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Je dédie ce livre à ma femme et à mes filles,
les êtres qui me sont les plus chers au monde.

Chapitre 1
Hawwa

— C’est ma décision.

— Comme tu voudras, me répondit mon cousin Rémi, qui m’avait laissé devant le terminal C de l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle.

Je ne savais pas trop dans quoi je m’embarquais.

Un commando de terroristes avait récemment sévi dans la capitale saoudienne. Les Occidentaux ne se sentaient plus en sécurité. Les consulats s’agitaient et de grandes guirlandes de barbelés fleurissaient autour des compounds. C’est le moment que j’avais choisi pour venir m’installer à Djeddah, ville des bords de la mer Rouge, étape incontournable pour les pèlerins qui se rendent à la Mecque. On disait qu’Ève, Hawwa, y avait son tombeau. Ma famille avait bien tenté de me dissuader mais il était trop tard. Les contrats étaient signés et les valises bouclées.

J’avais suivi une formation dans une école de design à Paris.

Sur les bancs de l’école j’avais rencontré Fahd, un Saoudien que son père n’avait pas destiné à une carrière de fonctionnaire ou de banquier. Un petit miracle qui lui avait valu de suivre les cours avec moi. Il était doué et me parlait sans cesse d’« opportunités ». L’Arabie s’ouvrait au monde, l’argent y coulait à flots et nous avions, disait-il, assez de talent pour y faire fortune.

Nous nous étions spécialisés dans le design de mobilier. Mon ami avait raison. Le Moyen-Orient s’enrichissait et les Saoudiens, grâce à l’argent du pétrole, avaient de grandes maisons qu’il fallait garnir. Les Saoudiens affectionnaient un style que je qualifierais d’« arabaroque ».

Sans complaisance et avec délectation, nous nous mîmes à produire des pièces sur mesure, dans la démesure. Le cahier des charges était rarement régi par les contraintes budgétaires. Nous n’avions pour limite que la fantaisie de nos clients. Les commandes les plus extravagantes affluaient, des fauteuils à tête de faucon, d’immenses salons ornés de dorures ou des canapés rouges frappés des portraits de la famille régnante.

Nos caisses étaient bien remplies et l’appât du gain avait raison de notre éthique de créateur. Je décidai alors de lancer une édition limitée de fauteuils de salon. Des pièces aux couleurs discrètes, parsemées d’écriture arabe. Les motifs calligraphiques se déclinaient dans des formes sensuelles. Il était facile à l’œil averti d’y reconnaître les courbes d’une femme.

Tels les artistes de la Renaissance qui se jouaient de la morale et dissimulaient l’équivoque au sein de leurs compositions, nous nous amusions à introduire ici et là une touche de malice. Ce fut un jeu, et bientôt, ce devint notre marque de fabrique. Cette discrète provocation fit notre succès.

Le bouche à oreille fonctionna à merveille, notre affaire prospéra. Un prince fortuné, grande figure du royaume, eut vent de notre réussite et nous proposa un partenariat sur la base duquel nous pourrions revoir nos ambitions à la hausse. C’est à partir de là que je commençai à m’ennuyer et à douter de notre entreprise. Je gagnais bien ma vie, certes, mais je n’en profitais jamais. Nous étions jour et nuit sur les planches à dessin ou dans les salons surchargés des familles locales. Fahd, lui, rayonnait. C’était pour lui la consécration, l’affranchissement du père, la réalisation d’un rêve de jeunesse. Je voyais les choses autrement. Mon travail devenait répétitif. Il me manquait quelque chose. J’attendais un signe.

Le messager se présenta sous les traits de Kader, un photographe tunisien venu dans nos ateliers pour le compte du magazine Dubaï Select. La prestigieuse revue mondaine des Émirats nous consacrait un article et Fahd s’en félicitait. Il paradait tel le paon des jardins du cheikh et se trémoussait joyeusement devant l’objectif. La journaliste qui accompagnait le photographe nous sembla intéressée et nous posa des questions intelligentes.

Nous nous prêtâmes au jeu des mythes convenus. Nous étions le symbole de la réunion artistique de l’Orient et de l’Occident. Nous faisions tomber les murs de l’ignorance. Nous étions les créateurs inspirés d’un nouveau style arabe. Nous ne manquions ni de culot ni d’arrogance.

À la pause, je pus discuter avec Kader. Il m’expliqua comment il travaillait. Il me confia le thème de l’exposition qu’il projetait de monter avec une galerie débutante.

— Dubaï Select, c’est purement alimentaire, se justifia-t-il. Le sujet d’aujourd’hui me change de la routine des inaugurations et des cocktails jet-set. Les gens sont laids et le plus souvent ivres. J’ai beau avoir tous les filtres du monde, je ne peux effacer la sueur de leurs joues, la vulgarité de leurs tenues, la bêtise de leurs regards. Et pourtant, je dois les rendre présentables, désirables, même.

— Comment faites-vous ? lui demandai-je.

— Je mets ma tenue de plongée, répondit-il.

— Que voulez-vous dire ?

— Quand j’étais à Paris, j’avais un voisin qui faisait toujours la fête. De ma fenêtre, je voyais les invités se déhancher, s’amuser, se toucher. Mon appartement était insonorisé, j’entendais la musique faiblement. Mais un soir, ce bruit de fond me dérangea plus que d’habitude et je mis des boules Quiès. Je me dirigeai vers la fenêtre et restai fasciné par un spectacle que je croyais pourtant connaître. C’était comme observer un aquarium, des poissons colorés qui bougent dans un espace restreint et ne semblent pas percevoir le monde qui les entoure. J’attendis avec impatience la fête suivante et refusai d’y participer quand mon voisin m’y invita. Je voulais être le plongeur à l’extérieur des êtres. Depuis ce jour, je me rends aux cocktails mondains sans appréhension.

— Et vous mettez toujours des boules Quiès ?

— Bien sûr, cela fait partie de ma tenue de plongée.

Il me présenta son masque – son appareil photo –, son tuba – son flash –, et ses bouteilles d’oxygène – le lourd sac à dos qui contenait batteries et objectifs.

Kader devint mon ami et m’initia à la photographie. Il m’apprit ce qu’il savait et me « dressa » l’œil, comme il disait. Car j’avais l’œil. La technique me faisait défaut mais je réussissais à saisir l’instant, à capter le regard, à deviner le mouvement. Je ne tardai pas à faire de la photo un passe-temps exclusif.

Ton « casse-temps », me disait Fahd qui voyait cette passion grandir et craignait pour notre entreprise commune. Il avait raison. Je pensais de moins en moins à nos lignes de meubles et de plus en plus à ma prochaine escapade. Ce devint une obsession, un besoin récurrent. Il fallait que je parte à la recherche du sujet étonnant, du moment inoubliable que je figerais à jamais dans mon appareil numérique.

Je prenais des risques. Photographier les femmes dans leur quotidien pouvait me conduire en prison. Je pense que le danger m’excitait. Je m’étais muni d’un appareil très sophistiqué, que les professionnels utilisent souvent dans leurs reportages. J’avais acheté un zoom très puissant. La chasse pouvait commencer.

Je me prenais pour un photographe animalier. L’important, c’était la planque qui permettrait de voir sans être vu. J’allais près des parcs réservés aux femmes. Il me fallait trouver une cachette d’où je pourrais observer sans avoir à redouter des visites inopportunes.

Les femmes portaient toutes le niqab. L’absence des hommes et le sentiment de sécurité que leur donnaient les hauts murs du parc les autorisaient à quelques audaces. Certaines se découvraient brièvement pour manger. D’autres ouvraient plus largement leurs tuniques et dévoilaient leurs dessous, colorés, sophistiqués, souvent aguichants. Cette première découverte excita ma curiosité. Je pris goût à voler les images de cette intimité que leurs habits de sortie ne pouvaient en aucun cas révéler. J’essayais d’imaginer le vrai visage de ces femmes en observant la frimousse de leur progéniture, mon seul indice. Quand le père venait retrouver sa petite famille à la sortie du parc, je pouvais vérifier si mes intuitions étaient justes en les comparant à nouveau. Je me plaisais beaucoup dans ce rôle de voyeur des mœurs saoudiennes. Je compris que Djeddah pouvait devenir un terrain de jeu idéal.

Une ville étrange, Djeddah. Un maire un peu fou avait autorisé des sculpteurs débutants à étaler leurs egos sur les ronds-points de la ville. Ils ne s’étaient pas privés.

Le résultat était déroutant. Les jarres immenses succédaient aux poulpes géants. Les répliques de navires affrontaient les globes terrestres monumentaux. Seule la taille du rond-point semblait avoir freiné les ardeurs créatives de ces artistes publics.

Le long de la côte de la mer Rouge, les baraques à jouets rivalisaient d’imagination pour allécher les enfants. Leurs mères zigzaguaient de kiosque en kiosque, au gré des caprices de leurs petits. Tels des appâts au milieu du tourbillon urbain, les dinosaures gonflables et les voitures télécommandées taquinaient les jeunes passants. Les mères étaient toutes vêtues de leur niqab anthracite. L’austérité de leur uniforme – de leur uniformité – se heurtait aux couleurs agressives des peluches made in China.

Le noir intégral a prévalu au fil du temps, encouragé par des religieux radicaux. Dans certains pays musulmans, comme le Yémen, les femmes s’habillaient de noir pour se distinguer des prostituées. Le Coran, que j’avais lu sur les recommandations de Fahd, précise que les femmes mariées de grande beauté doivent veiller à ne pas attirer l’attention des autres hommes. Les musulmans wahhabites ont appliqué ces écritures à la lettre, et le conseil est devenu règle.

Une règle, parmi tant d’autres, qui justifie la raison d’être de la redoutable Mouttawa, la brigade des mœurs musulmanes. Mais nous étions loin des turpitudes de nos capitales occidentales, car ce sont les droits les plus fondamentaux qui sont considérés comme des délits majeurs.

J’en fis l’amère découverte pendant les six premiers mois de ma vie à Djeddah. Les rapports entre les femmes et les hommes étaient biaisés. Ils se rencontraient avec prudence. Ils se parlaient rarement. Discuter avec un homme qui n’était pas de sa famille dans un lieu public pouvait condamner une jeune femme à la prison.

Il me fallut d’abord comprendre où les contacts s’établissaient. Je l’appris par hasard, et ce fut un choc.

C’était un samedi, dans la chaleur étouffante de l’après-midi. Les habitants de Djeddah se rendaient dans les centres commerciaux climatisés pour y faire leurs emplettes et prendre le frais. Je m’étais rendu dans un supermarché pour ma corvée de courses du week-end. J’étais au rayon des céréales et tentais vainement d’attraper une boîte de corn-flakes que les responsables du magasin avaient mise en hauteur parce qu’elle coûtait moins cher. Je sentis derrière moi un bruissement de robe ainsi qu’un fort parfum d’oud. Une femme, très grande, se saisit de la boîte en veillant subrepticement à m’effleurer le bras. Quand elle fut près de mon oreille, elle me dit :

« You are hot but are you naughty1 ? »

J’en restai coi. Je ne savais comment réagir. C’était si soudain, si inattendu. Elle comprit que je n’étais pas au fait des techniques de drague de Djeddah. Elle m’introduisit dans la main un petit bout de papier sur lequel elle avait inscrit un nom et un numéro de téléphone portable. J’étais intimidé. Je me retournai et la regardai. Elle avait des yeux noirs surlignés à outrance. Elle me fit un clin d’œil et me quitta. Je vis s’éloigner sa grande silhouette, ne sachant pas si je devais la suivre ou l’interpeller. Mon instinct me commanda de ne pas bouger et d’attendre.

— Tu as bien fait de ne pas la suivre, me dit Fahd, à qui je m’étais empressé de raconter ma mésaventure.

— Comment aurais-je dû réagir, lui demandai-je ?

— Tu as bien fait. Tu ne devais pas lui donner le change. Elle a établi le contact. Elle est partie. C’est maintenant à toi de la rappeler si tu le désires.

— C’est un peu rapide comme approche, non ?

— Nous n’avons pas le temps, tu sais. Il ne faut pas donner une chance aux gars de la Mouttawa. Direct, straight to the point2. Je dois avouer que ta dulcinée a fonctionné à l’ancienne.

— Que veux-tu dire ?

— Donner des bouts de papier, ça ne se fait presque plus. Maintenant on drague avec les sms, les e-mails et les sites de rencontre. Les nouvelles technologies ont sauvé la jeunesse arabe. En tout cas, ton amoureuse aurait dû t’envoyer un message via Bluetooth, plus cool et moins dangereux. Elle devait être un peu âgée, tu as bien fait de ne pas l’appeler…

Et il se mit à rire.

— Donc, ça fonctionne ainsi ? Tu accostes ou tu te fais accoster et ensuite, tu signifies rapidement ton intérêt ?

Fahd saisit son téléphone portable et me montra des messages qu’il avait conservés. Ils étaient sans équivoque. « Je te veux », « Tu es à moi », « Je suis déjà folle de toi », sans parler de l’inénarrable « Mon cœur est à prendre, mon corps est à toi » ou son contraire.

— Le style des Saoudiennes est inimitable, reconnaissable entre tous, une prose romantique aux accents provocateurs. C’est le produit de la culture internet, le langage d’une génération qui a lu des livres mais qui communique par messages codés.

— Pourquoi se rencontrer dans les supermarchés ?

— C’est plus pratique et c’est moins risqué. Les espaces des centres commerciaux sont des terrains de chasse rêvés, mais les hommes de la Mouttawa les fréquentent trop souvent. Alors que dans les supermarchés, ils y vont moins volontiers. Les rayons sont hauts, les allées étroites, il y paraît moins suspect de s’approcher de quelqu’un. Dans un centre commercial que tu traverses pour aller aborder une fille, tu as plus de chance de te faire repérer.

— Et à part les centres commerciaux ?

— Tu ne sais pas ?

— Non, je ne sais pas. Dis-moi.

— Les filles vont faire une promenade sur le front de mer, si possible à la tombée de la nuit. Elles se baladent deux par deux, deux sœurs, deux cousines. Très souvent, elles sont accompagnées de leur frère, qui est aussi leur complice et leur confident. Il est en chasse lui aussi. Ils s’aident mutuellement à repérer leurs cibles.

— Et après ?

— Après, ils croisent d’autres groupes et si le courant passe, ils vont s’échanger leurs coordonnées.

— Et la Mouttawa ?

— La Mouttawa, tu la vois arriver de loin. Les gars sont gras, lents, empotés, ils portent une barbe fournie et ils ont toujours leur chapelet à la main, qu’ils égrènent nerveusement. Tu ne peux pas les rater.

— Ils sont si caricaturaux que ça ?

— N’oublie pas, faire partie de la Mouttawa ou être religieux, c’est pour les ratés. Mais je les pensais plus pervers, c’est vrai. Je les aurais crus capables d’infiltrer les réseaux de rencontre. J’imagine qu’on leur ordonne de ne pas aller trop loin.

Je décidai d’aller vérifier la véracité de ces informations. Je pris ma voiture et me rendis sur la promenade le long de la mer Rouge, non loin des hôtels internationaux. Effectivement, un curieux ballet s’y tenait. À intervalles réguliers, des couples de jeunes gens déambulaient. Quand ils se croisaient, ils se regardaient furtivement. Si le contact était établi, ils ralentissaient leur allure. Il fallait avoir le temps de se dire un mot, de s’envoyer un message. Quand c’était chose faite, ces étranges équipées quittaient la corniche et retournaient chez eux. Un coup de téléphone leur suffirait pour se donner rendez-vous.

Je décidai d’entrer dans l’arène. Je garai ma voiture près d’un kiosque à jus de fruits et me mis à marcher. L’atmosphère était intrigante. Dans l’obscurité, les promeneurs devenaient des silhouettes invisibles et floues. Le bruit des vagues couvrait le vrombissement des voitures et les rares voix qui s’élevaient au cœur de la nuit. Il ne manquait plus que la brume pour suggérer un film d’épouvante. Rien qui n’inspirât un rendez-vous galant.

Au loin, deux formes noires de femmes apparurent. Ma première rencontre. La tension monta d’un cran tandis que je me rapprochai d’elles. Elles esquissèrent des mouvements impatients qui trahissaient leur fébrilité. Quand nous fûmes à deux pas les uns des autres, elles ralentirent et l’une d’entre elle me murmura : « Do you want to know me better3 ? » Une façon de m’aborder mais aussi de m’exciter, car elle m’invitait à la découvrir. Je comprenais mieux le jeu du non-dit et des cache-cache.

Peu après avoir reçu cette invitation, mon téléphone signala qu’un message texte venait de me parvenir. Il me donnait un numéro et il était signé Warda. Je m’estimais heureux car j’étais déjà en possession des coordonnées d’une jeune femme. Certes, je ne savais pas à quoi elle ressemblait. C’est le seul avantage que les femmes avaient sur les hommes.

« Elles peuvent immédiatement évaluer la marchandise. Alors que nous, on peut toujours avoir une mauvaise surprise. L’excitation de la découverte fait quelquefois place à la consternation, croismoi », m’avait confié Fahd. Souvent les Saoudiennes qu’il avait déshabillées ne dissimulaient en fait que sa déconvenue.

« Le niqab ne cache pas seulement la beauté », ajouta-t-il.

Je poursuivis ma route et, tout au long de la soirée, reçus une bonne dizaine de messages. Il me fut difficile d’en choisir un en particulier et je compris mieux pourquoi Fahd avait invoqué la chance. Je ne pouvais faire référence à leur aspect physique puisqu’elles se ressemblaient toutes dans leurs habits noirs. Je me souvenais seulement que les femmes du second groupe étaient particulièrement rondes. Je les éliminai. Il m’en restait donc neuf. Je m’attardais sur un pseudonyme que je trouvais joli. Elle s’appelait Basma, qui veut dire « le sourire » en arabe. J’avais trouvé ça malin, sachant que je ne découvrirais ce sourire qu’au moment où je la déshabillerais. Je ne la rappelai pas tout de suite. Je voulais faire à nouveau l’expérience de ces chassés-croisés amoureux.

Le lendemain, je choisis d’aller un peu plus loin, à l’écart des grands hôtels. Le manège était identique mais les silhouettes avaient changé. Il y avait plus d’hommes que de femmes. Je pensais qu’ils chaperonnaient mais, en fait, ils chassaient eux aussi. Je reçus autant de messages de femmes que d’hommes dont les pseudonymes, Harba ou Jazzar, ne laissaient guère de doute sur leurs intentions.

Avec embarras, Fahd me confirma que ses concitoyens étaient souvent bisexuels.

« Tout ce que les jeunes veulent, c’est de l’action », commenta-t-il.

J’en fis l’expérience la semaine suivante.

Je n’avais pas appelé Basma. Je m’étais encore aventuré sur la corniche. J’avais récolté d’autres numéros, que j’avais supprimés au fur et à mesure. Fahd m’avait déposé et m’avait dit en partant : « Fais bien attention à toi. » Prémonitoire.

Sur le chemin du retour, alors que je tentais de héler un taxi disponible, une Jaguar blanche s’arrêta à ma hauteur. Le conducteur, un jeune Saoudien qui parlait remarquablement l’anglais, se proposa de me prendre en stop. Une pratique courante et une façon pour les Saoudiens de manifester leur légendaire hospitalité. Et puis, il y avait toujours cette curiosité de l’étranger. Je montai dans sa voiture et lui indiquai la direction de mon domicile sans en donner l’adresse exacte. Il conduisait lentement. Il commença un interrogatoire auquel j’étais habitué et dont la première question était relative à ma nationalité.

— Where are you from4 ?

— Je suis français

— Fransawi, très bien… Chanel, Yves Saint-Laurent…

Je fis oui de la tête.

— Vous êtes marié ? demanda-t-il.

Je lui répondis négativement. Il sembla satisfait mais cela n’éveilla pas mes soupçons. Il prit une portion d’autoroute et quand il fut sur la file de gauche, il accéléra. Je l’interrogeais du regard. C’est le moment qu’il choisit pour mettre sa main sur ma cuisse.

— Tu me plais, dit-il.

— Oui mais je…

Il ne me laissa pas finir ma phrase.

— Ne dis rien. Je sais que tu me veux.

Il accéléra de nouveau. Nous étions sortis de la ville et nous roulions vers le désert. La vitesse du véhicule m’empêchait de tenter quoi que ce soit. Il fallait que je réagisse, et vite. Je lui dis : « Je te veux aussi, mais pas tout de suite. D’abord, je voudrais que nous dînions ensemble. »

Il sembla contrarié. Il réfléchit et me dit ensuite qu’il connaissait une bonne adresse. J’espérais que le restaurant serait en ville. Je n’avais pas l’intention de le dénoncer au premier carrefour. Il y avait de fortes chances que la police ne me croie pas et me suspecte d’être le bourreau plutôt que la victime.

Il choisit un restaurant italien qu’il définit comme romantique. J’en eus froid dans le dos. Il me demanda ce que je voulais manger et insista bien sur le fait qu’il m’invitait. Je le remerciai et passai commande d’un menu dégustation. Il s’agissait de lui faire croire que j’avais l’intention de passer toute la soirée avec lui. Je fis de gros efforts pour être d’une compagnie agréable et rentrai dans son jeu de questions-réponses à connotation coquine. Après le plat principal, je m’excusai et lui précisai que j’avais besoin d’aller aux toilettes. Il me demanda s’il pouvait m’y accompagner. Heureusement, il plaisantait.

L’entrée des toilettes n’était pas visible de notre table. Je sortis du restaurant aussi vite que je le pus. Il y avait plusieurs taxis devant l’établissement. Je m’engouffrai dans l’un d’eux et demandai au chauffeur de me conduire chez Fahd. Je ne voulais pas traîner dans le quartier où j’habitais. Sans en avoir conscience, j’avais été prudent. Ni adresse ni de numéro de téléphone. Il ne savait rien de moi. Mais il me chercherait là où il m’avait rencontré. Aussi décidai-je de ne pas fréquenter les bords de mer pendant quelques semaines.

J’avais besoin d’une activité physique qui me fasse bouger et m’évite de finir comme tous ces hommes que la vie sédentaire avait rendus obèses. J’envisageais la natation. Les habitants de Djeddah n’étaient pas autorisés à se baigner dans la mer Rouge. Parce que pour se baigner, il faut se déshabiller.

Je n’ai jamais aimé les piscines. Il fallut donc trouver une activité sportive alternative. J’achetai sur internet une paire de rollers et retournai sur la corniche pour aller y patiner. Je n’avais plus peur de mon chauffeur d’un soir. Je ne voulais pas tomber dans la psychose.

Je pris goût au roller le long de la côte. J’allais vite, et la brise venant de la mer me grisait. Un jour, je décidai de prolonger mes raids jusqu’à la nuit tombante. Je n’étais pas là pour draguer mais je me rendis compte que les rollers multipliaient mes chances. Le principe était identique. Se balader, ralentir à l’approche d’un petit groupe, échanger ses coordonnées et passer au groupe suivant. La différence, avec les rollers, c’est que j’allais beaucoup plus vite. Je recueillis le double de numéros. Il semblait même que les passantes appréciaient ma nouvelle technique. L’une d’entre elles me proposa sa croupe alors que je me portais à sa hauteur. Je ne pouvais pas le croire. Je ne la touchai pas et elle me lança une injure.

Parmi les noms des correspondantes mystérieuses, je retrouvai Basma. Fallait-il y voir un signe ? Je l’appelai.

— Allô, Basma ?

— Bonsoir, l’homme qui fait du roller, dit-elle sans la moindre hésitation.

— Comment saviez-vous que c’était moi ?

— Vous êtes le seul Occidental que j’ai rencontré dans les six derniers mois et votre accent français ne trompe personne.

— Donc, vous vous souvenez de moi ?

— Très bien. D’abord vous draguiez à pied, ensuite en rollers, qui sait ce que vous allez inventer la prochaine fois ? continua-t-elle.

— Le chameau… dis-je sans beaucoup réfléchir.

Ma réponse était idiote mais elle la fit rire. Notre conversation s’engageait sous de bons auspices.

— Ils sont cool, vos rollers. Vous me les prêterez ?

— Je ne les prête pas à n’importe qui…

— Ne vous inquiétez pas, je vous montrerai bientôt mon sourire, s’empressa-t-elle d’ajouter.

— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire…

— Mais ce que vous avez pensé. Venez me retrouver samedi, au bout de la corniche. Je viendrai avec une amie. Elle se tiendra à distance. Elle fera le guêt pendant que nous discuterons.

— D’accord, dis-je. Quel est votre nom, votre vrai nom ?

— Vous le saurez samedi, dit-elle.

J’étais surexcité comme un enfant à qui il tarde d’ouvrir ses cadeaux de Noël. Je trouvais l’attente interminable. Elle ne m’avait pas donné d’heure ni de lieu de rendez-vous. Je ne savais pas quoi faire. Je m’attendais à ce qu’elle me recontacte. La veille de notre rencontre, elle m’envoya un message.

« Demain, 18 h, devant le rond-point géant avec la caravelle. »

Je fus le premier sur place. Je n’attendis pas longtemps. Une voiture de marque américaine s’arrêta devant moi et laissa descendre deux femmes. Il m’était absolument impossible d’identifier Basma. Elle comprit mon hésitation et se rapprocha de moi.

« Bonjour, je suis Basma. »

Je la saluai en mettant ma main sur le cœur, en signe de respect.

L’autre femme se présenta. Sa voix était grave. Elle était sans doute plus âgée ou alors, elle fumait trop.

Basma semblait beaucoup plus à l’aise que moi. D’un pas décidé, elle s’engagea sur la promenade qui serpente le long de la mer. Sur quelques kilomètres, les urbanistes locaux avaient construit des alvéoles en béton, refuges des familles nombreuses venues y pique-niquer, d’une multitude de chats et, plus rarement, de jeunes couples aventureux.

Basma me posa des questions relatives à mon pays, à mon métier, à ma condition d’homme. Me savoir célibataire sembla l’égayer.

Je n’osai rien lui demander. Chacune de mes questions me semblait indécente, mais je pouvais comprendre qu’elle s’étonnât de mon silence. Nous étions arrivés à destination. Il y avait là une de ces alcôves à laquelle le son de la marée montante donnait des accents romantiques. L’amie de Basma resta en haut, sur le chemin. Basma me prit la main et m’invita à la rejoindre le long d’une paroi de l’abri. Elle ôta son voile et me sourit. Elle n’était pas très belle mais elle avait un sourire magnifique et des yeux que je trouvais très clairs pour la région.

— Tu es déçu ? demanda-t-elle avec une légère pointe d’angoisse.

— Au contraire, je te trouve très séduisante, hasardai-je.

— Alors je vais te montrer le reste, me dit-elle avec un aplomb qui m’affola.

Elle entrouvrit son niqab et je découvris ce qu’elle portait en dessous, un chemisier blanc presque transparent et une mini-jupe noire. Elle avait un très beau corps. Je lui rendis son sourire et posai ma main sur son épaule.

« Pas ici », dit-elle.

Je retirai ma main et lui demandai comment elle s’appelait.

« Je m’appelle Noura. »

C’est ainsi que notre relation commença. Elle me permit de mieux comprendre les codes et les dangers d’un flirt en Terre sacrée. Nous allions souvent sur la corniche. Nos entrevues étaient brèves et intenses.

Les allées et venues s’intensifiaient sur la corniche et à ma grande surprise, les adeptes du roller étaient toujours plus nombreux.

« Tu as lancé une mode et une nouvelle technique de drague. La jeunesse de Djeddah t’en sera éternellement reconnaissante », me dit Noura.

Je la désirais et ignorais combien de temps allaient durer ces prémices. Quelquefois, n’y tenant plus, je lui saisissais la main en public ou la serrais de trop près sur l’escalator du centre commercial. Un soir, nous nous étions donnés rendez-vous dans un centre commercial du centre-ville. Je détestais cet endroit. Je le savais truffé des tartufes de la Mouttawa.

Nous prîmes place à la table d’un café. J’étais nerveux, contrarié. J’avais eu la mauvaise idée de me remémorer mes années de lycée, comme il était simple de se toucher, comme il était facile de s’embrasser, comme il était naturel de faire l’amour. Je lui pris la main sous la table et la serrai très fort. Quelques minutes plus tard, deux hommes nous abordèrent. Il ne me regardèrent même pas et s’adressèrent à Noura.

« Montre-nous tes papiers. C’est ton mari ? »

Noura répondit négativement et l’un des hommes nous demanda alors de les suivre. Nous fûmes emmenés au poste de police dans deux voitures différentes. Je demandai à l’homme l’autorisation de me servir de mon téléphone pour appeler Fahd. L’homme ne s’y opposa pas.

Quand j’eus fini le récit de mes ennuis, Fahd me dit qu’il allait s’en occuper.

Quelques heures plus tard, j’étais dehors.

Fahd, c’était ce que les Saoudiens appelaient la vitamine W.

W comme « Wasta », qui veut dire influence.

« Sans vitamine W, tu ne pourras pas survivre, m’avait expliqué Fahd. Si tu vois une femme qui ne se couvre pas le visage et la tête, ça signifie qu’elle a des appuis très haut placés. Personne ne viendra l’interpeller. »

Noura, elle aussi, avait sa vitamine W.

Elle m’avait rapporté le contenu de son interrogatoire. Ils lui avaient demandé pourquoi elle était amoureuse d’un gars qui portait un short et des bijoux. Ils faisaient allusion à la bague que je portais au doigt, et qui n’était pas une alliance. J’avais trouvé la question sur le short amusante et lui avais promis de ne mettre que des pantalons. Il lui avait aussi demandé pourquoi nous nous tenions la main. Noura avait répondu que les Indiens se tenaient la main dans la rue, que les Saoudiens se faisaient constamment des mamours pour se témoigner leur amitié, alors quoi ? Ça n’avait pas amusé les hommes de la Mouttawa, qui avaient abrégé la conversation.

Il y eut d’autres péripéties dans notre relation. Nous nous fréquentions depuis plusieurs mois et nous avions décidé de franchir le pas, de coucher ensemble. Noura n’était pas une musulmane très pratiquante. Elle n’avait aucune intention de rester vierge jusqu’au mariage. Elle avait connu d’autres hommes et elle avait bien l’intention de renouveler l’expérience. Le problème, c’était de trouver un endroit. Un vrai casse-tête. Ça me rappelait ma jeunesse, quand avec ma petite amie nous ne pouvions nous payer un hôtel et que nous finissions sur la banquette arrière du break familial, dans des positions qui nous donnaient plus de bleus que de plaisir.

La situation était similaire. Il était hors de question d’aller chez moi ou chez elle. Trop de témoins potentiels, trop de périls annoncés. Et je refusais catégoriquement de le faire dans la voiture.

Je connaissais un hôtel trois étoiles dans le centre de Djeddah. J’y avais logé quelques semaines avant d’emménager dans mon appartement. J’avais sympathisé avec le gérant, Afez, un Syrien débonnaire avec qui je fumais la shisha. Je l’appelai et lui expliquai mon problème.

— Ce n’est pas un problème, ça, me dit-il avec amusement.

— Et on fait comment ?

— Toi, tu t’enregistres comme n’importe quel client. Elle, je la fais rentrer discrètement par la porte arrière de l’hôtel. Elle te rejoint avec l’ascenseur de service. »

Tout s’était passé comme Afez l’avait prévu.

Noura m’avait retrouvé dans la chambre. Elle avait attendu le signal d’Afez qui lui avait envoyé un message texte quand il s’était assuré que les couloirs étaient vides grâce aux caméras de surveillance. On ne fait pas l’amour sans complice à Djeddah. D’abord, la bonne copine qui nous chaperonne. Ensuite, le gérant de l’hôtel qui joue les passeurs.

Noura se jeta sur moi. Elle se dévêtit négligemment. Elle jeta son niqab au bout de la pièce comme si elle se débarrassait d’une ceinture de chasteté dont elle aurait récupéré la clé après une abstinence forcée. Il y eut très peu de préliminaires. Mais n’étions-nous pas en mode préliminaire depuis des mois ? Notre étreinte fut brusque et intense. Elle se mit à crier, de vrais hurlements qui me paralysèrent. Mais l’excitation était trop forte. Je continuais à bouger en elle. Elle ondulait comme un serpent à qui on a coupé la tête. Elle cria encore un peu plus fort et j’entendis que l’on frappait contre la cloison. Cela venait de la chambre voisine. Je décidai d’ignorer cette alerte. Noura se laissait aller. Elle gémissait. C’était sa façon de vivre l’amour physique, en le manifestant bruyamment.

Noura était proche de l’orgasme et le téléphone de la chambre sonna. Je ne voulais pas l’entendre. La sonnerie se tut enfin. Le corps de Noura était comme possédé et j’avais de plus en plus de mal à me retenir. Elle eut un spasme violent et poussa un nouveau cri strident. On cogna à la porte. Je me levai précipitamment et regardai par le témoin. C’était Afez. Il avait sa mine des mauvais jours et semblait impatient. Je passai un peignoir et lui ouvrit.

« Vous avez deux minutes pour déguerpir. Il y a trois ou quatre clients qui se sont plaints, dont un religieux en partance pour la Mecque qui m’a promis de faire un rapport à la police. J’ai dû m’excuser. J’ai parlé d’un couple marié trop longtemps séparé, de la nature, du manque d’insonorisation… Mais je ne tiens pas à ce qu’ils vous demandent personnellement où vous comptez passer votre lune de miel, alors faites vite. »

Je résumai la situation à Noura qui semblait inquiète. Nous nous rhabillâmes et sortîmes par derrière. Cet incident mit un terme à notre relation. Noura avait peur qu’on l’identifie et que le déshonneur soit jeté sur sa famille. Nous ne devions plus nous revoir.

Je lui proposai de la raccompagner car il n’y avait plus de taxi à cette heure. Nous étions arrivés devant chez elle. Elle sortit sans me regarder. Elle avait honte. Elle effaçait mon souvenir. J’avais le cœur serré. Je sentais l’amertume m’envahir. Il nous avait fallu un temps infini pour nous unir. Une minute de sermon avait suffi à nous séparer.

Je n’entendis plus parler d’elle et me gardai bien de reprendre contact. Échaudé par l’issue malheureuse de ma dernière liaison, je mis un terme à mes activités nocturnes. Plus de chasse en rollers. Plus de rencontres clandestines en bord de mer. Je n’y étais retourné qu’une fois, par curiosité, en observateur passif. Je n’avais pas fait la promenade. Je m’étais assis sur un banc pour espionner le carrousel des amants. Je remarquai un autre ballet, celui des voitures avec chauffeur, qui m’avait échappé jusque-là.

C’était un peu comme la montée des marches à Cannes. Les voitures de couleur sombre qui s’arrêtent devant le palais les unes après les autres. Les passagères qui en descendent en prenant le soin de ne pas froisser leur robe de soirée. Les niqabs remplaçaient les créations des couturiers.

J’avais observé le même phénomène à l’entrée des shoppings malls où les femmes se faisaient déposer par leur chauffeur. Fahd m’avait expliqué qu’il y avait souvent des histoires entre les Saoudiennes et leur chauffeur, en général des Pakistanais, parce qu’ils étaient musulmans et qu’ils parlaient peu. La promiscuité du véhicule favorisait l’intimité.

« Un des secrets les mieux gardés du royaume », avait commenté Fahd.

Les femmes ne sont pas autorisées à prendre le volant, car se déplacer librement est un permis de se conduire de façon licencieuse. Une de mes clientes, la riche Saoudienne Khadija, m’avait fait part de son indignation : « Nous sommes filles de bédouins, ils croient peut-être qu’on interdisait aux femmes de bédouins de monter leurs chameaux ! » Khadija était l’un des rares personnages publics à s’indigner ouvertement du traitement réservé à elle et à ses concitoyennes. Elle en avait le caractère et les moyens financiers.

Quand je la rencontrai pour la première fois, elle était habillée en tailleur Chanel rose clair. Elle me raconta sa vie en Californie, en Europe et en Australie. Fille d’ambassadeur, elle avait pu mettre les convictions misogynes des wahhabites à l’épreuve de la réalité occidentale. Tout en me décrivant son canapé idéal, elle se lançait dans de nombreuses digressions sur sa joyeuse vie d’étudiante au campus de Berkeley. Inutile de préciser que Khadija augmenta de façon significative ma dose de vitamines W.

Ce fut l’heure de déjeuner. Khadija s’excusa, disparut quelques instants. Elle revint vêtue d’une abaya et se posta devant moi en criant : « Ninja ! »

Je ne m’attendais pas à un tel sens de l’humour. Ce trait d’esprit scella notre amitié naissante. Je décidai de la suivre dans son combat contre l’obscurantisme.

Une vraie bouilloire, Khadija. Seul son statut de femme d’affaires la protégeait des investigations de la Mouttawa. Mais elle supportait mal cette farce quotidienne et refusait de s’exiler en Europe. Elle s’emportait souvent contre l’entêtement des hommes au pouvoir : « Et encore, au Moyen Âge, il n’y avait ni 4x4 ni chaînes par satellite… »

Chef d’une résistance en jupons sous niqab, elle ne manquait aucune occasion de communiquer au monde les progrès de la condition féminine à Djeddah.

« Ça ne peut venir que de Djeddah, disait-elle. On est sur la mer Rouge, tu comprends. C’est bien connu, les villes côtières sont réformistes. Trop de bateaux, trop de voyageurs, trop de marchandises, tu ne peux pas fermer les yeux. Il faudrait que toutes les villes soient sur la mer. »

Khadija avait ses réseaux. Des amis de Berkeley aux intellectuels qu’elle croisait à Dubaï, le soutien moral et logistique ne manquait pas. Un entrefilet dans le journal, une provocation sur la toile et la cause de la femme saoudienne avançait, doucement, mais sûrement.

Le vendredi après-midi, je participais à des discussions dans la villa de Khadija. Ce qui était impensable à l’extérieur – des femmes en grande conversation avec un homme – devenait banal dans les salons d’une femme d’affaires respectée. Je les rejoignais au moment de la collation.

Un jour, au terme de la réunion, Khadija m’entraîna dans un coin tranquille de la villa. Elle souhaitait passer à l’action. « Rien de violent. Juste une façon pacifique et humoristique de provoquer les censeurs. »

Son idée était audacieuse et je compris pourquoi elles avaient besoin de mon aide. Vêtues de noir, certaines femmes du groupe se feraient prendre en photo dans des situations de nature à défier les garants de la morale wahhabite. Je devins complice de leurs mises en scène et les aidais à réaliser des tableaux réalistes qui fustigeaient les interdits les plus absurdes du royaume.

Je commençai par photographier Zeina, une jeune étudiante, fille d’une amie de Khadija. C’était la plus intrépide du groupe. La plus jolie aussi.

Zeina insista pour jouer les camionneuses.

Je n’eus pas de difficultés à réquisitionner l’un des engins qui nous servaient à convoyer la marchandise. Zeina et moi prirent la direction du sud. Au nord, il y avait Medina et à l’est, La Mecque. On ne pouvait s’y aventurer. J’aurais eu du mal à justifier une femme en camion à la lisière des lieux sacrés. Trop d’ennuis en perspective, d’autant que je n’avais pas été impressionné par la célérité du consulat de France et que mes réserves de vitamine W ne suffiraient pas à me sortir d’une situation aussi compromettante.

Zeina se déguisa en livreur de meubles pakistanais. Elle plaça ses cheveux courts sous une casquette salie, mit un pantalon et des chaussures un peu grossières. Elle s’empressa de cracher dès qu’elle fut dehors, ce qu’elle fit maladroitement et qui faillit provoquer chez moi un fou rire déplacé et lourd de conséquences.

Quant à moi, avec ma peau mate et mes yeux verts, je n’avais aucun mal à ressembler à un immigré de Peshawar. Je m’étais laissé pousser la barbe, j’avais acheté une tenue traditionnelle pakistanaise. La ressemblance était remarquable.

Il ne nous restait plus qu’à rouler le plus vite et le plus loin possible en direction du désert. Ce que nous fîmes avec une étonnante facilité. Pas de barrage, pas de contrôle, pas de questions, même à la station service quand nous prîmes de l’essence et que Zeina ne répondit pas au pompiste qui lui parlait en ourdou.

Nous quittâmes l’autoroute de Jizan pour prendre une déviation qui ne semblait mener nulle part. C’était parfait.

Après dix kilomètres de route, nous trouvâmes l’endroit idéal, une ferme abandonnée où personne n’était venu depuis longtemps. Derrière la ferme, il y avait une grande colline de sable rouge qui nous rendait invisibles depuis la route principale. Si quelqu’un était venu, nous l’aurions repéré rapidement. Le véhicule s’entendrait et son déplacement entraînerait un gros nuage de poussière à sa suite.

Zeina se changea dans la cabine. Elle quitta ses vêtements d’homme et revêtit le traditionnel niqab. Je ne pus m’empêcher de l’observer. Je distinguai le haut de son dos et ses épaules. Sa nudité partielle me bouleversa. Elle se retourna et me sourit avec une innocence désarmante. Je détournai mon regard et me dis intérieurement : « Oh non, ça ne va pas recommencer. »

Zeina se plaça au volant du poids lourd et prit l’air de quelqu’un de très déterminé. Je m’étais juché sur le toit de la ferme, manquant de passer à travers la tôle rouillée. Quand j’eus trouvé une position stable, je commençai à immortaliser les prouesses de Zeina. Le soleil déclinait et colorait le désert d’une lumière pourpre. Le rouge de la colline, le ciel violet, le camion noir et Zeina au volant de ses quinze tonnes avec sa posture de gros dur et sa main droite qui balayait l’air comme un as du rodéo, je tenais ma photo.

Nous reprîmes la route. La nuit allait tomber. Khadija avait expliqué aux parents de Zeina qu’elle rentrerait tard, qu’elle était invitée à partager le repas du soir avec d’autres amies.

Nous fûmes rentrés à une heure respectable et personne ne suspecta quoi que ce soit. Je rentrai à mon domicile et téléchargeai les photos sur mon ordinateur. Je jubilai. C’était parfait : les couleurs, le camion, l’attitude de Zeina, l’ambiance de calendrier Pirelli, le faux décor d’Arizona et notre pin-up de Djeddah sous son austère chrysalide.

« Ils ne veulent pas nous reconnaître en tant que femmes, eh bien ils ne nous reconnaîtront pas. Le voile qu’ils nous obligent à porter sera un obstacle à leurs investigations », triompha Khadija.

Khadija voyageait souvent aux États-Unis pour ses affaires. Elle n’eut pas de difficultés à faire sortir les photos du royaume. Elle ne voulait pas les mettre en ligne à partir de Djeddah. Le territoire était surveillé et seule une petite centaine de milliers de Saoudiens faisait un usage fréquent d’internet.

Khadija contacta ses amis de Berkeley qui l’aidèrent à mettre en ligne ses images sur les réseaux sociaux. C’était la stratégie. Pas de contact direct avec la presse, du viral par la voie du web. Comme on pouvait s’y attendre, les photos furent plébiscitées par les médias et notre petite farce prit de l’ampleur.

Commença une période que je qualifierais d’heureuse, rythmée par les séances photos et mon flirt avec Zeina. Elle était issue d’une bonne famille de Djeddah. Son père avait un poste important au gouvernement et sa mère, une femme cultivée, enseignait à l’université. Elle jugeait notre relation avec bienveillance. Elle avait dit à Zeina qu’elle était contente pour elle, qu’elle avait la chance de vivre de vrais sentiments.

Zeina me plaisait beaucoup. Elle était belle et vive d’esprit. Je la trouvais mûre pour son âge et pour un pays où la plupart des jeunes adultes ont la mentalité d’adolescents de quinze ans. Mais je restais prudent. Je ne faisais aucun projet et me satisfaisais du temps qu’elle m’accordait.

Elle me trouvait patient, gentil, attentionné. Elle me disait que je savais y faire et que je la respectais. Sa mère était notre principale complice. Elle facilitait nos rencontres, mais il était tacite que nous ne devions jamais franchir les limites de la décence et de la convenance. En d’autres termes, nous ne pourrions pas faire l’amour. Pour cela, il faudrait devenir musulman et l’épouser. Zeina savait que les rapports entre les hommes et les femmes étaient plus simples en Occident, que moins de contraintes les séparaient. Cela la culpabilisait et elle veillait à me blesser le moins possible.

Un soir, nous étions allés dans un restaurant que sa mère connaissait et où personne ne viendrait nous importuner. Zeina rayonnait. Elle semblait si heureuse d’être avec moi. J’imagine qu’elle se sentait libre. La soirée fut très agréable. Nous nous amusions beaucoup. Je demandai l’addition. Le serveur me fit comprendre que je n’avais pas à m’en soucier. Je regardai Zeina, qui me dit : « Je ne veux pas que tu paies quoi que ce soit parce que je ne veux pas que tu regrettes. »

Elle me plaisait. J’hésitais à parler d’amour mais je sentais qu’un lien très fort se tissait entre nous. Sans vraiment me l’avouer, je me rapprochais de son monde. Je repris la lecture du Coran que Fahd m’avait donné. Je commençais des cours d’arabe, je lisais beaucoup, je tentais de devenir l’un d’entre eux. Mon arabophilie me rendait plus sensible et mon ami Fahd s’en félicitait. Il disait que mes créations avaient plus de caractère. Plus conformes à ce qu’il attendait de moi, aurais-je pu ajouter.

Je croyais qu’en devenant l’un d’entre eux, je gagnerais plus facilement le cœur de Zeina. Je songeais à me convertir, à l’épouser, à vivre en Arabie saoudite pour le restant de mes jours. C’est l’inverse qui se produisit. Plus je devenais Arabe, moins Zeina semblait m’apprécier. Je ne comprenais pas. Fahd se chargea de m’éclairer.

— Tu lui a plu parce que tu étais différent.

— J’ai fait tout ça pour elle, pour me rapprocher d’elle.

— Et tu te transformes en jeune Saoudien. Zeina est intelligente, curieuse, passionnée. Ton nouveau personnage ne ressemble plus à l’homme qui l’avait charmée la première fois.

Fahd avait raison. En devenant l’un d’entre eux, je perdais mon identité. Zeina le ressentait. Nos rencontres devenaient plus rares, nos sentiments s’évanouissaient.

Je voulus changer l’ordre des choses, lui parler, mais mes activités auprès de Khadija me précipitèrent dans un tourbillon dont je ne sortis pas complètement indemne.

Dans les mois qui suivirent en effet, d’autres photos parurent. Insolentes mais jamais inconvenantes, c’était notre code de conduite.

Pour des raisons de sécurité, nous avions espacé nos rencontres, tout comme la publication des photos. L’une d’entre elle, la dernière à laquelle je participai en tant que photographe, fit grand bruit au Moyen-Orient.

Nous avions choisi une scène de café, une scène anodine en Europe mais qui, dans la péninsule, revêtait un caractère licencieux.

Nous nous étions rendus dans la villa de la meilleure amie de Khadija. Elle avait un grand jardin, une vaste terrasse et des murs assez hauts pour nous protéger des regards indiscrets. C’était un vendredi, ce qui permit à l’amie de Khadija de congédier son personnel sans avoir à donner d’explications.

Il nous fallait recréer une scène de café de rue avec trois femmes pour clientes et un homme, en tenue traditionnelle, qui les servirait sans sourciller. Une des membres du groupe se fit maquiller le visage et porta les postiches. Elles s’amusaient beaucoup.

« Quand je pense à tous ces hommes qui portent des abayas pour lorgner dans les lieux publics réservés aux femmes… À nous de faire usage du travestissement », proclama Khadija.

Le déguisement était plutôt convaincant. Je jaugeai la lumière et choisis un angle de vue qui ne permettait pas d’identifier les lieux.

Cette nouvelle photo réveilla les rebelles endormies du royaume. Nous avions osé. Elles furent de plus en plus nombreuses à prendre la parole. Une journaliste se fit filmer au volant d’une voiture dans la banlieue de Riyad. Tout en conduisant, elle critiquait l’absurdité de ces lois misogynes et appelait la communauté internationale à faire pression sur le pouvoir en place.