intéresse ce sont les petites choses de la vie, fragiles et péris-sables. Il en est des aliments comme des événements du quotidien : à consommer avant la date de péremption. Ou à écarter si un doute s’installe ! « Hic et nunc », comme nous disons, nous, les sociologues.
Je suis fasciné par l’inconstance des gens. Ils achètent un produit frais – volontairement frais, sinon ils prendraient du surgelé – et sont capables de le laisser dépérir en moi. Pas étonnant que parfois j’aie des renvois et des mauvaises odeurs dont on ne me guérit que par des remèdes de grand-mère : un verre de vinaigre dans mes contreforts et l’affaire serait réglée. Paraît-il.
Car dans notre domaine d’étude, il y a beaucoup trop de « paraît-il ». Aussi je vous invite à déconstruire les paradigmes, pour réfléchir sans formatage pré-établi de la pensée.
En tant que témoin unique du processus de dégradation, je revendique le droit à la subjectivité. Mais n’est-ce pas le point de départ de toutes les sciences humaines : tâtonnement, erreur, adaptation, remise en cause et expérimentation nouvelle… ? Je crois en la bourde et je ne crois pas en Dieu. Je crois en Bourdieu.
Et puisque tout fait sens : allons-y !
Si, comme le définissait déjà le grand Emile (Durkheim), il y a déjà plus de cent ans de cela, on peut assigner l’étude de tous les faits de société à la sociologie, en ce début de millénaire, le mot désigne surtout l’étude des sociétés contemporaines développées. La façon dont les X me remplissent et me vident en est une illustration fulgurante, chargée d’enseignements. Ils se pensent uniques, singuliers et fiers d’un libre arbitre qu’ils défendent jalousement, alors qu’ils ne sont que les produits de la société. Ils font partie intégrante de cette société que, par ailleurs, ils critiquent sans cesse. Or la contestation est aussi un fait social bien encadré. Pauvres naïfs !
L’organisation du ravitaillement hebdomadaire nous permet d’accumuler les « preuves » de nos théories.
Des sociologues (des vrais, qui exercent ce beau métier… pas des amateurs éclairés de l’intérieur de mon genre qui, faute de pouvoir étudier, se déplacer pour confronter leurs analyses au terrain, bâclent leurs travaux et plaquent des concepts sans les maîtriser finement) ont pu déterminer quels types de consommateurs faisaient leurs courses tel jour à telle heure et quel était le contenu de leurs caddies. On se retrouve alors avec cette aberration sans nom : puisque l’on sait ce qui sera acheté, par qui et quand, nos grandes surfaces préférées organisent le réapprovisionnement en conséquence. Preuve irréfutable que les deux faits se nourrissent mutuellement et s’auto-justifient. C’est le serpent qui se mord la queue, on ne sait plus où est la tête !
L’observation méthodique, de type ethnographique, constitue une méthode aussi indispensable que la statistique. Elle permet de répertorier très précisément la réalité sociale et aide à comprendre le sens des comportements, des habitus. Les X se révèlent de magnifiques cas.
Tenez ! Ce soir Bénédicte et Vincent invitent des copains pour une fiesta à base de décibels : je suis plein à craquer de sodas, de pizzas et de pâtisseries les plus diverses… Et dire que d’habitude, ici, personne ne boit de ces trucs infâmes, créateurs d’obèses made in le Nouveau Monde ! L’idée que l’on se fait des adolescents en général est reflétée dans ces achats. Preuve qu’il sera toujours aussi ardu de déterminer qui, de l’œuf ou de la poule, est arrivé en premier.
Le monde social n’est que la résultante complexe de la dialectique qui s’instaure entre les corps biologiques et le corps social. Les différences entre les individus résident dans la diversité des processus de socialisation, plus que dans des propriétés innées. Ah… L’éducation !
De toute façon, chez les X un frigo doit être rempli, sinon c’est obligatoirement signe de pénurie. Vincent, qui est un Mangeur, fait régulièrement cette plaisanterie de m’ouvrir et, au constat de mes maigres réserves, mimer celui qui s’accroche à la porte pour ne pas plonger dans mes entrailles, en hurlant : « au secours ! Retenez-moi, je suis attiré par le vide ! ». Le lendemain Juliette, en mère consciencieuse, s’attelle à la corvée. Les rayons, pris d’assaut l’avant veille, ne sont pas complètement garnis, les choix sont minces. Avantage : les courses sont rapides et l’essentiel est toujours présent.
Paul a démarré un nouveau régime ? Les yaourts sont à zéro pour cent de matière grasse et mon bac à légumes affiche complet…Bénédicte a repris les cours ? Il y a de quoi varier les sandwiches de la semaine, qu’elle consommera entre deux matières…
L’on m’ouvre à tout bout de champ… Passe encore durant les préparatifs de repas ! Mais c’est toute la journée, le défilé incessant. Dès que l’un ou l’autre s’ennuie, allez, hop ! Un petit tour au frigo. Le week-end et les congés scolaires sont un calvaire. Reste le soir pour me reposer tranquillement. Sauf bien sûr quand Paul ou Juliette vient nuitamment chercher une bouteille d’eau pétillante. C’est leur rituel d’après l’amour. Je suis un vieux réfrigérateur que les amoureux ne laissent pas froid. C’est mon déterminisme à moi.
Le grille-pain, qui est mon voisin de cuisine me dit « givré » (mon Dieu, quel humour !) avec toutes mes théories sociologiques. J’ai beau ne pas être beau, avec mon carénage classiquement blanc, alors qu’on en voit aujourd’hui de tous les coloris les plus fantaisistes, j’ai même une petite bosse sur le côté (rien de grave)… mais ce qui brille en moi, c’est ma petite lumière intérieure. Celle que les X pensent éteinte un fois la porte close.
Je n’ai qu’un réel regret : être pris pour un tableau d’affichage. Il faudrait vraiment qu’ils cessent tous de me coller des post-it pour se laisser des messages, des listes de courses à ne pas oublier, des emplois du temps des uns et des autres, des cartes postales d’amis voyageurs… Ou alors qu’ils les affichent à l’envers, que je puisse au moins les lire… C’est sans doute cela l’ère de la communication ! On ne se parle plus : on s’écrit, sans souci que le contenu ait bien été reçu par le destinataire. On jette ses mots sur un support quelconque, tel une bouteille à la mer, avec le secret espoir – et non la certitude – qu’elle arrive quelque part, qu’elle soit trouvée, puis lue enfin… Vogue la galère !
Je vous le disais bien : tout fait sens !
Avertissement : Cet entretien a été réalisé un samedi soir de préparation d’un dîner gastronomique. Le témoignage est vif et saccadé. Par avance, nous prions nos lecteurs de bien vouloir nous en excuser, mais les conditions du direct…
Je parle trop rapidement ?
Et alors ?
Vous ne voyez pas que je suis débordé ?
Pas le temps de vous répondre.
Il faut que je fasse vite.
Et bien.
On m’a installé ici pour gagner du temps.
Ce n’est pas pour en perdre en inutiles bavardages.
Ou alors après le coup de feu.
On verra.
Quelles étaient les questions, au juste ? Ding !
Je n’ai rien à raconter sur les X.
Des gens corrects et des enfants bien élevés.
Excusez-moi, je suis pressé.
Ding !
Pour une fois que je suis de la fête !
C’est pas le moment de m’éparpiller ni de perdre la boule.
Attention, c’est bientôt cuit.
Ding !
Ouverture de porte, voilà…
Et un nouveau plat à réchauffer, un !
Quatre minutes.
Thermostat huit.
Vroum ! Ding !
Où en étais-je, moi ?
Ah oui, les X.
Vous savez, je ne les vois qu’à peine.
Un petit café, un bol de lait à réchauffer.
Voilà pour le matin.
Ding !
Et c’est tout.
Le midi n’est pas mieux : une portion des restes de la veille à remettre en chauffe pour l’un ou l’autre des présents à la maison.
Rarissime hasard.
Z’ont tous des cantines dans leurs écoles ou entreprises.
Ding !
Pas facile à gérer un appareil comme moi.
Il leur a fallu un certain temps avant de tout comprendre de mes potentialités.
Encore qu’ils soient bien timorés quant à mon usage.
Je vous en dirai quelques mots tout à l’heure.
Ding !
Ce soir c’est l’enfer.
Pensez, ils ont invité les A et les B.
C’est une véritable compétition culinaire qu’ils se livrent depuis des années. Façon Master chef.
Qui saura éveiller les papilles gustatives des autres ?
Le challenge de ces soirées : fignoler les meilleures recettes sans passer des heures en cuisine tandis que les convives refont le monde au salon.
Ding !
C’est dans ces occasions que l’on prend toute ma mesure.
Car les heures de préparation sont en amont.
Tout est précuit.
Sauf ce qui ne supporte pas la réchauffe.
A-t-on déjà vu une sauce hollandaise préfabriquée ?
Hérésie…
Ding !
Miracle : dans quelques instants tout sera parfait.
Cinq, quatre, trois, deux, un…
Ding !
Ahhh…. Enfin tranquille.
Pardonnez-moi d’avoir été expéditif, mais vous savez ce que c’est… Dans ces moments là les X sont d’une exigence à peine croyable. Leur vie en dépendrait, ça ne serait pas plus terrible. Malgré leur grands airs, style « voyez comme nous sommes ouverts et créatifs », ils demeurent bien coincés côté alimentation. Sur les menus, cela va encore très bien : ils sont variés, originaux, superbement présentés… Mais là où le bât blesse, c’est sur le mode de préparation. Ah ils en usent et abusent des ustensiles ! Mais moi ? Moi, avec la plénitude de mes fonctions ? Rien de rien. Ils cuisent toujours à l’ancienne, ces rustres. Au four, à la poêle, à la cocotte ! Je ne sers qu’à réchauffer et décongeler. Si j’avais un message à faire passer à tous les Paul et Juliette de la Terre, ce serait : « ayez de l’audace… lisez mon mode d’emploi ! »
Quant je pense que je suis l’enfant bâtard d’un chercheur de l’industrie militaire américaine qui, mobilisant tout son savoir pour créer un armement de plus en plus sophistiqué, se dit qu’après tout, il pourrait bien tenter une application dans le domaine domestique... Avouez que c’est tout de même plus honorable ! Enfin, comme dit l’autre dans sa chanson : « on choisit pas ses parents, on choisit pas sa famille ». Et bien que je sois réputé comme étant une invention toute récente, la chose ne date pas d’hier, puisque le cher homme créa mon ancêtre en 1945. Il en aura fallu du temps pour que je fasse irruption dans la cuisine des X !
Une dernière chose, si vous le permettez, je lance un appel solennel aux concepteurs d’électroménager : ne serait-il pas possible de supprimer cette ridicule sonnerie aigrelette qui vient ponctuer chaque fin de séquence de travail ? Ça ne sert qu’à énerver son prochain… Ou alors me permettre de posséder ma propre panoplie de différents jingles : « la marche funèbre » lorsque c’est trop cuit… l’ouverture de la « cinquième symphonie » de Beethoven, si c’est dramatique… le final de la « symphonie du Nouveau Monde » de Dvorak pour un menu pompeux et prétentieux… une musique contemporaine, du Pierre henry à base de bruits de verre cassé, si c’est trop froid… ou encore un air de Mozart guilleret pour un plat léger et coloré… En tous cas autre chose que ce « Ding ! » de malheur.
Ding !
Ouh la la… Je suis certainement l’aînée dans cette bicoque ! N’insistez pas, je ne vous dirai pas mon âge. D’ailleurs le demande-t-on lorsqu’on a été élevé correctement, au sein d’une famille soucieuse des bonnes manières ? Mais je radote, moi. Il faut préciser que je viens d’une époque où… Non ! pas de références susceptibles de me « dater ». On a ses coquetteries, tout de même.
Vous pourrez toujours m’ausculter, me démonter, étudier mon style Louis Machin, me traiter au carbone 14… ça ne vous indiquera qu’une vague période de naissance. Tout au plus. Mais ce que j’ai vécu, tout ce dont j’ai été témoin, qui vous le transmettra ? Hein ? Car j’en ai subi des avanies, sans broncher. Il y eut des bons moments aussi, remarquez. Dans cette maison, je passe pour une vieille acariâtre. Pfftt… S’ils savaient… C’est que je ne suis pas une molasse comme tous ces nouveaux meubles en pin, fabriqués en série dans des pays en « voie de développement » d’Asie du sud-est, mais illégalement estampillés Scandinaves par un habile tour de passe-passe « fabriqué en Chine et solidité suédoise » clament les étiquettes. Je suis en chêne, moi ! Je sors d’une vraie menuiserie, moi !
Tenez, il faut que je vous raconte ma première sortie. C’était dans les années 30. Zut ! Je l’ai dit…
Cela faisait plusieurs semaines que le maître artisan s’énervait sur son apprenti, un p’tit gars timide d’une quinzaine d’années, que tout un chacun dans la rue apostrophait d’un « Pierrot » sympathique. Beau gosse, mais un peu empoté, le gamin !
— Respecte tes outils ! lui hurlait-il aux oreilles. Tu vois, là, sur le mur, chaque outil a sa place : les tournevis par taille… les marteaux, les maillets… et ici, les scies, les pinces, les râpes : épaisses, moyennes, fines… ! Tes ciseaux à bois ! Où est-ce que tu as mis tes ciseaux à bois ? Ils vont là et pas ailleurs.
L’arpète en prenait pour son grade, mais n’aurait pas osé moufter. À cette époque on respectait les adultes ! Il sentait bien, pourtant, que son patron désirait lui transmettre son amour de la belle ouvrage. D’’’’’ ’ ’’