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Jacques-Étienne Bovard

Jacques-Étienne Bovard est né à Morges en 1961. Licencié en lettres, il est maître de français au Gymnase de la Cité, à Lausanne.

Loin de cacher son attachement à son pays, dans tous les sens du terme, il s’efforce dès ses premières nouvelles, Aujourd’hui, Jean (1982), de saisir le romanesque ici et maintenant. Polémique avec La Venoge (1988), satirique dans son premier roman La Griffe (1992) ou les nouvelles de Nains de jardin (1996), dont le succès ne faiblit pas, il est aussi préoccupé par une constante quête de valeurs qui puissent résister aux dérives qu’il dénonce.

Au délire sécuritaire et stérile répond ainsi l’essor de Demi-sang suisse (1994), au gouffre des incertitudes fin de siècle la générosité brute des Beaux Sentiments (1998), d’Une leçon de flûte avant de mourir (2000) ou des romans Le Pays de Carole (2002) et Ne pousse pas la rivière (2006).

Couronné de nombreux prix, Jacques-Étienne Bovard fait partie des auteurs suisses romands les plus réguliers et les plus largement reconnus par le public.

Jacques-Étienne Bovard

Demi-sang suisse

roman

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 EN SOMME, vous êtes à la fois coincé et avachi, monsieur Abt…

Ce n’est pas un matin comme les autres. D’abord, en leçon, cette insistance à lui faire reprendre vingt fois les mêmes exercices exténuants, au trot assis sans une seconde de répit – maintenant, dans la sellerie, ce sarcasme, cette cravache qu’il présente par le milieu, le pommeau tourné vers le sol…

— Regardez comme vous êtes sur votre cheval…

Bien sûr, il a choisi la plus vieille du râtelier. Usée, la tige fléchit au-dessus de son poing, le nerf cassé vers la pointe où vacille une languette de cuir mou. Emmenée sur place dans une simulation de petit galop, la cravache s’affaisse d’avant en arrière, tandis que l’index de Bocion, remontant le long de la hampe, accuse la raideur de sa jambe, qui répercute sur son haut du corps les mouvements du cheval, au lieu de les accompagner en souplesse.

— Et voilà qu’au-dessus de la ceinture, votre dos commence à lâcher. Regardez-moi ces épaules décousues, ces bras flottants, cette tête forcément qui branle au manche… Il est là, le problème. Tant que vous serez ainsi coupé, ainsi contrarié par le milieu, vous serez contre le cheval… Au premier refus devant l’obstacle…

La main de Bocion s’arrête net. Abt se voit plonger par-dessus les oreilles de sa monture.

— Je suis une sorte d’infirme, quoi…

Il a l’habitude, pourtant, de cette cruauté froide de dissection. Muscle par muscle, le bulletin de Bocion est chaque jour plus incisif et plus juste, aussi dénué de ménagement que de moquerie. Leçons de dressage, discipline équestre, les mots disaient bien la sévérité, l’abnégation, la patience, mais il ne s’attendait quand même pas à se trouver remis en cause ainsi de fond en comble, fouaillé jusqu’à sentir la rage lui brûler les paupières… Il se revoit passer devant les miroirs de la halle, tressautant dans la selle, les mains agrippées aux rênes. Infirme ? Bocion a raison de ne pas répondre. Pourquoi cette réaction enfantine ? Cinglé au vif, comme si l’écuyer avait outrepassé les bornes… À dessein, peut-être… Pour lui faire comprendre qu’il est trop tard ?

— Mon problème, vous avez un peu tendance à l’oublier, c’est que j’ai cinquante-cinq ans…

Petit propos amer, aussitôt regretté. Il sent aussi que son visage accuse le coup tandis que Bocion s’approche avec une expression ambiguë, et la cravache vient le toucher au sternum comme un doigt ironique et accusateur.

— Avant l’équitation, il y a le cavalier. Et un cavalier, c’est d’abord du cœur au ventre. Quand il a des tripes, l’âge de ses articulations n’a pas beaucoup d’importance. Quand il sonne creux, c’est moi qui suis trop vieux…

Abt voudrait chasser d’un revers la cravache maintenant pointée sur son nombril, mais la question le paralyse.

— Et vous, inspecteur, qu’est-ce que vous avez dans le ventre ?

Le revers part enfin, osé à demi, maladroit. Plus rapide, Bocion a reculé d’un pas, l’air curieusement satisfait de ce geste puéril…

— De la rogne, oui, que vous avez au ventre, de la rogne parce que vous n’allez pas assez vite en progrès… Je vous ai un peu bousculé, ce matin, excusez-moi, mais je voulais voir, bien voir jusqu’au bout… Parce que c’est bizarre : pas de dispositions, comme on dit, la trouille, plus tout jeune quand même, et j’ai rarement vu quelqu’un faire des progrès aussi rapides… Moi, je crois que vous avez le cheval dans le sang…

Bocion hoche encore la tête, puis son sourire retombe, laissant voir un embarras inattendu.

— Le cheval dans le sang, ça sautait aux yeux depuis le début… Je ne sais pas ce qui a pu me faire croire aussi longtemps que vous faisiez semblant d’aimer… Peut-être cette coupure, justement, cette espèce de contradiction entre le haut et le bas, cette impression que vous n’étiez qu’à moitié à cheval, à moitié avec nous…

PREMIÈRE PARTIE




LA TAUPE

I

LES POMMETTES empourprées, Bocion paraît dégoûté lui-même des justifications qu’il égrène. Son arrivée ici, juste après le drame, comme par hasard… Bouleversés qu’ils étaient tous, sans parler des allées et venues, des questions, et Quinche qui se montait la tête…

— Un inspecteur de police qui vient prendre des leçons, n’importe qui aurait cru que vous étiez une sorte de… oh, c’est ridicule…

Le mot tombe enfin, si ridicule en effet, si incongru et navrant dans ces odeurs chaudes, entre les cuirs patinés et les planches de bois nu, devant Bocion désolé, sincère… Une taupe ! Abt se frappe le front. Une taupe venue sans dissimuler sa profession, prenant soin d’évoquer les recommandations d’un collègue, sans détour, pour éviter précisément qu’on se fasse des idées !

— Vous voyez au moins que cet accident n’a pas entamé votre réputation. Maintenant, si je dérange, ici…

Très rouge, le regard droit, Bocion encaisse sans sourciller. L’aveu déjà le soulage.

— Vous savez, j’ai honte de vous avoir soupçonné. C’est moche, entre cavaliers.

Trop vite, Abt accepte la main tendue. Il aurait dû pousser son avantage, ironiser, mais le regard proche, enfin chaleureux de Bocion, n’a pas de prix. Son regard naturel, qu’il croise pour la première fois, et soutient mal. La méfiance dérangeait ce visage un peu rude, du pli sec de la bouche au front sans rides sous la chevelure grisonnante. La main est plus grande et plus chaude que la sienne. Roger Bocion, maître écuyer, champion de saut, mais d’abord fils de paysan et caporal des dragons. À deux ans près, ils ont le même âge. Cavaliers et amis ? Ce serait le moment d’ouvrir une bouteille et de se tutoyer… Quel gâchis. D’ailleurs Bocion vient de dire qu’il s’en va donner sa leçon à Mme Deshusses, et les taches floues, au bord gauche de son champ de vision, sont revenues sur la porte des armoires. L’éblouissement vague qui ne trompe pas. Il y a beaucoup trop de choses à la fois.

Encore devant lui, Bocion tord la cravache entre ses doigts.

— Maintenant je n’ai plus besoin de vous dire ce qui me travaille depuis deux mois…

Il a préparé son discours, bien sûr, mais l’émotion, la colère lui prennent la gorge.

— Écoutez, j’ai débourré mon premier poulain à quatorze ans. Atlas, c’est moi qui l’ai aidé à sortir du ventre de sa mère, je l’ai mis au parc, je l’ai dressé, je… je crois que je peux dire que je le connais… Alors quand un petit corniaud qui ne s’est jamais posé le cul sur une selle vient m’expliquer, à moi, que ce cheval est taré, qu’il a disjoncté ! je dois me tenir pour ne pas le tuer sur place…

Les yeux rougis, il secoue la tête.

— Allez voir l’endroit… Vous pouvez comprendre, vous. Surtout que Julien, je peux dire aussi que c’était un de mes deux ou trois bons cavaliers, mais ce que j’appelle bon… Et un ami… Passé vingt ans, qu’il a monté chez moi !… Alors un beau jour il aurait pris sa cravache et tapé comme un sourd ? Pour se prouver des choses ? Pour se suicider, comme disait le petit corniaud que j’aurais quand même bien dû tuer sur place ?

La surprise est plus facile à jouer que prévu, aidée encore une fois par le malaise qui s’y répand. Doucement donc, il s’étonne, explique que son collègue l’inspecteur Henriot n’a fait là que des hypothèses de routine, indispensables à cause des assurances-vie, en revient au rapport final qui conclut à l’accident pur et simple. Pourquoi augmenter son chagrin en imaginant des choses ? Quand la fatalité s’en mêle…

Bocion tape du pied.

— Vous me montrerez comment elle monte à cheval, la fatalité, comment elle pousse Atlas dans un ravin !… Allez voir l’endroit, je vous dis. La fatalité, elle s’appelle quelque chose ou quelqu’un qui a rendu Atlas fou de peur. Je dis bien : fou de peur. Reste à savoir qui ou quoi.

— Un animal sauvage ?

— Les chevaux en croisent chaque fois qu’ils sortent, ils ont l’habitude.

— Des forestiers ? Une tronçonneuse ?

— Mais non. De toute façon il n’y en avait pas dans la région.

Le clou s’est planté au point habituel derrière l’œil, se tordant déjà vers la tempe, comme retourné par le front trop épais. Abt masse la base de son nez, sans illusion. Bocion crie, et le sale petit jeu s’accélère, l’entraînant dans ses plis et ses couches sans fin.

— Alors qu’est-ce qui peut affoler à ce point un cheval ?

La cravache claque sur le cuir de la botte.

— Mais n’importe quoi ! Un fouet, des pétards, des cailloux, un engin à ultrasons, comme ça s’est vu en Amérique ! C’est déjà assez facile, d’effrayer un cheval sans faire exprès, alors quand on veut !…

— Vous dites que n’importe quoi peut terroriser un cheval, et vous parlez déjà d’homicide…

D’où lui vient cet instinct, cet art achevé de la sournoiserie ?… Les traits de Bocion se sont crispés d’impatience.

— Je n’ai pas dit ça… Si on avait voulu le tuer à coup sûr, on aurait choisi un ravin encore plus haut et plus raide… Et surtout un autre moyen moins tordu. Non, on a voulu lui casser la figure, lui faire la peur de sa vie, un peu comme à ce jeune gars du WWF, en Valais… Jérôme aussi il n’avait pas que des amis, avec sa politique, son journal, ses histoires d’écologie… Mais voilà, ici l’intimidation a trop bien tourné. Pas si bête, Quinche, pour finir…

— Vous avez une idée ?

— Comment, une idée ?

— Je veux dire sur la personne qui pourrait avoir fait ça…

— Pas la moindre, mais ce n’est en tout cas pas quelqu’un de chez moi.

Très maladroit, Abt. Les pupilles dilatées de Bocion ont reculé au fond de leur iris, l’expression comme en arrêt. Avoir l’air détaché, amusé de tant de naïveté.

— Ah oui ? Et qu’est-ce qui vous fait croire ça ?

— Un cavalier ne fera jamais une saloperie pareille.

Le clou a passé la tempe, s’allongeant à coups réguliers vers l’oreille. C’est le stade où son œil gauche se plisse pour restreindre l’amplitude des taches floues, ce qui lui compose, il le sait trop, une physionomie désagréable.

— Mais vous avez déjà parlé de tout ça au juge d’instruction, j’imagine, ou à Henriot…

Les épaules de Bocion retombent.

— Disons que j’ai répondu aux questions. Excusez-moi, mais ces messieurs qui débarquent chez vous, qui interrogent les clients, qui mettent le nez partout pour découvrir à la fin que j’ai deux Portugais au noir…

Il hésite.

— D’un côté, j’étais presque content qu’ils vous aient envoyé. Ça avait l’air sérieux, une enquête secrète… Maintenant que je sais à qui j’ai affaire, que je vois que vous pouvez comprendre certaines choses, je serais aussi content si… Vous me voyez venir…

— Je crois que oui, mais…

Les formules prévues sortent péniblement de sa bouche, Bocion oscillant devant lui. Rien de plus vrai pourtant qu’il n’a aucune qualification pour mener une enquête de ce genre. Il essaie de s’animer, de plaisanter. Inspecteur ? Employé de bureau, plutôt, sorte de documentaliste, d’archiviste, ayant passé sa vie à trier des papiers. La retraite dans deux ans, peut-être même avant…

— Adressez-vous au juge, mais je doute qu’il rouvrira un dossier sur la base de simples convictions. Il faudrait quelque chose de concret, des précisions, un fait que vous auriez oublié…

À sa surprise, Bocion n’insiste pas. Ou refuse de donner dans le panneau… Il remet la cravache au râtelier, lui jette un regard amical.

— Au fond j’aime encore mieux ça. De toute façon, après deux mois… Mais on l’a aidé, je n’en démords pas.

Et, se retournant sur le seuil :

— Je suis content surtout qu’on ait parlé. Ça me rongeait, moi, ces choses pas claires… Demain je vous envoie sur l’obstacle. Oh, soyez tranquille : quarante centimètres… Ça vous harmonisera. Je veux que vous soyez d’aplomb dans quinze jours, parce que je crois bien que j’aurai le cheval de votre retraite.

— Puisque je vous dis que je n’ai pas les moyens…

Bocion cligne de l’œil.

— Attendez de l’avoir vu… Vous trouverez toujours de quoi…

Vient l’heure dangereuse du retour au sol. Plus pénible que les courbatures, la sensation que se creuse en lui un puits, les moelles bues, la cervelle sans ressort. Il faut résister à la tentation de s’asseoir, de fermer les yeux, sans quoi le courage d’affronter la suite est avalé lui aussi, et la journée entière s’enlise dans la fatigue et les ruminations. Alors, chaque matin, après « le bilan » dans la sellerie, il marche dans les écuries, observe avec une sorte d’envie le travail des palefreniers ou du maréchal-ferrant, donne un coup de main, revient astiquer une selle, gardant surtout l’esprit tendu vers la leçon du lendemain. Ou bien, si les questions gagnent du terrain, il excite ses vieux réflexes de planqué, se répète qu’il s’en fout comme du reste, trouvant avantageuse, à la fin, et assez drôle, cette situation grotesque et invraisemblable.

Puisque c’est un accident ! Puisque c’est absurde !…

En général, le plaisir de l’attente revient, le sang bouge, fouetté par l’odeur de tourbe qui se répand de la halle où les chevaux fument à l’air froid, et la journée repart, vaille que vaille.

Ce matin, il est tombé assis sur une botte de paille. Les quatre palefreniers s’affairent en silence dans le couloir de l’écurie, vidant le crottin des boxes, dispersant la paille fraîche à coups de fourche précis sous le ventre des chevaux. Fernando et Vasco, permis B, mariés, leurs femmes dans une entreprise de nettoyage à Moudon. Discrets, sobres, travailleurs. En bons termes avec leur patron, deux mille six cents francs brut par mois. Train de vie conforme à la déclaration d’impôt, peu de dettes, rapports limités avec les clients, à cause de la langue. Il n’y a que ce ragot, selon lequel Fernando, malheureux en ménage, aurait parfois la main dure avec les chevaux.

Une page de rapport.

Vincenzo et Luis en ont fourni trois. Clandestins, logés dans un appentis au-dessus de l’atelier. Descendent le samedi soir en stop à Lausanne. Une bière ici et là, une partie de football de table avec des compatriotes, puis la rue chaude aller et retour, pour regarder seulement. Remontée difficile au milieu de la nuit, largués en pleine campagne, les derniers kilomètres à pied. De vrais terroristes… Il s’est senti si dérisoire, la dernière fois, qu’il les a fait monter sur la banquette arrière de son Opel, sans se retourner, sans trop se soucier non plus d’être reconnu.

N’est-ce pas la « stratégie de transparence » que prêche Curtat ?

— Moins vous aurez l’air de vous cacher, plus vite on cessera de se méfier de vous…

Le sourire fin du commissaire principal Curtat. Son assurance, ses propos rapides, pertinents… L’entretien ne dure jamais plus de dix minutes.

— Face à une logique de l’omertà, les méthodes traditionnelles, fondées sur l’interrogatoire et les vérifications, n’aboutissent qu’à fermer davantage la bouche des intéressés. Surtout en milieu rural. Alors qu’en paraissant vous détourner de l’objet, on vous regardera de travers un moment, puis on viendra spontanément vous faire des confidences. Vous me suivez ?

Ce regard bienveillant mais teinté d’ironie, cette impression qu’il prend une pause, avec lui, entre deux dossiers importants…

— Alors je continue comme ça ?

— Mais oui, observation discrète et rapport… Vous faites un excellent travail, inspecteur Abt.

Moins d’ironie qu’il ne paraît. La réplique d’hier, sèche, presque vexée, le dit assez clairement.

— Vous sur place, au cas où, on ne pourra au moins pas nous reprocher de n’avoir rien fait… Vous imaginez la manchette, si ce cafard de Quinche trouve des indices sérieux, et que nous soyons forcés de reconnaître que nous tombons des nues ? Non mais vous vous rendez compte ?

Oui, Curtat était piqué, il tambourinait sur l’accoudoir de son fauteuil, piqué de son insolence.

— Je m’étonne même que vous trouviez cette stratégie absurde, inspecteur, et surtout peu dans vos cordes… D’ailleurs qu’est-ce que c’est, au juste, vos cordes ?

Eh oui, Abt : quand on a passé son temps à épier la vie privée de quelques députés ou intellectuels de gauche parfaitement intègres et inoffensifs pour en constituer des fichiers pitoyables d’amateurisme, on est assez heureux que l’État éclaboussé par le scandale daigne encore vous offrir une crèche, au lieu de vous jeter à la rue…

— Vous ne pensiez quand même pas qu’on vous confierait de véritables enquêtes ?

Il a balbutié, s’est excusé. Mais attends seulement. Le jour est proche où il dira certaines choses. Pour l’heure, le scandale est trop frais, le brillant jeune commissaire trop flatté de pincer le nez devant la taupe qui émerge à demi fossilisée de son hiver de guerre froide… Du reste, se levant déjà, Curtat enchaînait sur la plaisanterie rituelle.

— Et les fesses, ça va mieux ?

Gare aux tiennes, tête à claques. Un scandale chasse l’autre. À une époque où se succèdent les affaires de flics tabasseurs, xénophobes, proxénètes, trafiquants de drogue, quand ce n’est pas escrocs par métier ou assassins, à ta place je ne pavoiserais pas. Mais pavoisais-tu ?

— Méfiez-vous de Quinche. D’abord il est beaucoup plus malin qu’il n’en a l’air, en plus il est de plain-pied là-haut, et cette histoire doit le galvaniser… Chapart et lui ne devaient pas s’aimer énormément, or vous connaissez quand même le dicton : c’est souvent la poule qui glousse la première qui a pondu l’œuf…

Au fond rien n’a changé. On ne craint plus les marxistes, mais on a peur de l’émotion qu’un article de Quinche est susceptible d’exciter jusqu’aux sphères où se discutent les budgets et les nominations. Peur au point d’oublier qu’il n’y a aucune raison tangible de mettre en doute l’évidence d’un accident de cheval. Personnalité certes très en vue, la victime, contestée, arrogante, mais pas de témoins, pas d’indices, un moyen plus qu’aléatoire, un mobile hypothétique, inspiré par l’émotion et la peur, encore elles, d’une affaire un peu analogue… Comme avant, on a placé là quelqu’un pour prendre des notes au cas où. Qui prend donc des monceaux de notes et qui ne trouvera rien, parce qu’il n’y a rien à trouver. C’est humiliant et absurde, mais le salaire tombe imperturbablement le 22 de chaque mois, doublé en décembre, et l’État lui fait de surcroît découvrir quelque chose dont il ne mesure pas encore l’importance, qu’il faudra bien appeler, le mot le dérange mais il n’en trouve pas d’autre, une passion. Alors ? Qu’est-ce qui l’empêche de prendre les choses comme elles viennent, de s’en accommoder au moins en tirant au mince ?

Il y a les mots de Bocion, si vrais, si accablants, cette « saloperie » qui n’a pas place ici, dans cette rangée de chevaux beaux et nobles, dont les encolures se tendent au-dessus de lui comme des arches… Il y a qu’en s’occupant machinalement à les reconnaître sans lire leur nom affiché entre les plaques de concours, la taupe revient en pleine lumière. Sans effort, elle a retenu dans l’ordre tous ces noms amicaux, souvent sosots (ce pauvre Biscuit, cette Marilyn à la crinière blondie par les shampooings), parfois mieux trouvés, comme Shéhérazade, Flamme ou Qui-Vive… Atlas sonne fort et profond, mais le grand bai se morfond dans son immobilité forcée, la tête ballante. Qu’en feront les héritiers, à supposer que sa hanche guérisse tout à fait ? Depuis une semaine, Bocion le monte un quart d’heure au pas dans le manège, se refusant à tout pronostic tant qu’il n’aura pas trotté. Mais il n’a pas paru fâché de se faire emmener dans un bref galop mêlé de ruades…

Les doigts enfoncés dans la paille serrée de la botte, Abt poursuit son exercice, pénètre mentalement l’ombre où l’écurie se noie. Autac, Flicka, Fanfan-la-Tulipe, Blaise, Honey Moon, Falaise, Chihuahua Pearl, Myrmidon… Il y a encore qu’au nom des chevaux vient se superposer celui de leur cavalier, et que leur seule évocation dans son esprit déroule des listes effarantes de renseignements.

Un excellent travail.

Dix heures vingt. Personne dans la cour, ni aux abords des écuries extérieures, dont les boxes s’ouvrent sur un parc tout blanc de givre. Le brouillard n’en finit pas de s’épaissir, monté depuis quelques jours jusqu’aux plus hautes crêtes du Jorat. Les clôtures se perdent dans le gris, et la présence du village, un peu plus loin, ne se sent qu’à des odeurs de feu de bois, qu’une brise intermittente fait passer, parmi des écharpes plus claires. Étrangement proches, quelques bruits de voix ou d’activités vont et viennent, dans une rumeur assoupie qui retient de longs instants son souffle, comme une bête aux aguets. Il frissonne. Monter au bar et regarder la leçon par la vitrine ? Attendre Quinche ? Retourner voir « l’endroit », pour la dixième fois ?

Il faudrait prendre une décision. Attendre Bocion et lui parler. Trop tard, maintenant… Et lui dire quoi ? Qu’il avait raison de le tenir pour un faux jeton ? Monsieur Bocion, je vous ai trompé, mais maintenant je ne vous trompe plus. C’est un accident, je ne suis là que par acquit de conscience, et parce qu’on ne peut pas me jeter complètement à la rue. Je suis un de ces ficheurs dont on ne sait plus que faire, vous comprenez ? Personne de toute façon, à part Quinche et vous, ne croit à un crime, mais moi je veux rester pour faire du cheval, pour apprendre, avec vous et personne d’autre, parce que j’aime, j’aime vos leçons d’équitation ! Alors excusez-moi, et qu’on n’en parle plus…

« C’est moche, entre cavaliers. »

Ah, s’il avait parlé le premier…

Sentant un « bouchon » de froment au fond de sa poche, il retraverse l’écurie pour le donner à Lupin. La récompense craque sous les dents, puis les lèvres frémissantes reviennent effleurer sa paume vide, descendent, palpent le bord de ses poches. Alors il entre dans le box, reste près de l’animal qui frotte ses joues à l’étoffe rugueuse de sa veste, lui rend quelques tapes sous la crinière, rebrousse et lisse la robe drue, reste encore…

C’est ici, devant le même cheval, qu’a eu lieu la rencontre – ou la découverte, ou le bouleversement, il sait qu’il n’a pas fini de scruter cette minute sans pouvoir en pénétrer la substance, comme au sortir d’un rêve tout à fait singulier et compact.

Ici, un lundi matin, six semaines plus tôt. Au Chalet-à-Gobet, les feuillus prenaient leurs teintes d’automne, le vert des prairies tirant sur le jaune… Il sortait de Lausanne la mort dans l’âme.

— N’oubliez pas la glycérine, avait insinué Curtat en signant le bon pour l’achat des bottes, de la culotte et du premier abonnement. En frictions matin et soir aux endroits sensibles. Vous me remercierez…

À Montpreveyres, il avait failli faire demi-tour, descendre chez Gonvers et accepter son offre. Mûr pour les attentes aux sorties d’hôtel, de nuit, sous la pluie, privé du confort administratif, mais sûrement moins grotesque et malmené. Ce qu’on devait rire, à la Sûreté. Encore heureux si Henriot n’avait pas rameuté une équipe de loustics pour se gausser, à la tribune, de ses premières gamelles… Et il faudrait faire semblant d’aimer, bêtifier avec les chevaux, causer origine, selle anglaise, trot assis avec des maniaques et des snobs. D’avance il détestait, se détestant lui-même de n’avoir pas le courage du demi-tour…

Et si le cheval se renversait sur lui, l’écrasait sous ses sabots ! S’il se retrouvait tétraplégique, idiot à vie, entre quatre planches !

Effet sans doute de la peur, il n’avait eu aucune peine à entamer le petit jeu, avec une sournoiserie brouillonne et désespérée.

— Je ne comprends pas… Je me réjouis depuis des années de pouvoir enfin commencer l’équitation, et maintenant je suis vert de trouille…

Descendu de cheval pour l’accueillir, l’écuyer le regardait tranquillement se décomposer, lui souriant avec un air de finesse où se lisait l’échec total de l’opération. Grotesque, l’inspecteur-taupe « au cas où », un vrai bouffon dans ses bottes de plastique flambant neuves, sa culotte ballon qui le serrait au ventre, son vieil anorak de ski bleu, et bafouillant les chaudes recommandations d’Henriot…

— Si vous avez peur, c’est simple : on va d’abord vous mettre en confiance…

La surprise, l’éveil, le retournement a peut-être commencé là : Bocion se méfiait de lui, mais il ne cherchait pas à profiter de sa peur, ses soupçons oubliés, dépassés plutôt, par quelque chose qui devait relever d’un idéal ou d’une éthique (là encore, il cherche ses mots), dont la voix lente de l’écuyer se ressentait, presque solennelle depuis qu’il s’était arrêté devant la porte d’un box. L’enseignement commençait.

— Entrez, vous allez faire un peu connaissance. À la gauche du cheval, toujours. Allez-y, vous ne risquez rien. C’est un ami… Maintenant touchez son encolure.

L’encolure, la tresse de l’épaule, le garrot, le rein, le méplat et le surplomb de la croupe, le jarret. Parcours électrique sur les muscles affleurant sous le poil chaud, le long des masses comme coulées dans la force immobile. La joue, en levant doucement le bras, les naseaux, le chanfrein, jusqu’aux paupières clignant à peine à l’approche de la main. Un rire sec lui était venu dans la gorge, qu’il peinait à réprimer. Et quand Lupin, sur une pression des doigts au paturon, avait offert son sabot au cure-pied, un plaisir brusque s’était levé en lui, incongru, démesuré, il transpirait, le rire niais le débordait, il avait envie de dire merci à Bocion, merci d’un cadeau énorme, inattendu, qui le laissait stupide.

Resté dans le couloir, Bocion tirait sur son cigarillo.

— Le cheval est un animal pacifique et pétri de bonne volonté. Vous voyez qu’il vous accepte sur sa paille, il se laisse toucher partout, et tout à l’heure il va même vous porter sur son dos…

Et si le plaisir ne venait pas de cette impression de prise en charge, tant par l’homme que par le cheval ? Ce mouvement charnel d’impatience, ce désir d’être pris, emmené et porté ailleurs, plus haut, cette sensation de ne plus avoir qu’à marcher pas à pas dans la découverte…

Au milieu du manège, Bocion réglait la longueur des étrivières, sa face ronde levée vers lui.

— C’est normal d’avoir peur. Parce que pour un long moment, vous ne serez que septante ou huitante kilos mal arrimés sur un animal qui en pèse près de six cents, qui pourrait vous écrabouiller comme vous cassez un œuf, et vous êtes obligé de lui faire confiance… Obligé de grimper sur votre peur comme sur cet étrier, de vous asseoir dessus, et à Dieu vat… Comme dans la vie : pas facile, hein, la confiance ! On n’a pas l’habitude…

Il souriait, le cigarillo réduit à un mégot minuscule, déroulant la longe entre ses mains.

— Vous avez déjà mangé du salami dans votre vie ? Et ça ne vous a pas rendu malade ?… Eh bien vous voyez que vous êtes faits pour vous entendre…

— Sauf que maintenant, le salami, ça risque d’être moi…

Rembruni, Bocion avait craché son cigarillo dans la tourbe.

— Ne dites pas de bêtises. Il y a eu un mort, on le sait bien, mais la mort elle est encore plus dans les moteurs et les choses qu’on touche tous les jours. Seulement ça, on a l’habitude… D’ailleurs je sais pas pourquoi on est en train de parler de ça. Ici on ne fait pas de salami. Le cheval, on monte dessus et on apprend à faire une œuvre d’art à deux, une œuvre d’art vivante !… Allez, à présent vous arrêtez de penser, et vous faites ce que je dis. Décrispez vos genoux, une main dans la crinière si vous voulez, au pas, marche !

Voix forte soudain, martiale, presque brutale… Prise en charge, oui, mais surtout, au cœur de l’euphorie, cette intuition d’une chance à saisir, d’un défi, d’un monde complètement neuf à conquérir…

La confiance, oui…

Une heure durant, il avait oublié le petit jeu, et Gonvers, la Bourgogne, Stéphanie, comme s’il avait suffi de se hisser la tête à trois mètres du sol pour faire basculer l’horizon. Rupture complète avec un demi-siècle d’équilibre en tout cas, sitôt que s’était mû le dos rond, dans une ondulation beaucoup plus complexe que prévu, et, sans le point fixe de Bocion, qui tenait la longe au centre du carrousel, nul doute que le vertige l’aurait pris tout entier. Docile aux ordres de l’écuyer, Lupin prenait le trot, le galop, revenant de lui-même au pas s’il sentait sa charge en mauvaise posture.

Au lieu de l’envoyer bouler dans la sciure, comme lui aurait fait, Abt, d’instinct. Avec un bon coup de sabot au passage…

— Bien sûr qu’il pourrait. Mais puisque je vous répète que le cheval bien traité est un animal foncièrement paisible avec les autres espèces !

Et cette réflexion, pourtant amusée, qui avait gâché les dernières minutes de la leçon :

— Vous n’êtes pas avec un suspect, inspecteur. Enfin j’espère…

Lupin s’est remis à manger son foin, dont l’odeur se pimente de la sueur qui sèche à son poitrail. Relents d’été, senteurs voisines dans la chaleur et la force. La campagne verte et bleue, les lisières, les champs de chaume dans le frais du matin ou du soir, d’ici là il aura fait des progrès, qui sait même s’il ne pourra sortir seul, sur son cheval, le rêve… Elle est là, la vraie vie. Il la touche, il la sent sous ses doigts, il l’écoute dans le froissement de la paille, dans le bruit des mâchoires et des souffles, auquel répond la voix assourdie de Bocion à travers les cloisons, avec le ronflement cadencé d’Opaline, qui prend le galop. Abt a encore le plaisir de cette allure dans les reins, après les secousses du trot assis. Bocion a beau dire, quelque chose, ces derniers jours, se décontracte dans son bassin et ses lombes, et, l’espace de quelques foulées, il se sent flotter, un aplomb posé en lui, léger, dégagé, jusqu’à ce qu’une infime crispation le fasse retomber de l’harmonie…

Elle est là la vraie vie, à portée de la main, mais il est « coincé et avachi », et le restera aussi longtemps qu’il ne se sera pas acquitté de ses mensonges. Faut-il croire que l’école de Bocion, à défaut d’avoir pu jusqu’ici lui donner une assiette de cavalier, l’a pénétré de son esprit ? Comme si d’apprendre à lever le menton, les ischions à vif sur une selle, pouvait engendrer des soifs de dignité ! À d’autres, peut-être, entrés plus jeunes ou plus propres au sanctuaire, mais à lui…

Il n’en reste pas moins que le mensonge le taraude, lui, Jean-Claude Abt, et que la pensée de la leçon prochaine, que devraient exalter encore les compliments et la perspective des premiers sauts d’obstacles, ne s’accompagne que de lancées plus pénibles.

Le cheval dans le sang de la taupe !

Il n’en reste pas moins que depuis qu’il apprend à monter, il ne se supporte plus, l’œil impitoyable de l’écuyer comme affûtant son propre regard, qui achève de le démanteler pièce par pièce… Coincé, avachi, coupé, contrarié – écartelé entre le poids d’une vie et le désir d’une autre…

Si seulement il avait parlé le premier…

Une idée enfantine se forme, insiste, se précise : ce n’est pas en s’expliquant penaudement qu’il convaincra, mais en faisant ses preuves. À cheval. Bocion n’aura pas été bafoué le jour où il pourra citer en exemple le feu sacré et les progrès de son élève. Que seront alors les cachotteries du début ? Il se sera racheté.

Voilà que tu deviens chevaleresque, Abt !…

En attendant, la migraine lui fend la face en deux moitiés, l’œil gauche presque fermé.

II

13 novembre 1991

Abt, Jean-Claude, Alain

Inspecteur principal adjoint à la Police vaudoise de Sûreté

Av. de Chailly 64, 1012 Lausanne

Né le 13.11.1936 à Prilly.

Fils de Abt, Rudolf, commerçant en fruits et légumes, né le 02.03.1906 à Burgdorf (BE), décédé le 06.09.1957 à Prilly

et de Gavillet, Charlotte, ménagère, née le 24.01.1910 à Vevey, actuellement domiciliée à Saint-George (VD), La Renaissance, chambre 14.

Frère de Abt, Bertrand, François, né le 02.01.1926 à Prilly, musicien. Installé depuis 1952 à Los Angeles, Californie. Nationalité américaine, marié, trois enfants, deux petits-enfants.

Retraite anticipée possible fin 1993 selon arrangement à définir avec la Caisse de pension de l’État de Vaud.

Divorcé à ses torts de Francine Abt-Guignard, née le 14.12.1944, secrétaire de direction, ch. des Acacias 10B, 1006 Lausanne. Déchu de l’autorité parentale suite au jugement du 07.12.1990, qui la confie à la mère.

Un enfant : Abt, Stéphanie, née le 06.05.1973. Officiellement domiciliée chez sa mère, suivant une formation de sténodactylo à l’École Roche, Lausanne. En fait habite chez Aguet, Christophe, apprenti mécanicien sur autos, place Chauderon 36, 1003 Lausanne, lequel Aguet a été condamné avec sursis pour détention et usage de stupéfiants en mars 1989.

Accoutrée genre punk. D’après Gonvers, ne se prostitue pas, mais consomme des drogues douces et vole à l’étalage. Pas séropositive. Pas enceinte.

Tendances politiques labiles et peu marquées.

Non syndiqué. Reçoit 24 Heures et L’Hebdo.

Vie privée ordinaire et régulière.

Salon « Bilitis et Karin », av. de Montchoisi 55, 1006 Lausanne, avant le divorce déjà, et cause principale des torts. Exigences sexuelles normales d’après Karin (Kolb, Élisabeth, CH, inscrite). Goût pour les gros seins. Entre 300 et 400 francs par mois.

Aucune autre fréquentation féminine.

Gastronomie. Club de dégustation de vins. Sa cave contient environ deux cents grands crus français introduits frauduleusement.

Casier judiciaire vierge.

Endettement insignifiant. Environ 32 000 francs d’économies (gains accessoires non déclarés, à l’insu même de sa femme). Projet d’acheter un appartement en Bourgogne (Pommard, Côte-d’Or) et de rejoindre là-bas quelques amis œnologues.

Inconnu de ses voisins de palier. Aucune visite de sa fille.

Étrennes de 50 francs à Mme Gomez Francesca, gérante d’immeuble.

Resté lié avec son ex-collègue de la PJ Gonvers Gabriel, détective privé, rue de l’Ale 9, 1003 Lausanne, pour le compte duquel il a effectué de nombreuses filatures à titre privé.

Nonobstant, Abt continue à décliner les offres dudit Gonvers visant à l’engager comme auxiliaire à plein temps, ne voulant pas démissionner de son poste de fonctionnaire pour jouir de sa pension de retraite complète.

Nonobstant, Abt a chargé ledit Gonvers d’opérer une surveillance discrète sur les personnes de son ex-femme et de sa fille Stéphanie. Espère réunir assez de pièces pour être réintégré dans sa puissance paternelle et récupérer le droit de garde de sa fille. Projet absurde, mais s’y accroche déses pérément, pour se cacher peut-être que la cassure avec Stéphanie est irréparable et qu’elle ne souhaite absolument pas habiter avec lui. Relance quand même Gonvers. Manière de la protéger.

Il s’arrête, perplexe. Trop tôt pour voir où cela va, mais il est clair déjà qu’il ne fait que tâtonner, et que « la chose » d’autre part le déborde.

Il aurait peut-être mieux valu attendre encore, mais le mûrissement ne se fera pas tout seul. Aux artistes, aux poètes, le sommeil inspirateur. Lui devra réfléchir, tâcher de remonter jusqu’aux sources du projet…

Simple lubie au départ, il faut bien le dire, née d’un sentiment de dérision mêlée de mauvaise humeur, puis tournée en envie de discorder un peu dans le concert indigné des justes. Rêvasseries désordonnées et revanchardes, qui l’ont aidé à avaler la pilule, rien de plus. Il aurait dû pourtant s’interroger sur l’espèce de crainte qui l’a retenu de commencer tout de suite, sur son nouveau buvard d’inspecteur principal adjoint, plutôt que de mettre à jour des dossiers de personnes disparues « depuis plus de cinq ans ». Crainte d’être surpris par Curtat, mais surtout de s’engager dans quelque chose de plus grave, de perdre un équilibre, de ne plus pouvoir ensuite reculer. Le sentiment aussi du ridicule, comme un courant d’air brusque, qui le réveillait en sursaut de ses songeries. Drôle de torpeur, où il pensait des débuts, imaginait l’effet du style de la fiche policière, rêvait d’une publication, quitte à la payer de sa poche, sans jamais oser rien noter, pas même le titre au sommet de la page…

Le Ficheur fiché, portrait d’un Suisse comme tant d’autres, il lui était venu un matin, dans le vertige d’un lever trop rapide, en même temps que la lubie basculait dans une sorte d’urgence allègre qui avait relégué l’angoisse et l’humiliation. Excellent, ce titre, mais ce soir encore différé, absent de la page, où son texte commence sous un large espace blanc… Il n’est pas prêt. La chose est plus importante qu’il croyait.

Deux passions, tout à coup ?

Il se relit, voit d’abord qu’il a cherché à « écrire » beaucoup mieux que s’il s’était agi d’un autre, qu’il n’a pas pu s’empêcher d’ironiser au passage, et qu’il a tenté çà et là de retrouver le ton avec des balourdises de maréchaussée allant à fin contraire. Il voit ensuite les motifs qui reviennent, les reculs, les arbres qui cachent la forêt. Commodes, ce suicide paternel, cette mère à charge qui expliquent l’abandon du droit et l’entrée dans la police judiciaire. Surtout, il n’avait pas prévu que le texte en dirait tant, au-delà des mots. Si glacés, si rigides qu’ils soient, ceux qui concernent Stéphanie lui échappent, se retournent contre lui, le percent en plein cœur. Pourquoi ne dit-il pas clairement que la mission de surveillance ne sert qu’à lui donner bonne conscience, et que lui non plus ne souhaite pas qu’elle revienne ?

Trois pages à peine et il déborde, oui, alors que la fiche devait précisément lui garantir un espace neutre et bien délimité, entre lui et les autres, où ses informations froides tomberaient dans une sorte d’ailleurs où il ne serait pas, où personne ne serait. L’entreprise n’est-elle pas de montrer l’absurdité de ce qu’il a fait par l’absurdité d’un système, et que les neuf cent mille fiches exhumées à ce jour, truffées d’erreurs et d’inanités, ne constituent que le recensement d’un no man’s land ? Le sait-il, pourtant, qu’une fiche est essentiellement réductrice, toujours erronée, approximative au point de projeter « le dénommé » dans une fiction proche du néant ! D’où vient alors que chaque mot de la sienne, de quelque façon qu’il s’y prenne, trahisse une vérité qu’aucun lecteur ne manquerait ?

Il est assis à la table de sa cuisine. Devant lui, la vieille Hermès verdâtre, qu’il a sauvée de la casse quand les machines électriques ont envahi les services. Mécanique lourde, imperturbable, où ses mains trouvent, entre les phrases, des appuis lisses et frais. À gauche, un carton empli d’agendas et de papiers divers, à droite un verre de bière vide. Le moteur du frigo fait entendre son sifflement sans fin. Minuit cinq à l’horloge électronique du four. Il a fêté son cinquante-cinquième anniversaire en prenant sa première leçon de saut et en commençant sa propre fiche. Des choses assez folles, en somme, dérisoires et capitales, qui se sont mises en marche malgré lui, sans qu’il sache toujours où il va, effrayé et surpris de ne pas songer à reculer, comme ce matin malgré la peur.

Confusément, il revoit les sauts devant lui, disséminés sur le paddock extérieur, que le brouillard faisait surgir avec une sorte d’accélération devant le cheval. Aurait-il osé se lancer s’il avait pu voir le parcours en entier, les montants métalliques, les lourdes barres rutilant dans le soleil ?

Tout à coup, aussi saugrenue que lui paraisse cette idée, il comprend pourquoi il a osé enfin se mettre à écrire : les chevaux ne jugent que le cavalier. Quoi qu’il arrive, il restera ce nouveau monde. Il lui fallait cette certitude avant de plonger, sans laquelle il eût sombré dans l’abîme, un instinct le lui disait.

Il revoit les barres noir et blanc se rapprocher à la vitesse du galop. Il faudrait retrouver quelque chose de cet élan, de ce sentiment de non-retour avant le saut. De cette seconde aiguë, enivrante, où la peur cède à l’insouciance parfaite de se casser la figure… De nouveau, il entame le parcours que Bocion a construit pour son initiation. Retrouver ce consentement, cette adhésion à la force lancée… Les perches à terre, d’abord, au trot, comme trois vagues courtes et souples, puis tourner et canaliser la force entre ses jambes, sur la croix rouge et blanc. Laisser aller, laisser venir, c’est le cheval qui saute, de la rigolade pour lui ces quarante centimètres…

Vas-y, Abt, laisse aller…

Projet d’un livre inspiré par le sentiment d’un simplisme exagéré dans l’opinion publique. D’un idéalisme sot doublé d’hypocrisie. D’une injustice insupportable. De la part surtout de ceux qui forment l’opinion, des journalistes, tout aussi fouineurs mais pour la bonne cause, bien sûr…

Eh bien, tu n’es pas mort ? À gauche, le tricolore, calme la main, souple le buste…

Envie simplement de finir un peu plus « en beauté » une carrière biaisée et enlisée, à l’opposé de toute grandeur.

Le droit jaune et noir, maintenant, calme, calme, calme…

Besoin de compter, sinon pour quelqu’un, du moins à ses propres yeux. De n’avoir pas été qu’un rouage.

Continue, Abt, la haie, et ensuite à droite le bleu et blanc… Vitesse, ralentissement, envol…

Désir de se justifier, plus affecté qu’il n’a cru par le blâme général et la dimension du scandale. Beaucoup plus affecté…

Déjà hors d’haleine, les jambes en coton, mais la surprise, mais le plaisir de tenir encore, de passer, de surpasser !

Besoin de n’être pas détesté aveuglément, de quitter le silence monstrueux de l’anonymat.

Un peu de jambe pour aller sur l’oxer, on y va, on y va, quarante centimètres, tu rigoles !

Sensation par moments d’être avalé par un gouffre. Tout à coup la faute, la différence, l’exclusion.

Le double, pour finir, laisse aller, tranquille, laisse aller, souple, souple, souple…

Devenu suspect. Devenu hors-la-loi. Sens atroce de ces mots…

Peur de ne plus exister…

Tout juste encore la force de se rasseoir dans la selle, de revenir au pas sans tomber sur l’encolure, broyé de puissance et de souffle. Mais du plaisir, durant quelques secondes, du bonheur à perdre la tête…

En fait un livre pour ne pas mourir de solitude.