I
C’ÉTAIT MON TOUR. Les autres me regardaient avec l’intérêt poli de la première rencontre, et le Dr Schnieder se fendait d’un sourire engageant. J’ai commencé à transpirer. J’aurais voulu dire quelque chose de provocant ou d’humoristique, mais rien ne venait. Le malaise se répandait. J’ai tenu encore trois secondes, comme on garde la tête sous l’eau, puis je me suis dégonflé.
— Grin… Michel Grin. J’ai vingt-cinq ans…
— C’est bien de se décider assez tôt… Quelle est votre profession, monsieur Grin ?
Toujours ce sourire, cet accent alémanique, cette voix chaleureuse, et les autres qui attendaient la suite… Ça n’aurait pourtant pas été difficile de les tenir à distance, au moins de plaisanter… Je n’ai pas osé. J’ai haussé les épaules.
— Je fais du marketing pour une firme de produits pharmaceutiques.
On a échangé quelques banalités à ce sujet, puis, comme j’étais célibataire, il a laissé les enfants pour passer tout de suite aux hobbies. J’ai répondu que je n’en avais pas. Il souriait de plus belle, avenant, sympathique à n’en plus pouvoir.
— Vraiment ? Pas de tennis, pas de ski ?… Vous allez à la piscine, quand même ?
Une goutte de sueur m’a coulé sous l’aisselle, mais cette fois j’ai tenu bon. Il a bien fallu qu’il reprenne la parole.
— Bien sûr, chacun est libre de ne pas répondre à mes questions, surtout le premier soir ; mais je pense que faire comme ça un tour de la table, c’est plus convivial, n’est-ce pas ?
Il avait commencé par se présenter lui-même. Diplômé de fraîche date, il se spécialisait dans les thérapies de désaccoutumance, conduisant deux camps par mois durant l’été. Célibataire, il pratiquait divers sports d’endurance, et aimait la musique classique. Richard Dean Anderson était son acteur préféré. Je ne disais toujours rien.
— Dans l’épreuve, a-t-il repris en me fixant droit dans les yeux, même les plus grands individualistes ont une fois ou l’autre besoin d’aide. Je dis toujours, la solidarité c’est la condition essentielle du succès de chacun… Combien de cigarettes fumez-vous par jour, monsieur Grin ?
Je n’aimais pas beaucoup ces allusions à mon inévitable effondrement. J’ai répondu d’un ton sec que je fumais trop.
Les autres avaient donné une abondance de détails. Riond, la quarantaine, comptable dans une maison d’assurances, fumait six pipes par jour, mais sans avaler la fumée, au contraire de sa femme qui s’empoisonnait avec plus de trente Camel. On avait deviné à son air contrarié qu’il sacrifiait par solidarité sa pipe inoffensive à la santé de sa jeune femme, d’aspect fragile en effet, qui se faisait toute petite à côté de lui. Besuchet, mécanicien devenu horloger par passion, jovial, l’allure d’un forestier canadien avec sa chemise à carreaux et sa barbe blonde, s’en tenait à huit Parisienne la semaine et dix le dimanche. Sa femme ne fumait pas, n’avait jamais fumé et ne fumerait jamais ; elle était venue pour serrer les pouces à son mari, et cette excursion dans la nature, loin de leurs quatre enfants, était l’occasion idéale de réenvisager leur couple, comme ils le faisaient chaque été. Ma réponse laconique avait déplu. Voyant l’expression réprobatrice de ces gens, je me suis repris :
— Oui, enfin je ne compte pas. Trop… je voulais dire comme tout le monde.
Schnieder a battu des mains. Bravo ! J’avais dit le mot qu’il fallait, un véritable slogan : fumer, c’était fumer trop ! Toujours ! Il le prouverait, chiffres à l’appui, lors de la conférence tout à l’heure.
— Mais pourquoi fumez-vous, monsieur Grin ?
Il posait cette question avec un sérieux factice, qui soulignait d’avance l’absurdité de la réponse. Cela faisait sans doute partie de la thérapie de groupe, cette prise de conscience et cet aveu public de notre tare. Tous dans le même bain, tous égaux, mais tous repentants, et prêts à nous purifier, à nous délivrer par l’épreuve décisive, comme disait le prospectus… Besuchet avait bredouillé des propos incompréhensibles, et Marie-Claire Riond, sous l’œil sévère de son mari, reconnu d’une voix hachée qu’elle fumait sans savoir pourquoi, par faiblesse, par vice. Le Dr Schnieder avait hoché gravement la tête : il ne s’agissait pas d’un vice au sens moral, mais d’un manque psychologique que la cigarette était chargée de compenser ; c’est pourquoi le plan ne prévoyait pas seulement de supprimer la cigarette, mais de découvrir aussi l’origine du manque (ce qu’il appelait le point noir), de façon à supprimer la cause en même temps que le symptôme…
Ce déballage n’en était pas moins indigne ; me souvenant d’un article parcouru dans un salon de coiffure, j’ai dit que je fumais parce que ma mère m’avait sevré trop tôt. Le praticien s’est donné un air entendu.
— Pourquoi voulez-vous arrêter de fumer demain, monsieur Grin ?
Pas question d’avouer que j’étais là sur invitation : ce mégot, cette odeur, et surtout ce mépris de l’hygiène, de la santé, dans le milieu paramédical… J’ai hésité à répondre que ce qui m’avait décidé était la peur de mourir, mais je n’ai pas osé me dénuder devant ces gens. Enfin j’ai pris une Gitane, l’ai allumée en disant qu’on n’était pas encore à demain.
Cette réponse a d’abord détendu l’atmosphère, puis chacun, rappelé soudain à l’imminence, s’est précipité sur son paquet. Schnieder, bon type, a répété que la fumée, conformément au plan, était encore autorisée le dimanche soir ; le sevrage ne commençait que le lendemain matin. On pouvait même commander de l’alcool avec le repas et boire du café.
— Surtout pas d’excès, je vous en prie ! Il faut être en pleine forme pour le départ.
Ses expressions étudiées de moniteur enthousiaste et pressé de se faire aimer me portaient sur les nerfs. Je le voyais déjà battre la campagne, le lendemain, le souffle large, l’encouragement sonore, pour faire avancer notre colonne poussive et trébuchante. Mais j’étais irrité aussi de remarquer l’intérêt que portaient les femmes à cet athlète bronzé et auréolé de prestige médical. La petite brune buvait ses paroles d’un air soumis ; Mme Riond, nerveuse, jouait avec son alliance ; Mm Besuchet approuvait énergiquement ses mises en garde, jetant à son mari des coups d’œil satisfaits. Seule une jeune femme blonde, à ma gauche, distinguée, les traits délicats, posait sur le bellâtre un regard lointain et sans chaleur.
Un homme d’âge mûr, presque chauve, de figure assez insignifiante, s’est présenté ensuite. Hubert Balestra, professeur de français à Lyon, lecture et opéra, divorcé, deux filles de dix-sept et dix-neuf ans, deux paquets de Marlboro. Il arrêtait de fumer parce que c’était une façon décidément trop lente, disait-il, équivoque, et à vrai dire assez lâche, de se suicider à blanc. Schnieder ne comprenait pas.
— Mais oui, puisque la mort n’intervient qu’après des années et des années ! Notez qu’on peut même, les jours de printemps, se dire qu’on passera entre les gouttes, et la médecine fait tant de progrès ! Pratique !… Mais maintenant j’en ai assez de ce petit jeu-là. Cinquante ans, ça commence à compter. Il faut savoir ce qu’on se veut… Alors j’arrête de me suicider à blanc pour voir si je vis à balle. Ou bien si… comme qui dirait la roulette russe. Je plaisante, bien sûr.
On a trouvé spirituel, et son air détaché a fait dire au Dr Schnieder que c’était toujours bien d’avoir un intellectuel humoriste dans le groupe. La jeune femme blonde s’est présentée alors, Nicole Lambert, puis a déclaré d’un ton calme qu’elle ne répondrait pas aux autres questions. Une voix rauque, impatiente, a couvert celle de Schnieder, qui voulait s’expliquer.
— Docteur, excusez-moi… Je croyais qu’on était là et qu’on avait payé, même assez cher, pour cesser de fumer…
C’était l’original au Stetson que j’avais croisé dans la salle à boire, avant de monter : un mètre quatre-vingt-dix, une drôle de gueule allongée, les yeux verts, une carrure qui imposait.
— Alors si Nicole ne veut pas répondre à vos questions, ça la regarde. On ne vous demande rien, nous. Liberté liberté, d’accord ? Cela dit, ça ne me dérange pas du tout de me présenter, moi. Je m’appelle Matthias Lambert, j’ai trente-sept ans et je fais des fouilles sur les sites mégalithiques du canton. Eh oui, je suis archéologue. D’ailleurs ça tombe bien, je connais comme ma poche la région qu’on va traverser.
Il grillait près de cinquante Gauloise par jour, toussait soir et matin, ce qui ne l’empêchait pas de se relever la nuit pour fumer.
— En plus, docteur, puisque c’est ce qui me motive le plus, j’ai certaines artères qui se bouchent, et je commence à avoir des problèmes d’érection. Voilà. Parfois je bande mou, et je trouve qu’à trente-sept ans, c’est un peu tôt… Mais je vous rassure tout de suite, mesdames, j’ai encore de beaux restes.
Le premier, Balestra a éclaté de rire, suivi de Besuchet qui donnait des coups sur la table, jusqu’à ce que sa femme lui agrippe le bras. Mm Riond pinçait les lèvres, écarlate à côté de son mari très choqué ; la petite brune souriait, et Nicole Lambert, amusée, ne semblait pas se soucier des regards divers qui pesaient sur elle. Professionnel, Schnieder a félicité Lambert d’avoir eu le courage d’évoquer avec tant de franchise cet aspect de la pathologie du fumeur, qu’on n’osait guère aborder.
— J’ai l’impression qu’avec ce type il y aura des moments intéressants, m’a glissé Balestra. Vous ne pensez pas ?
J’ai répondu évasivement. La petite brune se présentait, Marisa Cairo, et je n’ai guère été attentif qu’à l’expression de douceur, de bienveillance naturelle qui baignait sa face ovale d’Italienne : non, pas de soumission comme j’avais cru, mais une sorte de gentillesse des traits, de candeur un peu sotte, peut-être. Ses expressions un peu implorantes, tandis qu’elle répondait à Schnieder, trahissaient une gêne. Ça m’a réconforté. Caché derrière l’épaule de Balestra, je me suis mis à la regarder de plus en plus souvent, par coups d’œil furtifs. J’aimais bien ses joues pleines, son front lisse, sa tresse brune, ses mains qu’elle agitait devant elle, faisant tinter des bracelets de bohémienne, ses bras nus, ses épaules où les clavicules creusaient des ombres. Mon regard dérivait… Je me suis surpris à rêvasser, la paupière alourdie, dans un brouillard de formes intenses et floues.
Qu’est-ce qui me prenait ?
J’ai allumé une Gitane et me suis concentré sur Schnieder, qui commençait son exposé.