À Adam et Gabriel.
À mon père.
Le plus étrange lorsque l’on vit une situation dramatique – j’entends par là un véritable mélodrame, de l’ordre du scénario de film, moment violons et larmes aux coins des yeux dans toute la salle obscure, palpitations du cœur et souffle coupé – ce qu’il y a de plus étrange, disais-je, quand ce genre d’événements nous arrive à nous, simples individus que personne ne regarde sur un grand écran, et dont tout le monde se fout, finalement, c’est la banalité qui continue son cours.
L’être aimé s’en va et le métro continue d’avancer. Le rêve de toute une vie s’écroule sous vos yeux et les passants continuent de rire ou de téléphoner. Quoi qu’il arrive, aucune musique ne se mettra à souligner le tragique de la situation en faisant retentir des instruments à cordes lancinants et une voix rauque. L’espace-temps ne se trouve pas interrompu, les minutes se succèdent. Les gens dans la rue continuent de marcher comme si de rien n’était.
Je n’ai pas l’impression d’être d’une naïveté particulière ; si le cinéma c’était la vraie vie, on ne paierait pas 10,50 euros pour coller ses genoux au siège du voisin et partager avec tous les spectateurs les bruits de mâchonnement des amateurs de pop-corn. Le cinéma, c’est la vie mais en mieux, ou en différent, c’est celle qu’on s’imagine ou dont on rêve, voire celle qu’on craint, ce n’est jamais le trajet pour aller vider ses poubelles ni les rendez-vous avec le conseiller Pôle emploi. Malgré tout, une partie de moi croyait que d’une manière ou d’une autre, dans les moments mélodramatiques de la vraie vie, notre cerveau recréait cette atmosphère poignante qu’on ressent dans les scènes de films aux violons. Il fallait bien que tous ces cinéastes aient puisé quelque part ces références communes, sinon pourquoi, immanquablement, tous choisissent de tourner au ralenti les scènes les plus bouleversantes, masquant la voix des acteurs par une musique battante et théâtrale ? J’imaginais que la raison en était que tout cinéaste qui se respectait avait connu un épisode traumatisant qui avait distordu son discernement au point de percevoir les images plus lentement et de ne plus entendre correctement, sous l’effet du choc. Que c’était ça que la caméra permettrait de retranscrire.
Lorsque mon mélodrame à moi s’est produit, celui qui m’a poussée à prendre l’avion sur un coup de tête, comme dans les films, il n’y a eu ni violon, ni ralenti, ni fondu enchaîné sur la scène suivante. Mon père s’est suicidé, et je me suis enfuie au bout du monde, au Cambodge. Je ne me suis pas télétransportée, j’ai dû faire mes bagages et prendre le RER, j’ai dû sourire aux hôtesses de l’air et manger du saumon sous cellophane. Aujourd’hui, j’atterris à Phnom Penh.
J’ai toujours admiré les touristes. Arborant fièrement leurs tongs et leurs visières, ils évoluent au milieu des autochtones, sans complexe, sans se poser de questions. Ils n’ont jamais l’air de se demander si mâcher du chewing-gum n’est pas illégal, si le port des fines bretelles n’est pas un signal de prostitution ou si se moucher en public n’est pas une terrible manifestation d’impolitesse. À l’étranger, moi, j’ai peur de confondre les taxis avec les cabines téléphoniques, les flics avec les infirmières ou les supermarchés avec les maisons closes. Je préfère cent fois m’asseoir et prier que le bus m’amène à la bonne destination plutôt que de demander mon chemin au chauffeur. Je prends systématiquement mon appareil photo mais renonce systématiquement à l’utiliser de peur qu’on m’accuse d’être une espionne, de dégrader le patrimoine, ou encore de voler des âmes. En somme, à l’étranger, je me fais toute petite et concentre tous mes efforts pour avoir l’air naturel, comme si j’avais vécu là toute ma vie.
Donc, en sortant de l’avion, je tends mon passeport, l’air confiant, dans le genre « je suis un peu voyageuse de l’éternel, exploratrice de l’inconnu, alors les douaniers, ça me connaît ». Je suis partie de Paris si précipitamment que j’ai oublié de vérifier ce qu’il en était du visa, comme si le Cambodge faisait partie de l’espace Schengen. Heureusement, ce pays semble être la parfaite terre d’accueil pour les jeunes fuyardes en détresse comme moi : le visa on arrival ne prend que cinq minutes et ne coûte que 21 dollars. Mes lèvres tremblent à peine quand le douanier me demande le but de ma visite, et bien que les mots « panique-suicide-au-secours-fuite-enterrement » défilent à toute vitesse dans ma tête, c’est bien « T-t-tourisme » qui sort. Comme le karma venait de me faire une fleur, évidemment, c’est moi, parmi la nuée de touristes coréens en chaussettes hautes et visières rétractables, que le monsieur-de-l’aéroport choisit pour son contrôle « aléatoire » des bagages, alors que, si vous voulez mon avis, on peut mettre sacrément plus d’AK 47 dans ces chaussettes hautes que dans ma modeste valise. Comme je ne suis pas quelqu’un de très ordonné, la première chose sur laquelle tombe le monsieur-du-contrôle-aléatoire-des-bagages est mon épilateur portatif de voyage – puisque j’étais en voyage, prendre mon épilateur portatif de voyage me semblait approprié. Les génies du marketing ayant tout fait pour que les emballages d’épilateurs n’aient absolument rien d’inquiétant – ils sont conçus tout en pochette de soie nacrée, à l’image des poils, n’est-ce pas – j’imagine que le monsieur-du-contrôle s’est dit : « Ha, ha, je ne suis pas dupe, il y a sûrement une grenade à retardement dans ce packaging de douceur. » Mais c’était bien mon épilateur. Comme je ne sais pas dire : « On ne sait jamais, quelque fois que je rencontrerais l’homme de ma vie sur la plage, vaut mieux être équipée » en khmer – d’ailleurs en anglais, je ne suis pas sûre de pouvoir non plus, et de toute façon, le douanier s’en contretape le coquillard du pourquoi du comment j’ai un épilateur bien en évidence dans ma valise – je le regarde d’un air parfaitement confiant, comme s’il venait de trouver une lampe torche ou un tube d’antimoustique. Les autres touristes ont un sens pratique beaucoup trop premier degré, si vous voulez mon avis.
Dans le guide du Routard, il est écrit : « Des taxis sont disponibles à la sortie de l’aéroport. Ils vous amèneront partout en ville pour un tarif fixé à dix dollars. » Je me dis que pour un pays du tiers-monde, le Cambodge est plutôt mieux équipé que la France avec ses 247 bus qui attendent à la sortie de Roissy-Charles-de-Gaulle pour amener les touristes paumés dans les bas-fonds de la banlieue parisienne pour la modique somme du tiers d’un loyer.
En posant le pied à l’extérieur, je me laisse envahir par la chaleur tropicale et une nuée de chauffeurs de taxis qui me hurlent aux oreilles : « Taxi dix dolla’ ». Toujours l’air à l’aise comme les Bidochon dans leurs pantoufles, je grimpe dans le premier que je vois, et je lui dis : « Top Banana Hotel » (oui, c’est le nom de mon hôtel. Moi aussi j’ai levé un sourcil sceptique en réservant. Mais « banana » a toujours été mon mot préféré en anglais. C’est un gage de qualité comme un autre). Il hoche la tête et démarre.
En sortant de l’aéroport, je me rends compte que je n’ai pas le début de la moindre idée de ce qui m’attend. Aucun préjugé, aucun a priori. Quand j’y pense, il n’y a finalement quasiment aucun pays dont je sais si peu de choses ; l’Europe de l’Est et son froid piquant, l’Amérique du Sud et ses « r » roulant, je crois même que je peux m’imaginer à peu de chose près le quotidien d’un Esquimau, mais je n’avais jamais pensé aux Cambodgiens. Jusqu’à présent ma seule conception du tiers-monde correspondait vaguement… à la savane. Genre : lion, gazelles, millet pilé. Sauf que je suis à Phnom Penh, pas à Bamako. Et je soupçonne Bamako de ne pas vraiment correspondre à la description que je viens d’en faire. D’un autre côté, les images mentales qui me viennent quand je pense aux villes d’Asie du Sud-Est correspondent plutôt à des New York qui sentent la coriandre. Or, par le hublot de l’avion, je n’ai vu aucun gratte-ciel. Ce ne sont pas les vagues archives de films de propagande du régime khmer rouge visionnées ici ou là qui m’aident à me préparer à ce qui m’attend. D’ailleurs, j’en ai effacé une bonne partie de ma mémoire pour éviter les cauchemars. Ce qui m’attend, c’est l’inconnu le plus total, la nouveauté la plus complète. Je ne sais pas s’il y a la 3G, je n’ai aucune idée de comment sonne le cambodgien, je ne sais pas s’il y a des cinémas, des cafés, des boulangeries. Je ne sais même pas ce que mangent les Cambodgiens au petit déjeuner. Autant de raisons de décupler mes terreurs de touriste, mais autant de certitude que je serai ici dans l’anonymat le plus total, dans la solitude la plus parfaite, bref, entre parenthèses.
La voiture dans laquelle je suis assise m’a tout l’air d’être une voiture traditionnelle, quoiqu’un peu vintage, vu qu’elle me rappelle celles qu’on voyait dans des séries comme Starsky et Hutch. Sur la route bétonnée, il y a bien des voitures et des feux de signalisation, mais il y a aussi des petites motos à cinq passagers et des buffles qui traversent.
J’aimerais bien ouvrir la fenêtre pour sentir les odeurs de poisson grillé et entendre les chants tribaux, mais le chauffeur a l’air très attaché à sa climatisation, vu les températures glaciales de l’intérieur de l’habitacle. J’aurais sûrement été déçue de sentir les pots d’échappement et d’entendre l’équivalent cambodgien des : « Et la priorité, enculé ! »
Au bout de dix minutes de route toute droite, le long de laquelle s’enchaînent les échoppes en tôle et les magasins de téléphonie – qui peut bien acheter tous ces téléphones ? – je commence à me demander si mon chauffeur a bien compris le nom de l’hôtel, s’il ne va pas à l’autre bout de la ville, s’il ne va pas vendre mes organes, ou s’il ne va pas essayer de me faire payer plus cher – le guide du Routard a mis un point d’exclamation après « Ne payez pas plus de dix dollars », j’en déduis que c’est très important. Finalement, les échoppes se transforment petit à petit en maisons solides, les rues s’affinent et le trafic se densifie. Au détour d’un rond-point aux règles de priorité singulières, il s’arrête en me montrant un panneau accroché à une terrasse : « Top Banana ». Nous y sommes.
Après de pénibles efforts pour hisser ma valise – le chauffeur de taxi n’avait pas l’air de considérer que c’était inclus dans le tarif réglementaire – je croise le gérant de l’auberge, qui m’arrive environ sous les aisselles. Tout sourire, arborant un look très australien, il me dit que, ouais, aucun souci, il y a une chambre dispo, aussi longtemps que je le veux. Je récupère les clés et j’entre dans ma chambre à six dollars la nuit. Elle comporte bien un lit, des murs, un ventilateur et une petite commode. En revanche, il n’y a pas de fenêtre.
Sans hôtesse de l’air pour m’apporter à manger, sans voisin d’avion pour me faire la conversation, et sans chauffeur de taxi pour m’éveiller des soupçons de trafic d’organes, force m’est de constater que je suis résolument seule dans ma chambre d’hôtel. À Phnom Penh. Au Cambodge. À des milliers de kilomètres de l’endroit où je suis censée être, auprès de ceux qui auraient besoin de moi, sans prévenir qui que ce soit. Dans les films, c’est le moment où les héros se pincent pour vérifier qu’ils ne rêvent pas. J’ai toujours trouvé ça idiot : on peut très bien se pincer dans un rêve, ça veut juste dire qu’on rêve qu’on se pince, pas qu’on se réveille. Dans la vraie vie, c’est le moment où il faut que je décide de la prochaine étape. J’ai réussi à me laisser porter par une force mystique sur près de quinze mille kilomètres mais je suis incapable de déterminer ce que je dois faire après avoir posé ma valise sur le sol de ma chambre. Ce dilemme me donne le tournis et mes jambes tremblent de plus en plus fort, et dans un réflexe de survie, je parviens à faire volte-face et me dirige vers le bar.
Quand je sors de ma chambre, je constate que le verrou constitue davantage une vue de l’esprit qu’un véritable outil pour fermer la porte. Mais puisque dans ma chambre, il n’y a pas de fenêtre, ça ne change finalement pas grand-chose. J’avance d’un pas décidé vers le comptoir, résolue à laisser à l’alcool le soin de prendre mes prochaines décisions en matière de planning.
« Hi, Curly !1 », me fait le barman avec un accent australien à couper au couteau. J’en déduis qu’il s’adresse à moi, grâce au sourire ultrabright et au clin d’œil qu’il fait dans ma direction, alors que je dirais plutôt que mes cheveux sont ondulés, pas bouclés – soit les hommes ne comprennent rien aux cheveux, soit le voyage en avion ne m’a pas bien réussi niveau capillaire. « What can I get you ? » Je me concentre très fort pour me rappeler une réplique cinglante d’une série américaine tendance, et je réponds : « I don’t know… Surprise me !2 » Je garde l’air très mystérieux en disant ça.
Pendant que je sirote mon cocktail surprise, je converse avec mes voisins et effectue des échanges pleins d’originalité et de profondeur : « Tu viens d’où ? » – « Tu restes combien de temps ? » – « Ah les vacances, c’est quand même drôlement chouette. » Et ce jusqu’à obtenir l’effet escompté : m’écrouler de sommeil sur mon oreiller en plastique, sans plus faire attention au bruit, à la chaleur, ou au fait que je me suis sauvée au bout du monde il y a vingt-quatre heures.
Le lendemain matin, je titube en sortant de ma chambre. Je m’aventure dans la douche (commune), tente de fermer le verrou (imaginaire) et prends place dans le bac de douche (inexistant), un pied de chaque côté des chiottes (à l’hygiène douteuse). Je me savonne et gigote sous le filet d’eau avec l’agilité d’un castor, apeurée à l’idée qu’une touriste allemande ouvre la porte et me découvre, à poil, en équilibre sur les chiottes, du shampoing dans l’œil.
Quand je rejoins la salle commune, il reste encore quelques touristes australiens, facilement reconnaissables aux cheveux blond platine et aux pendentifs en forme de planches de surf, affalés sur des hamacs, probablement en état de coma éthylique profond, pendant que le personnel khmer s’affaire en les contournant à nettoyer le sol et rassembler les bouteilles vides. Je jette un œil par le rebord de la terrasse : l’idée d’une fourmillière à l’heure de pointe est assez proche de la rue 278 de Phnom Penh. Ici pas de piétons, mais divers véhicules à roues, propulsés au choix par des moteurs bricolés, des motos, ou des vélo rouillés surmontés de vieux Cambodgiens fatigués. Tous communiquent dans un langage étrange, qui me rappelle fortement celui des extraterrestres dans Mars Attacks. Dans le film, on ne savait jamais trop si les envahisseurs se marraient ou allaient nous balancer un rayon laser pour nous zigouiller. Quelques touristes – que dis-je, des fous, des dératés, des inconscients – se promènent en évitant là un enfant qui vend des bracelets, là un estropié qui fait la manche, ici un scooter pressé, effectuant une sorte de répétition de concours de marelle géante. Jamais au grand jamais, à n’importe quel moment de mon existence, je n’oserai poser le pied au milieu de tout ça.
Je retourne donc m’asseoir entre deux fêtards endormis. Machinalement, comme tout bon Parisien qui n’a rien de mieux à faire, j’ouvre mon ordinateur et me connecte sur le réseau wifi de l’hôtel. Mon navigateur s’ouvre directement sur ma page Facebook. Le géant du web a visiblement plus d’infos sur moi que la plupart des membres de ma famille et a déjà repéré ma situation géographique, qu’il me propose de mettre à jour. Je m’exécute en complétant « Localisation : Phnom Penh, Cambodge ». Sur un onglet voisin, ma boîte e-mail clignote d’un menaçant « 28 e-mails non lus ». C’est à ce moment que je me rends compte que je n’ai pas touché à mon BlackBerry depuis que je l’ai éteint dans la voiture de ma mère, au retour de l’hôpital. L’envie de fermer rapidement mon écran et de balancer mon ordinateur par la rambarde de la terrasse pour qu’il rejoigne le tumulte hurlant me fait vibrer le bras, mais le souvenir de ma mère, à qui j’ai consciencieusement évité de penser jusqu’alors, est trop culpabilisant : je ne peux pas la laisser sans nouvelle de sa fille en fuite. J’opte pour un laconique mais efficace : « Je suis au Cambodge. Ne t’inquiète pas et ne m’en veux pas. »
Tandis que j’envisage sérieusement l’aménagement intérieur de ma chambre sans fenêtre pour les mois à venir, j’entends une voix de jeune homme prendre rendez-vous pour le déjeuner dans un anglais à l’accent français très prononcé. Je m’assois prudemment en face de lui, sur les canapés, et commande un café. Je n’ai jamais été très douée pour aborder les gens. D’ailleurs ça m’énerve souvent quand quelqu’un m’aborde, alors je ne vois pas pourquoi j’emmerderais les autres. J’ai toujours eu des amis, d’une manière ou d’une autre, et ça me suffisait bien comme ça. J’essaye de contourner le problème en gigotant sur mon siège, en posant ostensiblement mon guide touristique en VF devant moi, en ondulant du cheveu et en battant du cil. C’est un peu la version « dinde au tiers-monde » de la « biche effarouchée ». Quand je réponds : « Ssank you » à la serveuse qui me tend mon café, il lève le nez et me demande : « T’es française ? » Bingo. Après les déjà habituelles politesses d’usage – « Tu-viens-d’où-tu-fais-quoi » – il me propose de l’accompagner acheter un câble pour son ordinateur à lui et un téléphone local pour moi. Je me retrouve à l’observer, circonspecte, négocier avec le conducteur de tuk-tuk pour aller au Marché Central. Ça se prononce « Psah Thmey » en khmer, mais au bout de la huitième fois qu’il me le répète, je crois qu’il en a marre, alors je retiens « Central Market ».
Ça fait deux ans qu’Adam vit à Phnom Penh. Il fait partie de ces jeunes qui, à peine sortis d’école de commerce, se mettent à mépriser l’argent – qu’ils ont allègrement dépensé en frais de scolarité – et partent vivre au bout du monde, comme si porter des tongs et transpirer toute la journée était un moyen efficace de se balader en faisant un énorme bras d’honneur à la société de consommation capitaliste. Il a un visage en cohérence avec le statut qu’il se donne : le crâne rasé, la barbe ajustée à trois jours, ni plus ni moins, il arbore le bronzage de celui qui n’a pas peur d’arpenter la jungle ; mais ses mâchoires nobles, ses grands yeux, et ses T-shirts trop repassés trahissent un passé de fils de bonne famille, promis à un avenir faste dans une banque ou un cabinet de conseil, auquel ses parents n’ont pas encore renoncé ; ils attendent patiemment que leur fils prodigue en ait fini de sa « passade-tiers-monde ». Malgré mon malaise évident face à la température, les moustiques, la surpopulation, la pollution, les hurlements en khmer et le dépaysement total, Adam a l’air de me considérer comme l’une des siens. Je ne le contredis pas, prudemment, sachant que je n’ai aucune envie de lui raconter la véritable raison de ma venue au Cambodge.
Adam s’exclame : « On y est ! » Après quelques commentaires sur l’architecture française du bâtiment, et ce que j’imagine être une phrase à l’adresse de notre chauffeur, nous descendons. Tout autour du marché, une bâtisse vaguement coloniale aux murs jaunes fraîchement repeints et au dôme qui, apparemment, fait la fierté des autochtones, les échoppes de téléphonie se multiplient, sans qu’on puisse distinguer la moindre différence entre les petits commerces.
« Allons là-bas, cette boutique est mieux. » Je me demande bien combien d’années il lui a fallu pour tester chacune des 256 boutiques de la place, ou si les téléphones étaient par hasard devenus des denrées de consommation quotidienne. J’aimerais pouvoir lui poser la question mais je me fais assaillir par des chauffeurs de toutes sortes de véhicules – « Tuk-tuk lady ? », « Need moto-bike ? » – et de vendeurs ambulants de mangues, de coquillages et de ce qui me semble bien être des criquets.
Malgré mes polis « Non, merci monsieur », difficile de me frayer un passage dans la foule, et Adam commence à s’échapper de mon champ de vision. Il est nettement plus efficace que moi, et à coup de « Ot-hé3 » en secouant la main, il disperse la nuée autour de lui.
Quand on entre finalement dans la boutique, l’ambiance change radicalement. Premièrement, la température a soudainement baissé de 15°C, et à chaque coup d’air du ventilateur – qui ne me paraît vraiment pas nécessaire – j’ai l’impression qu’une pellicule de givre se colle contre mes bras gluants de transpiration.
Je compte bien cinq vendeurs et vendeuses pour une boutique de la taille d’un couloir, tous vaguement avachis sur des tabourets alors qu’aucun client ne semble avoir passé le seuil depuis les années 1990, à en juger par leurs coupes de cheveux.
Adam me conseille de prendre un vieux Nokia, le même que lui. C’est solide, et il y a une petite lampe torche intégrée. Il me dit avec un air entendu : « Tu verras, ça peut servir. » Je me demande ce qu’il en est de l’éclairage public la nuit. Je lève le nez et observe un pylône d’électricité rempli de fils qui me rappellent fortement les guirlandes de Noël quand on les sort des cartons, au bout d’un an, et qui elles-mêmes ressemblent toujours à des pelotes de laines épileptiques, même si on les a soigneusement rangées l’année précédente. Sauf que sur les pylônes, on n’a pas l’impression qu’il y ait eu le moindre effort de rangement des fils. À aucun moment.
Résultat, le concept de la lampe torche intégrée au téléphone portable ne me semble plus si absurde. J’avoue que j’ai dû faire un choix entre la lampe torche et mon épilateur portatif de voyage en faisant mes bagages, donc ça m’arrange plutôt bien.
Circonspecte, je le laisse conduire le travail de négociation, jusqu’à ce que le vendeur glisse l’argument fatal : « Cheap-cheap, good for you good for me4 ». Finalement, je paye les vingt dollars, carte SIM incluse, et Adam finit par trouver le câble qu’il était venu chercher.
Quand on sort, le double effet de choc thermique et d’assaut des chauffeurs de tuk-tuk m’estomaque un peu, mais Adam avance, confiant, vers celui qui nous a attendus pendant toutes nos emplettes.
Sur le chemin du retour, je me sens assez satisfaite de moi. Cela fait à peine quelques heures que je suis arrivée en terrain inconnu et me voilà déjà équipée d’un téléphone. Évidemment, la perspective qu’Adam reparte me laisse dans un état de terreur sans nom, mais je me garde bien de le lui signaler, j’écoute consciencieusement ses conseils tourisme et autres précautions de sécurité propres à Phnom Penh.
— Tu loges au Top Banana alors ?
— Au quoi ?
— Top Banana, ton hôtel ?
— Ah oui. Euh oui, enfin ça fait juste une nuit…
— Tu sais, tu ferais mieux de te prendre une chambre dans une colocation d’expats. Y’en a des dizaines qui se libèrent tous les jours. C’est moins cher et beaucoup plus confortable que les chambres du Top. Fais comme moi, viens seulement pour l’happy hour !
Je me demande si, à Phnom Penh, on a les mêmes problèmes de préavis, de caution, et de signature de bail qu’à Paris. Mais notre tuk-tuk vient de prendre un rond-point à contresens sans que ça gêne qui que ce soit, alors je me dis que c’est certainement beaucoup plus simple ici.
— Et n’oublie pas, si tu te décides à visiter Tuol Sleng, prépare-toi psychologiquement !
— Tuol quoi ?
— Tuol Sleng, la prison S-21. Tu sais, le centre de détention et de torture des Khmers rouges… Moi il m’a fallu trois jours pour m’en remettre.
— Ah oui, bien sûr, je me prépare.
Et note mentalement : « Ne jamais mettre les pieds là-bas ».
En rentrant, après des adieux déchirants avec Adam, je m’installe sur la terrasse de l’hôtel avec mon ordinateur. Plus personne n’a l’air d’être disponible pour me secourir, sauf deux ou trois employés qui font la sieste. Quelques ignorants de ma situation tragique ont « liké » mon changement de ville sur Facebook : « Ouah, Phnom Penh, bon voyage ! », je lis en commentaire. Quelle ironie.
1. Salut la bouclée !
2. Qu’est-ce que je te sers ? – Je ne sais pas, surprends-moi !
3. Non.
4. Pas cher, pas cher, c’est bon pour toi c’est bon pour moi.
Mon père s’était suicidé cinq jours plus tôt. Il s’est pendu dans la cage d’escalier de sa maison de campagne. La vie, c’était trop dur pour lui. Comme il m’avait déjà prévenue maintes fois, ce n’était pas vraiment une surprise. Ça devait arriver, un jour ou l’autre.
Je ne sais pas vraiment pourquoi ou comment je le savais, mais je le savais. Je ne me souviens d’aucune conversation pendant laquelle mon père m’expliquait ce qui lui était arrivé, ce qu’il ressentait, mais d’une manière ou d’une autre, j’étais au courant, je connaissais son histoire. Peut-être avais-je supris une conversation étant plus jeune, entre lui et ma mère, peut-être m’avait-il simplement lâché le morceau, brut, comme il pouvait le faire quand il était trop défoncé sous l’effet du cocktail antidépresseur-anxiolytiques-somnifères-rhum-orange, sans prendre de gants. Peut-être aussi qu’on sous-estime la capacité des enfants à savoir lire entre les lignes, dans les regards, à ressentir les non-dits. Je me demande à quel âge on comprend ce que signifie le suicide, mais je sais que rapidement on le craint, comme je l’ai toujours craint sans jamais vraiment comprendre ce que c’était, jusqu’à il y a cinq jours.
Ce que je savais, c’est que, très jeune, mon père avait été diagnostiqué en dépression grave. Élevé par une mère elle-même dépressive, et un père quasi absent, il avait été ensuite balloté de membres en membres de la famille acceptant de l’accueillir quand ses parents ne le supportaient plus, puis en hôpitaux psychiatriques, faisant une, peut-être plusieurs tentatives de suicide. Adulte, il avait simplement décidé de traiter son état de la même façon qu’une maladie ordinaire. Quand j’étais adolescente il me disait : « Je suis malade, donc je prends des médicaments. Je suis très malade donc je prends beaucoup de médicaments, ça me paraît logique. » Les rares fois où je lui reprochais sa consommation de dizaines et de dizaines de cachetons, où je l’entendais vomir au milieu de la nuit, où il n’arrivait même plus à tenir un discours cohérent, l’esprit brouillé par diverses molécules, il se renfermait derrière un mur de rationalité : ces médicaments, il en avait besoin pour faire passer la douleur. Peu importait que sa santé soit en danger, il n’avait pas peur de mourir ; au contraire, c’était une idée qu’il trouvait plutôt rassurante.
La mort de mon père n’avait donc jamais été très loin. C’était l’épée de Damoclès qui pendait au-dessus de notre famille, sans que personne n’en parle jamais. Depuis toujours, j’attendais qu’on m’annonce la nouvelle, que la destinée tragique abatte son couperet. D’ailleurs, depuis toujours, j’avais peur du téléphone. Dès que le nom d’un membre de ma famille s’affichait sur mon portable, j’avais peur qu’on m’annonce la mauvaise nouvelle. Systématiquement, mes tripes se resserraient, je scrutais les moindres intonations de voix, j’interprétais tous les : « Je ne te dérange pas ? », mon cœur accélérait quand on ne me répondait pas simplement : « Ça va super, et toi ? » Quand il s’agissait d’un numéro que je ne connaissais pas, j’entendais défiler à toute vitesse des : « Allô, ici l’hôpital » ou « Êtes-vous bien Madeleine ? » Pire, quand je recevais un appel tardif, à une heure où l’on n’est généralement pas dérangé, sauf pour les urgences, j’agrippais mon téléphone en tremblant, je frisais la crise de tachycardie, j’étais presque sûre que cette fois, ça y était. Il ne s’agissait souvent que d’un enquêteur d’opérateur téléphonique, ou d’un oncle qui voulait prendre des nouvelles ou prévoir un déjeuner dominical, ou d’une erreur. Mais je craignais tout de même, systématiquement et sans exception, qu’on m’annonce la terrible nouvelle. Cette fois-là, contrairement à toutes les autres fois, c’était bien mon oncle et il avait une voix sinistre. J’ai couru à la gare, pour prendre le train. « Ta mère t’attend à l’hôpital », m’avait-on dit. Par hasard, le train partait, je suis montée sans prendre de billet. Quand je suis arrivée, je me suis rendu compte que je ne savais pas où aller. Alors j’ai envoyé un texto à ma mère : « Maman, c’est quelle station de métro l’hôpital ? » C’était le texto le plus absurde que j’aie jamais envoyé de toute ma vie. Je voyais mal quel texto n’eût pas été en décalage avec le drame de la situation, pourtant, mais celui-ci remportait la palme. J’aurais aimé que le ciel me transporte, sans effort, au chevet du cadavre de mon père, comme on voit dans les films. J’aurais aimé pleurer et crier et que quelqu’un me rattrape quand je tomberais à genoux. Mais non, j’étais devant la station de métro, les bras ballants, en attendant que ma mère me réponde.
J’aurais aimé que le mélodrame se déroule comme dans les films. Dans un film, je n’aurais vu que la partie où, au ralenti, j’aurais accouru au chevet du défunt, sur fond de musique de violons, et puis pouf, je serais arrivée directement à la cérémonie où tout le monde aurait été beau et bien habillé. En réalité, je me suis retrouvée dans un métro bondé, durant une bonne heure, pendant laquelle il m’a fallu dire « Pardon » pour me frayer un chemin, me rappeler où acheter des tickets, les passer dans la borne, compter patiemment les stations qui se succédaient, le tout au milieu de quantité de gens qui ne venaient pas d’apprendre la mort d’un parent, enfin pas que je sache. Ensuite il a fallu marcher dans la rue pendant des minutes interminables, trouver la bonne aile de l’hôpital, demander à l’accueil la chambre… ou la morgue, je ne savais pas trop, du coup, j’ai été obligée de préciser la raison de ma venue à la réceptionniste qui a répondu avec un ton désolé mais ferme, comme elle en avait certainement l’habitude.
Finalement, dans les films, on rate la vraie vie. La vraie vie c’est se concentrer si fort sur le fait de mettre son manteau, de prendre ses clés et son portefeuille, pour ne pas tomber dans les pommes ou exploser en sanglots, qu’on en oublie presque la raison de notre état.
Un peu comme les scènes de sexe où l’on voit les protagonistes se rouler des pelles, se mettre en sous-vêtements et puis, pouf, dans la scène d’après, ils sont tout essoufflés de plaisir (mais jamais décoiffés). On a raté les petites incertitudes, les « T’as pas une capote ? », les « Ah, attention, tu me tires les cheveux », les faux mouvements et les regards interrogateurs. Si on repense à ces moments, rétrospectivement, on ne racontera jamais : « Il m’a tiré les cheveux » ou « On a cherché une capote pendant dix minutes » mais simplement « On a fait l’amour », mais c’est précisément ce qui fait la différence entre une scène d’amour entre deux parfaits inconnus sur un écran de cinéma et une scène d’amour dont on est soi-même protagoniste.
La vraie vie, c’est ce décalage aberrant entre le drame d’une situation et la banalité du quotidien qui continue son chemin, impassible, autour de nous. Le contrôleur contrôle, le mendiant mendie, le Parisien parisie. Alors qu’on souhaiterait flotter au-dessus du monde qui s’anime, et que la réalité nous ramène brutalement sur la terre ferme, l’atterrissage donne le vertige.
Quand je suis arrivée à l’hôpital, les médecins m’ont dit que je ne pouvais pas voir mon père avant qu’il soit embaumé, que c’était mieux pour moi, car son apparence pouvait me choquer. Étant donné qu’il s’était pendu, son cou s’était déchiqueté avec le poids de son corps le tirant vers le sol, et la corde avait lentement scié sa peau. Il paraît que c’est un suicide « violent », caractéristique des hommes. Les femmes, elles, préfèrent la méthode médicamenteuse, car elles sont sensibles à l’apparence de leur cadavre. Mon père était fasciné par la mort, même son aspect physique. Il me récitait souvent les trois dernières strophes du poème de Baudelaire « Une charogne » :
Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !
Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !
Il me disait que c’était ça l’important, la poésie. Moi je n’y tenais pas particulièrement, à voir le cadavre de mon père. Je voulais lire sa lettre. Comme dans le poème, ce qui comptait pour moi ce n’était pas le cadavre, c’était la littérature. D’ailleurs, il y a toujours une lettre, dans les suicides. Personne ne peut partir sans explication. Seulement je n’avais pas ma lettre. Ma mère m’avait dit qu’il avait envoyé une lettre à ses parents, par la poste, que je devais avoir reçu la mienne, que je pourrais la lire en rentrant. Ma mère m’avait dit : « Je comprends que tu veuilles comprendre, mais tu sais ma chérie, il faut aussi savoir accepter l’inacceptable. »
Seulement j’avais très bien compris. Il allait dire qu’il fallait le comprendre, et ne pas lui en vouloir, et qu’on se débrouillerait très bien sans lui. Il dirait que je n’ai pas besoin de lui, que je suis forte. Que lui, il s’est contenté de consommer le remède ultime à sa maladie, la mort.
J’avais entendu ce refrain toute ma vie, comme une mélodie qu’on a dans la tête et qui n’en sort pas mais qui n’a pas de notes précises. Quand on est enfant et que notre père nous explique quelque chose, on le tient pour vrai. Alors j’ai cru à son explication faussement rationnelle et tenté d’accepter l’inacceptable, de m’armer, de me préparer psychologiquement à ce qu’il m’annonçait comme inévitable. Et puis l’adolescence et la rébellion avaient remis en cause la plupart des choses que mes parents tentaient de m’inculquer alors, et les théories si bien construites de mon père avaient pris soudain la couleur du mensonge. Depuis lors j’étais plongée dans un état d’angoisse tapie, totalement désarmée et absolument sans voix face au vide de sens que m’évoquait l’idée que mon père puisse se donner la mort.
Mon père était mort, sa dépouille défigurée, sans que je puisse lire ses derniers mots, et je sentais mon œsophage se remplir de bile. Comme lorsque j’avais entendu l’histoire de Saül. Ma mère tenait beaucoup à ce que je connaisse bien l’histoire biblique, alors quand j’étais petite, j’allais chez une copine dont l’oncle était prêtre, et il nous donnait des petites leçons de catéchisme personnalisées. Il nous parlait des héros avec émotion et admiration, et des traîtres avec réprobation.
Saül était le premier roi d’Israël, choisi par Dieu par l’intermédiaire du prophète Samuel. Après avoir réuni les douze tribus d’Israël en un royaume, il était aimé de son peuple. Il tenait son succès de ses victoires militaires, face à la pression constante des Philistins qui briguaient le territoire du nouveau royaume. Lors d’un énième assaut face auquel l’armée du Roi ne pouvait plus riposter, Saül et ses fils se replièrent sur le mont Gilboa. Pourchassés, ses deux fils moururent sous les flèches ennemies. Saül fut blessé, et dans un élan de désespoir, il demanda à son écuyer de le tuer, afin de ne pas se retrouver vivant entre les mains des Philistins. Face à son refus, Saül s’était transpercé le cœur avec sa propre épée, suivi par son écuyer qui l’accompagna dans la mort. Dans les exégèses, on avait commenté : « Nous sommes les intendants et non les propriétaires de la vie que Dieu nous a confiée. Nous n’en disposons pas. »
Contrairement à ma mère, je regardais les leçons bibliques avec le même scepticisme que toute forme de superstition. Mais peut-être que ce fils ou cette fille avait voulu priver tous les autres enfants du monde d’avoir à subir sa souffrance en faisant du suicide un interdit religieux. Pas bête, la Bible.
Dans la voiture de ma mère, en revenant de l’hôpital, j’avais la bouche scellée. Elle ne disait rien non plus, elle avait l’air digne, comme toujours. Je ne savais pas trop si je devais parler ou me taire, si je devais m’inquiéter pour elle : ils étaient divorcés depuis si longtemps… Mais après tout c’était quand même mon père. Nous n’avions jamais parlé jusqu’à présent, pourquoi commencer maintenant ? Parler, c’était la dernière chose au monde dont j’avais envie. Je ne souhaitais que m’enterrer bien profondément dans un abri antiatomique, anti-monde extérieur, anti-gens, anti-tout. Mon téléphone commençait à sonner, c’étaient mes oncles, mes tantes, mes grands-parents. Je m’imaginais que j’allais devoir leur expliquer ce que je ressentais, partager leur tristesse, organiser des funérailles, pleurer avec eux, se prendre dans les bras, acquiescer aux : « la vie continue, tu sais ». Ce cirque imaginaire me serrait les entrailles et me donnait encore plus envie de vomir ; je repensais à mon abri anti-tout en éteignant mon téléphone. En rentrant, je me suis instantanément couchée dans la chambre d’amis.
Devant moi s’étendait une rangée de DVD que ma mère refusait de jeter, même si je lui avais dit et répété que c’était d’innommables antiquités. Rosemary’s baby, que mon père m’avait fait regarder à huit ans, et qui me provoquait des cauchemars encore aujourd’hui. La filmographie complète d’Éric Rohmer, cinéaste bobo par excellence, que je me faisais un plaisir de qualifier de branlette à nouille suprêmement chiante devant ma mère, pour l’énerver. Un coffret de documentaires sur le génocide des Khmers rouges, du cinéaste franco-khmer Rithy Panh. Ces documentaires, quatre heures d’horreur sur une galette argentée, m’avaient hantée pendant des mois. Comment l’humanité, celle que je connais, des hommes et des femmes pas si différents, qui vivent quasiment au même moment que moi, juste à quelques kilomètres, avait pu accomplir l’immonde absolu ? Malgré la lecture attentive d’analyses d’historiens, malgré les explications scientifiques, sociologiques, historiques et géopolitiques, malgré l’examen minutieux des profils psychologiques des leaders du régime, je n’y arrivais pas. Un meurtre organisé si gigantesque, si récemment dans l’histoire, ça m’échappait. Si les Flamands se mettaient à exterminer méthodiquement l’intégralité des Wallons demain, ça me ferait le même effet.
Ça me ferait le même effet si on m’expliquait que le Cambodge s’était suicidé. Ou plutôt qu’il avait essayé. En se cachant derrière un mur de rationalité, comme mon père : « On doit permettre l’émergence d’un peuple Nouveau et pour cela, éliminer l’Ancien », «