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Je dédie ce livre à celles et ceux qui, avec nostalgie et sincérité, œuvrent pour l’épanouissement de la culture arabo-musulmane.

L’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre.
Boris Vian

Chapitre 1

Un vent moite et poussiéreux s’était abattu sur la résidence universitaire. Une fine pellicule de sable la recouvrait tel un voile de cellophane. Une manne divine pour les laveurs de pare-brise. La routine pour ses habitants désabusés. La journée resterait sale et grise.

— Il ne pleut jamais dans ce putain de pays, pesta John, tout en adressant un signe obscène à l’intention de celui qui commandait les évènements du ciel.

Il écrasa son visage contre le carreau de la vitre et scruta la rue pour y déceler une trace de vie. Rien ne bougeait. Seul le vrombissement de l’air conditionné venait perturber l’inquiétant silence.

— Ils sont où ces foutus merles ce matin ? s’emporta John.

Il n’aurait jamais cru que son moral puisse être suspendu à un couple de passereaux ridicules. Et pourtant, il devait l’admettre, il aimait que le ricanement des merles le berce à son réveil. Ça le mettait de bonne humeur de les voir sautiller. Il se moquait de leur danse sur le balcon, de la manière désopilante dont ils semblaient se disputer, comme deux époux irréconciliables.

John entendit le crissement d’un pneu. Une camionnette crasseuse s’était arrêtée devant la villa du voisin. Trois jardiniers népalais en sortirent, vêtus de leurs salopettes vertes. Ils avaient l’air insouciant. Ils riaient. Il remarqua leurs casquettes, toutes différentes, avec des logos de marques de luxe. Ils en touchaient compulsivement la visière, comme pour se rassurer. Les sandales usées qu’ils portaient aux pieds trahissaient leur humble condition.

John se cogna au sofa pelé dont il avait hérité à son arrivée dans l’appartement meublé. Une mauvaise idée, le meublé. Le mégot de cigarette mal éteint, la bouteille de ketchup mal revissée, le yaourt renversé ou quelque chose de plus inavouable encore, les souillures des fauteuils témoignaient du passage de ses prédécesseurs. On pouvait deviner leur ennui, la négligence avec laquelle ils avaient entretenu ce logement de fonction.

John ne leur en voulait pas. Il se maudissait d’avoir quitté les États-Unis sur un coup de tête. Sur un coup de gueule pour être exact. Lui et son épouse avaient sabordé leur mariage à la suite d’une engueulade fatale. Un mot de trop, une pensée qui ne devait pas être exprimée et voilà une tranche de vie qui finissait en mauvais souvenir. Son divorce avait tout précipité.

Il voulait partir, changer d’air. L’université de Virginie vit en lui le candidat idéal pour le poste de professeur en arts appliqués que l’université de Qarabie cherchait désespérément à pourvoir.

Les volontaires étaient rares. La Qarabie, en plein cœur du Moyen-Orient, n’avait rien des plaines vallonnées de sa Virginie natale. Pour s’expatrier dans un coin pareil, il fallait être tombé amoureux d’une musulmane, haïr profondément son pays, avoir vu le film Lawrence d’Arabie à un très jeune âge ou fuir un quotidien devenu insupportable. « Évidemment si vous réunissez ces quatre conditions, vous êtes promis à une grande carrière », avait ajouté le doyen sans croire une seconde à son boniment. Mais John n’avait plus vraiment le choix. Son ex-épouse le harcelait. Alors il accepta volontiers l’offre de l’université. Au moins, en Qarabie, il était sûr qu’elle n’irait pas le rejoindre. Elle détestait la chaleur et l’humidité. Il en avait fait l’expérience pendant leur voyage de noces, un vrai faux départ. John l’avait emmenée aux Bahamas, dont les décors de rêve seraient, pensait-il, enchanteurs. Il se trompait. Elle était restée cloîtrée dans la chambre à faire les cent pas entre le ventilateur, l’interrupteur de l’air conditionné et les moustiques. Un désastre.

En Qarabie, aucun insecte ne l’importunait. Les bestioles avaient renoncé à s’y installer, semblait-il. Au début, il s’en était même amusé. À son arrivée sur le campus, ses nouveaux collègues lui avaient lancé quelques vannes anodines : « Bienvenue à Pas-âme-qui-vive », ou « Qu’est-ce que tu viens faire ici ? T’as perdu ton GPS ? » John ne leur en avait pas tenu rigueur. Tout nouvel arrivant était confronté au bizutage. Il était même rassurant qu’il ne fasse pas exception à la règle. John voyait dans ces rites initiatiques le prélude à son intégration prochaine.

Ils avaient besoin de chair fraîche. John le comprit à ses dépens. Dans la salle des professeurs, Linda s’adressa à lui la première. Linda avait un visage poupon et couperosé, des cheveux fins et bouclés, un double menton formé par le reflux graisseux qui envahissait la base de son cou. Faisant fi de son embonpoint, Linda avait les jambes découvertes au-dessous des genoux et il était impossible de distinguer ses mollets de ses pieds. Ses chevilles avaient disparu. Exposer ainsi l’anatomie de ses membres inférieurs démontrait son courage – « je suis comme je suis » – ou trahissait son désarroi – « de toute façon, personne ne s’intéresse à moi ». Elle était vêtue d’un large poncho que John qualifia d’ethnique parce que le tissu violet – Pantone 2221 – qui la recouvrait tant bien que mal était parsemé de motifs tribaux. Linda recherchait la compagnie d’un homme. Le regard sardonique des autres professeurs lui confirma son intuition. Sa voix, aussi haut perchée que celle d’une diva de Bollywood en fin de carrière, le surprit autant qu’elle l’exaspéra.

— Vous vous appelez comment ?

— John. Je viens de Virginie.

— Génial, j’ai une tante qui habite la Virginie. Vous connaissez Chesapeake ?

— Euh oui, j’y suis passé une ou deux fois.

— C’est là qu’elle vit, insista Linda.

Un silence de courte durée s’établit. Le tour de taille de cette femme XXL ne l’émouvait pas. Il venait d’un pays où la dictature de la mode faisait moins de victimes qu’en Europe. Si seulement elle n’avait pas cette voix de crécelle qui vous agressait… Linda repartit à la charge.

— Vous serez bien ici, vous savez, dit-elle dans un grand élan de sincérité.

John se disait exactement le contraire, et l’expression de Linda le terrifia car il lut dans ses yeux : « Vous serez bien ici, avec moi, vous savez ».

Alors qu’il imaginait son imposante silhouette violette s’abattre sur lui, une autre voix le tira de son cauchemar.

— Vous devez être John ? Mon nom est Franck, je suis le doyen de cette université. Quand vous aurez fini de déjeuner, je vous ferai visiter l’établissement.

— Avec plaisir, dit John, qui n’était pas mécontent de trouver ce nouveau guide.

Les deux hommes empruntèrent un large couloir dont les murs étaient recouverts par des dizaines de dessins, des calligraphies pour la plupart.

— Ce sont les travaux des étudiants, dit Franck.

— C’est très beau, commenta John, mais je ne suis pas sûr de comprendre la subtilité de ces œuvres. Mes connaissances de l’arabe sont rudimentaires.

— Ne vous inquiétez pas, vous apprendrez. Pour l’heure, nous avons surtout besoin de vos compétences pédagogiques. Et puis vous verrez, l’arabe n’est plus une barrière. L’anglais s’est imposé à ces jeunes. Ils en savent plus que vous et moi sur l’actualité de notre beau pays.

— Vraiment ? Je les croyais réfractaires à une trop forte occidentalisation. On m’a parlé de ces groupes conservateurs prêts à tout pour sauvegarder l’héritage qarabien.

— Vous en savez déjà trop, dit Franck sur un ton réprobateur. Et comment mesurez-vous un taux d’occidentalisation ? À partir de quel moment la culture de l’un menace-t-elle la culture de l’autre ? Vous voyez John, ce n’est pas si simple.

— En effet. Mais ces questions sont passionnantes.

— Je suis content que vous l’envisagiez ainsi. Passionnantes, c’est le mot !

Ils s’engagèrent dans un autre couloir. Cette fois, les murs étaient nus. Le soleil qui filtrait à travers les persiennes dessinait des ombres étirées sur les parois. John admira ces formes fuyantes mais remarqua aussi les néons pendus au plafond. Il redouta le soir, quand la lumière artificielle et clinique ferait de ce corridor un tunnel triste et morbide.

Franck coupa court à son angoisse en l’invitant à visiter ce qui serait désormais sa salle de classe. Les étudiants l’attendaient à l’intérieur. À gauche, toutes les filles auraient été habillées de noir si quelques taches de couleur ne signalaient pas la présence d’expatriées. À droite, les garçons étaient habillés de blanc, à l’exception des étrangers qui portaient des jeans et des tee-shirts. En observant le groupe des filles, John pensa à une bruyante volée d’étourneaux. Elles le regardaient furtivement tout en bavardant entre elles. Leurs conversations étaient ponctuées de petits rires étouffés. John se sentit étranger à ce groupe. Pour la première fois depuis son départ, il comprit qu’il vivait sur un autre continent. Sur une autre planète, pensa-t-il.

— Mesdemoiselles, messieurs, s’il vous plaît. Je requiers votre attention.

Les jeunes Qarabiennes interrompirent leurs piaillements, comme si elles avaient été prises au dépourvu par la proximité d’un danger inopiné.

— Je vous présente John Summerbee. Il sera votre professeur d’arts appliqués pour cette année scolaire.

Au terme d’un discours élogieux, Franck conclut par une formule de circonstance : « Réservez-lui le meilleur des accueils. »

Il aurait été logique que les étudiants applaudissent, ou du moins qu’ils manifestent un enthousiasme courtois. Il n’en fut rien. Ils restèrent impassibles, ce dont Franck ne s’offusqua pas.

— Je vous abandonne, dit-il.

La porte claqua et John se retrouva seul face aux étudiants. À leurs rictus hostiles, il comprit que les temps avaient changé. Quand il enseignait à des collégiens, c’était lui le prédateur. Plus maintenant. Il se sentait dans la peau d’une bête agonisante et convoitée par une bande de vautours affamés.

— Bon, dit John, nous allons faire l’appel.

Il remonta tout en haut de la liste et cita le premier prénom : Mohammed. Il crut distinguer une main mollement levée au milieu du groupe. Il s’intéressa au deuxième nom de la liste par ordre alphabétique : Mohammed ? Même réaction amorphe de la part d’un autre étudiant. Au septième Mohammed, John fut sceptique. Comment réussirait-il à reconnaître des gens qui s’habillaient de façon identique et qui portaient le même prénom ? Heureusement, il y avait moins d’uniformité chez les filles. Il s’en sortirait. Enfin presque. Deux étudiantes portaient un voile intégral, et il lui était impossible de les identifier.

À l’appel de leur nom, il demanda à chaque étudiant de se présenter.

— Ainsi nous ferons connaissance, justifia-t-il. John les trouva d’une relative timidité. Seuls quelques-uns d’entre eux paraissaient extravertis, au point qu’il leur prédit un fabuleux destin d’emmerdeurs. Le dénommé Akhtal, en particulier, se détachait du lot. Il portait une gandourah de couleur bleu marine avec des sandales jaune fluorescent. Alors que la plupart des étudiants se contentèrent de donner leur âge et leur nationalité, Akhtal fit cette courte introduction : « Les individus qui prétendent nous faire cours ont une ignorance totale de notre environnement. Limités par leur vision orientaliste, ils nous projettent une image dévoyée de notre pays abîmé par les immondes stigmates de leur culture importée. Je ne peux douter, monsieur Summerbee, que vous n’appartenez pas à cette catégorie. »

— Euh, je ne crois pas, répondit John, qui ne s’attendait pas à cette tirade.

Pendant que les filles parlaient, John eut le temps de remarquer la façon dont elles s’habillaient. Chaque détail comptait. Si le noir de l’abaya2 dominait, les accessoires tels que les chaussures, le téléphone, les lunettes de soleil ou le sac à main pouvaient révéler leur appartenance sociale ou leur volonté de s’émanciper. Deux d’entre elles portaient seulement un hijab3 de manière à laisser apparaître quelques mèches de cheveux. John vit qu’une autre jeune femme avait entrouvert son abaya. Habitué aux campus américains, il savait que les étudiantes aguichaient leurs professeurs, surtout le premier jour. Elles les testaient. Elles tentaient de les déstabiliser. Cela ne semblait pas être le cas des filles qarabiennes qui le dévisageaient sans émotion apparente.

Le cours prit fin. John estima qu’il serait de bon ton d’aller saluer les étudiants un par un. Il découvrit les aléas de la communication non-verbale. Il croyait qu’en apprenant l’arabe, il ferait le plus dur. Il se trompait. Il tendit la main aux femmes mais plusieurs d’entre elles refusèrent de la serrer, ce qui se révéla extrêmement embarrassant. La classe se vida. Éprouvé, John bascula au fond de sa chaise et ferma les yeux. Un peu de mélancolie s’immisça dans son esprit mais il n’eut pas le temps de s’y abandonner.

La voix nasillarde de Linda résonna dans le couloir.

— John ?

Sans tarder, il se tapit sous le bureau où il espérait ne pas être repéré. Il entendit Linda s’avancer entre les tables. Si elle le retrouvait, recroquevillé ainsi, il pouvait dire adieu à sa réputation.

Les cent quarante kilos de Linda réduisirent en miettes un malheureux taille-crayon qui gisait sur le sol. John devina combien il lui coûta de se baisser pour ramasser l’objet. Il l’entendit soupirer. Il sentit l’odeur âcre de sa transpiration. D’un pas lent et contrarié, Linda sortit de la classe.

John en fut soulagé. Il patienta quelques minutes car Linda n’abandonnerait pas si facilement la partie et pouvait revenir à tout moment. Quand ses membres inférieurs furent engourdis, il sortit enfin de sa cachette. Il se faisait tard. Le couloir était lugubre, comme il l’avait craint. Ses pas résonnaient sèchement comme dans le hall d’un palais de justice. Ses mocassins étaient beaucoup trop bruyants. Damnés fers. Il marchait sur la pointe des pieds. Il frôlait les murs. Et si Linda l’entendait ? Mais Linda, à qui tout déplacement causait une extrême fatigue, avait renoncé. Elle avait pris place dans un gigantesque 4X4 qui, pour une fois, justifiait sa hauteur de caisse et ses amortisseurs renforcés.

John passa dans le bureau de Franck pour faire le point.

— Entrez, dit Franck. Alors, cette première journée ?

— Éprouvante, il me faudra du temps pour comprendre leurs us et coutumes.

— Rappelez-vous que le temps ne compte pas en terre d’islam. Ne me dites pas que mes artistes en herbe vous ont impressionné ?

— Un peu. Dites, Franck, comment faites-vous avec les femmes qui portent le voile intégral ? Comment les reconnaissez-vous ?

— Au mascara, dit Franck, amusé.

— Vous plaisantez ?

— Bien sûr que je plaisante. Si je devais les identifier à leur mascara, je devrais me coller à elles, et je ne pense pas qu’elles apprécieraient.

— Alors ?

— Alors je hume.

— Je vous demande pardon ?

— J’essaye de me souvenir de leur parfum. La difficulté surgit quand elles portent toutes le même, à cause de la mode. Ça devient alors très compliqué.

John n’était pas convaincu. Il poursuivit.

— Et les chaussures ?

— Impossible, elles en possèdent des dizaines de paires. Leur sac à main éventuellement, elles en changent moins souvent.

John était perplexe. Il laissait ses pensées dériver, entre agacement et curiosité. Il voyageait sur la carte du monde que Franck avait affichée derrière son bureau.

— Il y a autre chose qui vous préoccupe ?

— Comment faites-vous pour les saluer ? demanda John avec beaucoup de calme, comme s’il n’avait jamais quitté le cours de leur conversation.

— Ah ça, c’est la grande loterie ! Mais j’ai une astuce. J’attends qu’elles dégainent les premières. Si elles me tendent la main, je la saisis. Si elles ne bougent pas, je me mets la main sur le cœur comme si retentissait l’hymne national.

— Je crois que je vais vous imiter.

— Bon, dites-moi, John, vous faites quoi ce soir ?

— Rien.

— Alors vous êtes invité à la maison. Ma femme nous a préparé un curry de poulet. Du poulet halal, bien entendu.

Franck s’attendait à ce que John réagisse. Comme il ne disait rien, il renchérit.

— Il va falloir vous habituer au poulet, John. Ils ne mangent que ça ici. Vous allez enfin comprendre pourquoi la volaille est la seule viande universelle. Vous savez combien de poulets sont abattus chaque année dans le monde ?

— Euh non, répondit John, un peu dérouté par la question

— Soixante milliards ! Soixante milliards de poulets. Une hécatombe de gallinacées… Ah, si je n’aimais pas tant le poulet…

Franck avait perdu la réserve que sa fonction exigeait de lui. Semblant se lasser de ses propres égarements, il saisit les clefs de sa voiture et d’un petit mouvement du menton, il invita John à sortir du bureau.

Huit mois s’étaient déjà écoulés depuis son arrivée en Qarabie et John peinait à s’habituer à sa nouvelle vie. Certes, il aimait les cours à l’université et il explorait la culture arabe avec enthousiasme. Mais la nostalgie l’envahissait, faisant resurgir des souvenirs dont il n’avait pas soupçonné la vivacité : sentir l’herbe fraîchement coupée, se blottir devant un feu de bois, uriner dans la neige, se protéger d’une pluie battante. C’était le quotidien de la résidence qui, surtout, le déprimait. Il s’y sentait prisonnier. La promiscuité était telle qu’il pouvait croiser la même personne plusieurs fois dans une journée. Et cette personne pouvait être Linda dont la voix stridente lui harponnait les tympans.

— Ah, bonjour John. J’ai fait un cheesecake. Je vous en garde une part ? Vous devriez le goûter, c’est une merveille.

— C’est que…

— Allez, soyez chic. On pourra discuter.

John était tombé dans le piège une ou deux fois. Au énième refus, Linda avait compris qu’il chérissait sa solitude. En vérité, son réseau d’informatrices était à l’œuvre. Elles ne lâcheraient rien. S’il n’avait pas eu un faible pour les hommes, J. Edgar Hoover les aurait certainement recrutées.

— Il sort peu, lança une amie de Linda.

— Il travaille beaucoup, confirma une autre.

— Il n’a jamais été vu en compagnie d’une femme, renchérit la troisième.

John était donc au centre des conversations de ces dames. Et pour cause. Il avait un physique avantageux malgré sa quarantaine bien entamée, un beau visage aussi, avec des yeux si bleus qu’ils en devenaient inquiétants et qu’il était parfois éprouvant de soutenir son regard.

John supportait mal les caméras de surveillance qui quadrillaient la résidence. Il en avait décompté une dizaine entre la guérite de l’entrée et l’interphone de son appartement. Aucun de ses mouvements n’échappait aux vigiles. John doutait qu’ils se soient jamais intéressés à lui, mais le simple fait que son existence soit filmée et enregistrée le rendait nerveux.

— John, je peux vous poser une question ?

— Allez-y.

— Est-ce que vous fréquentez quelqu’un en ce moment ?

La question déplut à John.

— C’est Linda qui vous commissionne, Franck ? Je ne savais pas qu’elle vous avait chargé de me tirer les vers du nez.

— Ne le prenez pas mal. Je vous trouve un peu stressé en ce moment, et je m’inquiète pour votre équilibre mental. Vous pouvez m’en parler. Vous ne seriez pas le premier à souffrir du mal du pays.

— Tout va bien, Franck, conclut John en forçant son sourire.

Il mentait. Au fil des mois, son moral s’était détérioré.

Il dormait mal. Il prenait des calmants. Il se noyait dans le travail et rentrait tard. Il se nourrissait de plats réchauffés et terminait ses soirées abruti par des programmes de télévision qu’il ne comprenait pas ou qui l’exaspéraient. Voire les deux.

Canal 8 : une chaîne d’information fait état des derniers affrontements dans les provinces du nord de l’Afghanistan. Zap.

Canal 9 : un jeune homme à la barbe touffue et vêtu de blanc récite le Coran. Zap.

Canal 11 : une autre chaîne d’information commente les faits et gestes du souverain en place. Zap.

Canal 20 : de jeunes chanteurs saoudiens, alignés comme les balles d’une cartouchière, s’affrontent en chantant les louanges de leur roi. Zap.

Canal 23 : sport collectif. Zap.

Canal 27 : encore du sport collectif. Zap.

Canal 30 : un film d’action au cours duquel un projectile filmé au ralenti pénètre le front du méchant, éclaboussant de sang l’otage qu’il menaçait de son couteau. Zap.

Canal 35 : un journaliste, au volant d’une voiture de course, commente avec emphase le vrombissement du moteur surpuissant. Zap.

Canal 43 : un film d’horreur d’une rare violence dans lequel des zombis dégoulinants se repaissent d’une jeune vierge. Zap.

Canal 56 : un prêcheur wahhabite s’emporte devant une assemblée de croyants qui l’écoute avec ferveur. Zap.

Canal 60 : toujours du sport collectif. Zap.

Canal 65 : match de catch. Deux gros pantins luisants de sueur se collent de fausses raclées. Ils font des grimaces ridicules pour que les spectateurs croient à leur douleur simulée. Zap.

Canal 73 : cérémonie d’inauguration dans un pays du Golfe. Gros plan sur le souverain en place. Zap.

Canal 80 : course-poursuite entre deux véhicules. La voiture prise en chasse finit dans un mur. Zap.

Canal 89 : de très belles images d’un autre pays du Golfe sur une musique militaire. Zap.

Canal 90 : images d’un correspondant de presse agité sur fond d’émeute urbaine. Zap.

Canal 97 : une femme en hijab dispense ses conseils aux familles. Sa voix est suave, son regard hypnotisant.

John fut terrassé par un terrible mal de crâne. Ses yeux gonflés l’irritaient. Il se frotta les tempes. Il tenta d’assimiler cette débauche d’images. « Un quart de prêche, un quart de violence, un quart de news, un quart de sport, pensa John. Et on s’étonne que le Moyen-Orient ne guérisse pas. Je ne sais pas, moi, montrez-leur de l’amour à ces jeunes. De l’art, du théâtre, des trucs qui les fassent rêver… Qu’est-ce qui m’arrive, bon Dieu ? »

John tituba dans la pièce étriquée qui lui servait de salon. Il trébucha sur une pile de devoirs qu’il devait corriger pour le lendemain. Son mal de crâne augmentait. Il se rappela qu’il lui restait une bouteille de whisky. C’est Franck qui la lui avait donnée. Ils avaient dû inventer un itinéraire abracadabrant entre leurs domiciles pour ne pas être repérés. Une précaution inutile mais Franck en était tout excité. On eût dit un apprenti gangster au temps de la prohibition. John saisit la bouteille et déversa un peu de liquide dans son gosier asséché par l’air conditionné. Il faut que je mange un truc, se dit-il. Il ouvrit le frigo et constata qu’il était vide. Merde, il faut que je passe à la supérette.

John détestait la petite supérette de la résidence. Il y faisait un froid glacial, et on lui promettait que ce serait pire dans quelques mois. Dans cette partie du monde, c’était en été que les températures étaient les plus basses, quarante-cinq degrés à l’extérieur, quinze degrés à l’intérieur, angines garanties.

Les cent mètres qui séparaient sa voiture de l’entrée du magasin suffirent à détremper sa chemise, dans le dos et sous les aisselles. John enfila une veste pour camoufler les auréoles et ne pas prendre froid. Il dépassa les boutiques de luxe qui encadraient la supérette. De jeunes hommes avaient étalé leurs tapis de prière devant les vitrines Gucci et Louis Vuitton, au milieu de l’allée, hâtivement, sans doute parce que la salle de prière n’était pas accessible. Ils commencèrent leur rituel, se levant, se courbant, guidés par les incantations murmurées par le plus âgé d’entre eux. Je ne comprendrai jamais pourquoi ils s’agenouillent ainsi, devant tout le monde, se dit John. J’ai toujours pensé que la prière était plus intime que le sexe.

Devant les caisses s’entassaient les promotions du jour, entre piscines gonflables et ventilateurs bon marché. Une Philippine gâtée par vingt ans de service l’accueillit du sempiternel « Hi siiiiiir »,4 qu’elle répétait sans conviction à chaque apparition d’un client. John lui répondit mécaniquement. Les immenses bacs à surgelés faisaient un bruit épouvantable. John les dépassa rapidement, erra dans les rayons à la recherche de quelque chose de comestible. Peine perdue. Que ferait-il d’un quartier d’agneau entier ? Comment cuisiner les petits poissons séchés qui dégageaient une odeur pestilentielle quand on les sortait de leur emballage ? Les fruits importés avaient dû croupir des mois entiers dans un container. « Mûris à fond de cale », plaisantaient ses collègues. Va pour les indétrônables raviolis sous vide.

John respira profondément, comme si on lui avait maintenu la tête sous l’eau pendant d’interminables minutes. Il ferma les yeux. La musique d’ambiance le sortit de son apnée. Les haut-parleurs diffusaient « I will survive » de Gloria Gaynor… joué à la flûte de pan. Passe encore Elton John ou les Beatles à la flûte de pan, mais pas « I will survive ».

John regagna son appartement. Sous l’œil des caméras, dans un moment d’exaspération, il faillit accélérer brutalement sur le dos-d’âne, pour effrayer le pauvre type qui courait sur le bas-côté, pour donner aux gardiens leur seule vraie émotion de l’année, pour péter ses pare-chocs, pour se sentir libre.

Il n’en fit rien.

Il se gara devant l’immeuble. Un gars de la maintenance s’était assoupi devant la porte d’entrée. John le réveilla le plus calmement possible.

— Eh vieux, faut pas rester là. Vous m’entendez ?

— Désolé, lui répondit le jeune Indien saisi par l’effroi.

— C’est bon, y’a pas de problème, lui dit John.

L’Indien sembla rassuré et lui fit un petit signe de la tête, imitant le mouvement du balancier, pour lui signifier sa gratitude.

Le sourire de cet homme, c’est la meilleure chose qui me soit arrivée aujourd’hui, pensa John, et il mit la clef dans la serrure. Il fit chauffer l’eau des raviolis. Le tube de Gloria Gaynor l’obsédait. Plus il entendait le très disco « I will survive », plus il se laissait envahir par le blues. Ce qui n’était pas logique.

— J’espère que les merles reviendront demain, dit John à voix haute.

Il ne prêtait plus attention aux symptômes de sa démence chronique. Il commentait chacun de ses gestes comme un petit vieux esseulé à qui la compagnie de la télévision ne suffit plus. Raviolis immergés, thermostat huit, temps d’attente cinq minutes. Il fredonna le tube disco en remuant l’eau frémissante dans laquelle les raviolis tressautaient, puis se délitaient, tant et si bien que leur farce se mélangea au bouillon de cuisson.

Putain de bordel de raviolis de merde ! hurla John.

Il balança la cuillère à soupe qui finit sa course dans un cadre hideux qu’il n’avait pas encore remplacé. Les éclats de verre furent projetés à travers la pièce. John se vit dans le miroir de l’entrée.

— Mais qu’est-ce qui m’arrive ? répéta-t-il à s’en fatiguer la mâchoire.

Quand il eut balayé et aspiré les petits morceaux de verre, il se décida à ingurgiter les raviolis gorgés d’eau. Une rasade de whisky les rendit acceptables. Il divagua. La déprime l’enveloppait. Il ne reste plus qu’à m’embaumer avant le grand voyage, se dit-il. Je touche le fond. Il faudrait que j’appelle quelqu’un. Ce n’est pas bon de rester seul quand on déprime. Oui mais appeler qui ? Linda ? Il ne savait rien d’elle. Franck ? C’était son chef. Ça ne se fait pas d’aller larmoyer chez son chef. Son ex-femme ? Elle serait capable de sauter dans le premier avion. Ses maux de tête amplifiaient. Il parcourut le salon du regard dans l’espoir de croiser un objet familier, un souvenir, une promesse.

Soudain, il entendit quelque chose de suspect, un frottement, comme si quelqu’un tapotait sur du papier d’Arménie. Il se redressa. Il connaissait chaque bruit de cet appartement. Le feulement du réfrigérateur, le ronronnement de la climatisation, le chuintement du chauffe-eau, le grésillement de la lampe de chevet, non, ce bruit-là était bien différent. Il se leva, inspecta le salon, la salle de bains, la chambre à coucher, rien.

Il se rendit dans la cuisine, et là, il le vit.

— C’est pas possible ! hurla-t-il avec bonheur.

Une forme noire et rampante s’était faufilée sous le placard de la cuisine. John était surexcité.

— Ne pas s’énerver. Ne pas l’effrayer, répétait-il doucement. Il glissa une lame de couteau sous le meuble. La forme noire en sortit et se figea au milieu du lino.

Incroyable, se dit John, il doit bien faire dans les quatre centimètres.

Un être humain pourvu de toutes ses facultés mentales aurait écrasé l’insecte avec hargne. Il aurait attendu avec impatience le petit craquement qui signale la rupture de la fine carapace et l’écoulement fatal des liquides vitaux. Pas John.

Un cafard ! Un superbe spécimen en plus. Non mais regardez-moi cette merveille. On dirait qu’ils lui ont astiqué les élytres au cirage. Il brille, l’animal.

John entreprit de trouver un refuge à son nouvel ami car les cafards sont des animaux lucifuges. Il le blottit dans une boîte à chaussures avec l’application d’un enfant. Il renonça, bien que la tentation soit grande, à secouer la boîte pour entendre le son du cafard qui heurte les parois. Il souleva le couvercle. Le cafard était bien vivant, remuant frénétiquement des antennes.

Apaisé, John se mit au lit et s’endormit presque instantanément.

Le Ramadan s’achevait. L’Aid al-Fitr venait de commencer.

C’était un jour de 2022, en Qarabie.


1. Référence chromatique proche du rouge bordeaux.

2. Robe islamique qui laisse le visage apparent.

3. Voile que certaines femmes musulmanes portent sur la tête en laissant le visage apparent.

4. Bonjour monsieur.

Chapitre 2

En quelques décennies, la Qarabie s’était transformée de façon spectaculaire. Pour les rares pionniers qui l’avaient connue vingt ans plus tôt et qui la redécouvraient aujourd’hui, le choc était total. Au temps de la guerre du Golfe, la Qarabie n’était qu’un vaste banc de sable sur lequel des ingénieurs intrépides et fort bien rémunérés avaient érigé de gigantesques usines de gaz. Le pays vivait paisiblement de la rente des hydrocarbures. On disait l’émir réservé, peu enclin à enrichir les tribus bédouines que l’accès à la modernité aurait contraintes à la sédentarisation. Puis un émir succéda à un autre. Il épousa la fille du clan rival, et le monde comprit qu’il nourrissait de grandes ambitions. Il fit construire un hôtel cinq étoiles sur la Corniche.

Dans le Golfe, ça commençait toujours par un hôtel cinq étoiles sur la Corniche. Pour que les bâtisseurs étrangers disposent d’un refuge qui leur fasse oublier l’aridité des lieux et qui les console de ne plus voir leur famille, s’ils en avaient une. Un peu plus loin de l’hôtel, un autre hôtel était sorti du sable, une tour, une autre tour, puis un réseau routier qui les reliait entre eux. Le paysage urbain se tissa aussi vite que l’afflux de main d’œuvre venue d’Asie le permettait. La Corniche de la Qarabie s’ourla d’un joli ruban de gratte-ciels. Leur silhouette élégante se reflétait sur les eaux croupies d’un bras de mer que la faible amplitude des marées ne parvenait pas à mouvoir. Elle avait de l’allure cette Corniche. John s’en faisait la réflexion chaque fois qu’il la longeait. Certes, le goût immodéré des Qarabiens pour les illuminations lui donnait l’aspect d’une guirlande de Noël un peu kitsch. Mais tout de même, la féerie des lumières sur l’eau noire et la majesté de ces tours iconiques ne pouvaient laisser personne indifférent.

Ce soir-là, la température était supportable grâce à la brise marine qui venait de l’horizon rétréci. Il y avait là quelques familles, des pêcheurs et des sportifs qui profitaient de ce frais relatif pour aller courir ou faire de la bicyclette. John avait le sourire. Le cafard, qu’il avait affectueusement appelé par son nom français, y était sans doute pour quelque chose. Après avoir éliminé le mot anglais cockroach, qu’il trouvait commun sinon vulgaire, et le mot arabe sarsour, qu’il estimait trop doux, il s’était intéressé à l’étymologie du mot français « cafard ». Il avait découvert que le mot venait de kâfir, qui signifiait en arabe « l’incroyant ». L’idée d’héberger un hérétique l’amusait beaucoup. Ce serait donc Qafar, sans d et avec un q, comme dans Qarabie. John était parvenu à maintenir Qafar en vie en le ravitaillant avec les restes de son petit déjeuner quotidien.

Il avait avoué à Linda, sous le sceau du secret, qu’il avait désormais un animal de compagnie. Après quoi elle s’était empressée d’en informer ses amies, que la nouvelle émoustilla beaucoup. L’énigme était donc élucidée. John trompait sa solitude avec un animal domestique. Restait à savoir lequel.

— Je vous dis que c’est un chien. Il a besoin d’affection, affirma la première femme du petit groupe réuni autour de Linda.

— Ne dis pas d’idioties ! s’exclama une autre. C’est bien trop contraignant. Je ne vois pas John se promener avec un chien en laisse.

La pipelette avait raison. John abhorrait la race canine. Dans sa jeunesse, il avait dû surmonter son dégoût quand le labrador de la voisine lui sautait dessus. Sur ce point, John donnait raison aux musulmans. Les animaux sont sales par définition. Ils ne méritent pas d’être traités comme nos égaux. Franck lui avait rapporté la légende selon laquelle l’ange Gabriel aurait refusé de rencontrer le prophète Mahomet parce qu’un jeune chiot s’était caché sous un lit de la maison.

— Moi je suis certaine que c’est un chat. Il a dû recueillir l’une de ces bestioles efflanquées qui traînent dans la résidence, insista une autre.

— Vous manquez d’imagination, mes chères. Un chien ? Un chat ? C’est d’une grande banalité ! Moi je le vois plutôt avec un serpent, un animal exotique qu’il faut bichonner la nuit tombée. Cet homme aime les rituels.

— Un serpent ? Et pourquoi pas un gros insecte velu, une araignée ? s’esclaffa Linda.

La voiture de John dépassa le marché aux poissons, miraculeusement conservé. Comment ce reliquat du passé avait-il pu échapper aux travaux de rénovation de la ville ? John voulut croire qu’une personnalité haut placée avait éprouvé de la nostalgie pour cette parcelle de corniche. Les pêcheurs y accostaient directement pour vendre leurs prises aux plus offrants. John y venait souvent le week-end. Il observait les vieux Qarabiens déambuler le long de la jetée. Attentifs, les hommes vêtus de leur gandourah guettaient les petites embarcations venues du large. Ils ne quittaient pas des yeux le hammour5 qui passait de mains en mains, avant de reposer dans une barrique au fond de laquelle il rendait son dernier souffle. À peine ses ouïes s’étaient-elles refermées que le noble poisson se voyait convoité par les virtuoses du marchandage. Les mains des vendeurs s’agitaient. Les enchères montaient. Les hommes s’intimidaient par le ton de leur voix, par d’amples mouvements de leur tunique ou par le bruit sec de leur canne sur le comptoir, comme s’ils donnaient un ordre au vieux marchand indien qui leur vantait le poids du bestiau gisant sur la balance. Le marchand les connaissait tous. Il ne se laissait pas impressionner par leurs vilaines manières. Tout n’était que théâtre. Avant même qu’ils entrent en scène, il avait choisi celui qui partirait avec son plus bel hammour. Ils en gagnaient le droit à tour de rôle, et le prix débattu avec acharnement avait peu d’importance. Ils le savaient tous. Cette comédie durait depuis des décennies et John adorait en être le spectateur privilégié, comme s’il avait remonté le temps.

Il vit les derniers esquifs. Il songea à la journée du lendemain. Il serait question d’héritage et de culture.

Depuis qu’il vivait en Qarabie, John tentait de confronter ses étudiants aux périls de la globalisation. La tâche était rude, car en gagnant le droit d’organiser la plus grande manifestation sportive du monde, la Qarabie risquait de perdre ses repères et sa dignité.

Il avait intrigué ses élèves qui ne s’attendaient pas à ce qu’un yankee s’improvise défenseur des coutumes locales.

— C’est qu’on a plutôt l’habitude de vous voir avec des polos Nike made in China, vous comprenez, avait renchéri Akhtal.

— Disons que je m’intéresse à votre culture et que je redoute sa disparition. Je milite pour la diversité, vous le savez.

— Je pense que vous exagérez, monsieur Summerbee. Tant que nous existons, notre culture survivra.

— Regardez les choses en face, Akhtal. Les expatriés représentent les trois quarts de la population de Qarabie…

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