I
DING ding…
Le tram s’arrête dans une secousse brusque. De son perchoir, le contrôleur clame :
« Pfauen ! », et me regarde en haussant le sourcil.
Je pose une main sur ma poitrine.
« C’est à moi que vous parlez ? »
« Mais oui, ma petite, à toi, ne m’as-tu pas dit que tu cherchais le théâtre ? »
« Heimplatz, c’est ici ? »
« Heimplatz, Pfauen, c’est pareil. Le Schauspielhaus », ajoute-t-il en posant sur moi un œil sceptique, « est juste là. » Et il l’indique d’un pouce impérieux.
Il doit penser que, en tant que comédienne, je ne fais pas le poids. Comme tout le monde, il voit en moi une petite fille. Et une petite fille dans ce lieu de perdition qu’est encore pour tant de gens un théâtre…
Je descends avec un dernier sourire et un hâtif :
« Merci. »
Mon sac de toile est lourd mais, depuis des mois que je le porte, je ne le sens plus. Je me dirige vers l’entrée. Je grimpe jusqu’à la caisse. Quelques personnes font la queue pour acheter des billets. Je me poste derrière la dernière, une femme bien habillée qui jette sur moi un coup d’œil intrigué ; et une fois de plus je tremble. Cela fait huit jours que je suis en Suisse ; je devrais cesser d’avoir peur, mais les raisons de craindre se pressent toujours dans ma tête. Et si Lemberger n’était pas là ? Et si on m’emmenait à la police ? Et si on me ramenait à la frontière ?
Quand c’est enfin mon tour, je me dresse de toute ma hauteur et je dis, dans mon allemand que j’essaie, depuis huit jours, de rapprocher du dialecte qu’on parle ici :
« Pouvez-vous m’indiquer où je peux trouver M. Lemberger ? »
« M. Lemberger ? »
« Oui, il est… comédien, metteur en scène… »
« Ah ! M. Lindtberg, vous voulez dire ? Leopold Lindtberg ? »
« Oui, M. Lindtberg. »
« M. Lindtberg n’a pas de temps à perdre avec des enfants. »
La plupart du temps, le fait d’être restée petite et de paraître douze ou treize ans, alors qu’en réalité j’en ai dix-neuf, bientôt vingt, me rassure. C’est à cette apparente juvénilité que je dois d’avoir eu la vie sauve, plus d’une fois, même. Mais à des moments comme celui-ci, cela m’agace.
« Je ne suis pas une enfant. Mes parents sont des amis, et… »
Elle soupire, lève les yeux au ciel, désigne d’un geste la queue qui s’est allongée derrière moi.
« Je n’ai pas le temps, les gens attendent. Sortez, tournez à gauche, vous arriverez à la rue Zeltweg, l’entrée des artistes est là, essayez. »
« Merci, Madame. »
Et je m’éclipse, vite, avant qu’elle ne pose la main sur le téléphone, car elle a un téléphone, elle.
Je trouve l’entrée des artistes. Je me poste sur le trottoir d’en face pour reconnaître le terrain. Des gens entrent et sortent, il suffit de pousser la porte pour qu’elle s’ouvre, et il ne semble pas y avoir de gardien à l’intérieur.
Je me risque.
Pas de gardien.
Je tends l’oreille. Des voix proviennent d’en haut, des voix proviennent d’en bas. Il faut choisir. Je monte.
J’arrive sur un palier, je pousse la porte.
Je suis dans un espace assez grand et vide. Un coup d’œil me suffit : c’est une sorte de foyer entre les coulisses et le théâtre. Par une porte ouverte, j’entrevois une rangée de fauteuils, j’entends des voix sonores qui viennent de la salle. Je risque un pas, deux, j’entre.
Je m’assieds dans le fauteuil le plus proche.
Je commence par n’écouter que distraitement. Et tout d’un coup, une phrase venue de la scène pénètre le brouillard de fatigue et de peur dans lequel je suis plongée :
« Une fille de quinze ans ne doit pas courir les forêts, à pareille heure. Je vais lui parler sérieusement. »
Une fille de quinze ans ne doit pas courir les forêts…
Toute la tension qui m’a fait aller de l’avant, « courir les forêts » l’œil sec pendant des mois, tombe d’un coup. Je rêvais de cet instant, mais je désespérais de jamais le vivre. Maintenant que m’y voilà, les larmes coulent, silencieuses, et je ne suis soudain plus capable de les arrêter. Je pleure sur mes parents, sur mes frères et mes sœurs, sur notre théâtre. Perdus, tous.
« Quelque chose ne va pas ? »
Une jeune femme se penche au-dessus de moi, sa voix est à peine audible, et je n’ai même plus la force d’avoir peur.
« Je… Je… Je voulais parler à M. Lem… Lindtberg », c’est tout ce que je trouve à chuchoter.
Elle pointe du doigt vers un spectateur solitaire, assis deux ou trois rangs derrière un petit groupe installé au milieu de la salle autour d’une table et d’une petite lampe.
« Je ne sais pas s’il aura le temps… C’est lui, vous voyez, il regarde la générale d’Ondine. Ce soir, c’est la première… »
« J’ai vingt ans. »
Cela impressionne davantage que dix-neuf et demi et cela coupe court au ton maternel dont elle use pour me parler.
Elle lève un sourcil incrédule, mais ne commente pas. Elle se contente d’un :
« Je suis Veronica. On m’appelle Nicki. »
« Moi Ella. »
Nous nous serrons la main, nous regardons un instant en silence ; notre mutuelle contemplation est interrompue par un énergique :
« Entracte. Cinq minutes, j’ai bien dit cinq, de pause café ! », venu de la petite table du metteur en scène installée entre les fauteuils, autour de laquelle se meuvent des silhouettes indistinctes.
Nicki sourit.
« Votre chance, vous allez pouvoir parler à Lindtberg. »
Je me tourne. Il est en train d’approcher entre les fauteuils.
« Salut, Nicki », lance-t-il.
« Bonjour, Lindi. Cette jeune femme te cherche. »
Les yeux de Leopold Lemberger, devenu Lindtberg et même Lindi, se posent sur moi.
« Bonjour », il me tend la main. « Je suis Lindtberg. »
« Je suis Aurélia, la fille cadette de Menachem Frohberg, tout le monde m’appelle Ella, et mon nom de scène est Ella Berg », dis-je d’une traite en lui tendant la main à mon tour. Il la prend, fronce le sourcil.
« Frohberg ? Comment… ? »
« C’est une longue histoire. J’ai traversé la Pologne et l’Autriche à pied pour arriver jusqu’ici. »
« Et Menachem ? »
« Ma famille a été arrêtée. Tous, sauf moi. Et peut-être ma mère, mais, si elle est encore libre, je l’ai perdue. »
« Ils sont… Ils sont… ? »
Je comprends ce qu’il n’ose demander.
« Je ne sais pas s’ils sont morts. Mes trois frères, mes deux sœurs… Les nazis les ont emmenés. Nous étions en tournée, ma mère était allée à Varsovie pour la journée. Elle n’est pas revenue, car j’ai attendu longtemps. Mon père a réussi à me cacher à la dernière seconde, tous les autres avaient déjà été emmenés… »
Les larmes montent, je les retiens, mais on les perçoit dans ma voix. Lindtberg me met une main sur l’épaule.
« Et tu es venue jusqu’ici », son ton a complètement changé, et il me tutoie.
« Il en faut peu pour que j’aie l’air d’une petite fille et, jusqu’à la semaine dernière, je me suis fait des tresses et j’ai joué les fillettes. C’est grâce à cela que… » Je déglutis, mais les larmes risquent de gicler, je préfère en rester là.
« Tu es probablement bonne comédienne, vu la famille dont tu sors. » Il se tourne vers Nicki. « J’ai connu son père à Vienne, il a épousé une comédienne, leur troupe est l’une des meilleures du théâtre yiddish. »
« Lindi, ton café ! », appelle un jeune homme qui doit être un assistant ; il approche, une tasse à la main.
Nicki me fait un signe amical et s’en va à pas pressés. Lindtberg prend la tasse.
« Nathan, je te présente Ella Berg, la fille d’un ami. Fais-moi le plaisir de l’emmener au Pfauen et de lui faire servir à manger. » Il extirpe un billet de cinq francs de sa poche revolver, le tend au jeune homme et il se tourne vers moi. « Lorsque vous aurez terminé, Nathan te ramènera ici et, après la fin de la générale, on verra ce qu’on peut faire. Aujourd’hui, avec cette première, on ne pourra pas combiner grand-chose, je le crains. »
« Enchanté, Mademoiselle », fait Nathan avec une courbette, comme si nous étions dans un salon. « Je suis Jonathan Burkhard, dit Nathan, à votre service. »
La première chose que je remarque chez Nathan, c’est qu’il boite. Il me dépasse d’une bonne tête, il a les cheveux abondants, noirs et raides, dont les mèches lui retombent sur le front, et de grands yeux d’un bleu intense. C’est un beau garçon. Mais ce dont je me souviens surtout au cours de cette première rencontre c’est sa gentillesse. Il me traite comme une dame, me prend le bras comme on fait avec un malade, nous allons poser mon sac au vestiaire, puis nous nous dirigeons vers le Restaurant du Paon, ou Pfauen, qui se trouve dans le même bâtiment, une simple porte permet d’y accéder.
« Tu… Vous… êtes assistant ? »
« Tu. Pour quelques mois. En principe, je devrais être soldat. J’ai eu un accident, et j’ai pensé que je pourrais rendre service ici pendant ma convalescence. »
« Quel genre d’accident ? »
« Ma Jeep a explosé. »
« Ta Jeep a explosé, comme ça ? »
« Oui, je pense, et mes supérieurs pensent que c’est “ comme ça ” et pas parce qu’elle aurait été sabotée. J’ai été éjecté, j’ai eu une jambe et quatre côtes cassées. »
« Tu es comédien ? »
« Non, j’apprends la médecine. Mais j’ai plusieurs amis qui ont à faire au théâtre. Un lointain petit-cousin est musicien ici, Paul Burkhard, c’est lui qui m’a suggéré de me rendre utile. La plupart des hommes valides sont au service militaire, le théâtre manque sérieusement de bras. »
« Et tous ceux que j’ai vus sur la scène ? »
« Allemands, Autrichiens, Tchèques, juifs pour la plupart. Ils ont fui Hitler. S’ils n’avaient pas ce travail, on les expulserait. La Suisse ne veut pas les entretenir à ne rien faire. »
Je rumine cela jusqu’à ce que nous soyons installés à une petite table. Je me laisse tomber sur un siège, et soudain la tête me tourne. L’odeur de la nourriture…
« Qu’est-ce qu’il y a ? Tu es toute pâle ! »
Je fais un effort, tant pis pour ma fierté.
« Je n’ai rien mangé depuis hier. »
Il ouvre la bouche, renonce à parler. Il prend le menu.
« Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? »
« Une soupe ? »
« Excellent ! Une soupe. Et quoi d’autre ? »
« Ce n’est pas trop cher ? »
Il secoue la tête avec un petit sourire.
« Ne t’occupe pas de ça, tu veux une roesti ? C’est une spécialité de chez nous. Des pommes de terre avec de l’oignon. Ce sera sans viande, je n’ai pas de coupons, et toi non plus. »
Je fais oui de la tête.
Il commande, me sert un verre d’eau.
« Comment cela se fait-il que tu n’aies pas mangé depuis hier ? »
« Je n’avais plus d’argent, et plus rien à vendre. Après être entrée en Suisse, j’ai été logée par une paysanne dont la sœur allait accoucher et avait besoin d’aide. Je suis restée chez elle jusqu’à hier matin. Elle m’a donné quelques sous, mais elle était pauvre aussi, et… »
La soupe arrive, elle est épaisse, dieu merci. Et on me donne une tranche de pain pour l’accompagner. Je m’efforce de manger lentement. Nathan me fixe sans rien dire, tout en mangeant, lui aussi, une soupe.
Lorsque cela va mieux, que le sang revient dans ma tête, je finis par poser la question qui me brûle les lèvres.
« Tu crois qu’ils vont m’expulser ? »
« Pas nécessairement, si… Quel âge as-tu ? »
« Bientôt vingt ans. » Il ouvre de grands yeux. « Je sais, je sais… Beaucoup de gens sont enclins à aider les enfants, alors que les adultes… qu’ils crèvent, ils s’en fichent. J’ai accentué. »
« Tu as une profession ? »
« J’étais comédienne. Enfin, j’apprenais. »
« Et tu viens de loin ? »
« De Pologne. »
« De Pologne ?! Mais comment as-tu fait ? »
« À pied, la plupart du temps. »
Des images terrifiantes tournent dans ma tête, les mots ne viennent plus. Nathan fronce le sourcil et ne pose plus de question. Il couvre d’une main longue et soignée ma main aux ongles cassés d’une propreté douteuse, et je n’ai même pas la force d’être gênée. Un être humain que je n’ai pas besoin de craindre me touche presque affectueusement ; depuis six mois, j’ai parfois rencontré, en plus de beaucoup de brutalité, de la générosité, de la bienveillance, mais pas de tendresse. Une fois de plus je dois retenir les larmes qui menacent.
Nous finissons de manger en silence. Nathan me reprend le bras et me raccompagne dans la salle. Il retourne à ses affaires, et je reste là, dans le fauteuil, trop étourdie pour suivre ce qu’ils disent sur scène, je me détends dans ce cocon…
« Ella ! »
Je sursaute. Nathan est penché sur moi.
« Ella, la générale est terminée, M. Lindtberg veut te voir. »
« Je… »
Je dois avoir l’air perdu, parce que Nathan me soulève presque de mon fauteuil, me soutient d’une main sous le coude et coince derrière mes oreilles les mèches qui sortent de mon chignon, qui doit être moribond. Il y a beaucoup de douceur dans son regard.
« On va voir ce qu’il dit, mais je ne pars pas. Je t’attends », murmure-t-il sur un ton encourageant.
Il me conduit jusqu’à un bureau.
« Où habites-tu, Ella ? », me demande Lindtberg après m’avoir fait asseoir.
« Nulle part. Je suis arrivée ce matin. »
« Mais… Où as-tu dormi la nuit dernière ? »
« Dans une cahute vide. Les paysans qui m’ont aidée m’ont donné quelques sous en prenant congé. »
« Tu n’as plus d’argent ? »
« Non. Avec ma dernière pièce, j’ai pris le tram, pour qu’en ville on ne me remarque pas trop. »
« Et comment pensais-tu vivre à Zurich ? »
L’irritation dans sa voix m’effraie. Il va me renvoyer. Je rassemble mes forces.
« Monsieur Lemberger, lorsque les nazis sont venus, qu’ils ont saccagé notre théâtre et emmené ma famille, mon père m’a cachée dans l’armoire des costumes, et la dernière chose qu’il m’a dite avant qu’on ne l’emmène à son tour, c’est : “ Va à Zurich, au Schauspielhaus, chez Lemberger. ” C’était… C’était comme un testament, et depuis six mois, à chaque humiliation, à chaque terreur, à chaque privation, je me suis répété : “ Je vais chez Lemberger. ” S’il vous plaît, ne me renvoyez pas chez les nazis. »
Pendant que je lui parle, et je ne suis à vrai dire pas sûre de savoir ce que je lui dis précisément, je le fixe, et je vois une panoplie de sentiments passer sur son visage. Lorsque je me tais, il est horrifié.
« Te renvoyer chez les nazis ! Pour qui me prends-tu ? La police des étrangers, en revanche… Il va falloir qu’on te trouve quelque chose. » Il se tait longtemps. « Je sais ! Ou plutôt, j’ai une idée. »
Il sort. Nathan attend dans le couloir, je le vois se détacher de la paroi.
« Ah, Nathan, tu es encore là, c’est parfait. Trouve-moi Nicki. »
La porte se ferme, et j’entends leurs voix sans distinguer les mots. Quelques minutes passent, et Lindtberg revient. Nicki, manteau boutonné, chapeauté, son sac à la main, l’accompagne.
« Ella, Nicki va t’emmener chez elle. »
« Mais… je ne voudrais pas… »
Nicki m’arrête d’un geste.
« Mon mari est soldat quelque part dans les Grisons, chez moi il y a de la place. En attendant de trouver une solution définitive, je vous emmène. »
Lindtberg lui met une main sur l’épaule.
« Merci, Nicki. »
« Ce n’est rien. Vite, Ella, il faut que je sois revenue dans moins de deux heures pour me maquiller. »
L’appartement de Nicki est au dernier étage d’une petite maison. Il donne sur quelques arbres aux branches encore nues. Il y a un salon, deux chambres et une cuisine.
L’une des chambres est meublée d’une vaste armoire pleine de vêtements et d’un petit lit. C’est là que je m’installe.
Je prends un bain, le premier depuis longtemps, dans vingt centimètres d’eau tiède, je mets le pull-over propre qui est au fond de mon sac.
À la cuisine, Nicki a préparé un repas à toute vitesse, elle rit de mon étonnement – autant à cause de la vélocité de ses actions que de la nourriture posée sur la table. C’est modeste, mais je n’avais plus vu une telle variété depuis longtemps.
« On se tutoie, tu es d’accord ? Au théâtre, tout le monde se tutoie. »
« D’accord. »
« Allez, mange. Il ne faut pas que ça traîne, parce que travailler dans ce théâtre, je t’assure que ce n’est pas une sinécure. On répète le matin de neuf heures à deux heures, on mange, on apprend son texte, et à peine a-t-on fini qu’on y retourne. Moi, j’ai de la chance, dans Faust je n’aurai que de tout petits rôles, la plupart sans texte. Quand je pense qu’on dit “ une vie d’artiste ” pour signifier une vie de plaisir… »
« Je sais, je suis passée par là. Et moi, en plus, j’aidais à la gestion du théâtre que dirigeaient mes parents. »
Elle s’arrête pile.
« Mais alors, si tu es comédienne, peut-être que… Ils nous paient très peu, nous les jeunes, mais je suis sûre que les autres t’aideront. » Une pause. Elle sourit. « À mon avis, Nathan a déjà le béguin pour toi. »
Mes yeux sont si ronds qu’ils risquent de tomber dans mon assiette.
« Pour moi ? Je suis sale, presque en haillons, bonne à être arrêtée pour vagabondage, je suis… je ne suis personne. Et lui… Il vient d’une bonne famille, je suis sûre. Il a l’air si distingué… »
« Ah ? Aurais-tu le béguin, toi aussi ? »
« D’abord, il n’y a pas de “ moi aussi ”, parce qu’il n’a pas le béguin pour moi. J’ai fait sa connaissance il y a quelques heures à peine ; il est juste gentil. »
« La manière dont il m’a parlé de toi… Passons. Je voulais simplement dire qu’il va pouvoir t’aider, Lindtberg fera son possible, et mon mari connaît beaucoup de monde. Je ne pense pas qu’ils t’expulseraient, mais ils pourraient t’arrêter. Il va simplement falloir faire vite, avant qu’on ne t’enferme quelque part. Demain, tu iras voir M. Wälterlin, le directeur du théâtre. Aujourd’hui, il est absent, sinon je suis sûre que Lindtberg l’aurait déjà prévenu. »
Toutes mes craintes reviennent d’un coup. Nicki voit ma consternation.
« C’est une des personnes les plus aimables que je connaisse, tu verras. » Elle regarde la pendule. « Viens avec moi au théâtre. On te trouvera une place, tu assisteras à la première d’Ondine, ça te changera les idées. »
En effet, la perspective de rester seule à ressasser mes angoisses m’effraie.
« Ondine ? »
« C’est une pièce française. Ce soir, nous la créons en allemand. Je ne joue qu’un tout petit rôle, je suis à peine plus qu’une figurante. Mais je vais avoir un rôle avec deux répliques dans Faust, s’ils ne le coupent pas. Ces petits rôles, ça permet d’apprendre. Tu as étudié dans une école de théâtre, toi ? »
Je secoue la tête.
« Je suis née en coulisse. Mes parents possédaient un théâtre, d’abord à Vienne, puis à Varsovie, en été nous allions de ville en ville avec un camion de décors, j’étais sur scène avant de savoir lire et compter. »
« Tu vas jouer ? »
Je hausse une épaule.
« Je ne sais pas si je vais pouvoir rester. J’aimerais bien. »
Je suis confrontée à la question le soir même.
Au sortir d’une représentation d’Ondine qui m’a plu, même si je n’ai pas tout compris, je retourne dans les coulisses pour attendre Nicki, comme convenu.
Dans le couloir, je croise M. Lindtberg et un autre homme. Lindtberg m’arrête :
« Oski, voici Ella Berg ; Ella, je te présente M. Wälterlin, le directeur du théâtre. »
« Très heureux », dit Wälterlin sur un ton pas heureux du tout. « Puisque demain on ne joue pas, on va discuter de votre problème tout de suite. Venez dans mon bureau, Mademoiselle Berg. Et toi aussi, Lindi. On ira à la réception d’après-première tout à l’heure. »
« Mais Nicki… »
« C’est chez elle que vous dormez ? »
« Oui. »
« Nathan ! », appelle-t-il, et Nathan sort d’une loge toute proche, dont la porte était ouverte.
« Va dire à Nicki de ne pas s’occuper de Mlle Berg ; nous la raccompagnerons. »
Nathan me sourit. Il doit lire sur mon visage que je meurs de peur.
« Bien, Monsieur le Directeur. »
Une fois que nous sommes dans le bureau du directeur, il me fait asseoir, il offre un siège à M. Lindtberg et se laisse tomber en soupirant dans le fauteuil qui est derrière son bureau. Les coudes appuyés sur le buvard, il me regarde fixement, lâche un second soupir.
« Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi ? »
Je ne peux rien répondre, ma gorge est nouée.
« Il n’est pas question qu’on la mette en danger… », dit Lindtberg d’une voix ferme.
« Non, non, mais je vais une fois de plus avoir des problèmes. » Il se tourne vers moi. « Je connais ton père, je l’ai rencontré autrefois. Un comédien intéressant. »
« Je pense qu’il est… » Si je ne veux pas pleurer, mieux vaut que je m’arrête. Il opine du chef, il a compris.
« Tes frères et sœurs… ? »
« … aussi. »
Il se gratte longuement le front.
« Tu es entrée légalement en Suisse ? »
« Oui, j’ai un passeport autrichien qui date d’avant 1938, il n’y est pas dit que je suis juive. Le consul de Suisse de Cracovie m’a donné un visa. Je n’ai même pas eu besoin de lui raconter mon histoire, et en jouant les petites filles j’ai presque toujours réussi à tromper mon monde. »
« Presque toujours ? »
« Oui. Une fois je suis tombée dans une rafle, les soldats allemands m’auraient emmenée avec les autres, mais j’ai réussi à… Je préfère ne pas en parler. »
« Bon, tu as un passeport. D’autres papiers ? »
« Lorsque les nazis sont venus nous arrêter, mon père était en train de préparer notre fuite. Il avait obtenu des actes d’origine falsifiés pour nous tous. Il n’y avait pas nos vrais noms, seulement nos noms de scène. J’ai le mien. »
Encore un long silence.
« Tu ne fais pas usage du nom de ton père ? »
« Non. Mon père non plus n’utilise pas Frohberg, il l’a abrégé en Berg pour le théâtre. Mon vrai prénom est Aurélia. Mon père est un grand admirateur de Gérard de Nerval. »
Je n’arrive pas à parler d’eux au passé. Pas encore.
« Je ne te promets rien, mais on va faire l’impossible pour amadouer la police des étrangers. Mon autre problème, cela va de soi, c’est que je n’ai pas d’argent. » Il écarte les bras. « Tu peux monter sur scène quand tu veux, on a toujours besoin de figurants intelligents. Mais je n’ai pas de quoi te payer. »
M. Lindtberg se racle la gorge.
« À nous tous, on devrait pouvoir s’arranger. »
Le directeur se lève.
« Bon. Demain, on ne peut rien faire. Le théâtre est fermé. » Il voit mon sourcil haut levé. « C’est le Vendredi saint, à Zurich tout est fermé le Vendredi saint et le jour de Pâques. Et lundi, c’est férié. Il va falloir attendre mardi pour entreprendre quoi que ce soit. »
Nous descendons jusqu’à l’entrée, éclairée par une faible ampoule. La silhouette de Nathan se détache du mur.
« Je vais raccompagner Mlle Berg », dit-il à voix basse.
Les deux autres se regardent, il fait trop sombre pour voir leur expression. Ils ne commentent pas, M. Wälterlin se contentant d’un… « Merci, Nathan. À demain, Ella, viens me voir. On est fermé, mais on répète ; j’aurai peut-être eu une idée. »
« Merci, Monsieur le Directeur, à demain. »
Nathan et moi sortons.
« Ça ne te fait rien de marcher ? », demande-t-il.
« Non, rien. »
Il me prend le bras, et nous nous dirigeons vers la maison de Nicki.
Je m’enquiers :
« On répète même le Vendredi saint ? »
« Dans quinze jours, c’est la première de Faust. Une journée sans représentation, il faut en profiter. Que dit Wälterlin ? Tu vas rester ? »
Je lui raconte notre conversation. Il essaie de me rassurer, mais ou bien il n’est pas très convaincant, ou bien je suis trop fatiguée pour le croire. Mon angoisse est plus forte que jamais. Je me sens comme un condamné en sursis.
Nous arrivons devant chez Nicki. Une fois qu’il s’est assuré que la porte de la maison est ouverte, Nathan me tend la main, je tends la mienne. Je ne sais pas ce qu’il voit dans le noir presque absolu – toutes les lampes sont éteintes, à cause du couvre-feu. Quoi qu’il en soit, il m’attire contre lui, me pose un baiser dans les cheveux, se détache, pousse la porte pour que j’entre et après un « Bonne nuit, Ella, j’ai été très heureux de faire ta connaissance », il s’en va.