Les Beaux sentiments

Jacques-Étienne Bovard

Jacques-Étienne Bovard est né à Morges en 1961. Parallèlement à son métier de maître de français, il bâtit une œuvre composée essentiellement de romans et de nouvelles, la plupart ancrés dans les paysages et les mentalités de Suisse romande, qu’il considère comme un terreau hautement romanesque à maints points de vue. Menant une vie des plus ordinaires, mais passionné de beaucoup de choses, Bovard nourrit ses livres de ses visites transfigurées dans divers mondes, notamment l’équitation (Demi-sang suisse, 1994), l’enseignement (Les Beaux Sentiments, 1998) la photographie (Le Pays de Carole, 2002), la musique (Une leçon de flûte avant de mourir, 2000), la pêche (Ne pousse pas la rivière, 2006). Son penchant pour le comique l’a poussé aussi à commettre les nouvelles de Nains de jardin, (1996), dont le succès ne faiblit pas, de la même veine que son roman La Griffe (1992) récemment réédité. Première approche autobiographique, La Pêche à rôder (2006) conjugue écriture et photographie.

Couronné de nombreux prix, Jacques-Étienne Bovard fait partie des auteurs suisses romands les plus réguliers et les plus largement reconnus par le public. Son dernier roman, La Cour des grands (2010), rencontre un vif succès.

Jacques-Étienne Bovard

Les Beaux sentiments

roman

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à mes parents

On dit : « Et Joseph ?
— On ne l’a jamais revu. »
On dit : « Et Clou ?
— On n’a plus entendu parler de lui.
— Et le maître du chalet ?
— Mort. Il avait reçu deux balles.
— Son neveu ?
— Mort.
— Barthélemy ?
— Mort.
— Et celui du mulet ?
— Mort… Mort de la gangrène.
— Le petit Ernest ?
— Mort aussi.
— Le Président ?
— Mort.
— Compondu ?
— Mort. »

CHARLES FERDINAND RAMUZ
La Grande Peur dans la montagne

ÉCLAIRCISSEMENT

Le « Gymnase » désigne, dans le canton de Vaud, l’institution officielle de l’enseignement secondaire supérieur ; il fait suite au « Collège », et prépare, en trois ans, à la maturité fédérale (baccalauréat) ou au diplôme de culture générale. Les élèves ont habituellement de seize à dix-neuf ans.

PREMIÈRE PARTIE

IL a eu beau s’y attendre, respirer aussi calmement que possible en montant l’escalier, dès les premières marches son estomac s’est crispé, et sa bouche, au moment de pousser la porte, manque de salive.

Angoisse de remplaçant, de stagiaire au matin de sa première journée, par trop ridicule après cinq ans de métier, enfin comme si la Salle des maîtres pouvait avoir quelque chose de menaçant, comme si tout n’allait pas se passer aussi bien, aussi naturellement qu’à l’ordinaire…

Demi-heure d’avance, mais beaucoup de collègues déjà, pressés autour des armoires, des ordinateurs, de la photocopieuse qui tourne sans discontinuer… Facile, dans cette effervescence, d’aller inaperçu jusqu’aux tables du fond poser sa serviette, et de vérifier que rien n’y manque : agenda, bloc-notes, Tartuffe, Le Horla, En attendant Godot, relus et annotés encore pendant les vacances, sur lesquels il pourrait sur-le-champ repasser sa licence…

Respirer, quelques pas jusqu’au casier à son nom, où est servie sa portion de listes de classes, mémentos et autres consignes qu’il se met à éplucher : ne rien oublier, retourner les formulaires correctement remplis, dans les délais surtout, puisque pour la hiérarchie c’est tout ce qui compte… Mais comme si tu allais tout à coup multiplier les entorses à « la bonne marche de l’établissement », comme si on t’avait à l’œil, n’attendant qu’un faux pas de ta part…

Cinq ou six jours de maladie en cinq ans. Rien à désirer en fait de ponctualité, de tenue, de courtoisie… Trente-trois ans, toujours « un peu jeune » pour le Gymnase, certes, coupable en outre d’avoir préféré rester quatre ans assistant à l’Université plutôt que de « payer ses galons » au Collège, d’ailleurs Fillettaz ne lui a jamais dissimulé sa méfiance des « spécialistes »… Mais l’a-t-on jamais vu verser dans le copinage, l’a-t-on jamais pris en flagrant délit d’ignorance, d’incompétence ?

Donc rien, absolument rien à se reprocher. Pas syndiqué, toujours prônant le dialogue – quoique peu loquace, il est vrai, absent au jambon de fin d’année, hautain dès lors, voire prétentieux aux yeux de beaucoup, mais qu’est-ce qui compte ? Est-ce que ses élèves lui dansent sur le ventre ? Est-ce qu’ils ne passent pas leur baccalauréat aussi bien que les autres ?

Quant à sa nouvelle classe, à ces vingt-six inconnus qui cet après-midi vont le toiser, le juger, le « chercher » peut-être, ne sait-il pas assez les phrases qui font sentir à la fois l’autorité et la bienveillance ?

Exactement : autoritaire en surface, au fond bienveillant. Plus bienveillant même qu’autoritaire, de nature, et les élèves finissent toujours par s’en rendre compte…

Confiance qui revient, et a bien raison de revenir : bon prof, Aubort, la rigueur, la méthode, l’abstraction, l’ironie, le paradoxe déstabilisateur et fécond – personnalité bien trouvée de puriste nimbé d’humour, de faux pète-sec dans sa tour d’ivoire ouverte aux quatre vents, et de quoi donc le remercie-t-on aux cérémonies de promotions, sinon d’avoir enseigné à « approfondir », à « argumenter » sans « sortir du sujet » ?

Quelques saluts rapides, Cathy décidément bien jolie et affectueuse, puis Goumois, le « chef de file » de français, la mine détendue…

— Intéressant, ton article, je t’en parle un de ces jours…

Puis l’ami Gerdaz, toujours aussi décontracté…

— Alors, ça baigne ?

— Ça baigne…

— À propos, tu connais déjà la dernière glauque ?

Toujours bon à prendre, l’humour noir de Gerdaz, mais pas le temps, d’ailleurs c’est fini, le sot malaise quand même bien amenuisé en cinq ans, plus qu’un banal petit trac de rentrée d’août, l’année prochaine à jamais disparu sans doute…

Huit heures moins trois. À Paccaud, venu trier sa propre liasse administrative à côté de lui, il demande si son voyage en Autriche s’est bien passé, mais Paccaud ne répond pas, tournant vers lui un visage pâle et tiré.

— Dis donc, ça va, toi ?

— Tu as de ces questions, un jour pareil !

Voix aigre, face de grand contrarié parce qu’il faut reprendre le collier après sept semaines de vacances… L’usure, bien sûr, le poids de trente années de maths derrière soi… Face aux trente ans qui l’attendent, lui Aubort, que risque-t-il avec Molière, Maupassant, Beckett, tant d’autres ?

Prof de français, la plus belle part, la plus riche, la plus prestigieuse, toujours porté, éclairé, régénéré par les textes qui changent…

Puis il y a cette carte postale tout au fond du casier, que ses doigts encore moites ramènent marquée de leurs empreintes… Aubort reçoit des cartes de ses élèves, être vu si possible en la lisant, sans trop d’ostentation toutefois… Repiquée d’un vieux daguerréotype, l’amas gigantesque d’une avalanche de pierres, au pied d’une falaise…

L’écriture microscopique mais très lisible de Frank…

Le site de « La GPDLM » ? Peut-être. C’est que nous autres on est montés pour voir, et quand on a eu bien vu tout à fait là en haut qu’on n’y voyait rien, on s’est dit qu’il n’y a pas que les hommes, et surtout pas que Ramuz :– L’œil-de-perdrix ? – Bu. – Le muscat ? – Bu. – Et la petite-arvine ? – Bue aussi. – L’humagne ? – Bu. Ils ont tous été bus… À votre santé, pour vous remercier de nous avoir ouvert les yeux sur le vieux schnock. Mais on se réjouit pas de vous revoir ! In vino veritas, la 3A.

Cette bouffée d’air frais. Cette parodie insolente, pétillante… « À votre santé… pour vous remercier… » Ah, nul doute qu’il se réjouit de la revoir, lui, cette classe de terminale « Latin-Grec » à la fois turbulente et bûcheuse, qui avant de l’avoir lu trouvait Ramuz « ringard »… Complicité, beaucoup d’humour, sens critique, et il aime aussi leur curiosité sous les allures désinvoltes ou râleuses, leur art de vivre, en un mot…

Ainsi ils ont mis à exécution leur projet assez exceptionnel de passer leur première semaine de vacances tous ensemble près de Saint-Luc, où un oncle de Martine leur a prêté un chalet sans confort, et heureusement perdu dans les pâturages. Il les imagine sans peine, vingt et une filles et garçons confinés, dans le vacarme des rires, des engueulades et des musiques diverses, les studieuses inséparables Aude, Martine, Anne-Sophie et Joëlle, toujours avec un fascicule de flexions grecques ou de vocabulaire allemand à portée de la main – quoiqu’il se pourrait bien qu’on ait dû faire relâche sous la pression des autres, eh faites pas chleu, les vestales, ce serait le moment de vous détendre un peu, leur lance Sassan avec ses airs virils, ou le prudent Philippe, qui voudrait tellement lui ressembler, tandis que Vanessa, Gislaine, Maïte et Magdalena, dévouées, pestent contre le désordre des sacs de couchage, poussent dehors les fumeurs, reviennent cuire les pâtes sur le fourneau à bois… Affalés sur les bancs, les hommes forts de la veille, Mathieu, Frank, Gino, Manu, sont moins brillants sur le banc à l’ombre, le délicat Alex aura peut-être vomi, auquel cas Pierre-Alain n’aura pas manqué de lui faire ses remontrances de chef scout – et quelles idylles, quels petits drames aussi à l’écart, la main dans la main sous les branches, dépité seul dans le foin au-dessus des appels… Te seras-tu enfin déclaré à la belle et quelque peu maniérée Sheyda, Jean-Christophe, ou tel autre t’aura-t-il devancé ? Serez-vous encore ensemble, José et Jannick ?

Que ces visages aient pu se dissiper si complètement durant près de deux mois… Sorte d’hiver de la mémoire, si l’on peut dire, quoi qu’il en soit repos indispensable pour reverdir et durer dans le métier…

Il relit la carte, la glisse dans la poche de son veston. Curieux quand même que des êtres si proches, auxquels il a parlé tant d’heures, puissent lui être si vite étrangers… Mais quels remords en éprouverait-il, puisqu’il se réjouit maintenant de les revoir ?

Reste ce détail, singulier lui aussi : sur aucune des images qui continuent de lui passer devant les yeux ne figure Bertrand. Qui se trouvait pourtant au chalet avec ses camarades, tous continuant à jouer leurs rôles dans des attitudes et des décors précis…

Pas Bertrand, pas même comme une ombre en arrière-plan…

Mais huit heures deux. Il aura le temps plus tard de se demander ce que cette incapacité à l’imaginer heureux parmi ses camarades pouvait bien traduire…

Le réveil arrive de très loin, à la façon d’un rêve banal qui se met à distiller soudain une angoisse inexplicable – mots murmurés, rampants, insistants sous la rumeur compacte des conversations et du sifflement de l’automate, où il est allé se tirer un expresso…

— Parents divorcés ?

— Aucune idée…

— Pour ce que ça veut dire, de toute façon… Je n’ai pas besoin de vous rappeler qu’un tiers de nos élèves vivent dans un foyer mono-parental ou recomposé, et que la plupart s’en sortent très bien…

— C’est du moins ce qu’on dit…

— Rien à voir non plus avec la drogue, excellents résultats quasi dans toutes les branches, une copine tout ce qu’il y a de bien, paraît-il en « Modernes » au Gymnase du Bugnon…

Romberg, Angela, Paccaud et Glarner, serrés dans l’embrasure de la fenêtre, gris tous les quatre.

— Ils savent déjà, les camarades ?

— Celui qui était là, en tout cas, Frank Marchon, et puis tous ceux à qui il en aura forcément parlé…

— Bon, alors ils savent tous, et ce soir tout le Gymnase saura…

— De toute façon vous vous rendez compte ce qu’ils vont prendre à travers la figure ? Ah, elle va être gaie, leur année de bac…

— C’est qui, le conseiller de classe ? Il doit savoir quelque chose, lui…

Bouche en cendres, avancer… Mort d’un élève, compris, suicide, au ventre ce choc énorme, et déjà le visage, le nom, l’évidence, avant même que Paccaud n’écrase son sursaut d’espérance…

— Ah mais le voilà, le conseiller. Dis donc, Fiaugères, Bertrand Fiaugères, tu sais ce qui l’a poussé à… enfin… la Direction t’a quand même informé ?

Là, sa tête doit leur faire peur, à en juger d’après leur propre stupeur, leur gêne, leur effort enfin de ménagement pour lui annoncer la nouvelle.

Tête de coupable, de confondu…

Il se retrouve assis près des plantes vertes, Paccaud lui tendant son gobelet de café laissé à l’automate.

— Excuse ma sécheresse de tout à l’heure, j’étais sûr que tu…

— Vous savez s’il a laissé une lettre, s’il a dit quelque chose à propos de nous ?

Ils ne savent pas, l’air même de ne pas comprendre la question. Mais Angela le fixe d’un regard étroit par-dessus ses lunettes en demi-lune.

— Toi, tu vas tout de suite arrêter de filer ce coton-là…

Les « circonstances », comme dit Glarner, il les apprend dans l’ascenseur, en montant avec eux à la salle de conférences.

Elles le laissent, sur le moment, quasi indifférent. Seul un « pourquoi » criard, informe, commence à émerger ; le « comment » n’a pas d’importance, et dégage à la fois trop d’effroi.

Mais plus tard, il aura le temps, oui, tout le temps de scruter jusqu’à la nausée le visage, les gestes d’un garçon de dix-huit ans qui, par un beau soir d’été, monte sur sa petite moto, passe à côté d’une terrasse où sont assis les copains et copines avec lesquels il avait rendez-vous – parmi eux Frank, son voisin de table au Gymnase –, leur adresse un signe de la main, continue, bifurque cent mètres plus loin, s’engage sur un débarcadère, et va pleins gaz se jeter au lac.

Plus tard il pourra voir le quai, les guirlandes de lumières entre les branches des marronniers, à la terrasse les gens qui rigolent, s’indignent, pensant à une blague, à un pari stupide. Et puis on passe de la rigolade à l’incrédulité, à l’horreur, et alors on se précipite, on saute à l’eau les uns sur les autres…

— Il s’était enchaîné la cheville au cadre de sa moto. Les plongeurs ont mis plus d’un quart d’heure pour le remonter…

— Suicide de garçon, pas la moindre chance de se rater… Mais bon Dieu qu’est-ce qu’il faut avoir dans la tête pour faire un truc pareil…

— Moi je peux pas m’empêcher de penser que c’est quelque part ignoble d’avoir fait ça, à ses parents, à ses amis…

— Tu peux pas dire ça…

— Mais non, je sais bien, mais ça me révolte, moi !

— Il faut respecter…

— Respecter quoi ?

— Avancez, on va arriver en retard…

Et déjà il déteste et envie leur façon de parler, de seulement pouvoir parler…

LE DEUXIÈME coup se fond dans le premier.

Debout à son habitude, dominant la salle de sa haute taille, Fillettaz présente ses vœux pour l’année scolaire qui commence, puis annonce, la voix altérée, le « décès tragique de Bertrand Fiaugères, élève appelé à entrer en 3A, chez qui tout paraissait présager à la fois l’excellence et la santé les plus prometteuses ».

Quelques réflexions sur la vanité de prétendre juger un geste « qui dépasse l’entendement », puis ça vient en deux ou trois détours, sa tête penchée puis relevée, son regard passant d’un rang à l’autre, cherchant le sien…

— Il va de soi que la vie continue, que les cours reprennent normalement, mais chacun sait le danger de la contagion dans ce genre de situation. Donc j’attends des maîtres de cette classe qu’ils renoncent, du moins dans les premières semaines, à certains sujets de réflexion, surtout à certaines lectures. À ce propos, monsieur Aubort, vous voudrez bien vous présenter à mon bureau sitôt après votre dernière leçon, à quinze heures trente.

En hommage au disparu, l’assemblée priée de se lever, minute de silence…

Il n’ose relever la tête pour voir si Fillettaz continue de le regarder.

De toute façon, il est transpercé.

Madame Bovary, Les Fleurs du mal, Thérèse Desqueyroux, Voyage au bout de la nuit, La Grande Peur dans la montagne, les voilà, ses « lectures » de l’an passé en 3A…

Ce pays nous ennuie, ô Mort, appareillons !…

« Les êtres nous deviennent supportables dès que nous sommes sûrs de pouvoir les quitter. »

« Il faut choisir, mourir ou mentir. »

Ô vers noirs compagnons sans oreilles et sans yeux,

Voyez venir à vous un mort libre et joyeux ;

« Et, croyant qu’il voulait jouer, elle le poussa doucement. Il tomba par terre. Il était mort. »

« Le petit Ernest ? – Mort aussi. »

« Ce monde n’est je vous l’assure qu’une immense entreprise à se foutre du monde ! »

Quelques murmures quand on se rassied, lui retombé sur son siège…

Il pourra dire ce qu’il voudra, expliquer qu’il ne s’agit là que de purs « classiques » étudiés d’ailleurs dans toutes les classes de la francophonie, mais le fait est qu’il n’a pas réfléchi une minute aux effets qu’une telle succession d’œuvres noires pouvait produire sur ses élèves au-delà de leurs travaux écrits, dans leur vie, leur âme, leur chair…

Pire : il n’a pas réfléchi, et pourtant la nouvelle ne l’a pas complètement surpris, il fera croire ce qu’il voudra, mais il n’était pas tranquille, il savait, il s’y attendait…

Ces feuillets longuement retenus dans sa main, avant qu’il ne retourne à sa place…

— Bertrand, ce que j’ai lu ici n’est bien entendu qu’une bonne dissertation ?

Trois mois sur Céline, et puis avoir donné ce sujet : « … ce n’est peut-être que cela sa jeunesse, de l’entrain à vieillir »…

Lui debout devant le pupitre, en suspens, amusé, ne sachant que répondre…

— J’entends par là que vos conclusions sont amenées par l’effet de l’exercice, n’est-ce pas, et ne constituent en rien des convictions personnelles ?…

Qu’est-ce qu’il fallait voir, qu’il n’a pas vu sur ce visage intelligent, quel signe, quelle blessure ?

— Parce que si c’était le cas, même en faisant la part de l’influence célinienne… je vous avoue que je suis un peu mal à l’aise, Bertrand…

« Mal à l’aise », pour ne pas dire « inquiet », parce que ce mot bien sûr l’aurait trop engagé, et que l’inquiétude se diluait face à ces yeux clairs pleins d’étonnement, où venait une lueur narquoise…

— Je n’ai pas à me mêler de vos affaires, mais… vous ne traversez pas une période difficile ?

— Ah ?… Non, pas du tout… Bon, c’est pas toujours la joie avec mon père, mais ça va…

Qu’il ait insisté pourtant, malgré sa gêne croissante, sous ce regard surplombant, ironique maintenant…

— Pourquoi est-ce que vous ne laissez même pas, comme Céline, l’échappatoire du « peut-être » ? C’est vraiment comme ça que vous voyez votre jeunesse ? Je m’attendais plutôt à une argumentation contraire, comme ont fait du reste la plupart de vos camarades…

Plus sérieux soudain, et comme pressé de pouvoir retourner à sa place…

— C’est vrai j’aurais pu, mais j’ai pensé que c’était bien de défendre une idée qui dérange par rapport à tous les trucs bateau sur la jeunesse, alors je me suis défoulé. J’admets que c’est un peu carré, cela dit…

Ce faux-fuyant, qu’il a vu, pourtant, mais renoncé à relever pour ne pas laisser les autres s’agiter dans l’attente de leurs propres copies…

— En ce qui concerne la suite de vos études, vous savez où vous allez ? Médecine, droit ?

— Plutôt les lettres… Ça me plairait d’enseigner, français, histoire… Bon, si c’est pas complètement bouché, parce qu’on m’a dit que deux licenciés sur trois ne trouvent même pas de place de stage…

On ne va pas si mal quand on a des projets, n’est-ce pas, on ne va pas faire de bêtise, quand on se destine sagement aux études de lettres… Ce qu’il se sera facilement laissé endormir…

— Vous savez que vous pouvez compter sur moi si… enfin nous nous comprenons…

— Ouais, c’est gentil… Merci…

Ces feuillets lâchés enfin, Bertrand avec, comme on se lave les mains… Regagnant sa place avec le sourire, léger, désinvolte, comme fier de son effet…

Ce que ça lui aurait coûté de faire un pas de plus, de revenir aux nouvelles les jours suivants, de faire oublier le pupitre et d’établir une confiance, quitte à paraître ridicule, quitte à ce qu’on le voie avec un élève à la table d’un bistrot… Ce que ça lui aurait coûté de s’être trompé, d’avoir passé pour alarmiste, intempestif, « décidément un peu jeune »…

Tu t’y attendais, ou plutôt tu attendais, comme le voisin qui hausse le volume de son téléviseur pour ne plus entendre les appels… Et comme le voisin bouleversé, la main sur le cœur tu pourras dire que tu tombes des nues… Et puis ce n’était ni dans ton cahier des charges ni dans tes supposées compétences. Tu savais, et en fait tu ne savais rien… Et puis tu as près de cent autres élèves, les jours ne comptent que vingt-quatre heures, et nul ne saurait porter toute la misère du monde sur ses épaules…

Mais Flaubert, et Baudelaire, et Céline, et Mauriac, et le Ramuz de La Grande Peur

Pas une lueur, pas un souffle d’espérance, pas le moindre répit en une année pour ces filles, ces garçons de dix-sept à dix-huit ans, rien d’ouvert, pas le plus humble idéal, pas la plus timide valeur, en une époque pas précisément luxuriante en la matière… Dieu, l’homme, le monde, l’amour, la famille nivelés, raillés, niés. Mille, deux mille pages de désert en tranches hebdomadaires, explication de texte, dissertation, interrogation à la clé…

Parce que tu croyais judicieux de les avertir que la vie ne leur ferait pas de cadeau ?

Comme s’ils ne le savaient pas déjà mieux que toi…

Plus besoin de chercher ce qui t’agitait sous les couches de quiétude, Aubort, c’est là : pressentiment de mauvaise influence, de non-assistance, de simple et terrible inconscience…

Se raccrocher au discours de Fillettaz, tâcher de comprendre les termes qu’il emploie, familiers et vides de tout sens… L’« écu pédagogique »… Le « prix de revient » du bachelier Edmond-Gilliard… Suppression de cours facultatifs et d’heures d’appui, diminution du personnel et de l’offre alimentaire de la cafétéria, réduction des plages d’ouverture de la bibliothèque et, bien entendu, regroupement systématique des classes dont l’effectif descendra au-dessous d’un certain seuil… Une classe égale trois cent mille francs de charges salariales par an, qu’elle compte treize ou vingt-six élèves, le calcul vite fait, dix ou douze classes ainsi éliminées par regroupement à l’échelon cantonal, trois à quatre millions économisés d’un trait de plume, mesdames, messieurs…

Soupirs, protestations étouffées dans la salle. Et le déficit en redoublement pour les élèves qui rateront à cause de la déstabilisation qu’un tel brassage impose ? On ne va quand même pas regrouper des classes de bac ?… Non mais quand même… Ça va aller jusqu’où ?… Elle est où la gauche ?… D’autres qui feuillettent leurs circulaires, ou lisent un journal plié sur leurs genoux, désabusés, ou avec ce supérieur dédain qu’il s’est appliqué à montrer lui-même jusque-là, Aubort…

— Nous avons, mes collègues directeurs et moi-même, dit en haut lieu tout le mal que nous pensions de ces mesures sur le plan pédagogique. Mais quand la raison budgétaire l’emporte au Grand Conseil sur toute autre considération, essayez d’évaluer ce que pèsent les inconvénients de classes recomposées et surchargées dans l’esprit de nos élus, la chose à six mois des élections…

Bertrand passé par pertes et profits ?

Mais Romberg s’est brusquement levé au milieu de la salle, et prend sans attendre la parole.

— Modeste proposition à la manière de Jonathan Swift, monsieur le directeur : tant qu’à les éliminer, et si on passait ces classes en sous-effectif par les armes, tout simplement, pour leur apprendre à coûter trop cher ? Je ferais encore remarquer à la droite du Grand Conseil que ce serait autant de futurs chômeurs de moins, parce qu’au train où on bazarde leur formation…

Quelques rires, Fillettaz agacé…

— Monsieur Romberg, avant que vous ne me coupiez la parole, j’allais inviter l’assemblée à faire d’autres propositions d’économies, mais j’avoue que je n’attendais pas, de votre part en particulier, une idée aussi saugrenue, pour ne pas dire aussi indigne…

— Pardon, monsieur le directeur, ce qui est indigne, c’est de payer ses dettes en lésinant à n’en plus finir sur la formation de ses enfants. Que mes collègues d’histoire me détrompent si nécessaire, mais je n’ai jamais vu l’exemple d’une société dépourvue de richesses naturelles qui se soit bien portée d’en avoir usé ainsi… Sous le beau prétexte de ne pas léguer nos dettes à nos enfants, nous allons leur léguer dix ans de retard intellectuel, scientifique, culturel, et nos dettes !

Fillettaz crispé, son crâne nu luisant dans la lumière…

— Merci monsieur Romberg, j’en prends bonne note, mais ce n’est ni le lieu ni l’heure du débat politique. Vous pouvez vous rasseoir.

Romberg qui ne bouge pas, hiératique, une sorte de flottement de ses membres dans le costume bleu marine trahissant seul l’exaspération…

— Non, monsieur le directeur, je ne me rassois pas, je quitte cette assemblée. À un an de la retraite, et quelques minutes après avoir appris le décès d’un de mes élèves, je n’accepte plus d’entendre de telles inepties.

— Eh bien je ne vous retiens pas ! Je ne retiens d’ailleurs personne !… Si vous croyez que ça m’amuse, moi, de me retrouver continuellement entre le marteau et l’enclume !… Allez-y, sortez tous, si vous pensez que c’est ainsi qu’on résoudra nos problèmes !

Cramoisi, des pieds à la tête secoué d’une colère prête à exploser – et lui Aubort est en suspens, à demi soulevé sur son siège, comme la plupart autour de lui, scandalisés, murmurants, cherchant autour d’eux qui se lèvera… Trop jeune, déjà convoqué cet après-midi – temporaire… Et Romberg à la porte, la porte qui se referme sans violence, Fillettaz déjà en train d’ordonner à Mme Aguet de ne pas consigner ce « dérapage » dans le procès-verbal, point quatre de l’ordre du jour, manifestations extra muros, c’est fini, tu peux te rasseoir…

Inconscient, incompétent, inconsistant, mais qu’y a-t-il en toi, François Aubort, maître de français au Gymnase cantonal Edmond-Gilliard, trente-trois ans, qui résiste ?

LA 3A, cet après-midi…

Vingt-cinq en première année, vingt et un en deuxième, vingt maintenant, mais cette fois-ci ce n’est plus le redoublement, ou le départ vers une autre formation qui leur ôte un des leurs, c’est un camarade, un ami, une part d’eux-mêmes qui a décidé de s’arracher à eux, sans un mot, mais en leur jetant au visage sa mort affreuse comme un cri impénétrable d’injure, de mépris, de désespoir, d’indifférence, de douleur, de n’importe quoi, et c’est Peut-être bien là le pire…

Vingt filles et garçons assis dans une salle depuis douze ou treize ans pour s’entendre répéter, sous toutes les formes imaginables, que leur salut dépend de leur présence en cet endroit, de leur application à se pénétrer de tout ce qui émane du pupitre, du tableau noir et des livres – douze ans jusqu’à ce jour où la mort surgie du dedans les laisse désemparés à leur chaise…

Alors il va falloir leur dire quelque chose.

Il va falloir leur donner la réponse, la preuve qu’ils attendent, consciemment ou non, et qu’ils sont en droit d’attendre…

Trouver donc la phrase, l’idée, le mot qui les aidera à admettre l’inadmissible, à entrevoir un sens dans la plus totale absurdité, ne serait-ce qu’à prendre sans trop de culpabilité la distance indispensable…

Rien que ça…

Fillettaz d’abord leur parlera, sobre, officiel, au début de la leçon de Meillerat, lequel prendra chez Sénèque, Cicéron ou saint Augustin un passage qui convient, puis ils auront Paccaud, que sa nature généreuse sous l’écorce inspirera, enfin ce sera à lui, Aubort, le représentant de la littérature française, de dire ce qu’il faut…

Or voilà deux heures qu’il fouille sa mémoire, et ce qu’elle lui sert est au sens propre abominable…

Au chapitre « suicide » ne reviennent que des pensées odieuses en la circonstance, à commencer par la phrase célèbre de Breton : « Le plus beau présent de la vie est la liberté qu’elle vous laisse d’en sortir à votre heure. » Tout aussi détestable l’ironie macabre de Rigaut : « Essayez, si vous pouvez, d’arrêter un homme qui voyage avec son suicide à sa boutonnière ! » Camus à peine plus opportun : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide », du reste Camus serait le premier à convenir que le problème des proches d’un suicidé, pour être vraiment sérieux, n’est pas vraiment philosophique…

Rien d’autre, hors quelques locutions incertaines, qu’il ne saurait attribuer à quiconque, parlant de « maladie », de « lâcheté », de « romantisme », toutes pareillement insignifiantes ou insultantes.

Du « deuil », de la façon de s’en remettre, rien que de plat ou de cynique.

De l’« espérance », deux ou trois formules affirmant qu’il faut s’en défier, sous peine de chute inévitable, et pas moins de l’« optimisme », « fausse espérance à l’usage des lâches et des imbéciles ».

De la « consolation », que « notre raison, déjà si insuffisante pour prévenir nos malheurs, l’est encore davantage pour nous en consoler ». Montaigne tout aussi cruel : « Il n’est aucune si douce consolation en la perte de nos amis que celle que nous apporte la science de n’avoir rien oublié à leur dire, et d’avoir eu avec eux une parfaite et entière communication »…

De la « compassion », rien.

De la « sympathie », rien, sinon qu’elle voisine avec l’hypocrisie et la superficialité.

Du « pardon », rien.

Rien qui convienne non plus de l’« amour » ni de l’« amitié », ou alors ces paroles qui ne sonnent bien que dans la bouche d’un croyant s’adressant à d’autres croyants…

Tandis que ne cessent de défiler les sentences parfaites pour ramener à la lucidité tout rêvasseur ayant foi en l’homme, confiant en l’avenir, bassement en paix avec lui-même, et le persuader que rien n’est sûr que la mort, le mensonge, l’erreur, ni ne mérite d’être espéré, admiré, vécu…

« Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés »…

Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,

Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :

Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui…

« Invoquer la postérité c’est faire un discours aux asticots »…

« Rien ne sert d’être vivant, s’il faut qu’on travaille »…

« Après le malheur de naître, je n’en connais pas de plus grand que de donner le jour à un homme »…

La littérature serait-elle ce vaste cimetière ? N’offre-t-elle aucune certitude résolument tournée vers l’espoir, aucune valeur, aucun idéal ? N’a-t-elle pas, à côté de ses grands démystificateurs, ses légions de refuseurs pleins d’élan, de générosité, de clarté ? Ne procède-t-elle pas avant tout de la lutte, si désespérée soit-elle, mais non sans victoire, non sans salut, contre l’inévitable ?

Surgissent alors quelques noms dont il n’est même pas tout à fait sûr, Rabelais, Diderot, Rousseau, Hugo, Zola, Camus, Malraux, mais sa mémoire alors se fait laborieuse. Quelques grandes idées et citations de manuels, et elle n’a plus rien à dire…

Ce n’est pas la littérature, c’est lui le cimetière !

Lui, qui ne contient que mort et désillusion, lui le maître débordant de bienveillance naturelle, qui n’a répandu que cendre et que fiel parmi ses élèves…

Passant dans la cour entre les groupes, il peut à peine répondre aux saluts qu’on lui adresse, courtois, chaleureux même, mais dont la distance respectueuse le frappe pour la première fois, et l’effraie… Visages éclairés, souvent levés vers le ciel pour arracher encore un peu de soleil aux vacances, éclats de rires, appels bruyants, rien qui transparaisse en tout cas du deuil, et même il est à peine possible de concevoir que Bertrand n’est plus dans cette lumière, disparu, englouti dans son eau noire… Caresse du soleil sur sa nuque à lui, avec des instants même de légèreté à la pensée que tout cela est exagéré, sa réaction démesurée, qu’il n’est pour rien dans ce drame, pas plus que Flaubert, Céline et les autres. Enfin quoi, il y a des limites à ce qu’on peut attendre de quiconque en matière de sauvegarde, pour ne pas dire de divination, et on sait bien que certains suicides relèvent de la seule psychiatrie, elle-même limitée… Voix de la raison, indispensable peut-être, mais trop lointaine, demeurant comme dans un au-delà, tandis que l’air humide est plein d’échos si proches sous les rires, si insistants… Il les aperçoit enfin, immobiles sous un platane à l’autre bout du préau, tous présents, semble-t-il, silencieux. Aller vers eux ? Le gong d’une heure, qui se met à égrener les six notes de la rentrée, décide à sa place. À plus tard… Ils n’ont pas l’air de remarquer son signe de la main… Mais l’a-t-il réellement levée ?

Avec effort, il arrive à saluer d’une voix à peu près naturelle cette classe de deuxième « Scientifique » aussi studieuse, intelligente et tranquille que dépourvue de tout intérêt pour la littérature – classe de « Scientifique » type, en somme, agréable, reposante, mais tu pourrais peut-être essayer de dépasser ce préjugé si évidemment crétin, si dangereux…

Flegme résigné pour l’heure qui accueille ses propos administratifs, feuilles de papier qui apparaissent sur les tables quand il se met à présenter la biographie de Molière, le pupitre vide devant lui. Plus tard, l’introduction sur le théâtre au XVIIe siècle, plus tard, les notions de baroque et de classicisme, du reste à quoi bon ?… Date de naissance, quelques propos sur l’entourage familial, et tout de suite l’énigme de la vocation théâtrale du jeune Poquelin, sur laquelle il s’étend, sans savoir pourquoi, tournant un peu en rond… Sa voix manque d’assurance au passage de certains mots qu’il ne s’attendait pas lui-même à prononcer, tels que « foi en soi », « obstination », « courage », mais vaille que vaille il tient le coup, on n’a pas l’air trop frappé par ce cours pâteux, et les minutes s’en vont…

Si bien que la question qui lui échappe soudain le surprend plus encore que les élèves…

— Que pensez-vous du père de Molière ?

Silence, qui s’appesantit…

— Dario ?

— Ce que j’en pense, moi ?

— Oui, vous…

— Donc mon avis ? Mon avis… personnel ?

— Cela même…

— Ben je sais pas, moi… Non, je sais pas…

Ayant de toute évidence une idée, mais ne voulant pas la dire…

— Dommage. Jean-Luc ?

Même sourire coincé par le silence de plus en plus gêné…

— Je… je pense qu’il devait avoir vachement, pardon, extrêmement confiance en son fils pour… ouais, enfin voilà, quoi…

La confiance, tiens… Et tu te demandes pourquoi on hésite à te donner son avis personnel sur un homme disparu il y a plus de trois siècles ?

— Une grande confiance, en effet. D’autres suggestions ?

Christina :

— Et puis quand même une sacrée ouverture d’esprit, moi je trouve, parce que d’avoir un fils comédien, hein, surtout à cette époque, ça devait pas être le top à raconter à ses amis…

D’autres avis çà et là, « moi le mien, si je lui demandais une avance d’héritage pour mon groupe de jazz, je vous dis pas la crise », « moi j’ai un copain, son père il a vendu sa baraque en Espagne pour l’aider à monter sa boîte », la classe tout à coup comme aérée…

Damien, prudent :

— Mais monsieur… si son père avait refusé, vous croyez que Jean-Baptiste Poquelin serait quand même devenu Molière ?

Gong qui résonne comme pour lui interdire le vasouillage académique qui allait lui sortir de la bouche…

— Mais je crois bien, oui…

En train de sourire, en plus, spontanément…

— Ah bon… Mais… mais qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— On n’est pas arrêté longtemps par des questions d’argent quand…

— Quand on est Molière, bien sûr…

— Quand on porte en soi quelque chose, Molière ou pas, soutien paternel ou pas. On lutte et on finit par révéler ce qu’on est. On éclot…

La classe qui prend le temps de le regarder avec une légère surprise avant de sortir, tandis qu’il se sent lui-même hésiter entre la certitude du ridicule, et celle, plus pénible encore, de leur avoir pour la première fois dit quelque chose d’important…

Il n’a le temps durant la pause que de se hâter jusqu’à sa nouvelle classe de « Diplôme à Options », entassée dans une annexe mal isolée. Fumée trop vite et pour ainsi dire à jeun, sa cigarette lui a mis des mouches devant les yeux, et il peine à sourire à ces visages inconnus, que ce premier jour de Gymnase, par-dessus le hâle de l’été, colore de vivacité, voire d’excitation.

Même indécision que tout à l’heure, même incapacité à ouvrir sa serviette, et, contre son habitude, il n’expédie pas l’appel en deux minutes, s’arrête à chaque nom, pose deux ou trois questions, regarde ses élèves tour à tour. Seize filles, dix garçons, huit nationalités, et le contraste des vêtements, des âges, des attitudes touche à l’hétéroclite, certaines filles parées comme des secrétaires de direction, d’autres les narines ou les lèvres ornées de petits bijoux, d’autres encore en jean élimé, en T-shirt trop large et terne. Un gaillard d’un mètre quatre-vingt-dix en gilet de cuir noir se balance sur sa chaise, à côté d’un camarade chétif qui roule les yeux sous ses verres de myope ; une fille tousse, tout au fond un garçon obèse, le crâne rasé, respire la bouche ouverte… On vient de banlieue, on a des parents mécanicien, femme de ménage, employé de commerce, on a souvent doublé et redoublé, dû quitter quand même le train royal du baccalauréat, on se retrouve ainsi à dix-huit, à dix-neuf ans en première année… De toute évidence on a été moins gâté par la vie, ici, ce qui n’empêche pas qu’on soit volontiers rieur et assez vite bruyant, un certain Cédric Bussy, petit rouquin très agité sur sa chaise, jouant déjà des coudes pour s’imposer comme le boute-en-train inexpugnable de la classe.

— Monsieur, vous trouvez pas que ce serait plus cool d’aller à la piscine ? Allez, je vous paie une mousse, une Adelscott bien fraîche, si vous voulez !… Ou bien si vous préférez la Guinness ?

Il faudrait mettre tout de suite les choses au point, ce sera déjà assez difficile, de toute évidence, de travailler dans ce local confiné, mais l’algarade cinglante qui materait ce désordre lui reste dans la gorge. Pas envie d’éteindre, de faucher ces « anciens prim’sup », que Fillettaz lui a attribués en manière de compensation aux « belles classes » qui composent son horaire, ces « restants de la colère de Dieu », comme disait encore Goumois… Favoriser plutôt ces recalés, trouver moyen de leur offrir quelque chose avant d’exiger…

D’où vient d’ailleurs qu’ils ne l’interrogent que sur les « travaux écrits », les notes, les bulletins ? Est-ce une illusion que cette anxiété diffuse, mobile, presque insaisissable dans les regards ou les voix, et pourtant si palpable ?

— Monsieur, c’est vrai qu’y a passé vingt-cinq pour cent d’échecs en première année, ici ? Parce que ma sœur elle m’a dit…

— Monsieur, c’est vrai que si on a 1 de moyenne on est viré tout de suite à Noël ?

— C’est quoi la double compensation ?

— Vous ferez des interros surprise ?

— On aura le droit de proposer des BD pour les expos ? Moi j’adore Hugo Pratt…

Des visages, des regards grands ouverts, suspendus entre la découverte et la peur, pendant que les réponses viennent d’elles-mêmes, toutes faites, aussi lénifiantes et responsables à la fois que possible – le « pilotage automatique » – alors que lui monte un tout autre discours, nécessaire celui-ci, et meilleur à exclamer… Pourquoi ne pas leur dire qu’il se fout d’avance et bien complètement des notes qu’il leur mettra ? Qu’il peut même leur garantir une note au moins suffisante de français jusqu’à l’examen final si cela peut les aider à ne plus y penser ?… Vous passerez votre existence à vous faire noter sous d’innombrables formes, mais est-ce que vous aurez des notes d’ouverture à autrui, d’amitié, d’équilibre, de tolérance, de connaissance de soi, de joie de vivre ?

Puis il n’a plus dans la bouche qu’un goût sale : vitae non scolae discimus, « c’est pour la vie, pas pour l’école que nous étudions » ? Va expliquer ça aux camarades de Bertrand Fiaugères !

Tandis que s’aiguise sur eux un regard qu’il ne domine plus, furtif, morbide, guidé par sa seule idée fixe : très bien, les bonnes intentions, mais il s’agira surtout de deviner à temps le signe, et de savoir en tenir compte – ce signe déjà présent peut-être parmi ces élèves qui lui font face avec la même apparence anodine que Bertrand, distante, amusée, là-bas intimidée, ici trop sérieuse, partout déjà moins gaie, déjà moins lisse qu’au premier coup d’œil… Celle-ci, qui note aussi fébrilement que vainement ses réponses sur son cahier neuf… Ce faux calme qui se vautre devant son paquet de Camel… Celui-là encore qui depuis dix minutes a les yeux perdus de rêverie vers le lac…

Des visages d’enfants vite troublés, vite rassérénés, malléables, tout attentifs, tout livrés, c’est cela : livrés à lui bon Dieu jamais il n’a senti à ce point son immense pouvoir, et sa magistrale impuissance…