À Donna, Patrick et Idanna
À ce seuil, sans demander vaine gloire ou importance,
nous sommes venus.
Pour y chercher un refuge contre le sort et ses coups,
nous sommes venus.
HAFEZ1.
1. L’Amour, l’amant, l’aimé. Cent ballades du Divan d’Hafez, trad. Vincent-Mansour Monteil, Arles, Actes Sud, coll. « Petite bibliothèque Sindbad », 1999.
Où suis-je ? C’est la première question.
Samuel BECKETT, L’Innommable.
Je me rappelle une soirée animée, il y a longtemps. Des feux rougeoient par-delà les toits de la ville. Des pétards qui éclatent rompent le silence du printemps. Nous sommes en mars 1963, le dernier mardi avant Noruz, le Nouvel An iranien. Des ruisseaux de neige fondue dévalent les ravins de montagne. Des jacinthes percent l’argile humide. Des platanes en bourgeons saluent la saison douce. Depuis deux mille cinq cents ans, à la même époque, les astronomes iraniens scrutent les cieux, à la recherche du signe. Quand le soleil traverse l’équateur, une nouvelle année commence, annonçant le premier jour du printemps.
Chaharshanbe souri, la fête zoroastrienne du feu, résonne de roulements de tambours et de mélopées qui durent toute la nuit. Des feuilles, des brindilles et des branches cassées s’entassent le long de la rue. Le clair de lune coule sur les montagnes couronnées de neige. Une brise souffle dans notre jardin persan. Hassan nous prépare pour la cérémonie. Il brosse nos cheveux en arrière en récitant des expressions en farsi. Ce soir, dit-il, nous sauterons par-dessus les feux de joie.
Plus ancienne que l’islam, cette fête est inséparable de la flamme sacrée de Zoroastre. Les péchés accumulés pendant l’année sont brûlés sous les cieux nocturnes. Sautez, et vous vous purifierez.
Les festivités commencent au crépuscule. Hassan, notre intendant, notre cuisinier, notre jeune « père iranien », sort de l’ombre, une lampe de camping allumée à la main, en tirant sur sa moustache altière. Doué d’un physique de gymnaste, il se meut harmonieusement. Son menton saillant avance théâtralement. Clignant des yeux sous les réverbères, il marche vers nous à grands pas, avec la noblesse tranquille d’un acteur qui entre en scène.
Mes trois frères, Chris, Rich, Kev, et moi-même, fascinés, le regardons se pencher et mettre le feu aux bûchers en attente. Devant nous, sept feux de joie flambent d’un bout à l’autre de notre étroite rue, pompeusement dénommée l’allée des Braves. Un nombre impair porte-bonheur. Les flammes crépitent dans l’obscurité, éclairant les murs de terre et de brique qui bordent la ruelle. Les amis du voisinage s’assemblent et bavardent nerveusement devant le brillant couloir de lumière.
La danse hypnotique des feux marque le chemin de notre course. Hassan me tapote la tête.
— Fais attention, pesar, petit garçon. Ne glisse pas comme l’an dernier.
Lentement, il se met à chanter :
— Sorkhi-ye toh az man o zardi-ye man be toh. Donne-moi ton sain éclat rouge et emporte mon teint maladif.
Ce sont les mots que nous dirons au feu. Nous récitons :
— Sorkhi-ye toh az man…
Mon frère aîné, Kevin, avance impulsivement ; Chris se tient prêt ; le petit Richard aux jambes arquées, la main dans la sienne, écarquille les yeux.
Un par un, les enfants du voisinage, leurs grands-parents et les jeunes hommes, rassemblant leur courage, s’approchent des feux de joie. Cris et rires jaillissent. Chants et danses commencent. De soudains claquements de pétards, lancés par des enfants espiègles, font crier de peur les mères. On va bientôt sauter.
Hassan incurve le sourcil et me fait un clin d’œil, heureux comme un gamin. C’est son signal ! Des cris aigus emplissent l’air tandis que nous galopons vers les bûchers embrasés, en pleine poussée d’adrénaline. Fatimeh, l’épouse d’Hassan, et les femmes du voisinage se massent autour des flammes comme des papillons de nuit, en battant des mains. Je cours après Hassan, mes trois frères suivent de près. J’ai le cœur qui palpite, les oreilles qui bourdonnent. Puis, en un instant alarmant, je vois Hassan s’élancer et disparaître dans la lumière aveuglante.
— Sorkhi-ye toh az man…
J’inspire et saute à mon tour.
Des branches qui grésillent, des feuilles grillées, des bouffées de fumée. La chaleur brûle mes genoux maigres. Je sens l’odeur des cheveux roussis. Mes pieds touchent à nouveau le sol, encore tremblants. J’ouvre les yeux. Dans l’obscurité, j’aperçois la silhouette d’Hassan, qui disparaît à nouveau dans un mur de feu. Je saute. Des flammes lèchent mes jambes. Il ne faut pas que je le perde. Encore un feu, encore une inspiration. Encore une fois.
Dans mon rêve, quelque part sur le haut plateau de Téhéran, sous les sommets déchiquetés de l’Alborz et un étourdissant baldaquin d’étoiles, je cours sur les talons d’Hassan, qui ne cesse de disparaître. Jusque tard dans la nuit, je le poursuis avec mes frères à travers un échiquier d’ombres et de lumières, tandis que la flamme sacrée me purifie.
Sauter par-dessus le feu était le premier acte de cette veillée magique. Alors que les flammes meurent, nous rentrons à toute allure, et Fatimeh nous habille de costumes taillés dans des linceuls noirs. Hassan me tend une louche de cuivre. Dehors, sur la véranda, mon père lève les yeux de son livre pour regarder notre agitation d’un air approbateur, en tirant sur sa pipe. Il me fait signe. Des airs de jazz flottent autour de nous dans l’air du soir, se mêlant à la musique classique persane de santur et de tar qui vient d’une fête en plein air dans un jardin voisin, par-dessus le mur couvert de vigne. Dans la nuit se déverse la voix douce et rocailleuse de Louis Armstrong chantant When it’s Sleepy Time Down South, suivie d’une comédie musicale de Leonard Bernstein aux rythmes heurtés.
De retour dans la cuisine, Hassan prodigue des conseils à mes frères et donne une cuillère à Chris.
— Maintenant, il faut prier Dieu. C’est le moment de frapper de la cuillère. Fais le tour des maisons du voisinage en tapant sur ton bol. Si on te donne quelque chose, c’est signe que Dieu sera généreux envers toi. Sinon, Dieu ne te donnera rien.
Il me dit de mettre une clé dans ma chaussure. Trébuchant dans l’obscurité, nous retournons dans la ruelle. Notre portail rouge s’ouvre, et nous nous faufilons à la lumière des réverbères jusqu’à la grille de fer forgé d’un voisin. Chris appuie nerveusement sur la sonnette. Nous tapons sur nos bols vides avec nos cuillères. Le cuivre résonne bruyamment sur le fer. Quand la porte s’ouvre, nous couvrons nos visages à la hâte et tendons nos bols. À travers le voile noir, j’observe une longue main élégante ornée de bagues d’or qui s’avance, en un poing serré. Cette main renferme la prophétie. Si elle est vide, aucun souhait ne sera exaucé. Mais elle s’ouvre, et avec la bénédiction de Dieu, de l’ajeel – assortiment de noix, de graines et de fruits secs – tombe dans mon bol comme des promesses pour la nouvelle année. Nous courons à la maison, ravis, mais je me souviens qu’il y a encore une chose à faire.
Avant d’arriver au portail, je m’attarde dans l’ombre de la ruelle. Je sens la morsure de la clé d’Hassan dans ma chaussure. L’air de la nuit est calme. Je dois écouter les passants, comme Hassan me l’a dit. Un couple âgé rentre d’un pas traînant, et je surprends ses paroles :
— Dieu soit loué, elle et Ahmad iront bien ensemble.
En possession de ce message mystérieux, je me glisse à travers la grille et cours le long de l’allée, impatient de rejoindre Hassan qui va le décoder. L’interprétation appartient toujours aux aînés.
— Eh bien, Terry Ghermez (il m’appelle « le Rouge » à cause de mes cheveux), ces parents parlaient de leur fille et de son bien-aimé. C’est bon signe. Dieu te dit que tu as été sage.
Hassan me demande quel a été mon souhait. Timidement, j’hésite avant de parler de Sara et de mon désir qu’elle soit dans ma classe l’an prochain.
— Ton vœu concernant Sara sera exaucé.
Chaque jour des deux semaines que durent les fêtes du Nouvel An, Hassan nous initie avec la même passion. Le jour même de Noruz, il nous invite chez lui, dans sa maison de briques rouges en face de la cerisaie, pour prendre du thé et des biscuits (chai o shirini). Nous échangeons de petits cadeaux, et il nous explique le sens de haft sin, les sept offrandes qui ornent sa table : des pousses vertes, des pommes, de l’ail, du vinaigre, de l’amarante, des olives sauvages et un plat appelé samanoo. Le blé en herbe entouré de ruban rouge symbolise la nouvelle croissance, tandis que l’ail est censé éloigner les mauvais présages. Une bougie, dont la lumière est reflétée par un miroir, brille à côté de son Coran sacré. Une orange amère qui flotte dans un bol d’eau représente, nous dit-il, notre terre qui flotte dans le cosmos.
Pendant ces deux semaines de fête, il donne à mon père, qui boit son verre de vin de Chiraz sur la véranda comme tous les soirs, ce conseil :
— Si vous buvez du vin, monsieur Ward, vous devriez en jeter un peu dans le jardin pour les esprits. Ainsi, ils verraient que vous n’êtes pas égoïste, que vous êtes prêt à partager. Cela purifie votre acte. Vous savez, il est bon de le faire.
Après son départ, j’observe mon père regarder deux fois pardessus son épaule, puis verser un peu de vin dans le parterre de roses à ses pieds, avant de remplir son verre à nouveau.
Le matin de Sizdeh Bedar, le treizième jour de Noruz, Hassan dit à ma mère :
— Votre famille ne peut pas rester ici aujourd’hui. C’est impossible.
Ma mère lui demande une explication.
— Rester dans la maison est un mauvais présage. Il faut aller à la campagne et se débarrasser de toutes les mauvaises choses du passé. La nature s’en chargera. Elles deviendront vent, arbres, rivières et fleurs.
C’est ainsi que, tous ensemble, nous rejoignons la ville entière à la recherche d’un coin de verdure où installer notre couverture, notre samovar et le riz de notre pique-nique, et passons la journée en pleine nature. Hassan va jusqu’au ruisseau tout proche et place soigneusement les pousses vertes dans l’eau vive. Noruz s’achève sur ce dernier rituel, et la vie reprend son cours normal.
Le printemps cède la place à l’été. Quand la chaleur suffocante du soleil tombe sur Téhéran comme une épaisse couverture de laine et transforme l’asphalte en mares de gélatine sombre, les gens abandonnent leurs maisons de briques.
— À partir de ce soir, nous dormirons à la belle étoile, annonce Hassan.
Nous tirons nos lits sur la véranda, dans l’air doux de la nuit, et un nouveau cycle commence. Pendant ces mois, il ne pleut jamais. On transporte toute la literie dehors, matelas, couvertures, oreillers et draps, et quand la lumière s’estompe au couchant et que les étoiles tremblantes commencent à tournoyer dans la voûte céleste, Hassan arrive avec sa lampe et son trésor d’histoires : l’anneau du roi Salomon ; Moïse et le berger ; des paraboles sur le saint Ali, Jésus et l’âne ; des passages du Coran ; des poèmes d’Hafez ; et des contes tirés de Hazar Afsane, écrit pour Humai, la fille de Bahram, le roi légendaire de la Perse antique. Chaque soir, nous, les garçons, nous rassemblons dans la fraîcheur de la nuit avec une impatience effrénée, sans jamais connaître notre destination. Chaque soir est plein d’espérance, même dans la défaite.
Une princesse peut tomber amoureuse d’un garçon ordinaire. Dieu ouvrira la voûte céleste et parlera. Une main cachée guidera notre marche. Les amoureux entrent en scène : Leili et Majnoon, Shirin et Farhad. Chaque nouvelle soirée révèle un secret, une vérité. L’oiseau mythique, le Simorg, nous attend. En écoutant, Chris, Rich et moi regardons briller les yeux espiègles d’Hassan. Frappés de surprise au fur et à mesure que son récit se déroule, nous sommes aussi hypnotisés par son enthousiasme. Doué pour l’imitation, il mime les expressions, les gestes et les démarches, se glisse habilement dans la peau des personnages hauts en couleur qui peuplent ses représentations de contes moraux. Grands vizirs et voleurs, prophètes et pêcheurs, princesses et gamins des rues, barbiers, guerriers, escrocs, vagabonds et diseurs de bonne aventure, tous prennent vie.
Allongé sur le dos, Kevin le rêveur regarde la lune, ses pâles montagnes et sa mer de la Tranquillité. Parfois il se sert de notre télescope. À mesure que chaque récit se déroule, nous en imaginons la géographie : châteaux dans les nuages, tombes emplies de rubis, monastères battus par les vents, caravanes arrêtées pour la nuit, ateliers d’alchimistes. Quand le conte se prolonge trop tard et que le petit Richard s’endort, Hassan s’arrête. En ce moment de silence, pendant que le sommeil s’installe, il se retire lentement et nous laisse en compagnie des grenouilles qui coassent, des grillons qui chantent et de la brise qui souffle. Comme Shéhérazade, il nous fait attendre la fin du conte jusqu’à la nuit prochaine. Quelque part, nous le savons, une princesse tombe amoureuse d’un brave fermier, une autre va s’enfuir avec un marin. De l’espoir, nous dit Hassan, il y a toujours de l’espoir.
Notre personnel de maison comprenait non seulement Hassan et Fatimeh, mais encore la mère de celle-ci, Khorshid, qui s’occupait de leurs deux enfants, Ali et Madhi. Il y avait aussi le frère d’Hassan, Mohammad. Renvoyé de l’armée pour avoir renversé une Jeep, il était au chômage. Il devint notre chauffeur. Bien que nous montions d’habitude à l’arrière de la voiture quand il conduisait, nous devions nous cramponner ferme pour éviter d’être projetés dans le pare-brise par ses brusques coups de frein. Une fois, Hassan demanda à ma mère d’aller au commissariat à la place de son frère au sujet d’une infraction causée par notre voiture. Il craignait à juste titre que le permis de son frère soit confisqué s’il comparaissait devant la police. À sa manière, pleine de douceur et d’humour, Hassan gouvernait nos vies.
Officiellement, il tenait notre maison, mais pour nous il était beaucoup plus. Comme Virgile, il nous guidait à travers le labyrinthe des bazars mal éclairés et nous enseignait avec amour toutes les traditions nécessaires pour faciliter notre entrée dans sa culture. Il devint un membre important de notre famille, en nourrissant nos imaginations et en élargissant notre univers. Trapu et fort, doté d’une splendide moustache noire, il mettait à notre disposition sa sagesse populaire et sa finesse d’esprit. En l’absence de télévision, il nous présentait de façon hilarante, avec les bouffonneries de l’inénarrable mollah Nasruddin1, les dilemmes de la vie et leurs sages solutions. Dans ses yeux, une étincelle brillait toujours.
Nous attendions avec impatience le moment où Hassan nous appellerait pour voir les musiciens, ainsi que les clowns aux visages noirs, les Haji Firouz, qui apparaissaient et dansaient à notre grille juste avant le Nouvel An, au milieu des festins et des cadeaux. Mes frères et moi bavardions dans notre mauvais farsi des rues et dansions au son de la musique pop iranienne. Nos activités variaient selon les saisons : acheter des vers à soie dans des plantations de mûriers, monter les mules grincheuses de nomades de passage, randonner dans des gorges bordées de peupliers, jouer à cache-cache dans les grottes creusées près de notre jardin, skier sur les pentes neigeuses de Shemshak, errer dans les bazars remplis de trésors, lécher de la glace au safran à l’ombre épaisse des arbres et nous déguiser pour la fête des Nations unies à notre école polyglotte.
Le 4 juillet, nous nous étendions sur nos couvertures et regardions le feu d’artifice tiré au-dessus de la grande pelouse de l’ambassade américaine. Nous n’avions que vaguement entendu parler d’un « géant » nommé Willie Mays2 et du mythique Central Park. Nous ne nous souciions pas de la lointaine Amérique. Pour nous, les enfants, notre foyer, c’était l’Iran, pas les États-Unis.
En décrivant la traversée qui la ramenait en Irlande dans son livre A Book of Migrations, Rebecca Solnit parle de manière poignante du foyer et de la mémoire : « Le foyer, le lieu de toutes les révélations et souffrances de l’enfance, change irrévocablement, si bien que nous sommes tous, en un sens, des réfugiés d’un monde perdu. Mais il n’est pas non plus possible de jamais quitter son foyer ; il prend racine en vous. L’idée même de soi comme entité limitée par les frontières du corps est une fiction qui dissimule les vastes géographies inscrites sous notre peau, qui ne nous quitteront jamais. »
Pour ma famille, après dix ans, la fin fut brutale. La décision de quitter l’Iran et de retourner aux États-Unis fut prise à contrecœur parce que Kevin, séparé de la famille pour la première fois, avait été extrêmement malheureux à Deerfield Academy, un collège de Nouvelle-Angleterre. D’après lui, c’était comme dans Sa majesté des mouches. Je devais partir pour le même collège en septembre. Mes parents ne purent supporter l’idée d’envoyer leurs fils aux quatre vents. Ils décidèrent que notre famille resterait unie. Nous quittâmes donc l’Iran.
La tristesse et la confusion assombrirent nos derniers jours à Téhéran, passés à empaqueter nos vies dans des caisses et à marcher, comme dans un rêve, sous des pergolas et des mûriers. Nous avions peine à réprimer nos larmes en mangeant les derniers chello kebabs d’Hassan. Ma mère avait trouvé de nouveaux locataires pour notre villa. Ils avaient promis de traiter Hassan Ghasemi et sa famille avec respect et de les payer généreusement.
Nous fîmes nos adieux devant la grille. Bizarrement, c’était un 4 juillet. Hassan et Fatimeh nous serrèrent tous dans leurs bras pendant que nous promettions solennellement de garder le contact. Hassan me tira l’oreille une dernière fois, en me disant de « respecter Père et Mère ». La voix étranglée, j’acquiesçai d’un signe de tête. Il répondit d’un clin d’œil satisfait. La jeune Fatimeh s’avança et prit la main de ma mère dans les siennes, les deux femmes s’étreignirent. Le temps ralentit sa course pour ces longs adieux. Puis l’avertisseur de notre taxi nous appela.
En démarrant, nous vîmes une dernière fois, de la fenêtre arrière, le groupe formé par Hassan, Fatimeh, Maryam bébé, les petits Ali et Madhi, la grand-mère Khorshid, et Mohammad, qui nous faisaient tristement au revoir.
Une fois en Amérique, ma mère écrivit à Hassan et à Fatimeh. Elle attendit. Finalement, un aérogramme arriva, muni de ses timbres rouges ornés du portrait du Chah.
Chère Donna,
La vie semble toujours mouvementée à Téhéran, et cet automne ne fait pas exception. Je sais que ce qui compte le plus pour vous, ce sont des nouvelles de votre famille. Je leur ai parlé avant que les nouveaux locataires n’emménagent, et, à l’époque, Hassan et Fatimeh avaient dit qu’ils ne pensaient pas pouvoir travailler pour quelqu’un d’autre que Mrs Ward. Je les ai exhortés à donner une chance aux nouveaux. Environ un mois plus tard, Mrs G. était chez elle dans la villa, entourée d’ouvriers. Hassan était resté trois semaines pour l’aider à s’installer, et il avait été merveilleux, m’a-t-elle dit, elle ne pourrait retrouver personne comme lui. Mais elle comprenait bien qu’ils souhaitassent partir ; apparemment, Fatimeh n’avait jamais aimé Téhéran. Je me suis gardée de tout commentaire.
D’après ce que j’ai pu comprendre, ils ont acheté un camion avec Mohammad et ont quitté Téhéran. Hassan et son frère, routiers ? C’est ce qu’il semblerait. Mais ne soyez pas tristes. Vous avez tant aidé la famille, et ils ont sans doute acquis l’esprit Ward, et, après tout, c’est tout ce qu’on peut faire…
Cette lettre nous brûla comme un fer rouge. Écrite par Elie Dugan, une très bonne amie de ma mère qui l’avait aidée à faire les bagages avant notre départ, elle annonçait l’inimaginable. Ma mère était affolée.
— Comment allons-nous pouvoir les retrouver ?
Hassan lui avait dit qu’il resterait à la maison pendant des années. Elle ne s’attendait pas à ce que les Ghasemi partent. Du moins pas si tôt. Et malgré le ton chaleureux de sa lettre, l’amie de ma mère n’avait même pas pensé à demander à Hassan sa nouvelle adresse. Ou à nous l’envoyer.
Ma mère se rappelait vaguement le nom de son village : « Toodesht », croyait-elle. Bientôt, par courrier et par téléphone, elle enrôla nos amis de Téhéran dans sa recherche. Al Gross, le directeur de la Bank of America dans la capitale iranienne, lui répondit que personne parmi ses employés n’avait jamais entendu parler d’un village de ce nom. Nos amis du puissant clan des Farmanfarmaians (les « donneurs d’ordres ») écrivirent, non sans diplomatie, qu’il serait difficile de retrouver Hassan avec aussi peu d’indices. D’autres réponses arrivèrent. Un village appelé « Toodesht » ? Il n’y en avait pas.
Ainsi, ce qui commença comme une petite brèche dans nos relations devint un gouffre. Les Ghasemi avaient disparu. Volatilisés. Sans laisser de traces.
Dans l’intervalle, nous aussi étions devenus des nomades. De retour en Amérique, nous avons déménagé quatre fois avant de nous installer dans les collines parsemées de séquoias de Berkeley, au-dessus de l’université de Californie, où ma mère et moi nous inscrivîmes, elle en nutrition, moi en études orientales. Kevin partit pour Harvard, Chris pour Cornell, et Rich choisit Stanford. Plus tard, afin de me rapprocher de l’Iran, j’allais étudier en Égypte.
De mon balcon poussiéreux qui donnait sur les palmiers de l’Université américaine du Caire, j’entendis, dès 1978, les premières nouvelles de mauvais augure : des reportages de la BBC sur des révoltes et des massacres à Tabriz, une ville de province en Iran. Les étudiants manifestaient, les troupes du gouvernement ouvraient le feu. Nombreux morts, innombrables blessés. Sur l’horizon brumeux du Caire, le soleil rougeoyant du soir se couchait derrière les pyramides.
Ces avertissements, comme ceux de Cassandre, ne furent pas entendus. Les diplomates ne tinrent pas compte des signaux. On enterra les martyrs. Le deuil de quarante jours des chiites passa, puis de nouveaux mouvements de protestation enflammèrent Mashad, Téhéran, Ispahan. On dit que des balles furent tirées sur des foules sans armes. Des mères pleuraient sans être vues. Les Iraniens, enfin, n’avaient plus peur. Une lame de fond qu’aucune armée ne pouvait maîtriser surgit de cet océan de ressentiment contre l’ancien régime. Bientôt, cette révolution chassa le Chah de son trône du Paon, avec sa brillante cour de poseurs et de flagorneurs. Ils furent tous balayés, à la stupéfaction du monde entier.
Mes frères, restés aux États-Unis, ne pouvaient croire que le peuple iranien ait si radicalement changé, ni l’accepter. La République islamique fut proclamée, et l’ayatollah Ruhollah Khomeiny acclamé comme guide suprême. Les prisons se remplirent. Les tribunaux révolutionnaires condamnèrent les « traîtres » au peloton d’exécution. Les usines, les maisons, les terres et les fortunes privées furent confisquées, poussant des milliers de personnes à la fuite et à l’exil.
Puis, le 4 novembre 1979, l’Amérique fut prise dans un drame qui devait durer quatre cent quarante-quatre jours : la crise des otages. Les jeux rhétoriques nocturnes du ministre des Affaires étrangères Sadegh Ghotbzadeh et la coupe de cheveux de Ted Koppel3 devinrent d’étranges sujets de fascination.
Les réfugiés ne cessaient d’affluer d’Iran en avion ou en bateau, à cheval ou à pied. Une diaspora d’un million d’Iraniens était née. La République islamique ferma ses frontières. L’ayatollah Khomeiny proclama l’Amérique « Grand Satan » et les Américains personae non gratae. Puis une terrible guerre éclata. Sans préavis, Saddam Hussein envahit la province du Khouzistan, au sud-ouest de l’Iran. Les soldats iraniens combattirent les Irakiens dans des tranchées, dans les horribles vapeurs du gaz neurotoxique. Il y eut des centaines de milliers de morts.
Toutes nos tentatives pour contacter Hassan avaient échoué. Un mur de silence s’était élevé. Lui et sa famille avaient disparu. Leur sort était inconnu. Ses jeunes fils, Ali et Madhi, avaient sûrement fait la guerre.
La nuit, je rêvais de grenadiers aux fruits rouge sang, si mûrs que leur peau éclatait. Le temps passait. Dix ans, puis vingt ans.
1. Le mollah Nasruddin : personnage comique du folklore iranien.
2. Willie Mays : célèbre joueur de base-ball, membre de l’équipe des New York – San Francisco Giants.
3. Ted Koppel : célèbre journaliste de la chaîne ABC News.
En Perse, partir en voyage ressemble à une équation
algébrique :
on parvient – ou non – à la résoudre.
Robert BYRON1.
Au début du printemps 1998, ma famille entreprit enfin le voyage de retour attendu depuis si longtemps. Pas à destination de notre Irlande ancestrale, mais de l’Iran. Alors que la majorité des Américains avait encore à l’esprit des images de preneurs d’otages pompeux et de terroristes aux yeux fous, nous avons chassé nos peurs. Mes trois frères et moi, accompagnés de nos parents âgés, allions traverser le vaste plateau iranien à la recherche d’Hassan, notre ami perdu, notre mentor, l’homme qui avait pris soin de nous à Téhéran, il y a si longtemps. Notre périple de mille cent kilomètres par voie de terre, depuis l’antique cité méridionale de Chiraz, autrefois appelée le « Paris de la Perse », jusqu’au nord et à Téhéran, la métropole de l’Iran moderne, serait une odyssée interculturelle à la redécouverte d’un pays, de son peuple et de notre bien-aimée famille adoptive iranienne.
Les voyages sont souvent conçus en un quart de seconde miraculeux qui en éclaire le but et le parcours. Une fois l’embryon formé, tout le reste se met en place, en pièces éparses — visas et billets d’avion, cartes usagées, itinéraires détournés — un véritable puzzle de réalité et d’illusion.
Début décembre 1997, mon plus jeune frère, Richard, me téléphona, de son domicile en Arabie Saoudite, pour m’annoncer une nouvelle surprenante. Dans l’île indépendante de Bahreïn, dans le Golfe, on pouvait obtenir des visas pour l’Iran. La ligne, mauvaise, déformait sa voix.
— On vient de me dire que des dames d’Arabie sont allées en Iran faire du shopping. Elles ont atterri à Ispahan, ont acheté leurs tapis et sont reparties saines et sauves… un tapis sous chaque bras.
— Non !
— Ont eu leurs visas… à Bahreïn.
— Pour combien de temps ?
— Moins d’une semaine.
— Des Américaines ?
— Je ne sais pas. Je me renseignerai demain. Alors, baba, prêt à retourner là-bas ?
— Mamma mia, bégayai-je.
— Bon… Excellente idée ! Demande à Papa et Maman… Et pourquoi pas toute la famille ?
Sa question tomba dans l’écouteur, lourde comme du granit. Toute la famille ?
— C’est pas du gâteau, remarquai-je.
— Pas plus que le Karakoram.
Après huit ans dans le golfe Persique avec sa femme et ses deux petits garçons, Richard s’était endurci. Il avait fait connaissance avec l’agitation du Moyen-Orient en 1991. Du jour au lendemain, l’armée de Saddam Hussein se déversa sur le Koweït par la frontière d’Arabie Saoudite, et ne fut arrêtée que par des tirs accidentels et anarchiques dans un village du nom de Khafi, à quelques centaines de kilomètres de la verte pelouse de mon frère, dans la banlieue de Dharan. Des missiles Scud pleuvaient pendant que ses gamins jouaient dans leur cabane.
Durant ses dernières vacances – Richard était géologue écologiste –, il avait escaladé les pics déchiquetés de l’Himalaya pakistanais, la funeste chaîne du Karakoram. Sa randonnée avait vite tourné à l’exploit d’endurance. À mi-chemin, son équipier fit une chute de six mètres sur une saillie rocheuse et se cassa la jambe. Seul, Richard lui fabriqua une attelle et le porta sur ses épaules jusqu’à la vallée de Hunza où il put être évacué par hélicoptère. Depuis longtemps, mon admiration était acquise à ce scientifique intrépide et plein de bon sens. Rich était amoureux des merveilles géologiques de la nature et déterminé à voir, en personne, chacune d’elles. Mais l’Iran semblait effrayant, aussi éloigné et infranchissable que les pics enneigés du Karakoram.
Quand je demandai à mon frère Chris s’il viendrait, il répondit :
— Vous êtes fous ?
Pendant de longues années, seuls quelques rares journalistes étrangers avaient osé s’aventurer dans la sombre République islamique. Les nouvelles étaient désastreuses. De jeunes garçons employés au déminage sur le front irakien. Des femmes emprisonnées sous des tchadors noirs. Des fanatiques aux poings serrés qui psalmodiaient « Marg bar Amrika4.html#ch006fn-002">2 » sous la direction de mollahs. Considéré comme paria, l’Iran était coupé du monde. Tous les voyageurs, excepté quelques imprudents, se tenaient à distance raisonnable. À juste titre : l’État fondamentaliste avait fouetté des contrevenants, voilé les femmes et fait un pied de nez à l’Occident. Cependant, l’optimisme était permis : un religieux modéré venait d’être élu président.
La victoire de Mohammad Khatami en août 1997, aussi écrasante qu’inattendue, inaugura une nouvelle ère. Beaucoup appelèrent cette époque grisante le « printemps de Téhéran ». Lors d’une interview avec Christiane Amanpour sur CNN le 7 janvier 1998, le président Khatami se prononça en faveur des échanges culturels. Pour la première fois depuis la chute du Chah en 1979, il tendit à l’Amérique le rameau d’olivier de la paix et parla de contacts « peuple à peuple » avec les Américains. Son aisance à s’exprimer en allemand et en anglais surprit les dirigeants mondiaux, de même que sa propension à citer Kant et Tocqueville. Le chef souriant à la voix douce osa prononcer les mots de réforme, de droits de l’homme et de changement. En réponse à ses détracteurs, il évoqua le besoin d’un islam plus humain, plus indulgent. Les femmes et les jeunes électeurs lui avaient apporté un soutien massif. Dans les bazars de Téhéran, on appelait par plaisanterie ce modéré au discours neuf, qui promettait de rétablir une « société civile régie par la loi », l’« ayatollah Gorbatchev ».
Si la diplomatie du ping-pong avait aidé à normaliser les relations avec la Chine, pourquoi le football et la lutte n’en feraient pas autant pour l’Iran ? Les partisans de la ligne dure étaient inquiets, non sans raisons. Quand lutteurs américains et iraniens s’embrassèrent après un match amical à Téhéran, un mois plus tard, en février, ils furent salués par un tonnerre d’applaudissements, aux cris de « USA, USA ». Le tirage de la Coupe du monde de football, qui venait d’être annoncé, tenait du miracle. L’Iran devait jouer contre l’équipe américaine le 21 juin, à Lyon.
Une photographie en noir et blanc obsédait ma famille depuis des années, une vieille photographie posée sur le bureau de ma mère à Berkeley, qui représentait Hassan en jeune père tout fier, avec son épouse et sa belle-mère. Les deux femmes portaient le foulard. Les grands yeux bruns de Fatimeh nous regardaient d’un air penaud à travers ses lunettes à monture d’écaille. Khorshid tenait Ali bébé, qui souriait sous son bonnet pointu à oreillettes. Hassan rayonnait, et son sourire révélait un croissant de dents blanches sous sa moustache, son nez aquilin et ses yeux étincelants. Quatre visages qui brillaient maintenant dans la salle de séjour et nous rappelaient le passé.
Tard le soir, lors de réunions animées, quand la conversation revenait aux jours d’autrefois en Iran, ma mère soulevait toujours la même question, qui restait en suspens, interrompant nos propos :
— Je me demande ce qui est arrivé à Hassan. Je prie simplement qu’il aille bien, que sa famille soit en sécurité.
Elle, surtout, était torturée par un sentiment de culpabilité persistant : ne pas avoir assez fait pour les Ghasemi. L’inquiétude et la frustration lui faisaient monter les larmes aux yeux.
— Mais qu’aurions-nous pu faire de plus ? demandait mon père.
Ses origines irlandaises pesaient lourd dans la balance quand ma famille parlait de ces jours heureux. Aux petites heures du matin, quand nous avions ressuscité notre vie en Iran à force de souvenirs aigres-doux des cerisaies, de l’Alborz à la crête enneigée et des fables envoûtantes d’Hassan, mon père récitait l’adage celtique de Daniel Patrick Moynihan3 pour nous rappeler qu’« il est inutile d’être irlandais si vous ne savez pas que le monde finira par vous briser le cœur ».
Le mot « nostalgie » vient du grec nostos, « retour à la maison », et algos, « douleur ». Les Anciens utilisaient ces notions pour décrire l’état d’esprit des soldats hellènes d’Alexandre le Grand en garnison dans la lointaine Asie. Il n’y avait qu’un traitement efficace : le voyage de retour. André Aciman, l’écrivain new-yorkais, hanté par son Alexandrie natale, a expliqué son sentiment de séparation dans son livre Shadow Cities : « Un exilé lit le changement comme il lit le temps, la mémoire, lui-même, l’amour, la peur, la beauté : sur le mode de la perte. »
Dès que je leur parlai du voyage de retour, mes parents répondirent d’une voix ferme et intrépide, avec leur exubérance coutumière. Jouant au prophète, mon père choisit la date de départ qui, à son avis, reflétait symboliquement notre quête : le Ier avril 1998. J’étais plein d’allégresse, mais aussi d’inquiétude.
Je me demandais à quel point nos recherches allaient altérer nos souvenirs chéris et notre nostalgie des contes d’Hassan, de son thé à la menthe, de son riz au beurre cuit à la vapeur et de ses yeux étincelants. Chaque voyage de retour comporte ce risque. L’équipage de l’Odyssée paya très cher son instinct de retour : seul le capitaine survécut. Regarder à travers du verre fumé rend les souvenirs imprécis. Des miroirs vieillissants peuvent montrer des inconnus. Et si le passé était effacé, définitivement et complètement, envolé ? Que se passerait-il alors ? Serions-nous condamnés à des rêves tchekhoviens de cerisaies perdues ?
Après la révolution islamique, des questions avaient obsédé ma famille des années durant. Hassan avait-il payé le prix de ses relations avec nous devant un juge ? Était-il devenu aigri, avait-il trahi notre mémoire et dénoncé notre famille comme impérialiste ? Questions sans réponses, abandon lancinant, affaire en suspens. Les inquiétudes de ma mère au sujet d’Hassan resurgissaient chaque fois que le mot « Iran » était mentionné, tandis que, chez mes frères, ses fables bouffonnes étaient soigneusement transmises d’une génération à l’autre.
Mais qu’en était-il d’Hassan lui-même ? Avait-il survécu ? Après vingt ans, la porte infranchissable de la République islamique, longtemps cadenassée, s’ouvrait enfin. La réponse était à l’intérieur.
Oui, le moment du retour était enfin venu. Pour arriver à la porte d’Hassan, il nous faudrait une chance d’Irlandais et la bénédiction d’Allah. À la froide lumière du jour, après étude attentive, partir à sa recherche semblait hasardeux. Nous n’avions que deux indices. Le premier était cette vieille photographie prise au printemps 1963. Le second était scellé dans la mémoire de ma mère. Il s’agissait du nom de son village ancestral, « Toodesht ». Notre seul espoir était qu’il s’y était installé. Mais les multiples prononciations du nom étaient décourageantes. Avec les années, il subit d’extraordinaires métamorphoses, nées de l’incertitude de ma mère.
Au crépuscule, alors que l’épais brouillard de San Francisco montait jusqu’aux collines de Berkeley et envahissait la plate-forme d’observation de mes parents sur Grizzly Peak, ma mère parcourait toute la gamme des noms dans l’espoir de retrouver la sonorité du mystérieux village, quelque part dans la montagne entre Ispahan et Nain. C’était un leitmotiv, comme un disque rayé, qui se terminait toujours en rires et en récriminations, dans l’exaspération et le désespoir.
— Rappelle-toi, Maman. Qu’est-ce qu’Hassan t’a dit avant notre départ ?
— Qu’un jour, il retournerait dans son village.
— Qui était ?
— Toodesht.
— Tu es sûre ?
— Absolument. Enfin, attends un peu.
— Oui ?
— Peut-être était-ce… Tadoosht. Ou bien… Qashtood.
— Tu crois ?
— Tooquash !
Mon père concluait ainsi :
— Rien à voir avec Ithaque, ça au moins j’en suis sûr.
Nous avions beau nous montrer optimistes, nous étions certains qu’Hassan se cachait derrière de sombres brouillards et que nous ne le reverrions jamais.
Les employés du département d’État nous prédisaient notre perte. Mon frère Chris ne cessait d’exprimer ses craintes. Il était impossible d’obtenir des visas aux États-Unis. Kevin restait sceptique. Seuls mes parents et Richard étaient enthousiasmés par le défi. Un fonctionnaire des Affaires étrangères me dit :
— On déconseille formellement aux Américains de se rendre en Iran.
— Un religieux modéré vient d’être élu président, répliquai-je.
— Et le nombre des flagellations publiques diminue peu à peu, lança-t-il, imperturbable.
Chris parlementait au téléphone avec mon père :
— Tu sais, j’ai deux fils à charge.
— Et alors, l’interrompit Papa, j’en ai quatre et je pars.
Le clan Ward resta divisé au sujet de ce voyage. On décida que nos femmes ne partiraient pas, ce qui leur convenait parfaitement. La terreur et les plus sombres présages formaient la trame de nos conversations téléphoniques. Des amis nous accablaient d’avertissements et de conseils importuns.
— Il fera chaud, aride, ce sera dangereux, salissant et effrayant. Il n’y a pas d’ambassade pour vous protéger, vous serez pris en otages, vos livres seront confisqués. Vous-mêmes serez confisqués. Et vos parents, comment pouvez-vous leur faire courir un tel risque ?
Un mondain tiré à quatre épingles qui écumait les soirées huppées de New York à Los Angeles me rappela sombrement :
— Il n’y aura pas de mode.
Je demandai à mon père comment s’habiller.
— Comme pour un enterrement, conseilla-t-il.
Nous remplîmes donc nos valises de vêtements noirs, comme des New-Yorkais branchés.
En feuilletant mes dossiers, je trouvai une feuille de papier jaunie. En haut était écrit : « Traductions arabes utiles ». Au plus fort de la guerre civile au Liban, on me l’avait glissée avant que je monte dans un avion pour Beyrouth. Je m’étais rendu compte trop tard qu’il ne s’agissait que de charabia mêlé à quelques mots de farsi. Je le faxai à Chris et à Kevin.
Meternier ghermez abliah, Gharban.
Le bandeau rouge sera parfait, Votre Excellence.
Balli, balli, balli.
Quoi que vous disiez.
Shomah fuhr tommeh geh gofteh bande.
Je suis d’accord avec tout ce que vous avez dit ou pensé durant votre vie.
Akbar kheli kili hfir loftan.
Merci beaucoup de m’avoir montré votre superbe fusil.
Khrei, japanah mansh va fayeti amrikany.
Je vous dirai les noms de nombreux espions américains qui voyagent en se faisant passer pour des journalistes.
Suro arraigh davatseman mano sepahen-hasi.
C’est particulièrement gentil à vous de me permettre de voyager dans le coffre de votre voiture.
Mes frères me faxèrent des réponses laconiques. Ils ne trouvaient pas cela drôle.
*
* *
Je cherchai des conseils dans le Lonely Planet, le seul guide sérieux publié depuis la révolution. L’auteur, un Anglais obstiné nommé David St Vincent, n’est pas du genre à sourciller. Tous ses renseignements sont de première main. Durant l’un de ses quatre voyages, il fut traîné devant un tribunal révolutionnaire pour « complot dans le but d’importer Les Versets sataniques de Salman Rushdie ». Entre les listes exhaustives d’hôtels et de monuments se trouvent quelques recommandations peu orthodoxes : « Ne sous-estimez jamais la puissance et la dureté du Komiteh et de son réseau d’informateurs… Ne parlez pas de politique le premier à un inconnu. »
Il décrit les gardes de la révolution comme tenant à la fois de l’Inquisition espagnole et de la Gestapo. Il donne aux photographes le conseil suivant : « Il existe toujours une certaine paranoïa à propos des espions étrangers, et les Iraniens peuvent soupçonner des Occidentaux pourvus d’appareils. Mieux vaut demander la permission avant de photographier, si vous ne voulez pas courir le risque de voir votre appareil réduit en miettes et de vous faire lapider – ne pensez pas que ça n’arrive jamais. » J’ai particulièrement apprécié ses recommandations sur la façon de traiter avec les autorités, qui dénotent un savoir-faire certain et une grande sensibilité à la culture du pays : « Répondez à vos interlocuteurs de manière à satisfaire leur curiosité, à dissiper leurs soupçons et à flatter leur vanité. » Et plus encore, son rappel concis et optimiste : « On vous aura prévenu. »
Un autre jeune écrivain, William Dalrymple, avait aussi traversé l’Iran récemment. Dans son livre In Xanadu : A Quest, il raconte avec esprit et érudition son voyage à travers l’Asie, de l’église du Saint-Sépulcre à Jérusalem jusqu’au palais mythique de Kubla Khan en Mongolie, sur les traces de Marco Polo, vieilles de huit siècles. Il fut ébahi par l’Iran contemporain : « Des mollahs qui passent à toute vitesse au volant de leur Renault Cinq turbo. Nous ne nous attendions pas à ce que l’Iran se révèle si complexe. Une révolution religieuse au XXe siècle est un cas unique, qui a donné la première théocratie depuis la chute du dalaï-lama au Tibet. »
Comme c’est vrai. Pour certains historiens, la révolution iranienne est la plus originale du siècle. Elle seule a défié l’idéologie marxiste. « Pourtant cette révolution n’a pas eu lieu dans une pauvre république bananière, mais dans le plus riche et le plus sophistiqué des pays du Moyen-Orient. Un groupe de religieux essaie de greffer un système de gouvernement médiéval et une façon de penser prémédiévale sur un pays doté d’une économie florissante et d’une classe moyenne importante et très instruite. »
Ma femme, Idanna, qui est florentine, m’a parlé de sa ville ancestrale et d’un fougueux frère dominicain nommé Savonarole. Quand Laurent le Magnifique gouvernait Florence, durant la Renaissance, un prêtre brillant et charismatique lançait des sermons audacieux depuis la chaire de San Marco, pestant contre la décadence de la ville. À la mort de Laurent en 1493, le peuple florentin se révolta, et le clan des Médicis tout entier ne dut son salut qu’à la fuite. La nouvelle République florentine était née. Son guide était un moine visionnaire.
Très vite, la ville la plus riche et la plus cultivée du monde trouva une foi renouvelée. L’humilité était de règle. Les voiles et les capes noires devinrent de rigueur. Les églises débordaient. Sur la piazza della Signoria, centre politique de la ville, avait lieu une cérémonie de repentance. On rassemblait tous les objets beaux et frivoles – le maquillage, les boucles d’oreilles, la broderie, les miroirs – en un tas monstrueux et on y mettait le feu. Tout partait en fumée. Savonarole, avec son « bûcher des vanités », défiait ouvertement l’autorité de l’infâme pape Borgia Alexandre VI, qu’il osa même rejeter.
Malheureusement pour Savonarole, sa vision prophétique ne pouvait remplir d’or les coffres qui se vidaient. Le peuple se lassa de le soutenir. Son sort et celui de la république étaient liés à l’espoir d’une nouvelle prospérité qui ne vint jamais. Les artisans de Lyon et d’Amsterdam fabriquaient de beaux tissus et soieries qui faisaient chuter les ventes dans les branches les plus lucratives de l’économie florentine. Les routes des Indes, à l’est, et de la nouvelle Espagne, à l’ouest, ouvraient de nouveaux marchés à Lisbonne et à Séville sans passer par l’Italie. Tout se termina brusquement quand le pape répliqua en excommuniant le prêtre charismatique et sa noble cité. Ses ennemis reprirent le dessus, et Savonarole périt sur le bûcher.
Cependant, aujourd’hui, de nombreux Florentins admirent vivement son inspiration et sa règle de conduite théocratique. Idanna me rappela qu’après tout, c’était la république par excellence. C’était l’époque épique où Michel-Ange et Léonard de Vinci, face à face dans la salle des Cinq-Cents du palazzo Vecchio, composaient des fresques de batailles. Les Florentins appelaient leur ville la « nouvelle Athènes ». Il n’y avait pas de prince machiavélique. Des assemblées élues exerçaient leurs fonctions. Les Médicis avaient été chassés, dit-elle, comme le Chah.
L’Iran théocratique était-il dans la même position ? Je me le demandai. Des historiens et des journalistes avaient établi des parallèles, allant jusqu’à comparer la domination de Khomeiny à celle de Savonarole. Mais où étaient aujourd’hui les assemblées élues ? Et où étaient les Michel-Ange et les Léonard de Vinci iraniens ?
Il était tard quand le téléphone sonna dans mon appartement de Manhattan. Je reconnus la voix si particulière de mon ami iranien Amir, qui se lamentait à grands cris.
— Écoute ton ami, baba. Tu es fou d’aller en Iran.
— Tu crois ?
— J’en suis sûr ! Ta gentille madar, Donna, et ton cher pedar, Patrick, si quelque chose leur arrivait et qu’ils ne puissent jamais sortir ?
— Il n’y aura pas de…
— La police ! Je sais qu’ils vont vous attraper à l’aéroport de Téhéran.
— Mais nous atterrissons à Chiraz.
— Encore pire.
— Puis nous montons vers le nord en voiture.
— Suivis par la police secrète.
— Allons, Amir.
— Allons toi-même, baba. La première famille américaine à revenir, et vous pensez que vous n’entendrez que des grands salaams, que vous serez accueillis à bras ouverts et invités à prendre le thé ?
— Nous sommes aussi irlandais, tu te rappelles ?
— Ah ! Réfléchis bien.
— Chris a très peur, dis-je.
— Il est malin, ton frère. Pas comme le reste de la famille Ward, qui n’écoute rien. Promets-moi une chose, baba. Ne pose aucune question à personne au sujet d’Hassan.
— Je promets.
— N’en parle à personne. Je te laisse.
— Au revoir, Amir.
— Khoda hafez, que Dieu te protège.
— Khoda hafez, mon ami.
Pour la plupart de nos amis, notre voyage en famille relevait de la folie furieuse. Pour Amir comme pour les autres. Depuis la révolution, il n’avait pas posé le pied sur le sol de sa patrie.
Après avoir entendu de la bouche de mes parents que leur décision de partir était irrévocable, même l’indécis Kevin se laissa fléchir. Une semaine plus tard, le toujours prudent Chris accepta à contrecœur. Toute la famille devait se retrouver sur l’île humide de l’émirat de Bahreïn, à quatrevingts kilomètres à l’est de la maison de Richard en Arabie Saoudite. Là, nous nous procurerions nos si importants visas.
Deux jours avant de quitter New York, je trouvai un atlas détaillé d’Iran, imprimé dans cette écriture perse qui ressemble à l’arabe. Dans l’appartement d’un ami, sur la 44e rue, près de Time Square, j’en feuilletai les pages, à la recherche de la transcription phonétique dans l’index, en commençant par T, puis OO, puis D, et soudain, mes yeux se posèrent sur un village : Tudeshk. Était-ce ça ?
Je vérifiai à nouveau les caractères et regardai la carte, incrédule. Elle était là, notre aiguille dans une botte de foin, un point minuscule caché dans une chaîne de montagnes au centre du pays, en bordure du désert Dasht-e Kavir ! Peut-être ma mère avait-elle raison pendant toutes ces années. Tudeshk.
Partir à la recherche de ce village oublié dans un lointain désert d’Asie dans l’espoir de retrouver un ami perdu depuis si longtemps paraissait peu conventionnel. Mais nous n’avions jamais vécu une vie prévisible, coulée dans le moule américain classique. En fait, c’était comme si, par moments, notre vie en Iran avait été tracée par une main invisible.
Mon père, Patrick, avait vu les premiers signes annonciateurs des troubles à venir en 1950, à Manhattan. De jeunes G. I. perdaient leur sang dans l’épaisse neige de Corée. La question « Qui a perdu la Chine ?