couverture le cadeau de noel

JACQUES-ÉTIENNE BOVARD

La Cour des grands

Roman

Une nuit, comme mon adjoint Rodriguez était allé rejoindre une dame, je me suis posté à la réception-bar du garage, où un ordinateur clignotait, et me suis mis à écrire une histoire, comme ça, pour voir ce que ça faisait, un œil sur les Lamborghini et autres babioles exposées. Au retour du cavaleur, peu après l’aube, j’avais les douze premières pages de La Chute à l’envers. Je me sentais bien.

Cela faisait un moment que cette histoire me mijotait dans le fond de la tête, et que d’autre part j’épluchais les tourniquets à bouquins du supermarché voisin. Une maison d’édition nommée Weekend, en particulier, présentait une ribambelle de petits volumes souples, aux couvertures pimpantes, deux cents pages aérées, qu’un public divers jetait souvent par deux ou trois dans son caddie, parmi les légumes et les boîtes. Les titres se renouvelaient sans cesse. Il fallait bien des gens pour les écrire, qui évidemment n’étaient pas des écrivains : des amateurs, des débutants, des refusés, des modestes, enfin des gens, quoi, pareils à mes Aînés qui mouillaient vaillamment leur kimono pour obtenir la ceinture jaune.

Nom de Dieu, alors pourquoi pas moi ?

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Devenu l’un des romanciers parmi les plus reconnus de Suisse romande, Jacques-Étienne Bovard, né en 1961, enseigne à Lausanne et vit à Carrouge (VD).

Xavier le jeune judoka, Charlène la belle voyageuse, Borloz le motard pornographe. Points communs : auteurs de romans de gare, apparemment aussi contents de leur vie que sans arrière-pensées.

Or, les voici précipités dans «L’Escapade» de Francophones sans frontières, qui cette année-ci invite la fine fleur des écrivains de Suisse romande, parmi lesquels le fameux Pierre Montavon, apôtre de l’écriture « sacrée » et papable sérieux pour le Prix Nobel. Ce qui devait être une villégiature se transforme en poudrière. Les « pitres » n’ont pas leur place dans cette cour-là. Ils s’incrustent, pourtant. «Après tout, écrire, lire, pourquoi faudrait-il que ce soit réservé ? » Ce n’est peut-être pas réservé, mais certes jamais innocent...

Strasbourg, Verdun, Reims, Château-Thierry, Paris jalonnent les péripéties de cette initiation à la fois farcesque et grave, entre vanités et vérités. Personne ne sortira indemne de l’affrontement, avec les autres ou avec soi-même.

Couverture: photographie de Philippe Pache

Jacques-Étienne Bovard

La Cour
des grands

roman

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à Florence

I
MALAPALUD

1

JE M’APPELLE Xavier Chaubert, vingt-neuf ans, célibataire, moniteur de judo et auteur de romans de gare (ou de plage, ou de ce qu’on voudra).

Je suis originaire d’un hameau nommé Malapalud, au sens étymologique « mauvaise mare », et derrière lequel, au fond d’un ravin de molasse, coule un mince ruisseau appelé Talent.

Selon une plaisanterie devenue proverbe depuis le Moyen Âge, ce cours d’eau passe mais ne s’arrête jamais dans aucune des bourgades ou contrées qui l’avoisinent.

Je note cependant qu’il ne tombe jamais non plus tout à fait à sec, bravant les pires sécheresses. J’ajoute que le pays qu’il traverse emploie couramment des dizaines de mots spécifiques pour évoquer la bêtise de son prochain, et l’échec de ses tentatives pour se hisser au-dessus de sa médiocrité : taguenet, tafenian, toquebot, topiau, taborniau – béder, cupesser, déguiller, gadaufler, chiatser, etc., et que ces mots, qui procurent toujours une obscure satisfaction à leur utilisateur, n’ont pas d’antonymes. C’est le canton de Vaud profond. Je ne pensais pas du tout jusqu’ici à ces questions de vocabulaire. N’en aurais-je que davantage été imprégné ?

Le lait d’autre part baigne mes origines et mon enfance. Aussi loin que j’aie pu remonter, les Chaubert et les Meister sont trayeurs de vaches, laitiers ou fromagers, accessoirement planteurs, forestiers et éleveurs de chevaux. Il reste quelques photos : les hommes sont taillés à la serpe, râblés, joviaux, à l’étroit dans leur costume du dimanche. Des femmes émane beaucoup de douceur, peut-être plus encore de résignation et de patience… Je me souviens un peu du grand-père Chaubert, qui aimait nous faire peur en surgissant des pénombres de la grange, la voix terrible, une faux ou une fourche à la main, et de la Mémé qui « piquait » avec sa moustache humide, toujours vêtue de la même robe grise à bluettes, avant de nous remplir des verres de son fameux sirop de sureau.

Je peux aussi bien me retrouver dans ce terroir que m’y sentir complètement étranger, à la différence de mes frère et sœur aînés, à qui « la ferme » a laissé une nostalgie de paradis perdu. J’étais encore trop jeune quand, à la mort de l’effrayant grand-père, le domaine a été vendu, et par là coupé l’accès aux meules et aux ravins propices à toutes sortes de jeux. Il semble d’ailleurs que se dessine une constante, pour éviter le terme pompeux de destinée, dans le fait que je sois toujours, sous une forme ou sous une autre, éjecté des lieux ou des situations où je commence à me poser. À suivre…

Le lait, lui, s’est peu à peu tari : petits artisans fromagers à Lausanne, nos parents sont morts au début de la soixantaine, à huit mois l’un de l’autre, consumés dans la lutte contre les « grandes surfaces », mais pas avant de nous avoir donné, payé et prêché tout ce qu’ils pouvaient pour nous faire « sortir de la pâte molle », comme disait papa ; car pour lui rien n’approchait du gruyère d’alpage vieux, dont il aimait à « écouter le corps », tapotant la croûte de la pointe de son couteau. Des durs, papa et maman, des purs. Des bosseurs entêtés, aux principes sacrificiels encore raidis par les années de concurrence acharnée. Coupant, pesant, courant de la caisse aux caves, tout sourire, tout « poing dans la poche » derrière leur étal infatigablement regarni et ripoliné, ils se sont tués pour nous. Je ne me rendais pas compte. Ils ne se plaignaient guère. Cela ne nous regardait pas. « Va seulement faire tes leçons comme il faut, toi ! » Il paraît que papa buvait pas mal ; je ne l’ai jamais vu soûl. Ni grossier ni même égrillard. Jamais un mot sur les femmes, l’amour, le sexe. Jamais beaucoup de mots sur rien, d’ailleurs. Jamais de larmes, avant la mort de maman.

Du moins auront-ils eu la joie de voir leurs enfants s’extraire de la caillebotte, les deux premiers brillamment, et rester unis tous les trois. Éric, physicien, marié à une charmante toubib, deux enfants, accélère je ne sais quoi au CERN. Plus lentement, on gravit ensemble chaque année deux ou trois 4 000, bien que, le ventre et la prudence lui venant, il gémisse un peu dans les passages athlétiques. Martine, après avoir fait quand même « la route » (elle dit aussi « la conne »), est avocate à Genève, nettement orientée à gauche, droit du travail, égalité hommes femmes, libéralisation du cannabis, etc. Je ne voudrais pas avoir le sommeil des préposés aux ressources humaines qui l’ont sur le râble, encore moins les vacances de son futur mari.

À eux deux, Titine et Riquet doivent rassembler dans les 350 points de QI. L’étude, la connaissance, le sérieux ont toujours été pour eux l’air qu’on respire, et avec avidité. Pas une année scolaire, pas un seul examen ratés, permis de conduire compris, jusqu’au doctorat avec prix et article dans le journal. Je dois faire des efforts de mémoire pour me les rappeler montrant un air de paresse, de rêverie, de simple flottement. Tout leur est but, plan, solution, nouveau défi. Pourtant aimables, charitables même : Dieu sait s’ils ont pu être vaches, parfois, mais je ne leur ai jamais vu de véritable mépris à mon endroit.

Parce que moi, le benjamin, lardon de quatre kilos deux cents à ma première pesée, je surviens comme un retour de balancier après ces deux profusions neuronales. Pour le dire positivement, c’est autre chose que je reçois, et peine à nommer, malgré de longues recherches dans Le Petit Robert : le mot manque pour désigner une disposition, voire un don pour la plénitude, sous les formes les plus élémentaires et les plus diverses, allant de pair avec une étrange incapacité à m’angoisser ou me chagriner durablement. Comme si tout ce qui relevait de l’obsession de sortir de sa condition avait été épuisé avant moi, frère et sœur compris, et que, leur mission accomplie, j’avais été fait pour savourer le bon côté des choses… Un antonyme de dépressif me conviendrait bien, mais je l’ai cherché en vain lui aussi, sans cesse ramené aux termes désignant de près ou de loin la bêtise, qui abondent, une fois de plus : béat, benêt, brave, gentil, niais – ou l’ignorance, l’inconsistance, l’inconscience, et j’en passe.

À moins qu’au contraire je ne sois un dépressif profond, en perpétuel état de déni ?

Posons plutôt une joie de vivre innée, couplée ma foi à une inintelligence dont attesteront bientôt mes résultats scolaires : je suis le gai, le sain, le robuste, le bruyant, le vorace, le brouillon, le distrait, le désespérément simple de la famille.

— Tête à courants d’air, soupirait maman, en me tapotant le crâne de l’index comme papa ses « alpage vieux ». Si tu pouvais au moins avoir les yeux en face des trous !

Je ne comprenais pas bien pourquoi on se faisait tant de mouron à propos de l’école, où j’allais sans rechigner, même avec plaisir, quoique souffrant d’avoir à rester tant d’heures immobile, de surcroît chaussé d’humiliantes pantoufles de velours côtelé. J’aimais les copains, la bousculade, les huées, la gym, où je tannais toute la classe. Pour le reste, je voyais bien que j’étais plutôt « lent à la comprenette », que je ne retenais rien, et que mes cahiers étaient tenus « aux quatre cochons », mais qu’est-ce que cela pouvait faire, puisque j’allais devenir footballeur professionnel ?

J’aimais aussi ma chambre en soupente, qualifiée de « taudis » par papa, j’aimais le magasin, sa fraîcheur puissamment parfumée jusque dans la cour intérieure de l’immeuble, sombre comme une caverne ; j’aimais notre petit raccard d’Évolène, base d’excursions de plus en plus hautes ; j’aimais par-dessus tout le bord du lac, de Paudex à Vidy, où je ne savais souvent vers quoi continuer mon élan, entre les terrains de sport ou les pontons, les immenses tas de gravier ou les longs vieux « vapeurs » blancs amarrés.

J’étais content partout, en somme, où je n’avais pas les cuisses comprimées par une planche. « Tête à courants d’air », je n’y voyais aucun inconvénient ; je préférais même nettement cette idée de vide et de gai tourbillon aux démonstrations du maître de sciences naturelles, consternant bocal à l’appui.

Ce que papa écrivait était calligraphié, souligné à la règle, sans une seule rature, et il écrivait beaucoup : factures, étiquettes, notices, recettes élégamment disposées partout dans le magasin. Aux curieux de procédés de fabrication, il ne détestait pas montrer qu’il s’y entendait en chimie et en physique, allant parfois jusqu’à exprimer son regret de ne pas avoir pu aller au-delà de l’école primaire. « Mais on ne m’a pas demandé mon avis, à moi. La Suisse allemande, allez, hop ! Et puis l’apprentissage, pas de discussion ! » Aussi s’étranglait-il en épluchant mes « torchons » à l’écriture débile, tout hachurés d’entailles rouges et de remarques :

— Que tu sois moins débrouille que tes frère et sœur, bon ben ma foi !… Mais ce n’est pas une excuse pour cochonner tes affaires comme ça ! Même pour balayer les trottoirs, on te voudra pas !

Je me ratatinais sous l’engueulade, encaissais ma torgnole, reniflais un bon coup, allais lécher un fond de crème double ou de yaourt aux petits fruits vers maman qui « préparait » dans l’arrière-boutique, et courais rejoindre la bande.

Bastardo commandait, incontestable vu son an et ses dix kilos de plus que nous autres, mais c’était moi qui inventais les rapines, les enlèvements et bizutages de prisonniers, les mises à sac de cabanes ennemies, et surtout les farces, sous forme de sabotages, canulars et autres « surprises » réservées aux adultes, plus palpitantes et plus drôles que tout le reste. Autant que leur exécution, j’aimais l’instant magique de l’inspiration (« Vos gueules, tous ! j’ai l’idée du siècle ! »), puis la phase du plan, avec retouches et prévisions jubilatoires. C’était comme un film projeté sur l’arrière de mon front, avec tous les angles de vue, les zooms, les gros plans que je voulais. Il n’y avait qu’à raconter les scènes qui se succédaient. On m’écoutait, on rigolait, on objectait, je rebondissais, je me démenais, mimais, faisais des croquis dans le sable avec un bâton. On se bidonnait parfois tellement à perfectionner des projets d’« expéditions punitives » que l’après-midi passait sans qu’on ait bougé de la gravière ou du hangar qui nous tenait lieu de repaire. Je rentrais ravi, les joues chaudes comme quand je m’étais bien bagarré.

Ça me reprenait le soir, la nuit, plus délicieusement encore. Je choisissais tel ou tel habitué de la boutique dont la tête ou les manières ne me revenaient pas, le père Hirschi, par exemple, qui avait un ton de supériorité désagréable avec maman, pour le jeter dans une histoire qui le moulait menu comme les cubes de sa « moitié-moitié », qu’il exigeait de voir doser sous ses yeux, en ergotant sur la quantité de vacherin ; moi, je savais que son vélomoteur Puch ne démarrerait pas, puisque entre-temps j’avais obstrué le capuchon de la bougie avec du chewing-gum, mais lui ne le savait pas, et c’était là que commençait le régal : savoir et pouvoir, invisible et muet comme le bon Dieu dans les nuages. Je regardais donc Hirschi-au-froc pédaler, pédaler, pédaler, mais le « boguet » n’émettait qu’un son de meule engorgée ; il avait beau se mettre debout sur les pédales, triturer le starter, essorer la poignée des gaz comme un poivrier, ça ne changeait qu’à peine le bruit de la mécanique, qui roucoulait avec des accents plus rageurs, sifflait, pétait ; des gens ricanaient sur le trottoir ; bien sûr on était là aussi nous autres, toute la bande, on lui criait « hop, Suisse ! hop, Suisse ! » ; sa face de vieux ronchon rougissait, enflait, suait sous la casquette à la capitaine Haddock (il possédait une espèce de boutre amarré dans le port d’Ouchy) ; hors d’haleine, tanguant, il s’arrêtait enfin, pour envoyer un coup de pied à la bécane : « Mais crénom de Dieu tu vas t’emmoder, charogne ? »

Ah, ce que c’était bon ! Je me repassais la scène dix fois, m’arrêtais sur une image, revenais en arrière pour glisser une caque de chien dans sa trousse d’outils, ou allais semer plus loin une poignée de clous de tapissier. À la fin il devenait fou, Hirschi-bouzouk, il fallait le ficeler dans une camisole de force ! Et moi j’en dévastais mon plumard à force de ruades et de fous rires contorsionnants. J’étais menacé de fessée si je ne me calmais pas. Est-ce là que m’est venue cette marotte d’« inventer », ou est-ce que cette marotte, farces comprises, était déjà l’expression d’un besoin de boucher les trous ? C’est là en tout cas que j’ai commencé à me faire des abdominaux sérieux.

En cas de pluie, je passais de tout aussi grandioses après-midi chez Pahud, petit trouillard à lunettes qui ne faisait pas partie de la bande, mais que je « défendais » sur le chemin de l’école, parce qu’il était assez finaud, et possédait une muraille de bandes dessinées (fils unique, père parti avec une autre maman) : tous les Spirou et Fantasio ! tous les Lagaffe ! tous les Lucky Luke, les Tintin, les Blueberry, les Blake et Mortimer, les Thorgal, les Corto Maltese ! J’en avais des vertiges de panique au moment de choisir, de désespoir à celui de partir : inflexible, Pahud ne lâchait pas ses BD sacrées, il fallait les lire sur place. Lui sur son lit, moi par terre, les jambes en lotus, n’échangeant que de rares commentaires, on tournait donc les pages jusqu’à ce que sa mère rentre du travail, et me mette à la porte. J’avais le droit en revanche d’emporter les « Pocket jeunesse » que son père lui envoyait aussi chaque mois pour l’encourager à la lecture, et qu’il n’ouvrait jamais. J’y ai vite mordu, au point d’en lire jusqu’à trois ou quatre par semaine : science-fiction, aventure, espionnage, dauphins, volcans, moteurs, tout y passait.

— Mon Dieu, mais tout ce que tu lis, Xavier, se désolait maman, et que ça ne puisse pas plus te profiter !

Car au collège, où j’avais été admis « à la raclette », comme on s’était plu à le souligner avec des rires innombrables, je « faisais des fils ». Ça ne m’intéressait pas, ça n’entrait pas. Un irrésistible phénomène d’obscurcissement noyait mes efforts de concentration. Essayais-je d’écouter, bien droit, les yeux grands ouverts, voulant comprendre et faire plaisir à papa et maman, je me retrouvais dix secondes plus tard en train de me demander ce que le prof faisait ailleurs dans la vie, comment il devait être à mon âge, si c’était vrai qu’il avait voulu être acteur de cinéma, la tête qu’il ferait en découvrant un époisses bien fait au fond de sa serviette, etc.

Mal m’en avait pris de rendre, en guise de composition française, le récit d’un de mes plus noirs canulars : note 3, puéril et consternant !, et il avait fallu jurer que c’était « tout de l’inventé » pour éviter des suites sans doute embêtantes. Quel dommage ! je ne m’étais jamais si bien appliqué à écrire, ni surtout avec autant de plaisir, et je tenais là un sacré filon… J’aimerais pouvoir donner à ce minuscule événement quelque importance castrato-fondatrice, mais je crains sincèrement que la chose m’ait passé comme une ondée sur les plumes d’un colvert : essayé pas pu, et voilà tout. Au surplus, toujours les chahuts, les bagarres, les rigolades, les annotations, les verbes, les « réunions tripartites » qui n’aboutissaient qu’à tourmenter encore davantage maman. Papa alternait les périodes de silence résigné et de rogne tapageuse. Riquet entré à l’École polytechnique fédérale, Titine caracolant au Gymnase, voie latin-grec, une sagesse mêlée de superstition commençait peut-être à le persuader qu’il avait été déjà suffisamment comblé par ses aînés, et qu’un « bon apprentissage » serait tout à fait opportun pour le tadié ; mais son obsession du seul salut possible par le Certificat le reprenait par bourrasques.

— Même pour poser des moquettes, il en faut un, maintenant !

C’était déjà mieux que la voirie…

Tout le monde s’y était mis, frangin, frangine, parents de copains, clients de la fromagerie, et jusqu’au pasteur, avec une bienveillance touchante : je devais me « rendre compte », « prendre un nouveau cap », ne pas « gâcher mes chances », etc., termes qui restaient pour moi d’une abstraction totale. Plus on me parlait de mon avenir, plus on m’encourageait à profiter du présent copieux et passionnant où j’évoluais. Bah ! même si je me retrouvais effectivement « à la pelle et à la pioche » (tant il est vrai que papa, dans ses hantises d’élévation, ne m’aura jamais imaginé qu’œuvrant au ras du sol, voire au-dessous), j’aurais toujours le soleil au-dessus, le lac, les copains, des bouquins, une télé, une petite bagnole, et le week-end pour aller skier, ne serait-ce qu’aux Paccots…

J’avais beau m’y contraindre, impossible de me « faire du souci ». Soucieux, tracassés, minés, je voyais bien que papa et maman l’étaient en permanence à propos de la concurrence, du prix du lait, des impôts, du taux hypothécaire, du pétrole, mais dans les faits rien n’arrivait, rien ne changeait. Je dormais comme un pape, mangeais comme quatre, jamais malade, toujours de belle humeur, ayant trouvé aussi comment couper court aux sermons : j’écoutais bien sagement, j’approuvais, et, quand le discours tendait à se répéter (mais surtout pas avant !), j’allais soudain, sans un mot, serrer maman dans mes bras. À papa, je disais : « C’est juste, c’est juste… Pis à part ça, dis donc, quand c’est qu’on remonte à la Cabane des Dix ? »

À quelques sursauts près, ça les désarmait. Ils avaient trop besoin de répit pour tenir. Et puis j’avais une bonne bouille. Sur à peu près toutes les photos, je souris en fixant l’objectif avec une candeur pétillante où il est difficile de départager la malice de la naïveté, question qui, je dois bien l’admettre, ne s’est guère éclaircie avec les années. En tous cas, on m’aimait bien, même les profs, quand on s’était fait une raison…

Quant aux petits chagrins, vagues à l’âme ou autres intermittences de l’appétit de vivre, il suffisait de faire défiler les heures à venir en accéléré, d’y repérer un événement, si microscopique fût-il, dont le rayon tentant se détachait sur la grisaille – gag avec potes, match express, pain au chocolat, pause bouquin, etc. – puis de projeter cette image au premier plan de ma conscience, tel un filtre lumineux, à travers lequel le reste apparaissait déjà moins rébarbatif, de toute façon assez secondaire. « Bon, me disais-je, la tête encore dans le chaud de l’oreiller, de quoi-ce qu’on peut se réjouir aujourd’hui ? » L’écran ne restait jamais gris.

La seule chose qui m’intriguait quand même, parfois jusqu’aux abords de l’inquiétude, était de remarquer que personne n’avait l’air de s’arranger les idées comme moi. J’avais noté, sans comprendre pourquoi, qu’après quelques heures je fatiguais, voire irritais les copains, et qu’on était généralement aussi content de me voir partir qu’arriver. Je me sentais différent, au fond, et même assez seul. Mais qui ne l’était pas ?

À signaler aussi que j’adorais me bagarrer, me sentant investi de la mission de « défendre » les plus faibles, tel le chétif Pahud, même quand ils ne possédaient ni BD ni boules de Berlin : le prétexte chevaleresque pour en découdre suffisait. Un code d’honneur d’ailleurs régissait le pugilat, qui consistait le plus souvent en une charge assortie de balayages des jambes visant à faire chuter l’adversaire, puis à le maintenir au sol jusqu’à ce qu’il se « rende » assez explicitement pour que sa défaite ne fasse aucun doute pour l’assistance réunie en cercle surexcité, forme de pré-judo, en somme, avec ses rituels et sa nomenclature. Le « décapsuleur » était un excellent moyen aussi de gagner par capitulation forcée, en serrant le cou de son rival dans la pince du coude replié et en l’amenant par là jusqu’à la génuflexion. Tirer les cheveux, mordre ou griffer étaient hués comme vilenies de « criseux » ou de « nana ». On montait en prestige en réglant l’affaire « entre hommes », c’est-à-dire à coups de poing, de pied ou de genou, qui étaient chaudement applaudis, mais il était défendu de cogner « à la gueule » ni « aux couilles ». Le coup de boule était licite en défense uniquement… On s’envoyait donc tout ce qu’on pouvait de horions aux épaules, au bide, aux cuisses, aux tibias, et cessait de taper sitôt que l’autre s’effondrait, chialait ou suffoquait, recroquevillé par exemple sur un excellent « pain » à l’estomac. Il n’était pas mal vu cependant de poursuivre le fuyard précoce, pour l’allonger d’un croche-patte ou d’un coup de pied au derrière.

Je respectais ces règles, quoique « cherchant » de plus en plus. Même battu, j’éprouvais des sensations enivrantes dans l’action, comme devenu soudain plus dense, plus moi, plus , et cette euphorie se prolongeait un jour ou deux. Passé les premières secondes, j’aimais jusqu’à la douleur, tâtant ensuite mes bleus, savourant mes courbatures. Quelle fierté, au vestiaire, d’exhiber le « gauche » de ce salopard de Rossi, ou les « ongles » de ce pédé de Pélichet ! Cela devenait encore plus fort que les farces, fictives ou réelles. Je sentais bien, par moments, que quelque chose de malsain couvait là-dessous, mais j’envoyais paître ces encombrantes pensées. J’avais d’autres chats à fouetter…

Grand blond pâle à rictus étudié, tignasse en pointes gélifiées, Messerli régnait sur le préau des grands, habile à terroriser ceux qui ne faisaient pas partie de sa bande, et prompt surtout à se défiler en cas de confrontation directe, sous prétexte que, pratiquant le ju-jitsu, il risquait trop, d’une chiquenaude, de nous envoyer dans un fauteuil roulant. « Ouais ouais, jute-toi dessus, mon cul ! » lui avais-je enfin balancé devant tous ses fans. Il ne pouvait plus reculer. Hélas, il avait réussi à sortir de mon « décapsuleur » en m’écrasant les orteils d’un coup de talon atrocement bien ajusté. J’avais encore réussi à le décalquer contre le mur du hangar à vélos, mais dû cesser le combat, cloué par la douleur. Rien à dire, c’était dans les règles. Moi le bout du pied comme une aubergine, lui l’épaule froissée, on s’était asticotés à distance quelques jours, en attendant la revanche. Il était le meilleur pour les injures, je suis obligé de le reconnaître, « hé raclure, face de couenne, croûte de bite ! », n’empêche que mon « brosse à chiottes d’occase ! » l’avait ébranlé, semblant même sur le point de lui rester comme surnom dans les couloirs.

Mais voilà que, cet après-midi-là, il surgit dans la cour avec tout un couplet :

Chaubert, camembert,
Tête de schabziger
Louffe de fromager,
T’as la gueule qui pue des pieds !

Je ne sais pas vraiment ce qui s’est passé en moi. Il me semble qu’assez longtemps je tiens bon, ricanant, lui exhibant mon médius haut tendu. Mais au fond je suis pétrifié, percé, cinglé comme au-delà de moi-même ; lorsqu’il entame pour la troisième fois son bidule, et que les autres s’y mettent aussi, hilares, la distance qui nous séparait est comme avalée. Dans un tumulte terriblement précis, je revois sa figure décomposée qui recule, mais je l’ai empoigné de la main gauche au revers de son blouson. Je sens sa peur. Je reçois sans aucune douleur deux ou trois coups au bide, puis au visage. Je ne cligne même pas des yeux. Lui crever le mépris, lui renfoncer les mots dans la gorge, il n’est pas question d’autre chose, alors j’attends, je me rassemble, je vise la bouche entre ses moulinets et ses tapes de gonzesse, la bouche et rien d’autre, enfin lui décoche, de toutes mes forces, ce direct qui l’envoie gicler sur le dos, désarticulé.

Autour, au lieu des clameurs de joie habituelles, un silence béant. Je tremble sur mes jambes. À part ça, pas grand-chose, à peine un peu d’écœurement quand, s’étant redressé sur les genoux, il crache une dent avec pas mal de sang et de bave entre ses doigts, et se met à hurler à en percer les oreilles de la cour entière. Deux profs sortent en courant du bâtiment.

Bureau de la directrice. Il paraît que de la salle des maîtres on a vu ce coup de poing « horrible », qu’on en est « choqué » : j’ai dépassé les bornes, c’est grave, c’est inexcusable, est-ce que je me rends compte que je suis une vraie « crapule » ? Je commence à avoir mal à la tête, mais toujours nul remords devant cette « agression caractérisée ». Je suis plutôt scandalisé de l’injustice : ce qu’il m’a dit ! et qui est-ce qui a tapé en premier ? Heures d’arrêt, convocation chez la psychologue scolaire, menace de « classe spéciale », de « juge des mineurs »…

Et à la maison ! Dieu sait ce qui serait arrivé sans le providentiel coquard qui commençait à me tuméfier le pourtour de l’œil gauche !… Affolée par les téléphones de la directrice puis de Mme Messerli, maman parlait à la fois de prison et de radiographie. Papa, quoique furieux des frais dentaires et me promettant une fin de « voyou perdu », peinait à m’engueuler autant qu’il aurait voulu : « louffe de fromager » l’avait outré. Il situait d’ailleurs le schabziger au plus bas degré des « pâtes molles », parmi les condiments.

Où il se révéla un grand homme, où d’un seul geste il transforma le mince fond de griefs que j’aurais pu nourrir à son égard en gratitude définitive, c’est deux jours après, en me conduisant lui-même, sans aucune explication, non pas comme annoncé chez la psychologue, mais à l’autre bout de la ville, dans une grande salle où une trentaine de gamins en tenue blanche exécutaient des mouvements de gauche et de droite, sur un tapis vert qui semblait d’une certaine souplesse sous leurs pieds.

— Tu aimes te frictionner avec les autres ? Eh ben là tu vas pouvoir t’en donner jusqu’à plus soif, mais plus comme un sacripant !

J’en suis resté idiot plusieurs minutes.

Du judo ! Moi !

2

ON S’ÉTAIT ASSIS sur un banc pour regarder la leçon. On n’entendait que le froissement des kimonos, le crissement des pieds balayant le tapis, et une voix forte qui comptait 15, 16, 17… En face d’eux, les mains sur sa ceinture rouge et blanche, évoluait une sorte d’ours dansant, massif comme un coffre et inexplicablement léger, fluide, félin… Au mur, près d’une étagère remplie de coupes scintillantes, de grandes photos en noir et blanc le montraient plus jeune, distendu en plein combat, le visage placide… Mais sur le tapis on s’était mis à faire des vols planés par-dessus le dos d’un camarade à quatre pattes, suivis d’un rebondissement en pirouette : la fameuse chute des judokas, l’art de tomber sans jamais rien se casser !… Puis ils ont été deux, trois, quatre à présenter l’obstacle, et les autres, qui avaient une ceinture verte, bleue, marron, prenaient dix mètres d’élan pour plonger au-dessus d’eux.

Aurais-je pu dire ce que je ressentais ? Incrédule, ivre de joie sans doute, mais je crois surtout épouvanté, au moment en tout cas de comparaître devant l’ours, avec qui papa s’était entretenu dans un local vitré. J’avais pu saisir les mots « canaliser ce crapaud », « à la baguette », « dernier moment », et le colosse hochait gravement la tête, notant des mots sur un cahier.

— File vite te présenter à maître Nakajima, m’avait encore lâché papa en repartant. Tu commences dans trois minutes.

Je ne rêvais pas, l’ours impassible m’attendait à l’entrée du local, qui était son vestiaire-bureau, me tendait une veste et un pantalon, que j’enfilais gauchement derrière une armoire, craignant de sentir mauvais et n’osant poser de question… Je revenais, toujours pas un mot, rien d’autre qu’une gravité sur son visage large et fermé, le front soucieux sous sa chevelure en brosse noire… Ses mains épaisses ajustaient les revers de mon kimono, me faisaient pivoter, me frottait aux épaules. Puis il a pris une ceinture blanche, me l’a passée autour de la taille, en a bouclé le nœud lentement, l’a fermé d’une traction puissante. J’entends encore ses mots comme noués sur mon ventre, serrés en plein moi par une autorité tombée de l’au-delà :

— Chaubert, maintenant ti fais plus bagarre. Maintenant ti fais judo !

Ce dernier mot salué d’un bref abaissement de la tête.

Djioudo !

Je ne sais plus ce que j’ai balbutié, esquissant d’instinct le même geste. Il a paru approuver des paupières. Mais sa face impénétrable avait pris une expression bizarre. Il fixait mon œil gauche, dont le pourtour en deux jours avait viré au violet, et que j’arrivais à peine à entrouvrir. Alors, ses traits se dilatant soudain, il est parti d’un rire sonore, joyeux, qui m’a sidéré et rempli en même temps d’une irrésistible émotion de délivrance : comme si lui aussi…

Mais il avait déjà repris son sérieux :

— Pas bagarre. Dangereux. Pas correct… Ti compris, Chaubert ?

Ne me tenant qu’entre le pouce et l’index au revers du kimono, il s’est mis à me faire aller d’avant en arrière, de droite et de gauche, tel un fétu, sautillant sur mes petits pieds. Ça valait trente heures de sermon… Mais, surtout, il y avait dans cet empoignement formidable une affection. Une confiance…

— Maintenant ti travailler judo. Beaucoup beaucoup travailler, et ti fais compétition.

Et son bref salut.

Je l’aimais.

Transfiguré, c’est le meilleur mot que je trouve, entre ébloui et illuminé. Ah, si je pouvais faire sentir cette explosion de joie, à la limite de la souffrance, au moment de quitter le sombre, l’amer, l’écrasant collège, pour rejoindre ventre à terre le dojo lumineux, le kimono éclatant, rêche, imbibé et glorieux, et les nouveaux copains, et maître Nakajima !

Le salut, la discipline stricte, le vocabulaire japonais, les séries de pompes, d’abdominaux, de chutes, les prises, les enchaînements, les combats, ça, c’était une école où je pouvais tenir mon rang, même progresser ! Il a bientôt paru qu’outre la volonté j’avais des dispositions physiques et intuitives, en particulier une bonne représentation mentale du mouvement, voyant bien venir l’adversaire, et mieux encore les failles où lancer mes attaques. J’essayais, ça passait, ou ça ne passait pas, quoi qu’il en fût, maître Nakajima encourageait l’audace et l’imagination, même chez les débutants. Quant à « travailler », il s’est révélé que j’adorais cela.

Plus encore qu’en montagne, c’est sur le tatami que j’ai découvert la sensation de crocher sur la vie, comme on croche dans la pente à coups de piolet ; c’est sur ce rectangle vert à lignes rouges, avec mes muscles, mes tripes, mes nerfs, que j’ai eu pour la première fois l’impression de me hausser au-dessus de moi-même ; et maintenant, est-ce que cela a beaucoup changé, tandis que je gratte et regratte ce rectangle blanc de mon encre noire, rampe, farfouille et me tortille entre les définitions et les règles de syntaxe ? Y a-t-il au fond tant de différence entre un mouvement de judo et une figure de rhétorique ?

Grand pas vers l’âge d’homme, ce jour où j’ai arrêté au vol la baffe de papa à mi-course, et lui ai couché d’une seule main le bras sur la table. Sans violence, sans lui faire mal, sans un mot, mais juste avec ce qu’il fallait dans le regard pour lui dire « papa, je te respecte, mais maintenant tu ne me tapes plus ». Message reçu. Même explication décisive avec le frangin, que de surcroît je semais en montagne, aussi bien à pied qu’à ski. Quant à Titine, elle raffolait des « bottes » que je lui montrais, pour le cas où un type s’aviserait de l’embêter. En empruntant au karaté, on avait mis au point quelques ripostes propres à laisser le malotru dans le plâtre, voire dans le coma.

Puis il y a la ceinture noire, à seize ans, et l’année d’après le titre de champion suisse junior des moins de 81 kilos. Obtention aussi, à la raclette derechef, du certificat d’études secondaires, voie « générale ». Pour moi l’avenir était clair : j’allais défendre mon titre chez les seniors en m’entraînant huit heures par jour, donc passer professionnel. Il était clair aussi pour papa, qui m’avait obtenu une place d’apprenti vendeur en multimédia chez un ami. On est restés sans se parler quelques semaines, jusqu’à la visite solennelle de maître Nakajima à la maison, en complet bleu marine, impérial, présentant une bourse de la Fédération et ses propres recommandations pour un stage d’un an au Japon. Maman montrait les premiers symptômes de sa maladie. Le supermarché voisin avait encore développé son assortiment traiteur, avec bar de dégustation de fromages le samedi matin. Papa avait dû vendre Évolène. Il était fatigué.

— Les prises et tout et tout, les médailles, oui, bien sûr… Mais moi, ce que je voudrais surtout qu’il apprenne, cet oiseau-là, c’est à bouffer de la vache enragée. Ça lui servira plus, dans la vie !

Maître Nakajima avait mis quelques secondes à deviner le sens de l’expression, puis baissé gravement les paupières.

— Japon très très bon pour vache enragée aussi.

Ah, du cuir de carne, papa, j’en ai mâché, et même plus que tu ne m’en aurais souhaité, si tu avais pu imaginer ce que c’était que d’arriver là-bas, modeste champion suisse junior devant les maîtres internationaux, glaciaux, impitoyables, et surtout les élèves japonais distants, ombrageux, d’une impétuosité terrifiante ! Sur le tapis suisse, j’avais découvert la sensation de vivre ; sur le sec, le dur, le féroce tatami japonais, il a fallu survivre, y chialant, y saignant du nez, parfois même y dégueulant avant d’arriver à la jatte prévue à cet effet. Bref. Sans certain entêtement congénital, sans la présence aussi de quelques Français avec qui je pouvais décompresser, un soir par semaine, tu m’aurais revu bien avant la fin de l’année.

Mais tu avais raison, papa : j’aurai oublié jusqu’au nom des prises que je sentirai encore en moi la trempe forgée là-bas.