Max Obione
Roman

Je vivais par suicide.
Ken Bugul
Le baobab fou
Hello Satan I believe i's time to go
Robert Johnson
Me and the Devil Blues
Elle sentit une goutte de transpiration lui glisser dans le bas du dos, rester un instant en suspension avant de s'insinuer dans le sillon velouté entre les mâchoires refermées de son cul.
Harry Crews
La foire aux serpents
Extrait du texte retrouvé sur le disque dur du micro-ordinateur portable de Nad Burnsteen, pièce n° E/K 027 :
[...] Il regardait fixement les crachats sanguinolents qui flottaient au fond du seau. Il aurait voulu rire – sinon sourire – du mauvais tour qu'il venait de leur jouer, mais la coupure de sa lèvre inférieure l'en dissuada.
— On avait dit à la fin du troisième, Courtaud, bon dieu de merde ! Tu comprends donc pas !
Bien sûr qu'il comprenait. Chow passa l'éponge sur le crâne rasé et la face du boxeur. L'eau puante dégoulina le long du buste massif d'Amin. Chow ne décolérait pas. Pourquoi ce bon dieu de sale jean-foutre de nègre n'avait-il pas respecté la consigne ? Il cria qu'il avait déjà dans les oreilles la gueulante que le boss allait lui servir, à lui, et qu'il donnait pas cher de sa sale peau de nègre noir. Des parieurs floués hurlaient à la mort. D'ordinaire, le vieux Lodge ne tenait pas trois rounds d'affilée depuis cinq ans, au moins ; normalement, c'était du tout cuit, presque du un contre un, virgule quelque chose, un rapport de misère, quelques cents à gagner qui donneraient à tous ces gagne-petit le sentiment qu'ils n'avaient pas gâché leur soirée. Mais perdre leur misérable mise, à cause de ce sale fils de pute de négro…
— Tu les entends, dis ? Tu les entends, ces bâtards ! T'es mort, t'es déjà mort !
Chow avait les foies. L'atmosphère devenait émeutière, les canettes volaient et ricochaient sur la toile du chapiteau. Tous les bouseux des alentours de ce trou à péquenots, petits blancs en majorité, exprimaient leur colère, leur rage, certains visaient carrément les boxeurs, d'autres, amassés au pied du ring, crachaient dessus, balançaient leurs mégots. Le jour commençant à décliner, ils s'étaient radinés avec leurs pétasses à bord de leurs pick-up ou leurs débâchés pour assister à ce meeting annoncé par RKZ, 1045,8 KC, et jouer leurs maigres dollars en se bourrant la gueule. Une chaise s'écrasa au centre du ring. Dès le début de la réunion, on vit des mecs charrier les bouteilles de la buvette jusqu'aux places où leurs potes et leurs gonzesses attendaient leurs doses. La soirée pouvait dégénérer à tout moment. Des rougeauds, des velus archi pleins cherchaient la bagarre. La haine s'affichait sur leurs visages, la moiteur collait leurs maillots. La nuit sentait la sueur des corps et la vase des marais. Le barouf ambiant couvrait le ronronnement du groupe électrogène et le chant d'amour des grenouilles.
Onf ! Le crochet au corps décoché au milieu du troisième round avait salement secoué Amin, au point qu'il tituba. Il avait encaissé sans grimacer ce coup de masse qui lui traversa le gras du ventre, qui bouscula toutes les cellules de son foie cirrhotique. Sur les talons, pendant quelques fractions de seconde, il était sonné, parti ailleurs, aussi loin que peut l'être un somnambule sur le rebord d'un toit. Mal, très mal, à la ramasse… Fletcher Finkel, ce gros con de juge arbitre, avait bien vu qu'Amin s'en était pris une comac l'ayant salement ébranlé et il se disait qu'on s'acheminait vers la fin de la correction. Il exécutait sa danse de l'ours autour des boxeurs en agitant ses mains gantés de latex pour ne pas chopper des maladies quand il devait les séparer. Il s'apprêtait à compter.
« Bon dieu ! Pas maintenant ! » se persuada Le Courtaud. Séché qu'il était, par cette petite fiote qui jactait du regard et de la voix. Voix nasillarde, maquillée par le protège-dents, voix qu'il percevait dès qu'il s'accrochait à lui pour neutraliser sa fougue. Privé de souffle, Amin digéra peu à peu cette douleur écrasante qui irradiait tout son corps. Onf ! Onf ! Directs en piston, en bas, doublé à la face. Une douleur presque familière depuis le temps qu'il servait de souffre-douleur afin de conjurer l'infinie absurdité d'appartenir à ce monde. Il savait qu'un jour, il ferait le combat de trop.
Let's do it again, baby !
Baby, one more time
One more time, baby !
Baby, let's do it again {1}
Ce putain de blues, lourd comme un coup de massue, ce bon gros vieux blues du delta, qui sent la poussière des champs, la crasse, le crottin de mule et la merde de poule, qui lui donnait envie de cogner depuis sa putain d'enfance, était revenu dans sa tête :
I'm leavin' now
And I 'm runnin'
B'Mom why've you been so cruel
With me {2}
C'était un déclic, mais ça n'expliquait pas tout, ouais ! Personne n'a vraiment compris pourquoi, la gueule en sang et le bide assommé, il s'était obstiné à vouloir tenir jusqu'au bout du round en engluant son adversaire de ses bras, en se désaxant aussi souvent que son jeu de jambes rudimentaire le lui permettait.
Onf ! Encore un méchant coup. L'onde de choc de la déflagration pénétra profondément sa chair. L'occasion était bonne, c'était le moment puisque les organisateurs lui avaient ordonné de s'allonger tout bonnement au troisième round. Tout le monde avait entendu le coup, le bruit profond du coup, sourd, celui d'un ahanement tronqué. Pour une fois, ce ne serait pas du chiqué, qui dégoûte les puristes, qui réjouit les truqueurs. Depuis, la bagarre générale de Tipree, les combats ayant été stoppés trop tôt pour favoriser les magouilles des books, l'arrêt du combat par jet de l'éponge ou par l'arbitre était jusqu'à nouvel ordre prohibé au cours de cette tournée de boxe foraine. Pas d'abandon, la baston jusqu'au bout, un combat sans merci. Bon dieu ! Pourtant il aurait suffi qu'Amin s'étalât pour le compte, pour le spectacle, pour garantir la recette.
Dès les premières secondes du premier round, il avait foncé tête baissée, une sale tête d'affamé, c'était fatal. Ouch ! Cet enfoiré de Chicanos, ce putain de fausse garde, lui avait explosé l'arcade gauche. À la pause, Chow eut beau étaler dessus de la graisse de ragondin, une mixture infecte de sa fabrication, l'hémorragie ne s'arrêta qu'un temps, jusqu'à la prochaine droite ajustée, jusqu'au prochain choc de tête. Les plaies, à force, ne cicatrisaient jamais vraiment entre deux matches. Alors, dans un moment, le sang d'Amin giclera de nouveau, du sang rouge sombre, épais comme de la gelée de groseille.
Une ancienne miss Bayou, modèle 1972 au bas mot, perchée sur des hauts talons, dont les fesses roulantes s'évadaient d'un body noir, ayant achevé sa lente tournée du ring en brandissant la pancarte qui annonçait le quatrième round, écarta les cordes et descendit du ring sous les sifflets. Au centre du tapis, Fletcher Finkel shootait dans les canettes et les détritus en faisant mine de recompter les points sur son calepin, comme s'il pressentait que le combat pouvait prendre un autre cours.
— Donne-moi à boire, réclama Amin.
Chow planta un tuyau prolongeant une sorte de biberon dans la bouche du boxeur.
— Ça va couper tes guibolles, Courtaud !
Le feu du Bourbon coula dans sa bouche tuméfiée et aviva les coupures. Trois gorgées, seulement, suffisantes pour retrouver un peu de lucidité, pour éteindre cette furieuse envie de foutre le camp d'ici.
— Assez !
Chow arracha le flacon et le remisa dans le seau. Il épongea la poitrine d'Amin avec la serviette crasseuse ayant servi aux gars de Musselthroat lors des précédents combats.
Dans le coin opposé, le Mexicain n'avait pas attendu la fin de la pause, il était déjà debout, frappait ses gants, toisait son adversaire d'un œil noir, impatient d'en découdre. « C'est-y qu'il en voudrait plus que moi, ce branleur ! » se demanda Amin assis sur son tabouret. Il y avait longtemps que cette démonstration de frimeur ne l'impressionnait plus. Le Mexicain enrageait, malgré la supériorité de son allonge, de n'avoir pas encore descendu ce gros lard d'Amin Lodge, toujours sur le reculoir depuis la première minute de combat. Pourquoi encaissait-il à ce point, ce tocard ? Le soigneur du jeunot essuyait son dos et lui gueulait des recommandations. C'était le jeunot qui gambergeait maintenant.
Le gong retentit ; le combat allait reprendre sous cette lumière crue, sans ombre. Amin se dressa sur ses jambes courtes et malingres, mordit son protège-dents avec rage.
Chow lui hurla à l'oreille :
— Tu l'auras voulu, Courtaud ! Maudit connard !
Le soigneur ramassa le tabouret. Ce n'était pas sorcier de prévoir que les directs du Chicanos allaient fuser pour pilonner la blessure. Amin leva sa garde et tenta de bloquer les coups. Ouch ! Onf ! Trop souvent il voyait, entre l'intervalle de ses gants, la boule de cuir rouge percer sa défense, et le poing venir s'écraser, lourdement, en plein dans sa gueule tuméfiée. Comme sa garde haute dégageait ses flancs, personne ne donnait cher de sa peau si par bonheur un nouveau crochet au foie devait lui être asséné.
Dans l'assistance, les rednecks jouissaient de l'impuissance du nègre, vomissaient sans retenue leurs insultes à l'égard du nègre, les femmes trépignaient de joie mauvaise, de passion condamnant le nègre. Les deux boxeurs baignaient dans un brouhaha infernal, dans un vacarme d'abattoir, de cris de porcs qu'on saigne. Sueur et sang mêlés dégoulinaient et piquaient les yeux d'Amin. Ayant dû racler son front avec le pouce de son gant pour y voir, le Mexicain en profita pour dépêcher un direct puissant au menton. Onf ! Sous le choc la sueur vola en bouquet, des gouttes de son sang atteignirent les premiers rangs, tandis que sa masse cérébrale alla valdinguer contre la paroi de sa boîte crânienne avec la force centrifuge que le coup imprima. De quoi déconnecter tous les branchements. Cette fois, le knock-down était acquis, les cris des femmes l'annonçaient, les hurlements des hommes le claironnaient, des perdants pointaient des doigts d'honneur en direction du nègre, toutes dents de rage dehors. Il ne sentit plus ses jambes un temps. Ses jambes, ses pauvres jambes. Alors, par réflexe de vieux professionnel, il s'accrocha brutalement à son adversaire, encore et encore, comme à une bouée mouvante, et se cala, dos aux cordes.
Sous le choc, l'arcade s'ouvrit davantage encore et le sang pissa sur l'épaule olivâtre du Chicanos qui narguait Amin en baragouinant :
— Negro sin corones !
Amin récupéra du souffle et un peu ses esprits. « Il faut le descendre maintenant » parvint-il à se persuader. Une envie de combattre le saisissait soudain, celle qui l'animait à quatorze ans lors de ses débuts sur un ring. Mais encore fallait-il qu'il dégote aux tréfonds de lui-même un petit bout, un infime bout de fierté qui lui donne cette force, qui le convainque qu'il était encore vivant. « C'est maintenant, champion ! » Il fallait qu'il accomplisse sa besogne jusqu'au bout. Maintenant ! Depuis la première reprise, il avait jaugé la boxe de son adversaire, mesuré ses lacunes. La fougue de sa jeunesse avait masqué un temps les failles d'un style approximatif. Depuis qu'il servait de sac à coups de poings à la salle d'entraînement, il avait appris à détecter les défauts des gamins qui lui tapaient dessus, bien avant que Musselthroat ne gueulât après pour rectifier un défaut de placement, une esquive rotative tardive, une garde anémiée. Il avait remarqué qu'en sortant du corps à corps sur injonction de l'arbitre et après que celui-ci ait ordonné la reprise, le Mexicain restait une fraction de seconde les bras ballants en lançant ses provocations :
— Sale peau noire qui pue !
La fenêtre de tir s'ouvrait-là, mais lui restait-il suffisamment de niaque pour délivrer son uppercut droit qui l'avait distingué au commencement de sa carrière ? Le Boxing Mirror rapporta alors, que Baton Rouge venait de donner à la boxe un jeune poids lourd, au physique ingrat certes, mais doté d'un punch prometteur.
Bouchant la vue des spectateurs des premiers rangs de sa silhouette massive, regard méchant vrillé sur lui, Amin aperçut Musselthroat au pied du ring. On avait été le chercher dans sa Lincoln Lounge après la trahison du Courtaud, ce putain de sac à merde d'Amin ! Le manager n'aimait pas qu'un de ses gars désobéisse et qu'on le dérangeât, surtout à l'instant même où il bouffait le cul de Lorna Zonk, une blondasse amaricaine qui s'amourait avec lui depuis le meeting de Desarbres. Rien qu'à voir sa sale gueule tordue et sa dégaine de travers, Amin mesura, en dépit de son cerveau brumeux, l'énormité de la colère du manager et du mauvais sort que celui-ci lui réservait. Onf !
— Grosse truie nègre, j'encule ta mère !
Amin continua de bloquer les bras du Mexicain causeur. Il avait décidé de rester silencieux, sourd aux paroles de ce petit fumier de Chicanos que Foster avait sorti de la taule parce qu'il y avait montré quelques dispositions en brutalisant ses codétenus. Amin avait décidé d'être appliqué, patient, attendant une ouverture. Acculé dans les cordes, il truquait à n'en plus finir. Mais qui, à ce moment précis, avait pu voir de près ses yeux injectés de sang, y aurait découvert une inhabituelle lueur.
Fletcher cria encore :
—