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À Pierre et Baptiste.

Utopie

n.f, du grec ou, « non » et topos, « lieu ».

1. L’Utopie : pays imaginaire où un gouvernement idéal règne sur un peuple heureux. 2. Plan d’un gouvernement imaginaire, à l’exemple de La République de Platon. 3. Idéal, vue politique ou sociale qui ne tient pas compte de la réalité. Conception ou projet qui paraît irréalisable. Chimère, illusion, mirage, rêve, rêverie. (Le Petit Robert)

Introduction

1971, Copenhague. Une crise du logement sans précédent sévit dans la capitale danoise. Les forces de l’ordre expulsent les occupants des squats, rasent les bâtiments insalubres. Les plus précaires se retrouvent à la rue. Deux ans plus tôt, la marine danoise a abandonné la caserne de Bådsmandsstræde, sur la presqu’île de Christianshavn, au sud-est de la capitale. Un vaste terrain boisé de 34 hectares (soit une fois et demie le jardin du Luxembourg) à deux pas du centre-ville, abritant des bâtiments militaires du XVIIIe et du XIXe siècles, une forêt, un lac et même une petite plage : la seule de Copenhague ! En bordure des anciens remparts de la ville érigés au XVIIe siècle par le roi Christian IV, cette enclave de verdure est à quelques minutes du centre de Copenhague et pourtant isolée du reste de la ville par un haut mur d’enceinte et un canal qui se jette dans le port.

L’information circule et, petit à petit, une foule hétéroclite afflue vers la friche militaire : artistes fauchés, chômeurs libertaires, étudiants idéalistes, émigrés en quête d’un Eldorado, militants anarchistes et communistes, hippies sur la route… Des dizaines d’entre eux escaladent les barrières de la caserne désaffectée et investissent le terrain. Les forces de l’ordre les délogent à plusieurs reprises, puis, dépassées par leur nombre, elles renoncent à expulser les squatteurs, qui fondent leur cité idéale, oasis libertaire au cœur de Copenhague.

Christiania n’est pas née en un jour, mais ses habitants ont retenu une date : le 26 septembre 1971 naît donc Christiania, autoproclamée « fristaden » – « ville libre ». Ses occupants forment une communauté composite. Si chacun poursuit son propre rêve, un esprit de pionniers les rassemble tous. Christiania ressemble à un immense chantier. La ville libre se construit dans un joyeux désordre. Les anciens entrepôts de munitions et les baraquements, pillés par les ferrailleurs au départ de l’armée, sont transformés en logements collectifs. Leurs murs de briques sont rapidement recouverts de fleurs et de fresques psychédéliques. Les bords du lac et les anciens remparts de la ville sont investis par des roulottes et des constructions sauvages de bric et de broc, où les hippies vivent d’amour et d’eau fraîche.

Le gouvernement social-démocrate reconnaît Christiania comme « expérience sociale ». La vie de la communauté s’organise au jour le jour et Christiania devient un bastion de la contre-culture. De nombreux équipements collectifs et des commerces ouvrent : un jardin d’enfants, un centre de santé, des bains-douches et un sauna, un service de ramassage des poubelles, un magasin de matériaux de construction de récup’, des ateliers d’artistes, une fabrique de vélos, un atelier de restauration de poêles, une fonderie, une imprimerie, une radio libre, un cinéma, une épicerie, une boulangerie et une foule de bars, de restaurants et de salles de concert. Un surréaliste marché à ciel ouvert des drogues douces, aussi : Pusher Street – la rue des dealers – où le haschich et le cannabis sont en vente libre sur de petits étals, bien qu’ils soient hors-la-loi au Danemark.

État dans l’État, Christiania se dote d’un drapeau, trois points jaunes sur fond rouge, d’un hymne, intitulé « I kan ikke slå os ihjel » – « Vous ne pouvez pas nous tuer » –, et d’une monnaie, le « lone » – la « paie » : une pièce de cuivre qui représente symboliquement une heure de travail et équivaut à 50 couronnes (6,70 euros). Le lone n’est jamais devenu une monnaie d’échange : si certains commerces de Christiania l’acceptent, les dealers de Pusher Street, eux, n’acceptent que les couronnes !

Née dans l’anarchie, la ville libre se dote aussi d’un règlement intérieur : les voitures sont bannies de l’enclave au profit des vélos, les armes à feu au profit de l’amour, les drogues dures au profit du haschich et du cannabis. Christiania est un bien collectif : la propriété privée et la spéculation immobilière sont interdites. Nul ne peut louer ou vendre le logement qu’il occupe, car nul ne possède ni logement ni terrain : le site, librement accessible à tous, appartient à l’État danois. Au ministère de la Défense, plus précisément. La sélection des nouveaux arrivants par les habitants de l’enclave fait également partie des principes fondamentaux de Christiania, car la communauté a besoin de gens impliqués. Christiania ne peut fonctionner que si un maximum de personnes joue le jeu, en travaillant au sein de ses collectifs et en participant à ses nombreuses assemblées.

Pur produit du mouvement hippie, Christiania est une société égalitaire sans chef ni hiérarchie. Refusant toute ingérence des autorités dans leurs affaires, les Christianites ont fondé leur propre système politique et social sur le principe de l’autogestion et de la démocratie directe. La vie de la communauté est rythmée par des assemblées quasi quotidiennes tenues aux niveaux des quartiers, Christiania étant divisée en 14 quartiers, et des coopératives. Les assemblées sont les seules instances décisionnelles. L’Assemblée générale, convoquée sur les questions d’intérêt général concernant l’ensemble de la communauté, ou pour les arbitrages de conflits non-résolus aux niveaux inférieurs, est la plus haute autorité au sein de la ville libre. Il n’y a pas de police, ni d’institution de contrainte, ni de vote dans les assemblées de Christiania : après discussion, les décisions sont prises à l’unanimité, quand il semble qu’un consensus a été trouvé.

Près d’un millier de personnes, dont deux cents enfants, vivent aujourd’hui à Christiania. Les Christianites ne paient pas de loyer, mais une cotisation à la Caisse commune, à laquelle il faut ajouter l’eau et l’électricité, la rénovation intérieure et extérieure du logement. Cette cotisation finance, avec la taxe sur les bénéfices des coopératives et des commerces locaux, le « service public » interne de Christiania, assurant le ramassage et le recyclage des ordures, la maintenance des bâtiments, l’entretien du site, le courrier, un jardin d’enfants et une maison des jeunes, un fonds social pour les personnes âgées et les plus modestes, un centre de soins… Ni la Ville, ni l’État ne participent au financement du service public et des infrastructures de Christiania.

Si Christiania s’est construite en alternative à la société, elle n’a pourtant jamais réussi à s’en affranchir. Loin d’être autosuffisante, Christiania dépend largement du monde extérieur : une grande partie des Christianites travaille en dehors de l’enclave. Les autres survivent grâce à l’aide sociale. Les échanges avec l’extérieur sont nombreux, notamment le commerce du haschich et du cannabis : Pusher Street draine chaque jour des centaines de consommateurs.

Après des décennies de social-démocratie et d’un relatif statu quo pour la ville libre, la tolérance à l’égard de Christiania a changé à partir de novembre 2001, à l’arrivée au pouvoir des libéraux-conservateurs, soutenus au Parlement par l’extrême droite. Sous prétexte de rétablir l’ordre dans la zone hors-la-loi, le Premier ministre Anders Fogh Rasmussen, aujourd’hui à la tête de l’OTAN, est parti en croisade contre Christiania, bien déterminé à « normaliser » la ville libre. « Normaliser », c’est-à-dire liquider le commerce illégal des drogues douces, toléré dans l’enclave du temps des sociaux-démocrates, et raser les constructions sauvages au bord du lac et sur les anciens remparts de la ville, afin de se débarrasser des squatteurs.

Le gouvernement a commencé par démanteler, début 2004, Pusher Street. En vain : le trafic a continué sous le manteau avant de reprendre, à découvert. À l’heure où la pression immobilière fait flamber les loyers de Copenhague, Pusher Street représentait pour l’État le prétexte idéal pour s’attaquer à Christiania et remettre la main sur son précieux terrain de 34 hectares de verdure en plein centre-ville, illégalement occupé depuis 1971. Sans compter que les anciennes casernes taguées de fresques psychédéliques et les cabanes de guingois de la ville libre détonnent dans les quartiers de Christianshavn et de Holmen, fraîchement réhabilités.

Pusher Street démantelée, le gouvernement révoque dans la foulée la « loi Christiania », adoptée par les députés en 1989. En légalisant l’occupation du terrain, elle reconnaissait à la ville libre une existence légale et cédait l’autorité sur le site à ses habitants. En 2006, les Christianites portent plainte contre l’État. Mais en 2009, la justice danoise estime que Christiania appartient à l’État et que l’État a donc autorité sur Christiania : à lui de statuer sur l’avenir du site. Les Christianites font appel. Mais la Cour suprême du Danemark les déboute à nouveau, le 18 février 2011. Une nouvelle période de négociations s’ouvre entre l’État et Christiania afin de trouver une solution. Une expulsion manu militari n’est pas envisageable : les Christianites sont trop nombreux et ils bénéficient d’un large soutien auprès de l’opinion publique. Or, les élections législatives doivent être convoquées au Danemark d’ici la fin de l’année 2011…

Plusieurs options sont à l’étude, dont le transfert de la responsabilité de Christiania de l’État à la municipalité de Copenhague et le rachat de l’ensemble de la zone – terrain et bâtiments – à l’État de manière collective, via une association, pour 3500 couronnes (470 euros) le mètre carré, contre 31 000 couronnes (4155 euros) en moyenne dans le quartier de Christianshavn : un cadeau. Cette dernière option apparaît comme la plus probable. En levant des fonds et en souscrivant des prêts, la collectivité deviendrait propriétaire d’un maximum de bâtiments et de terrain, garantissant ainsi l’interdiction de propriété privée et de spéculation immobilière dans l’enclave.

La majorité pourrait bien changer aux prochaines élections législatives et les sociaux-démocrates revenir au pouvoir. Le retour de la gauche, après dix ans de gouvernement de droite, est vue d’un bon œil par les Christianites, même si les gouvernements de gauche n’ont, eux non plus, jamais su quoi faire de Christiania : ils se sont tous refilé la patate chaude à chaque élection. C’est aussi grâce à cela que Christiania, la plus grande expérience de vie alternative en Europe, existe toujours, après quarante ans.

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I

Mette et Søren

Des architectes au bord du lac

Mette et Søren, tous les deux architectes, ont construit la maison de leurs rêves au bord du lac de Christiania : l’un des endroits les plus charmants de l’enclave. Comme l’ensemble des constructions sauvages bâties aux abords des anciennes fortifications de Copenhague, aujourd’hui classées, elle est menacée de démolition.

Un nouveau jour se lève sur le lac de Christiania. Mette ne se lasse pas du spectacle : à travers les roseaux blonds, elle observe les cygnes et les canards glisser tranquillement sur l’eau étale.

Réunie autour de la table familiale en bois clair dessinée par Mette et Søren, confortablement assise sur des chaises Eames vintage vert amande, coquelicot et crème, la famille assiste tous les matins au lever de soleil sur la pièce d’eau, à travers les baies vitrées.

Mette, Søren et leurs enfants Solveig, Jakob et Rose vivent dans une drôle de bicoque posée comme un oiseau au bord du lac de l’enclave, à Nordområdet – le quartier Nord. La pièce centrale, haute de plafond, est coiffée d’un toit en double courbe. De part et d’autre, deux petites extensions ont chacune un toit qui s’élance vers le ciel, comme des ailes. Les habitants de Christiania surnomment la maison « Pagoden » – « la Pagode ». Les enfants du couple appellent l’une des extensions « le Poulet », pour sa toiture qui finit comme une petite queue de plumes. D’autres voient dans l’ensemble une cocotte en papier, plutôt qu’un temple bouddhiste ou un volatile. Chacun se représente ce que son imagination lui inspire ! « C’est une forme organique libre, en trois parties », résume Mette, 47 ans. Chaleureuse et tout en rondeur, cette petite blonde aux yeux verts a une tache marron dans un œil, qui lui donne un regard intrigant.

Mette est architecte, tout comme Søren, son mari. Ensemble, ils ont créé leur agence en ville, à Nørrebro, mais Mette travaille depuis un an pour la municipalité de Copenhague à la réhabilitation du quartier d’Amager, voisin de l’enclave.

Mette et Søren vivent à Christiania depuis près de trente ans. Søren y est venu la première fois pour rendre visite à une cousine hippie. Christiania était un monde totalement inconnu pour lui qui a grandi au nord de Copenhague dans une famille de la classe moyenne. Son père était ingénieur, sa mère laborantine. Søren avait une formation de charpentier. « J’ai vu dans Christiania une opportunité de m’amuser, d’expérimenter des choses… J’étais jeune, je n’avais pas un rond : je n’aurais rien pu faire à Copenhague. Je me sentais l’âme d’un bâtisseur, je dessinais sans cesse et j’avais beaucoup d’imagination ! L’idée de construire à l’échelle réelle un toit qui s’étire au-dessus de l’eau me plaisait », raconte Søren en désignant la petite maquette en carton qui lui reste de son tout premier projet : sa propre maison.

En se promenant au bord du lac, le jeune charpentier repère un bout de terrain inoccupé, envahi par les roseaux. Il décide d’aller parler au voisin, lui explique son projet en lui montrant cette petite maquette. Le voisin, un vieux bonhomme, accepte que Søren s’installe à côté. « C’était un peu l’anarchie à l’époque : chacun n’en faisait qu’à sa tête », convient Søren. Aujourd’hui, les Christianites n’accepteraient plus un nouvel arrivant aussi facilement !

Vient l’été et, avec des amis, Søren construit donc sa maison : une simple pièce. C’était en 1983. Il se fournit au Grønne Hal – le Hall Vert, un immense entrepôt 100 % récup’, qui a ouvert au centre de l’enclave en 1977 pour satisfaire les appétits pionniers des Christianites anti-consuméristes, adeptes du Do It Yourself. L’entrepôt s’est beaucoup développé dans les années 1980 pour accompagner l’explosion des chantiers à Christiania, de véritables maisons avec l’eau courante et l’électricité remplaçant les roulottes et cabanes primitives des débuts de l’aventure communautaire. C’est devenu une institution locale. Du bois, des briques, des fenêtres, des portes, des tuyaux de toutes sortes… On y trouve le nécessaire pour construire une maison. Les portes-fenêtres que Søren a récupérées au Grønne Hal ont déterminé la taille de l’habitation. « C’est typique de l’architecture christianite : on trouve quelque chose qui nous plaît en fouillant à l’entrepôt et on construit en fonction, explique Mette. Ce sont toujours des pièces récupérées sur des chantiers de démolition d’excellente qualité, dans des matériaux nobles : du bois, du verre, de l’acier… On ne trouvera jamais de fenêtre en PVC au Grønne Hal ! », s’exclame-t-elle. Søren a construit sa maison pour l’équivalent de 2000 euros environ, en achetant tout d’occasion, mises à part l’isolation et la couverture du toit.

Deux ans plus tard, il commence des études d’architecte et rencontre Mette. Elle s’installe avec lui en 1986. « Je suis tombée amoureuse de cet endroit, de cette microsociété, de ce rêve que des gens venus de tous horizons construisent ensemble », confie Mette. Elle a alors 22 ans et vient d’Elseneur, au nord de Copenhague, sur la côte. Son père était architecte, sa mère infirmière : des gens ouverts d’esprit, un peu hippies.

Toujours étudiants, Mette et Søren ajoutent à leur maison une première extension : l’aile gauche, où ils installent leur bureau. « On était deux : il nous fallait donc deux pièces, quand l’un de nous avait besoin de s’isoler », indique Mette en riant, tant les deux pièces sont proches l’une de l’autre.

« J’ai construit ma maison la plus célèbre avant même de devenir architecte : Pagoden ! Personne ne connaît mes autres réalisations », s’amuse Søren en réajustant ses lunettes jaunes arrondies, qui ajoutent à l’apparence décalée de ce grand mince au front dégarni. Pagoden a apporté une certaine renommée à l’agence d’architecture du couple. Leur créneau : des habitations écologiques et peu onéreuses pour des particuliers ou de petites communautés d’une vingtaine de personnes.

Leur diplôme en poche, Mette et Søren s’exilent un temps à Berlin : la capitale danoise a peu de travail à leur offrir, à l’époque. En 1994, Mette tombe enceinte et le couple décide de revenir à Christiania. « Pour nous, c’était le meilleur endroit au monde pour élever nos enfants ! », disent-ils en cœur. Ils réintègrent leur maison, échangée entretemps à un ami contre son appartement de Berlin, et se lancent dans de grands travaux pour améliorer leurs conditions de vie rudimentaires à Pagoden. Finis les corvées d’eau et les allers-retours quotidiens au robinet communautaire, aux bains publics de Christiania et aux toilettes sèches aménagées près de l’étable. Mette et Søren se raccordent au réseau d’eau courante. Ils construisent des toilettes et une chambre pour leur enfant, dans une petite extension près de l’entrée de la maison.

Deux autres enfants naîtront ensuite. Ils ont aujourd’hui 10, 12 et 17 ans. Les architectes n’ont construit l’aile droite qu’en 2000, pour la naissance de leur troisième enfant : Pagoden a évolué au fur et à mesure que la famille et les enfants grandissaient. Elle fait désormais 75 mètres carrés et a atteint sa forme définitive : aucune extension supplémentaire n’est possible. Comme à l’origine, la pièce principale abrite la cuisine ouverte sur le salon. Le lit des parents, en haut d’une échelle, en mezzanine, surplombe la pièce. L’aînée a sa propre chambre dans la petite extension près de l’entrée. L’aile gauche est devenue la chambre des deux plus jeunes. L’aile droite est devenue une pièce à vivre, à la fois salle de télévision et bibliothèque. La répartition change régulièrement. « Je pense qu’on a dormi dans toutes les pièces : on a essayé toutes les configurations possibles ! », sourit Mette. Pour une famille de cinq personnes, la maison n’est pas bien grande. Mais la vue sur le lac à travers les portes-fenêtres, la terrasse en bois, devant, le parquet brut de couleur claire et la décoration très danoise de l’intérieur – minimaliste mais chaleureuse – créent un sentiment d’espace.

Si Mette et Søren ne peuvent plus agrandir Pagoden, ils ont un nouveau projet en tête… « La maison n’est malheureusement pas au soleil l’après-midi. On aurait dû construire de l’autre côté du lac ! », plaisante Mette. Qu’à cela ne tienne, les architectes veulent construire un ponton en bois qui avancerait sur le lac. Aux beaux jours, toute la famille pourrait ainsi prendre un bain de soleil en plein après-midi au bout du ponton, à défaut de piquer une tête dans la pièce d’eau, qui communique avec les canaux de Copenhague et la mer. Plus personne, pas même les vieux hippies au cuir tanné, ne s’y baigne tout nu : le lac salé de Christiania est pollué. Il y a une fuite dans les tuyaux des égouts qui traversent le fond et personne n’est parvenu à la réparer. En apparence, le lac a l’air parfaitement propre – le cadre est même idyllique – mais, il y a deux ans, des dizaines d’oiseaux sont tombés malades et sont morts. Un solarium géant sur un ponton flottant ? Pourquoi pas. Après tout, à Christiania, les idées les plus farfelues sont toujours les meilleures.

Contrairement à Mette et Søren, qui sont des professionnels, Christiania a offert l’opportunité à des personnes qui n’avaient aucune notion d’architecture de bâtir la maison de leurs rêves : une maison qui évolue au fil du temps et s’adapte à la vie de ses occupants. Une maison qu’on peut améliorer au fil des années rend ses occupants meilleurs en même temps, Mette en est convaincue. « L’expérience de construire sa propre maison a eu l’effet d’une thérapie sur nombre de Christianites : réaliser un projet d’une telle importance tout en développant des talents souvent insoupçonnés est une expérience très gratifiante », estime-t-elle. Søren, lui, est plus circonspect. « Certains ont mis dix ans à construire leur maison. Le processus se révèle parfois plus intéressant que le résultat », lâche-t-il en haussant un sourcil sceptique par-dessus ses lunettes jaunes.

En matière d’architecture spontanée, les Christianites ont fait preuve d’une grande créativité, laissant libre cours à leur imagination ou à leurs délires. Des styles très différents cohabitent sur un terrain relativement réduit de 34 hectares, des cabanes de bûcheron rudimentaires aux constructions les plus contemporaines ; des maisons biscornues peintes de toutes les couleurs par des babas cool aux réalisations les plus insolites : une pyramide, un ovni tombé de l’espace, un dôme géodésique, un tipi, une maison inspirée du Seigneur des Anneaux de Tolkien… Les constructions sauvages de Christiania sont des antidotes à la morosité !

Sans oublier les incontournables roulottes. Sur les quatorze quartiers de l’enclave, il y a six « villages » de roulottes reconverties, améliorées et agrandies au fil du temps : Børneengen – le Pré des Enfants, Bjørnekoen – les Griffes de l’Ours, Blå Karamel – le Caramel Bleu, M-Huset – la Maison M, Mælkebotten – le Pissenlit et Røde Sols Plads – la Place du Soleil Rouge. On ne distingue souvent plus la roulotte initiale, tant les extensions ont poussé autour. Parfois on n’aperçoit plus que les roues à demi enterrées dans l’herbe. « La maison à colombages de Rami (un Finlandais installé avec sa femme Ghanéenne et leurs deux enfants à Børneengen, en face du jardin d’enfants) est amusante : on voit parfaitement son évolution au fil du temps, avec toutes ses extensions, et en même temps l’ensemble reste cohérent, voire sophistiqué », décrit Mette. Pourtant, à l’origine, ce n’était qu’une simple roulotte ! « Ce qui caractérise l’architecture à Christiania, c’est l’impermanence des habitations que chacun peut transformer à sa guise », observe Mette.

Aussi inventives soient-elles, les constructions sauvages bâties par les Christianites aux abords du lac et sur les anciennes fortifications de Copenhague, aujourd’hui classées, sont menacées de démolition par le gouvernement, déterminé à normaliser la ville libre. La maison de Mette et Søren ne fait pas exception. Erigés au XVIIe siècle, les remparts de Copenhague ne sont classés au patrimoine danois que depuis 2004. « Avant, le site n’était pas protégé », rappelle Mette. C’est pour cette raison que des constructions sauvages ont pu voir le jour sur les remparts de Copenhague, une situation pour le moins singulière. « Christiania est un exemple original de l’utilisation qu’on peut faire d’anciennes fortifications. La ville libre leur a donné une nouvelle vie et inventé une nouvelle histoire, au lieu de les transformer en musée à la gloire du passé », affirme Mette. Certaines voix se sont même élevées pour protéger le patrimoine architectural unique de Christiania. Le sujet est complexe. Comment protéger cet habitat expérimental et spontané sans tuer son âme ? Selon Mette, « ce qu’il faut préserver à Christiania, c’est la créativité. Si on donnait le droit aux gens de rester indéfiniment, ils construiraient autrement. Christiania ne doit pas être institutionnalisée, au risque d’être transformée en musée », estime-t-elle.

Les Christianites ont également exprimé leur créativité sur le bâti existant : ils ont profondément modifié et détourné de leur usage initial les anciennes casernes de l’armée, construites au XIXe. Fredens Ark – l’Arche de la Paix –, Fabrikken – l’Usine –, Loppen – la Puce… Tous ces baraquements ont été divisés en appartements et en ateliers, rehaussés d’un étage, flanqués de balcons, coiffés d’une terrasse ou percés de larges fenêtres… Loppen, le long bâtiment de briques à l’entrée de Christiania, abrite désormais la Poste de l’enclave, un café, un restaurant et un club très courus, une galerie d’art, des ateliers et le Club des Jeunes de Christiania. Le Grå Hal – le Hall Gris, un ancien manège militaire de 800 mètres carrés, accueille les plus grands concerts de Christiania. « Les anciens garages et laboratoires de l’armée dans Mælkebotten – le Pissenlit – convertis en appartements, offrent un cadre de vie très agréable, avec leur pelouse au milieu, décrit Søren. À l’exception de Fredens Ark, qui nécessite d’importants travaux de rénovation, la plupart des anciens bâtiments militaires sont en bon état. Ils étaient relativement bien conservés quand Christiania s’est installée sur le terrain abandonné par l’armée. »

« Christiania est une zone architecturale expérimentale, estime Mette. Et ce qui a créé l’architecture unique de l’enclave, c’est l’incertitude : personne ne savait combien de temps on allait pouvoir rester. On ne pouvait se projeter qu’à court terme : quelques années, pas plus. On aurait probablement imaginé notre habitat différemment si on avait su que Christiania durerait. L’incertitude impliquait de construire à moindre coût, au cas où l’on devrait quitter les lieux. Il faut dire aussi que la plupart d’entre nous étaient fauchés ! Chacun a donc rivalisé d’inventivité pour construire une maison avec peu de moyens », explique-t-elle.

Sans compter que la propriété privée n’existe pas à Christiania. « On ne possède pas la maison qu’on construit et on n’a donc pas le droit de la vendre. On peut seulement en profiter. Autant la construire pour pas trop cher, si on n’en tire rien en partant », fait remarquer Mette, épicurienne. Mette et Søren se sont dit au départ que s’ils restaient quatre ou cinq ans, cela vaudrait le coup. Ils n’ont jamais investi de fortune dans cette maison. Vingt-cinq ans plus tard, ils y habitent toujours avec leurs trois enfants. Comme la plupart des Christianites, Mette et Søren n’ont pas construit leur habitation pour qu’elle dure des années. « Bien sûr, il y a souvent des travaux à faire : réparer l’étanchéité du toit, clouer les planches de la terrasse… Mais vivre à Christiania depuis toutes ces années ne nous a pas coûté cher », affirme Mette. Leurs trois enfants étant encore mineurs, Mette et Søren ne paient que leurs deux parts – soit quelque 3800 couronnes (510 euros) par mois – de taxe d’utilisation à la Caisse commune de Christiania, plus l’eau, l’électricité et le chauffage. Une misère, à Copenhague !

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II

Benny

Le bâtisseur du Caramel Bleu

Professeur de danois à la retraite, Benny, 63 ans, a construit sa maison de ses propres mains à la fin des années 1980. Cet amoureux de la nature vit au milieu des bois. Il mène une existence simple et consomme le moins possible.

Trois mètres carrés ! Cela suffisait au bonheur de Benny quand il s’est installé à Christiania, en 1986, dans la minuscule roulotte de sa compagne de l’époque. « Je venais souvent la voir dans la ville libre. J’ai fini par y connaître pas mal de monde, dont les comédiens militants de la troupe de théâtre Solvognen1