Des semaines, à vrai dire, qu’il l’a sentie lui prendre la rêne, sa monture profonde, de moins en moins tranquille sous la selle, de menus écarts en échappées préparant la foucade splendide de ce matin. Nul doute qu’il a manqué de fermeté, peut-être assez content de se laisser emmener. À table, en cours, en voiture, il a été souvent distrait, la rivière soudain émergée devant lui avec ses reflets mouvants, ses ombres, fleurant le sable humide, l’ail-des-ours ou la neige revenue sur le printemps, et vibrant déjà dans le fil imaginaire entre ses doigts. Soit, mais quoi, jusqu’ici, de plus marqué que les années précédentes à pareille époque ? D’ailleurs, il n’a pas cessé de s’en amuser, s’est réjoui comme d’habitude de se sentir ainsi le pouls plus vif, le sang réchauffé d’une promesse en ces mois de brouillard et d’apathie générale… Justement, il se pourrait qu’il ait fréquenté un peu trop de gens tristes cet hiver, cafardeux cabotins ou vrais désemparés, lu trop de journaux, vu trop d’affiches électorales, trop négligé cette impression de tourner à n’en plus finir entre les parois d’un manège sombre et peuplé toujours des mêmes figures moroses, voire catastrophiques. Manqué d’air beaucoup plus qu’il ne croyait, donc, et de solitude. De mouvement dans les muscles, de terre meuble sous les pieds, d’odeurs franches à plein nez. Une impatience qui couvait, un désir piaffant de ligne droite au galop.
Alors évidemment, aux premières lueurs à peine plus vives sur les Alpes, c’est revenu plus fort qu’avant, plus fort peut-être que jamais. Dès la mi-février, il est allé voir la rivière, l’a remontée sur plusieurs kilomètres pour observer l’effet des crues hivernales sur les berges, a repéré de très grosses truites, qui à l’ouverture seraient presque toutes redescendues au lac d’où elles étaient venues pour frayer, mais ne quitteraient plus son esprit. Entre deux piles de dissertations, il a rouvert de vieux albums, le fondamental Pêcheur français de Kresz, dans l’édition de 1818, relu le mythique Pris sur le vif de Charles Ritz, les chroniques succulentes de Jim Harrison, et bien sûr Hemingway, Pêche et tempêtes dans la mer des Caraïbes, entre autres. La pêche au gros. La touche coup de poing. Marlin bleu, tarpon ou truite lacustre, n’importe, la même intensité : ici on les appelle les « blanches », ces truites remontées du lac pour frayer en rivière, et qui font parfois huit, dix, douze kilos. Avec un fil qui en tient quatre, la masse du courant. Hemingway : « Vous éprouvez toujours une émotion aussi angoissante que si vous couriez un danger réel. » Le surgissement sauvage de l’ombre montée du fond, l’attaque. « Les poissons sont des bêtes étranges et sauvages, d’une rapidité et d’une puissance incroyables, et d’une beauté, lorsqu’elles sont dans l’eau ou en train de sauter, indescriptible. »
Si bien que le sommeil a été envahi lui aussi, long à venir et de plus en plus tracassé dès avant l’aube, jusqu’à l’exaspération de ces dernières heures hachées d’angoisses imbéciles, sur fond de trop réelles tragédies, et d’impuissants reproches.
Alors, n’y tenant plus, il a débranché son réveil sans le regarder, s’est retrouvé debout à côté du lit, titubant et vaguement soulagé. À la cuisine, se brûlant les lèvres à sa tasse de café, il s’est vu, s’est su tout à fait grotesque de tourner le dos à l’horloge électronique pour continuer à nier l’heure forcément invraisemblable qu’il était ; et n’y tenant pas davantage à la cuisine, il a sauté dans sa voiture, avalé quelques biscuits au volant, fait vingt kilomètres en ne croisant que deux ou trois nuitards de retour au bercail, s’est garé tout gîté au flanc du talus prévu.
Sentant déjà, ou croyant sentir sur la peau de son visage l’haleine humide de la rivière à trois cents mètres, il a chaussé ses cuissardes à la lueur du hayon, enfilé sa veste, hâtivement rassemblé son matériel, filé enfin comme un voleur à travers le pré, que la gelée blanche faisait luire jusqu’à l’orée du bois dressée en crête à peine plus noire sur le ciel sombre. Il a trouvé l’entrée du sentier minuscule entre les troncs, sinueux, invisible, aussitôt continué sur les traces que la mémoire et le rêve enchevêtrés mettaient devant lui. Marchant toujours aussi vite, malgré les basses branches, le sol gras sous la semelle… Bien sûr qu’il avait le temps et le savait, bien sûr qu’il était insane et allait s’étaler, mais, bon Dieu, depuis quand est-ce qu’il ne s’était pas senti aussi bien ?
Emporté par tout ce qui se libérait en lui après ces mois d’attente. Toqué comme d’une femme qu’il allait retrouver. Soûl d’air et de liberté…
Jusqu’à ce bloc au bout du pied gauche, cet envol cul par-dessus tête qui le laisse contus, glacé, aveugle, en rogne, avec cette sotte envie de rire en même temps qui se renforce…
Oh bien sûr c’est toi, ce ne peut être que toi cet énergumène farfouillant !
Doux-dingue, ô hurluberlu !
Les lunettes retrouvées, intactes. La canne un peu plus loin, entière aussi, autant que je puisse en juger du bout des doigts. Le couvercle du panier, qui a glapi sous mon poids, ferme encore à peu près. Dedans, le casse-croûte ruisselle de l’eau des vairons, mais le thermos de thé a tenu. Les deux boîtes de cuillères, les dandinettes, les bobines de fil, la boîte de plombs, la pince, la mesure, le couteau suisse avec sa chaînette, le permis, le stylo dans leurs poches respectives sur le devant de la veste, à l’arrière l’épuisette, le cadre de rechange, le linge à poissons, l’appareil photo…
Ainsi rien de cassé, rien de perdu. Cette veine, encore une fois, et cette fidèle, irréprochable carcasse !
Mais on ne bouge plus. Suffit comme ça.
Je m’assieds sur la grosse pierre où j’ai buté. À peine si j’arrive à déplier d’un millimètre l’orteil recroquevillé, où le sang commence à taper. Pas sûr que je pourrai descendre le ravin de la rive droite, c’est malin…
Et enfin regarde-toi, regarde où tu en es. À commencer par l’heure où tu erres, la montre collée à l’œil pour en distinguer les aiguilles lumineuses…
Non, pas la berlue : six heures deux.
Je te jure.
Cinquante-huit minutes avant l’heure légale d’ouverture ! Cinquante et huit délirantes minutes à rester planté là dans le froid, la nuit, le vide, et pour attendre quoi ?
Quand tu la ferrerais aujourd’hui, cette blanche du mètre ou davantage, en serais-tu moins fou dans ta solitude de haute lutte conquise, les fesses buvant la pierre trempée où tu trônes, une canne à pêche entre les mains ?
Où est l’homme de quarante-trois ans, le père de famille, le prof de lettres, l’écrivain ? N’a-t-il rien de plus intelligent, de plus noble à faire ? Où en est le gros œuvre ? A-t-il seulement relu tout Proust ?
S’ils me voyaient sur ce caillou, enrobé de coton huilé kaki, nez coulant, bonnet au ras des yeux. Pire, s’ils savaient l’énergie, le temps que je peux consacrer à la pêche, s’ils se doutaient de son importance, de son urgence parfois dans ma vie – à cette heure tout Proust, tiens, les cinq volumes de la Pléiade donnés sans la moindre hésitation pour ce « lancer léger » de bambou refendu si bien équilibré… Pire encore, ce que tirerait le psychanalyste de cette canne et de toute la gestuelle qui l’accompagne, de l’effarante panoplie des leurres dans leurs petites boîtes, sans parler des rituels, des superstitions, de ce monde d’astuces et de faux secrets sans cesse renouvelés… Et d’abord cette hantise de l’eau, que révèle-t-elle ? Cette fascination du poisson caché, ce désir, ce plaisir de le prendre, de le tenir, de le tuer ou alors de lui laisser la vie sauve avec une émotion encore plus intense… Sadique obsessionnel compulsif fétichiste à orientation masturbato-mystique, par exemple ?
Mais ce n’est pas drôle. Sérieusement, qu’est-ce que je cherche, qu’est-ce que je fuis là-dedans ?
— Fous-toi de ça, grand.
Rire bref, tout proche.
— C’est le virus, qu’est-ce que tu veux, quand on l’a dans le sang, on le garde !
Et cette voix, bien sûr…
— Tu te poses trop de questions !
… tellement sonore en moi qu’une seconde je t’ai cru vraiment là, mon vieux Georgie. Mais comment fais-tu pour te faire oublier pendant des mois, et ressurgir ainsi au bon moment, joyeux, moqueur, bienveillant…
— Fous-toi de ça, je te dis !
Je te devine en amont, assis sur ton « pose-cul » pliable, toi aussi arrivé trop tôt – mais non, l’ouverture, tu ne la faisais plus bien des années déjà avant ta mort, à cause du monde et du froid, pas si bête… N’empêche, tu n’es jamais très loin de la rivière, il suffit que je m’en approche pour te rejoindre à mon tour. Nul oubli. Simplement tu es descendu un peu dans ces couches dormantes de la mémoire, qui ont besoin de silence et de paix pour se révéler, la couche de ceux qui resteront… Georgie, Pierrot, Willy, Roland, Paul-à-la-Rose, ceux de la rivière, ceux du lac, ceux de l’enfance mêlés à ceux d’hier. Justement il y en a eu trop, l’année passée, et c’est peut-être de là que c’est venu… Mais elle s’ouvre, la route d’ombre, l’avenue sinueuse où ils commencent à revenir, comme relevés, ramenés par le courant jusqu’à l’embouchure…