Image
Image

1

Il pleuvait sur Tirana. Quand nous étions gamins, nous disions qu’en Albanie, même la pluie bouillait de colère. Dans l’avion de la nouvelle compagnie gréco-albanaise que j’avais pris, je n’avais pas pu fermer l’œil à cause de mon jeune voisin. Il avait discuté avec son amie sur son iPad dernier cri pendant tout le trajet. Leurs problèmes existentiels respectifs n’avaient quasiment plus de secret pour moi. Quelle idée d’avoir autorisé l’usage d’internet dans les avions !

Je m’étais retenu in extremis de lui faire une remarque, en repensant à ce que m’avait dit mon amie Ira : ces derniers temps, j’étais devenu insupportable à force de râler. Quand on se met à grogner pour un oui ou pour un non, c’est le signe inquiétant qu’on s’enfonce dans la vieillesse. Ce maudit temps qui passe et sur lequel rien n’a de prise. Ni le sport, ni les crèmes hydratantes, ni même les efforts vestimentaires. Plus le corps se délabre, plus on accumule les sujets de contrariété. Le seul remède consisterait à se lancer dans un sérieux travail sur soi. Mais personne n’y est vraiment enclin. Il est tellement plus facile de s’en prendre à ceux qu’on a sous la main. Ou de s’emporter pour des broutilles.

Je me sentis soulagé après l’atterrissage. Au poste de douane, le contrôleur électronique scruta sous tous les angles la prunelle de mon œil abruti de sommeil. En attendant la livraison des bagages, je restai fasciné par une énorme horloge électronique fixée au mur. Des lettres rouges sur fond noir indiquaient l’année en cours : 2043. À la sortie de l’aéroport, une longue rangée de taxis, jaunes comme ceux d’Athènes, patientait sagement sous la pluie. On aurait dit des escargots. Je pris le premier qui se présentait et donnai l’adresse de mon hôtel au chauffeur.

C’était un jeune Chinois qui parlait le dialecte de Tirana. J’eus un choc en l’écoutant : il parlait l’albanais mieux que moi ! Et je repensai soudain à ma rencontre avec un autre Chinois, lors d’un voyage à Londres, trente ans plus tôt. Une rencontre impossible à oublier puisqu’elle m’avait conduit à écrire un livre sur la bibliothèque d’Enver Hodja. Il pleuvait aussi sur Londres, ce jour-là. J’avais réservé une chambre dans un hôtel à proximité de Trafalgar Square et de la Tamise, au milieu de pubs du seizième siècle et d’églises médiévales. Je n’arrivais pas à me connecter à internet et j’appelai la réception. Moins d’une minute plus tard se présenta un homme courtois d’une quarantaine d’années, dans l’uniforme bleu de l’hôtel. D’après les traits de son visage, il devait être d’origine chinoise. Pendant qu’il cherchait d’où venait la panne, je vis par hasard le nom inscrit sur son badge : Enver. Je n’aurais pas été plus sonné si la foudre m’était tombée dessus. Enver était un prénom chinois ? J’étais incapable de me ressaisir, tant ce prénom avait joué un rôle décisif dans ma vie.

Je regardai de nouveau son badge et ma curiosité fut la plus forte :

– Excusez-moi, vous êtes d’origine chinoise ?

– Oui, répondit-il aimablement.

– Mais Enver n’est pas un prénom chinois… Je me trompe ?

Il sourit et fit un geste qui semblait dire : comment vous expliquer ?

– C’est une vieille histoire : on m’a donné ce nom en l’honneur d’un dictateur albanais, Enver Hodja.

Au début, je crus qu’on l’avait informé que j’étais albanais et qu’il voulait me faire marcher. J’étais venu à Londres pour présenter mon dernier livre, le lendemain, et pour parler par la même occasion du terrible enfermement de l’Albanie derrière les frontières du totalitarisme. Et là, juché au septième étage d’un hôtel proche de la Tamise, dans ce décor de pluie et d’immeubles victoriens, j’avais devant moi un type originaire de Chine à qui l’on avait donné le prénom du dictateur albanais ! Je devais faire une drôle de tête, car en reprenant mes esprits, je remarquai son regard inquiet. Je lui demandai si j’avais bien entendu et si son nom avait un lien avec Enver Hodja. Il me le confirma d’un signe de tête. Je lui expliquai pourquoi j’étais tellement abasourdi :

– Je suis albanais.

Ce fut son tour d’écarquiller les yeux de surprise.

Ma connexion à internet pouvait attendre, l’histoire d’Enver et de son nom m’intriguait davantage. Il s’appelait Enver Tokhti et venait du Xinjiang, une province majoritairement peuplée de musulmans ouighours. Au moment de sa naissance, en 1963, le « pur amour socialiste » qui liait la Chine et l’Albanie était à son apogée. La Chine était devenue l’ennemie de l’Union soviétique et l’Albanie, l’ennemie du monde entier. Elle était la seule alliée de la Chine communiste en Europe. Et la Chine était le seul pays au monde à être allié avec l’Albanie. « Je suis né à Kumul, une petite ville à l’est du Xinjiang. À cette époque, personne n’avait la télévision, mais la radio parlait jour et nuit de notre grande amie, l’Albanie, et de son Grand Guide, Enver Hodja, l’ami personnel de Mao », m’expliqua-t-il. On avait alors assisté à une véritable explosion du nombre de petits Enver à travers toute la Chine, surtout dans les régions pratiquant l’islam, puisque c’était un prénom musulman1. Pour être « politiquement branchés », ses parents l’avaient appelé ainsi en l’honneur du Grand Guide albanais. Ce prénom était tellement répandu, ajouta-t-il, que sur les dix-huit garçons de sa classe à l’école primaire, on ne comptait pas moins de six Enver…

***

Pendant que nous roulions vers l’hôtel, le chauffeur de taxi attira mon attention sur un supermarché. Les vitrines étaient brisées, les portes brûlées avaient été recouvertes de morceaux de tôle grise. Il m’expliqua que la foule avait pris d’assaut et pillé le magasin la veille, aussitôt après l’allocution du Premier ministre au sujet de la dernière banqueroute de l’Albanie. Ces vingt dernières années, la Grèce en avait connu trois, et l’Albanie deux. Ces faillites étaient un phénomène chronique dans les pays du sud de l’Europe. Je m’y étais accoutumé, autant qu’aux scènes de chaos et de violence dans les rues. Mais devant ce supermarché mis à sac, je pris conscience qu’à force de vivre dans ce coin de la planète, dans un monde qui avait complètement déraillé, plus rien ne m’atteignait. Mon seul souci était de ne pas finir comme tous les pauvres sans-abri qui remplissaient par dizaines de milliers les rues, en Albanie ou en Grèce.

– Vous pensez rester longtemps en Albanie ?

La question du chauffeur me tira de mes idées noires.

– Seulement quelques jours. Un ami d’enfance marie sa fille.

– Heureusement, la vie continue ! dit-il en souriant.

J’aurais voulu lui dire que j’enviais son albanais, mais je me retins. Je me souvenais combien cela me pesait chaque fois qu’on faisait l’éloge de mon excellent grec. La même rengaine depuis cinquante ans. Même si c’était plus rare maintenant. Peut-être parce qu’on fait moins de compliments aux personnes âgées.

– Vous êtes chinois ?

– Mon père est chinois. Mais moi, je suis né ici.

J’aurais voulu m’excuser, mais aucun mot ne sortit. Je lui demandai son nom, d’un ton presque coupable. « Tchou Dritan Laï », répondit-il. Sur les trois noms, Dritan était albanais, un mot qui signifie « lumineux ». Tchou Dritan était donc un immigré de la deuxième génération. J’aurais aimé lui demander s’il avait obtenu la nationalité albanaise, mais nous étions arrivés. Je réglai la course et m’engouffrai dans le hall de l’hôtel.

***

Je posai ma petite valise sur le lit. Tout en rangeant mes affaires, je me disais que la préparation d’une valise offre une précieuse leçon de vie. On y apprend l’essentiel, à savoir que les petites choses sont celles qui demandent le plus de temps. Ce sont ces petites choses, celles qui ne prennent pas de place, celles qui ne font pas de bruit, les plus anodines, qui dévorent la vie, en définitive.

La chambre était claire et agréable. Elle donnait sur la place centrale de Tirana. En face, je voyais le mont Dajti, avec ses pentes constellées de résidences qui poussaient en toute illégalité. Cette manie que nous avons de tout envahir, même la montagne, et de bétonner le moindre pouce de terrain ! À croire que notre origine est moins à rechercher du côté du singe que dans la brique et le ciment. Mais tout compte fait, je préférais voir des maisons proliférer sans permis de construire que des bunkers !

La ville me paraissait calme, comme si elle voulait masquer cette nouvelle faillite sous un voile de tranquillité emprunté au passé. Pourtant, sur le trottoir opposé, un homme corpulent qu’on aurait cru évadé d’un hôpital psychiatrique cherchait à attirer l’attention des passants et des voitures en brandissant une énorme pancarte. Sous la photographie du Premier ministre albanais était écrit : « JE TRAP ».

Trap veut dire « connard » en albanais. C’est l’équivalent du mot grec malakas. À mon arrivée en Grèce, j’avais été impressionné par le nombre incroyable de fois où j’entendais cette insulte. J’en étais à ce premier stade de l’intégration où l’on retient avidement chaque phrase, chaque mot, correct ou non, intelligent ou stupide, surtout les expressions courantes, celles qui donnent le sentiment de ne pas être différent et d’appartenir à un groupe. Très tôt, je me mis à employer toute une gamme d’interjections variées, du genre « Qu’il aille au diable », « Laisse tomber », « Vierge Marie », « Mea culpa », « Dieu soit loué », « Putain de sort », et bien d’autres expressions d’argot, grossières ou carrément vulgaires. C’est avec une certaine légèreté qu’on les prononce dans une langue étrangère. Elles sont délestées de notre histoire et du poids des grossièretés qu’on utilise dans sa langue maternelle. J’ai lu quelque part qu’on ne passe pas par le stade de l’enfance quand on apprend une langue étrangère. Sauf qu’après toutes ces années à parler le grec, les mots grossiers ont perdu de leur innocence. Maintenant, c’est plutôt en albanais qu’ils me paraissent anodins ; ils sonnent même comme des mots étrangers. Mais à l’époque où mon grec était encore très rudimentaire, j’essayais de prononcer toutes ces expressions avec l’aisance des autochtones et j’y parvenais de temps à autre. Parfois aussi, mes interlocuteurs éclataient de rire comme s’ils avaient entendu un extra-terrestre. Au début, j’avais eu beaucoup de mal avec la lettre « gamma » et je commence à peine à maîtriser ce phonème. Mes amis riaient en m’entendant dire « k » au lieu de « g »2, mélanger certaines consonnes ou écorcher celles qui n’existent pas en albanais, surtout lorsque j’étais fatigué. Avec le mot malakas, je n’avais aucune difficulté de ce type, mais j’hésitais à l’employer. Parce que très vite, j’ai commencé à parler grec sous le regard d’Europe…

***

J’ai rencontré Europe à l’université. Ce fut mon premier amour grec. Le premier sur le sol grec. Notre histoire ne dura pas longtemps, à peine dix-huit mois. Mais elle fut très forte et étroitement liée à la langue. Une langue dont je ne savais rien jusque-là. C’est peut-être la raison pour laquelle, quand je pense à Europe ou qu’elle revient dans mes rêves, la première image qui resurgit, c’est sa bouche. Ses lèvres somptueuses, les mots grecs inconnus qui en sortaient et que je dévorais avec gourmandise.

Nous nous étions rencontrés dans un couloir de la faculté des Lettres. Tout à fait par hasard. Elle cherchait désespérément la clé de son appartement, qui était tombée de son sac. Je ne connaissais personne à l’université, à cette époque, et je vivais dans une grande solitude. Je devais me battre pour tout : nouer des contacts, apprendre la langue, obtenir des papiers. Je me démenais avec le vocabulaire, avec mon accent, avec mon ignorance sans fond.

Ce jour-là, c’était au tour d’Europe de se démener dans le couloir pour retrouver sa clé. Quand elle m’aperçut, elle m’arrêta d’un geste charmant et me demanda de l’aider à chercher. Il n’y a pas moins doué que moi pour ce genre d’entreprise. Mais cette fois, c’est moi qui trouvai la clé. Europe était aussi radieuse que si je lui avais ramené un trésor et elle m’invita à la cafétéria, à l’étage au-dessus. Il ne m’était jamais arrivé d’y aller avec un autre étudiant. Elle commanda un café frappé. J’en fis autant. Je ne me souviens même pas de quoi nous avons parlé. Mon esprit planait à cent lieues de ce que racontait Europe. Il était sous le charme de ses lèvres vermeilles dont je suivais le moindre mouvement pendant qu’elle égrenait les mots. Elle parlait comme si elle les caressait et voulait les amadouer. Elle avait des cheveux noirs qui lui tombaient sur les épaules, elle était un peu plus petite que moi, avec des yeux et des cils aussi noirs que ceux des femmes représentées dans les tableaux de la Renaissance. J’aime attribuer une couleur à chaque sourire : le sien était d’un brun profond, subtil mélange de joie et de tristesse. Quand je l’expliquai à Europe dans mon mauvais grec, elle rit si fort que les occupants de la table voisine se retournèrent, en serrant leurs gobelets dans la main comme si c’étaient des micros.

***

« La manière dont tu écorches le grec m’excite », me dit Europe, lorsque deux semaines après l’épisode du café frappé, nous nous étions retrouvés tous les deux dans mon lit. C’était la première fois qu’on me complimentait sur mon grec approximatif. Plus tard, j’eus recours à cet artifice avec d’autres filles, comme arme ultime de conquête, mais sans aucun succès. Europe représentait une exception dans cette masse de gens inconnus qui méprisaient mon mauvais grec et se méfiaient des mots étrangers que je semais derrière moi.

Ce qui plaisait le plus à Europe, c’étaient les « gros mots » que je disais en albanais. Elle les trouvait drôles et les mots les plus grossiers se métamorphosaient sur ses lèvres. Même le mot mut (merde) résonnait comme un nom d’île exotique quand elle le prononçait. Pour elle, il n’y avait pas de mots grossiers, « seulement des bouches vulgaires ». D’où ma grande surprise devant sa réaction, le jour où, dans le feu de la conversation, je laissai échapper le mot malakas. Europe fut choquée et se rembrunit. Jamais je ne l’avais vue réagir ainsi en m’écoutant. Elle détestait ce mot, elle le haïssait, lui et tous ses dérivés. « Ne l’utilise jamais, me dit-elle d’un ton mi-badin, mi-sévère. Ce mot reflète toute la misère culturelle de la Grèce d’aujourd’hui. » À la place, elle me suggéra de dire « imbécile », « idiot » ou, à l’extrême rigueur, « couillon ».

À cette époque, tout en suivant mes cours à l’université, je travaillais dans un kiosque où j’entendais du matin au soir ce mot dans la bouche des clients et des passants. Mais à dater de ce jour, je m’abstins stoïquement de l’employer. Ce renoncement avait aussi la valeur d’un serment amoureux envers Europe. C’était un peu l’équivalent du jeûne pendant le carême pour les croyants, à cette nuance près que pour moi, ce jeûne linguistique très particulier durait toute l’année. Même lorsque Europe se tut pour toujours, de manière tragique et inattendue, je restai fidèle à ma promesse. Au fil des ans, ma persévérance commença à se fissurer. Je me surprenais à dire malakas de plus en plus souvent. J’entretenais avec ce mot la relation d’un fumeur velléitaire avec la cigarette. Tantôt j’arrêtais, tantôt je recommençais. Lorsque je devais faire renouveler ma carte de séjour, je le prononçais à nouveau. Et quand je me sentais bien, j’arrêtais. Quand j’étais triste, j’y revenais, et quand je voyageais, je n’y pensais plus. Aujourd’hui encore, ma relation avec ce mot est loin d’être claire.


1. « Anouar » en arabe (toutes les notes sont des traducteurs).

2. La consomme grecque « gamma » qui se prononce entre le « r » et le « g » en français est généralement très difficile à rendre par un locuteur étranger.

ROZINA

Je suis née à Téhéran, en 1993. Mon prénom d’origine perse n’était pas du goût des islamistes. Depuis leur arrivée au pouvoir, seuls les prénoms musulmans étaient autorisés. Pour que je puisse conserver le mien, mon père a dû graisser la patte d’un fonctionnaire de l’état civil, allant jusqu’à lui offrir un appareil photo de grande valeur. Ce genre de pratique peut rendre les commandements d’Allah beaucoup plus souples…

Mon père était un photographe réputé de Téhéran. Je n’ai pas de souvenir de son premier séjour en prison : j’avais à peine quatre mois. À cette époque, il donnait des cours de photographie au ministère de l’Intérieur. Un jour, il est tombé sur le dossier d’une jeune fille que les services secrets islamistes avaient assassinée puis fait disparaître et il a révélé à sa famille ce qui s’était passé. Il a été arrêté et torturé. Quand il est sorti de prison, j’avais un an et demi.

Toute petite, j’ai appris que le monde était divisé en deux catégories : les garçons et les filles. Mais qu’une fille valait bien moins qu’un garçon, parce que c’est écrit dans le Coran. C’est ce qu’on nous enseignait en classe. Les écoles de filles étaient strictement séparées de celles des garçons. Les institutrices nous rabâchaient que si nous fréquentions des garçons, nous irions tout droit en Enfer, et que le simple fait d’en regarder un était un péché. Les femmes qui ne portaient pas de tchador ou qui laissaient quelques mèches dépasser de leur voile, ne fût-ce que de deux centimètres, iraient en enfer elles aussi ; de plus, Allah les puniraient en les pendant par les cheveux pour l’éternité. Quand je leur répétais ces histoires qui me terrifiaient, mes parents m’expliquaient qu’on nous racontait des mensonges.

En grandissant, nous essayions d’imaginer ce qui se passait dans les écoles de garçons et, avec mes meilleures amies, nous nous demandions pourquoi nous valions moins qu’eux. Qu’avaient-ils donc de plus ? La plupart d’entre nous avaient désormais un petit copain, ce qui nous permettait de discuter de cette question et de satisfaire notre curiosité. Nous les retrouvions en cachette derrière les maisons, dans des rues désertes, au crépuscule, pour échapper à la surveillance des policiers. S’ils nous avaient surpris à traîner avec des garçons, ils nous auraient fait passer un sale quart d’heure, avec en prime, le risque d’être renvoyées de l’école.

J’avais une grande passion pour la bicyclette, qui était un privilège exclusivement masculin. J’avais demandé à mes parents si c’était un péché de faire du vélo avec les garçons. Ils m’avaient assuré que non, mais ils m’avaient fait couper les cheveux très courts, pour ne pas éveiller l’attention des policiers et des islamistes. Les autres filles n’avaient pas cette chance et leurs parents ne les laissaient pas sortir. Du coup, les garçons se battaient pour venir avec moi.

Nous faisions circuler des journaux sportifs dans la classe. En cachette, bien sûr : c’était notre Coran à nous – et le meilleur moyen de parler des garçons. Le football nous passionnait et en regardant les photos des joueurs, nous rêvions d’avoir plus tard des maris aussi beaux. J’étais la seule fille qui avait réussi à pénétrer dans un stade, puisque les femmes n’y étaient pas admises. Mon père m’y avait emmenée une fois, habillée en garçon. Ce qui m’avait valu l’admiration de mes amies, mais aussi pas mal de jalousie : c’était le rêve de leur vie.

Je me souviens très bien de la deuxième fois où mon père a été arrêté et jeté en prison. Ma mère et moi avons passé toute la nuit à brûler ses livres pour qu’ils ne tombent pas entre les mains de la police. Tout le temps de son incarcération, j’ai vécu un véritable enfer. Nous ne pouvions ni le voir ni lui parler. Un agent de la Sûreté me suivait en permanence alors que je n’avais que douze ans. Les policiers débarquaient sans crier gare et mettaient toute la maison à sac. Ils ne recherchaient rien de précis, ils voulaient juste nous terroriser et nous humilier. Un jour où ma mère avait été convoquée au poste de police, elle en est ressortie avec des contusions sur le visage et sur le corps. Une autre fois, elle est rentrée avec des dents cassées, le visage et les genoux en sang : un vrai cadavre ambulant. Ce jour-là, elle était allée se poster devant la prison pour supplier les gardiens de la laisser voir mon père. Deux types en moto l’avaient attrapée par son tchador et l’avaient traînée sur cinquante mètres. C’était un miracle qu’ils ne l’aient pas étranglée. Quand j’ai revu mon père, deux ans et demi plus tard, je ne l’ai pas reconnu. Avant d’être arrêté, il n’avait pas un seul cheveu blanc et maintenant, il n’en avait plus un de noir. Il avait terriblement vieilli.

Un soir, il m’a pris sur ses genoux pour m’annoncer que nous devions quitter l’Iran parce que nous y étions en danger. Je lui ai juste demandé si je pourrais emporter mes poupées, mais ma mère n’a pas voulu. Je n’ai eu droit qu’à un petit sac de vêtements. Nous avons voyagé tout au fond d’un camion qui nous a déposés en pleine montagne, par un froid glacial. Mon père m’a prévenue que, quoi qu’il arrive, je ne devais pas crier, sinon nous nous ferions tous tuer… Un autre camion est venu nous récupérer et nous nous sommes retrouvés dans une cabane sordide, quelque part au Pakistan, où nous sommes restés cinq semaines.

Un jour, le passeur est venu nous dire de nous préparer à partir pour la Turquie. Mes parents avaient dû vendre tous leurs biens et emprunter beaucoup d’argent pour le payer. Il était peu bavard, avec un visage toujours sérieux. Il parlait plusieurs langues, possédait des maisons et des relations un peu partout, si bien que nous n’avons pas été arrêtés. Nous avons pris l’avion jusqu’à Istanbul, puis un autre pour les Pays-Bas où nous avons demandé l’asile.

Nous avons été très bien traités au début : on nous a procuré un logement et on nous a même inscrits à des cours de néerlandais. J’ai vite appris cette langue. Mais je n’ai pas compris comment tout a soudainement basculé, lorsqu’on nous a expédiés en Grèce. C’est au printemps 2004, je crois, que les Hollandais ont expulsé 26 000 réfugiés, en déclarant qu’ils n’acceptaient plus d’étrangers, surtout les musulmans. Nous avons à peine eu le temps de prendre une valise avec des vêtements. On nous a assurés que la Grèce nous offrirait les mêmes conditions de vie qu’aux Pays-Bas, ce qui s’est révélé complètement faux.

Mon premier contact avec Athènes a eu lieu dans une cellule du centre de rétention, à l’aéroport El. Venizelos. Il n’y avait pas de lit et je dormais sur mon blouson. On ne nous donnait à manger qu’une fois par jour. Au bout de trois semaines, les policiers nous ont mis dehors, sans pouvoir nous dire où aller… Nous n’avions aucun endroit pour dormir. Durant deux mois, nous avons passé la nuit sur les bancs du Champ d’Arès. J’ai fait une dépression et j’ai perdu onze kilos. Je m’évanouissais sans arrêt dans la rue et des passants m’emmenaient aux urgences. Un jour, une famille d’Iraniens qui vivait en Grèce depuis longtemps a remarqué notre présence et a voulu nous aider. Faute de pouvoir nous loger, ils nous apportaient chaque jour à manger. Ils nous ont également adressés à une organisation religieuse, puis à une autre, et nous avons pu trouver un logement. Un peu plus tard est enfin arrivé le récépissé rose attestant que notre demande d’asile était en cours.

Des années ont passé et nous attendons toujours que notre demande soit examinée. Dans mon sommeil, je fais parfois le cauchemar que nous retournons en Iran et que les islamistes nous décapitent, comme la jeune fille assassinée que mon père avait découverte. Je me réveille la nuit tout en sueur et terrifiée. Aux Pays-Bas, tout était bien organisé, alors qu’en Grèce, c’est une véritable pagaille, un chaos qui me rappelle Téhéran. Sauf qu’ici, on est libre. C’est la raison pour laquelle j’aime Athènes. J’ai beaucoup d’amies, j’apprends le grec et je veux faire des études. Même si l’État se désintéresse complètement de notre sort, les gens se montrent très gentils avec nous.

Ce que je pense de l’islam ? Mes parents disent que c’est devenu la religion de la haine et de l’abrutissement. Elle n’a rien à voir avec l’islam qu’ils ont connu. Mon rêve ? Me fixer quelque part, parce que je n’en peux plus d’être chassée de partout… Je veux y arriver, je dois y arriver… Et je veux voir un jour les petites Iraniennes faire du vélo avec les garçons sans avoir peur d’aller en enfer…

Même si je suis encore jeune, j’ai déjà compris que ce sont d’infimes désirs, de modestes motivations quotidiennes qui donnent son sens à la vie.

2

La dernière fois que j’étais venu à Tirana, c’était en 2038, l’année où un infarctus avait failli m’expédier dans l’autre monde. Depuis, je vis avec la peur de mourir subitement. Peut-être est-ce l’explication de cette alarme qui s’est mise à résonner en moi quand j’ai fêté mes soixante-quinze ans, il y a quelques mois