LA 3A, cet après-midi…
Vingt-cinq en première année, vingt et un en deuxième, vingt maintenant, mais cette fois-ci ce n’est plus le redoublement, ou le départ vers une autre formation qui leur ôte un des leurs, c’est un camarade, un ami, une part d’eux-mêmes qui a décidé de s’arracher à eux, sans un mot, mais en leur jetant au visage sa mort affreuse comme un cri impénétrable d’injure, de mépris, de désespoir, d’indifférence, de douleur, de n’importe quoi, et c’est Peut-être bien là le pire…
Vingt filles et garçons assis dans une salle depuis douze ou treize ans pour s’entendre répéter, sous toutes les formes imaginables, que leur salut dépend de leur présence en cet endroit, de leur application à se pénétrer de tout ce qui émane du pupitre, du tableau noir et des livres – douze ans jusqu’à ce jour où la mort surgie du dedans les laisse désemparés à leur chaise…
Alors il va falloir leur dire quelque chose.
Il va falloir leur donner la réponse, la preuve qu’ils attendent, consciemment ou non, et qu’ils sont en droit d’attendre…
Trouver donc la phrase, l’idée, le mot qui les aidera à admettre l’inadmissible, à entrevoir un sens dans la plus totale absurdité, ne serait-ce qu’à prendre sans trop de culpabilité la distance indispensable…
Rien que ça…
Fillettaz d’abord leur parlera, sobre, officiel, au début de la leçon de Meillerat, lequel prendra chez Sénèque, Cicéron ou saint Augustin un passage qui convient, puis ils auront Paccaud, que sa nature généreuse sous l’écorce inspirera, enfin ce sera à lui, Aubort, le représentant de la littérature française, de dire ce qu’il faut…
Or voilà deux heures qu’il fouille sa mémoire, et ce qu’elle lui sert est au sens propre abominable…
Au chapitre « suicide » ne reviennent que des pensées odieuses en la circonstance, à commencer par la phrase célèbre de Breton : « Le plus beau présent de la vie est la liberté qu’elle vous laisse d’en sortir à votre heure. » Tout aussi détestable l’ironie macabre de Rigaut : « Essayez, si vous pouvez, d’arrêter un homme qui voyage avec son suicide à sa boutonnière ! » Camus à peine plus opportun : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide », du reste Camus serait le premier à convenir que le problème des proches d’un suicidé, pour être vraiment sérieux, n’est pas vraiment philosophique…
Rien d’autre, hors quelques locutions incertaines, qu’il ne saurait attribuer à quiconque, parlant de « maladie », de « lâcheté », de « romantisme », toutes pareillement insignifiantes ou insultantes.
Du « deuil », de la façon de s’en remettre, rien que de plat ou de cynique.
De l’« espérance », deux ou trois formules affirmant qu’il faut s’en défier, sous peine de chute inévitable, et pas moins de l’« optimisme », « fausse espérance à l’usage des lâches et des imbéciles ».
De la « consolation », que « notre raison, déjà si insuffisante pour prévenir nos malheurs, l’est encore davantage pour nous en consoler ». Montaigne tout aussi cruel : « Il n’est aucune si douce consolation en la perte de nos amis que celle que nous apporte la science de n’avoir rien oublié à leur dire, et d’avoir eu avec eux une parfaite et entière communication »…
De la « compassion », rien.
De la « sympathie », rien, sinon qu’elle voisine avec l’hypocrisie et la superficialité.
Du « pardon », rien.
Rien qui convienne non plus de l’« amour » ni de l’« amitié », ou alors ces paroles qui ne sonnent bien que dans la bouche d’un croyant s’adressant à d’autres croyants…
Tandis que ne cessent de défiler les sentences parfaites pour ramener à la lucidité tout rêvasseur ayant foi en l’homme, confiant en l’avenir, bassement en paix avec lui-même, et le persuader que rien n’est sûr que la mort, le mensonge, l’erreur, ni ne mérite d’être espéré, admiré, vécu…
« Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés »…
Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui…
« Invoquer la postérité c’est faire un discours aux asticots »…
« Rien ne sert d’être vivant, s’il faut qu’on travaille »…
« Après le malheur de naître, je n’en connais pas de plus grand que de donner le jour à un homme »…
La littérature serait-elle ce vaste cimetière ? N’offre-t-elle aucune certitude résolument tournée vers l’espoir, aucune valeur, aucun idéal ? N’a-t-elle pas, à côté de ses grands démystificateurs, ses légions de refuseurs pleins d’élan, de générosité, de clarté ? Ne procède-t-elle pas avant tout de la lutte, si désespérée soit-elle, mais non sans victoire, non sans salut, contre l’inévitable ?
Surgissent alors quelques noms dont il n’est même pas tout à fait sûr, Rabelais, Diderot, Rousseau, Hugo, Zola, Camus, Malraux, mais sa mémoire alors se fait laborieuse. Quelques grandes idées et citations de manuels, et elle n’a plus rien à dire…
Ce n’est pas la littérature, c’est lui le cimetière !
Lui, qui ne contient que mort et désillusion, lui le maître débordant de bienveillance naturelle, qui n’a répandu que cendre et que fiel parmi ses élèves…
Passant dans la cour entre les groupes, il peut à peine répondre aux saluts qu’on lui adresse, courtois, chaleureux même, mais dont la distance respectueuse le frappe pour la première fois, et l’effraie… Visages éclairés, souvent levés vers le ciel pour arracher encore un peu de soleil aux vacances, éclats de rires, appels bruyants, rien qui transparaisse en tout cas du deuil, et même il est à peine possible de concevoir que Bertrand n’est plus dans cette lumière, disparu, englouti dans son eau noire… Caresse du soleil sur sa nuque à lui, avec des instants même de légèreté à la pensée que tout cela est exagéré, sa réaction démesurée, qu’il n’est pour rien dans ce drame, pas plus que Flaubert, Céline et les autres. Enfin quoi, il y a des limites à ce qu’on peut attendre de quiconque en matière de sauvegarde, pour ne pas dire de divination, et on sait bien que certains suicides relèvent de la seule psychiatrie, elle-même limitée… Voix de la raison, indispensable peut-être, mais trop lointaine, demeurant comme dans un au-delà, tandis que l’air humide est plein d’échos si proches sous les rires, si insistants… Il les aperçoit enfin, immobiles sous un platane à l’autre bout du préau, tous présents, semble-t-il, silencieux. Aller vers eux ? Le gong d’une heure, qui se met à égrener les six notes de la rentrée, décide à sa place. À plus tard… Ils n’ont pas l’air de remarquer son signe de la main… Mais l’a-t-il réellement levée ?
Avec effort, il arrive à saluer d’une voix à peu près naturelle cette classe de deuxième « Scientifique » aussi studieuse, intelligente et tranquille que dépourvue de tout intérêt pour la littérature – classe de « Scientifique » type, en somme, agréable, reposante, mais tu pourrais peut-être essayer de dépasser ce préjugé si évidemment crétin, si dangereux…
Flegme résigné pour l’heure qui accueille ses propos administratifs, feuilles de papier qui apparaissent sur les tables quand il se met à présenter la biographie de Molière, le pupitre vide devant lui. Plus tard, l’introduction sur le théâtre au XVIIe siècle, plus tard, les notions de baroque et de classicisme, du reste à quoi bon ?… Date de naissance, quelques propos sur l’entourage familial, et tout de suite l’énigme de la vocation théâtrale du jeune Poquelin, sur laquelle il s’étend, sans savoir pourquoi, tournant un peu en rond… Sa voix manque d’assurance au passage de certains mots qu’il ne s’attendait pas lui-même à prononcer, tels que « foi en soi », « obstination », « courage », mais vaille que vaille il tient le coup, on n’a pas l’air trop frappé par ce cours pâteux, et les minutes s’en vont…
Si bien que la question qui lui échappe soudain le surprend plus encore que les élèves…
— Que pensez-vous du père de Molière ?
Silence, qui s’appesantit…
— Dario ?
— Ce que j’en pense, moi ?
— Oui, vous…
— Donc mon avis ? Mon avis… personnel ?
— Cela même…
— Ben je sais pas, moi… Non, je sais pas…
Ayant de toute évidence une idée, mais ne voulant pas la dire…
— Dommage. Jean-Luc ?
Même sourire coincé par le silence de plus en plus gêné…
— Je… je pense qu’il devait avoir vachement, pardon, extrêmement confiance en son fils pour… ouais, enfin voilà, quoi…
La confiance, tiens… Et tu te demandes pourquoi on hésite à te donner son avis personnel sur un homme disparu il y a plus de trois siècles ?
— Une grande confiance, en effet. D’autres suggestions ?
Christina :
— Et puis quand même une sacrée ouverture d’esprit, moi je trouve, parce que d’avoir un fils comédien, hein, surtout à cette époque, ça devait pas être le top à raconter à ses amis…
D’autres avis çà et là, « moi le mien, si je lui demandais une avance d’héritage pour mon groupe de jazz, je vous dis pas la crise », « moi j’ai un copain, son père il a vendu sa baraque en Espagne pour l’aider à monter sa boîte », la classe tout à coup comme aérée…
Damien, prudent :
— Mais monsieur… si son père avait refusé, vous croyez que Jean-Baptiste Poquelin serait quand même devenu Molière ?
Gong qui résonne comme pour lui interdire le vasouillage académique qui allait lui sortir de la bouche…
— Mais je crois bien, oui…
En train de sourire, en plus, spontanément…
— Ah bon… Mais… mais qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— On n’est pas arrêté longtemps par des questions d’argent quand…
— Quand on est Molière, bien sûr…
— Quand on porte en soi quelque chose, Molière ou pas, soutien paternel ou pas. On lutte et on finit par révéler ce qu’on est. On éclot…
La classe qui prend le temps de le regarder avec une légère surprise avant de sortir, tandis qu’il se sent lui-même hésiter entre la certitude du ridicule, et celle, plus pénible encore, de leur avoir pour la première fois dit quelque chose d’important…
Il n’a le temps durant la pause que de se hâter jusqu’à sa nouvelle classe de « Diplôme à Options », entassée dans une annexe mal isolée. Fumée trop vite et pour ainsi dire à jeun, sa cigarette lui a mis des mouches devant les yeux, et il peine à sourire à ces visages inconnus, que ce premier jour de Gymnase, par-dessus le hâle de l’été, colore de vivacité, voire d’excitation.
Même indécision que tout à l’heure, même incapacité à ouvrir sa serviette, et, contre son habitude, il n’expédie pas l’appel en deux minutes, s’arrête à chaque nom, pose deux ou trois questions, regarde ses élèves tour à tour. Seize filles, dix garçons, huit nationalités, et le contraste des vêtements, des âges, des attitudes touche à l’hétéroclite, certaines filles parées comme des secrétaires de direction, d’autres les narines ou les lèvres ornées de petits bijoux, d’autres encore en jean élimé, en T-shirt trop large et terne. Un gaillard d’un mètre quatre-vingt-dix en gilet de cuir noir se balance sur sa chaise, à côté d’un camarade chétif qui roule les yeux sous ses verres de myope ; une fille tousse, tout au fond un garçon obèse, le crâne rasé, respire la bouche ouverte… On vient de banlieue, on a des parents mécanicien, femme de ménage, employé de commerce, on a souvent doublé et redoublé, dû quitter quand même le train royal du baccalauréat, on se retrouve ainsi à dix-huit, à dix-neuf ans en première année… De toute évidence on a été moins gâté par la vie, ici, ce qui n’empêche pas qu’on soit volontiers rieur et assez vite bruyant, un certain Cédric Bussy, petit rouquin très agité sur sa chaise, jouant déjà des coudes pour s’imposer comme le boute-en-train inexpugnable de la classe.
— Monsieur, vous trouvez pas que ce serait plus cool d’aller à la piscine ? Allez, je vous paie une mousse, une Adelscott bien fraîche, si vous voulez !… Ou bien si vous préférez la Guinness ?
Il faudrait mettre tout de suite les choses au point, ce sera déjà assez difficile, de toute évidence, de travailler dans ce local confiné, mais l’algarade cinglante qui materait ce désordre lui reste dans la gorge. Pas envie d’éteindre, de faucher ces « anciens prim’sup », que Fillettaz lui a attribués en manière de compensation aux « belles classes » qui composent son horaire, ces « restants de la colère de Dieu », comme disait encore Goumois… Favoriser plutôt ces recalés, trouver moyen de leur offrir quelque chose avant d’exiger…
D’où vient d’ailleurs qu’ils ne l’interrogent que sur les « travaux écrits », les notes, les bulletins ? Est-ce une illusion que cette anxiété diffuse, mobile, presque insaisissable dans les regards ou les voix, et pourtant si palpable ?
— Monsieur, c’est vrai qu’y a passé vingt-cinq pour cent d’échecs en première année, ici ? Parce que ma sœur elle m’a dit…
— Monsieur, c’est vrai que si on a 1 de moyenne on est viré tout de suite à Noël ?
— C’est quoi la double compensation ?
— Vous ferez des interros surprise ?
— On aura le droit de proposer des BD pour les expos ? Moi j’adore Hugo Pratt…
Des visages, des regards grands ouverts, suspendus entre la découverte et la peur, pendant que les réponses viennent d’elles-mêmes, toutes faites, aussi lénifiantes et responsables à la fois que possible – le « pilotage automatique » – alors que lui monte un tout autre discours, nécessaire celui-ci, et meilleur à exclamer… Pourquoi ne pas leur dire qu’il se fout d’avance et bien complètement des notes qu’il leur mettra ? Qu’il peut même leur garantir une note au moins suffisante de français jusqu’à l’examen final si cela peut les aider à ne plus y penser ?… Vous passerez votre existence à vous faire noter sous d’innombrables formes, mais est-ce que vous aurez des notes d’ouverture à autrui, d’amitié, d’équilibre, de tolérance, de connaissance de soi, de joie de vivre ?
Puis il n’a plus dans la bouche qu’un goût sale : vitae non scolae discimus, « c’est pour la vie, pas pour l’école que nous étudions » ? Va expliquer ça aux camarades de Bertrand Fiaugères !
Tandis que s’aiguise sur eux un regard qu’il ne domine plus, furtif, morbide, guidé par sa seule idée fixe : très bien, les bonnes intentions, mais il s’agira surtout de deviner à temps le signe, et de savoir en tenir compte – ce signe déjà présent peut-être parmi ces élèves qui lui font face avec la même apparence anodine que Bertrand, distante, amusée, là-bas intimidée, ici trop sérieuse, partout déjà moins gaie, déjà moins lisse qu’au premier coup d’œil… Celle-ci, qui note aussi fébrilement que vainement ses réponses sur son cahier neuf… Ce faux calme qui se vautre devant son paquet de Camel… Celui-là encore qui depuis dix minutes a les yeux perdus de rêverie vers le lac…
Des visages d’enfants vite troublés, vite rassérénés, malléables, tout attentifs, tout livrés, c’est cela : livrés à lui – bon Dieu jamais il n’a senti à ce point son immense pouvoir, et sa magistrale impuissance…