I
DÉBUT mars.
Point du jour.
Je suis plantée devant la gare Victoria avec ma lourde valise en carton, les yeux pleins de larmes. Mon cerveau ose enfin formuler la question : « Et maintenant ? »
J’ai quatorze ans.
Depuis trois ans, j’ai mis de côté quelques centimes ici et là, parfois quelques francs, pour aller en Amérique. L’attente se prolongeant, j’ai fini par me faire à cette idée : je n’irais qu’à Londres. Et là, pas question de renoncer. Il faut que j’apprenne l’anglais, et vite, si je veux tenir mon programme – être mariée à vingt ans. Avec Gene Kelly, que j’ai vu dans Chantons sous la pluie. Il va de soi que Gene Kelly sera exactement le personnage de son film. Pour être remarquée, aimée, épousée, il me faut par conséquent apprendre l’anglais et la danse. Dans cette optique, Londres est une nécessité absolue.
Et me voilà, à quatorze ans, plantée, ou plutôt assise, au point géographique précis qui n’était jusqu’ici qu’un mot magique : Victoria. Ce n’est pas vraiment que je me sois enfuie. Mais ma mère pense que je suis à Venise chez sa sœur, qui n’a heureusement pas de téléphone. Les gens de l’orphelinat pensent que je suis quelque part avec ma mère. Mon professeur d’anglais – une dame britannique – sait que je vais en Angleterre, elle m’a même aidée, mais elle pense que tout le monde est au courant. Elle a suggéré une école à Plymouth, a écrit pour me présenter, et demandé qu’on m’accepte par amour pour elle, puisque je ne peux pas payer l’écolage. Le pensionnat m’a invitée. Je préfère ne pas m’attarder sur les expédients dont j’ai usé pour faire croire que les lettres que j’écrivais venaient de ma mère.
Ces mensonges, je les considérais aussi légitimes que lorsqu’un anarchiste vole une banque « pour la cause ». Ils sont lourds à porter, maintenant que je suis là.
Oui, je sais, je pourrais continuer ma route et aller à Plymouth. Mais on ne m’y attend pas encore. Et je suis à Londres, patrie du ballet, du Sadler’s Wells, de Margot Fonteyn (ma danseuse-étoile préférée, je l’ai vue au cinéma).
Je ne vais pas renoncer juste quand…
« Are you lost, child ? »
Un bobby. Un flic, quoi.
J’ai appris ça dans mon livre d’anglais, deuxième leçon.
Ce bobby-là disait :
« Good morning Madam, may I be of assistance ? » (Bonjour Madame, puis-je vous aider ?).
Celui-ci a beau dire. Je ne comprends rien. Après vingt heures d’anglais, je sais quatre phrases : « Yes please, » « No, thank you, », « The sun’s rays are shining on her white teeth » (Les rayons du soleil brillent sur ses dents blanches) et « How kind of you to let me come » (C’est très aimable à vous de m’accueillir).
Ce pourrait être un voleur d’enfants. Ai-je l’air d’un enfant ? Peut-être ai-je l’air d’une femme. Ce pourrait être un souteneur, un violeur déguisé en flic. De toute façon, ce regard froid est dangereux.
Ce pourrait même être un vrai flic. Pas moins dangereux pour autant.
Il pourrait m’arrêter.
Je me lève, j’ouvre de grands yeux, produis mon plus beau sourire d’oie blanche :
« Aspetto la mia mamma. »
Le mot mamma produit l’effet escompté.
Il dit quelque chose. Je ne comprends pas, et je n’ose pas répondre une de mes quatre phrases.
Je regarde au loin, souris, et dans un grand geste à l’adresse d’un point imaginaire, je crie :
« Mamma, sono qui, aspettami ! »
J’attrape ma valise, souris au bobby et risque un « Thank you ».
Je lui montre l’autre côté de la rue, fais encore un geste – on ne sait jamais – et j’y vais.
Il me suit du regard pendant que je traverse, et j’ai la sensation que ces yeux gris pourraient me ramener en Suisse. Puis les voitures passent, il m’oublie. J’espère qu’il m’oublie.
Je ne peux pas rester là. S’il me voyait…
Je marche.
Il y a un métro, je le sais.
Mais comment ?…
Je viens de passer neuf années dans un orphelinat, et vagabonder seule dans une grande ville n’est pas précisé ment mon fort.
Je marche jusqu’à une bouche de métro.
En fait, j’ai une adresse : Kensington.
Je passe une bonne demi-heure à observer les gens qui achètent leur ticket. Dans leur flot indistinct de paroles, j’attrape un « Yes » ou un « Thank you » ici et là. Je finis par réaliser qu’ils ne disent qu’un nom.
Il me faut du temps pour découvrir ma propre destination.
Kensington, High Street.
Je traîne ma valise jusqu’au guichet, sors une de mes pièces de monnaie et dis :
« Kensington High Street. »
Il me regarde, sourit, visiblement attendri par mes tresses, et dit quelque chose de gentil. Je risque un :
« Yes please. Kensington High Street. »
« Oh, you mean HIGH STREET Kensington ? »
Ah ah. Voilà ce qu’il aurait fallu dire. Je souris.
« Yes please. High Street Kensington. »
« Good. »
Il rit, dit quelque chose, prend ma pièce d’argent et me rend quelques piécettes de cuivre.
Choisir une rame de métro, maintenant.
Avant d’y aller, j’étudie soigneusement la carte.
Ligne jaune ? Ligne verte ? Direction est ? Ouest ?
Une rame entre en gare, je n’arrive pas à lire la destination, et puis le train n’est ni jaune ni vert.
Je ne bouge pas.
La rame suivante.
Et la suivante.
Je reste indécise.
Deux bobbies arrivent sur ma plate-forme. Ils sont probablement en train de rentrer chez eux.
Ne prenons pas de risque.
La prochaine rame devrait…
J’y vais.
Je finis par arriver à Kensington, et même à High Street, qui signifie tout bêtement Grand-Rue. Ma valise pèse une tonne. La dame anglaise qui m’a appris les rudiments de la langue n’est pas chez elle. Je ne comprends pas, il me semble saisir qu’elle a quitté Londres.
Le temps passe, l’après-midi avance et je ne sais pas où je vais passer la nuit. Dans une église, me dis-je.
La nuit ramènera les monstres. Les kidnappeurs. Les souteneurs. Les voleurs. Les violeurs.
Je m’abrite dans une espèce de courette, m’assieds sur ma valise. Elle pèse deux tonnes.
Qu’est-ce que j’ai fait ?
Personne ne sait où je suis.
Je devrais peut-être aller au Sadler’s Wells. Je n’ai jamais dansé un seul pas, que leur dire ? Ils appelleront la police. On me ramènera. On m’enfermera. Le remords me submerge, la solitude. Je pleure.
« Qu’est-ce qu’il y a, petite fille ? »
Je suis en mesure de vous raconter ce qu’elle dit parce que par la suite notre rencontre deviendra une des histoires que nous aimons à nous raconter. Sur le moment, je ne comprends pas. Elle est toute petite, avec un chignon blanc sur la nuque. Elle a l’air d’avoir cent ans, ou plutôt elle aurait l’air vieux n’étaient-ce une peau exceptionnellement lisse et d’incroyables yeux verts qui ont le lustre et l’éclat de la jeunesse. Elle est vêtue de gris, porte des bas gris et des chaussures à lacets. Ses pieds sont minuscules.
Elle se tient là, droite, une vraie statue de la justice, me mesure du regard. J’ai beau être aussi grande qu’elle, je me sens insignifiante.
« Alors, fillette, qu’est-ce que tu fais là ? »
Serait-ce une voleuse d’enfants ?
« Ne fais confiance à personne, ils se servent parfois de gentilles vieilles dames », ont dit et répété ma mère, ma tante, les bonnes sœurs de l’orphelinat.
« J’attends », dit la voix de la justice, implacable.
Je n’arrive pas à retenir mes larmes.
Si je ne dis rien, elle appellera la police, c’est sûr. Ces neuf dernières années j’ai vécu dans la terreur de la maison de correction, dont je ne savais qu’une chose : elle serait pire (oui, pire !) que l’orphelinat.
« Ne te plains pas, autrement on t’enferme. Sois polie ou tu finiras en prison. Une fille comme il faut ne dit jamais qu’elle a faim. Dis merci quand on te donne. »
Dans cette logique-là, quand quelqu’un vous parle, on répond. Sinon, « ils » appellent la police.
« J’étais si émue que moi aussi j’étais au bord des larmes », dira Miss Brown par la suite. Sur le moment, elle n’a pas l’air plus ému que ça.
Elle attend.
Elle incarne le danger.
Je retiens mes sanglots et balbutie, en français :
« Je ne parle pas l’anglais. »
« Par dieu ! Une Française ! »
Là, je comprends.
« N… non, je ne suis pas française, je suis italienne. » Elle me fixe toujours.
« Italian », j’articule dans mon désespoir.
« Ce n’est guère mieux », dit-elle en anglais, et je ne comprends pas, heureusement.
Il fait presque nuit, la ville sent le brouillard. Une odeur qui évoque Milan. Depuis mon enfance c’est la première fois que je hume ce mélange d’humidité, d’échappements, de chauffage au bois et au charbon. Ça me réconforte.
La petite dame fait un pas vers sa porte.
« Viens. »
Ce n’est pas parce que je comprends que je vais y aller. Vous entrez dans une maison et vous disparaissez à tout jamais. Personne ne sachant que je suis à Londres, il faut que je redouble de prudence.
« Viens petite, tu vas prendre froid et moi aussi. Viens, c’est l’heure du thé, viens manger quelque chose. Manger, tu vois ? Et une bonne tasse de thé. »
Je vois très bien.
Et j’ai une de ces faims…
Mais je ne la connais pas.
« No th… ank… you… » et je recommence à pleurer. Elle lève les bras au ciel.
« Mon enfant, mon enfant, c’est très bien d’être prudente, mais là tu exagères. »
Des talons résonnent sur les pavés.
« Good evening Miss Brown. »
« Ah, good evening Mrs. Roames, vous êtes la personne qu’il nous faut. Pourriez-vous dire à cette jeune personne qui ne parle que le français que j’habite ici ? Elle a des principes, et comme elle ne me connaît pas, elle ne veut pas entrer. »
La nouvelle venue me toise, puis me dit, en français :
« Mais c’est Mademoiselle Brown, elle vit dans cette maison depuis au moins trente ans, nous la connaissons tous. Il ne faut pas être effrayée. D’où venez-vous ? »
« De Suisse. »
« Et vous devez aller chez Miss Brown ? »
Je me décide en un éclair :
« Oui. »
Je n’écoute plus. Miss Brown n’est ni une voleuse d’enfants, ni une maquerelle, elle m’offre le thé et ça fait vingt-quatre heures que je n’ai rien mangé. Je me lève, empoigne ma valise. Je regarde Miss Brown, pour la première fois, droit dans ses fabuleux yeux verts.
Je lève un sourcil interrogateur.
Rien ne remue sinon ses lèvres.
« Par dieu, elle vient ! »
Nous entrons.
La maison est petite. Un séjour, une cuisine, une chambrette à l’arrière. On monte l’escalier raide et exigu. Au premier il y a une petite chambre à coucher, et une pièce remplie de bric-à-brac. Un lit dans un coin, des boîtes en grand nombre, des objets indéfinis, des monceaux indistincts. La salle de bains est la réplique de celle de mon enfance – une antiquité, disait mon père – avec ses catelles multicolores, son immense lavabo décoré de roses et une de ces baignoires à quatre pieds qui vous font penser à un crocodile. C’est comme si j’étais arrivée chez moi.
C’est à la salle de bains que je retrouve mes esprits.
Il règne dans la maison un désordre subtil qui me rappelle notre maison près de Milan, généralement impeccable, juste avant que nous ne partions en voyage.
À la cuisine, il y a une grande table ronde, recouverte d’une nappe brodée, sale mais superbe.
« Tout ça est un peu poussiéreux », remarque Miss Brown, « mais depuis quelque temps j’ai fait mes adieux à tant de gens que j’ai perdu l’habitude de recevoir. »
Je souris timidement. Je ne comprends toujours pas ce qu’elle dit.
« Assieds-toi, petite. »
Est-ce qu’elle me dit de m’asseoir ?
Elle montre une chaise.
En effet.
Je n’ai jamais bu un thé comme celui-là.
Il ressemblerait plutôt à du café. À l’orphelinat, le « thé » était de l’eau chaude un peu jaunâtre. Il y a des madeleines, une tartine avec un reste de marmelade à l’orange.
Encore une nouveauté.
C’est délicieux.
Les yeux verts m’observent, un regard ferme, scrutateur, pénétrant. Je n’ai rencontré ce regard-là que chez des gardiens et des policiers, et ça n’a jamais rien présagé de bon.
Il faut absolument que je dise quelque chose. C’est le moment.
Je passe en revue mes quatre phrases.
« How nice of you to let me come. »
Les yeux verts verdissent encore.
Une pause.
« QU’EST-CE QUE TU DIS ? »
Raté.
Je suis aux abois. Depuis une heure j’essaie de localiser le téléphone, pour l’arrêter lorsqu’elle voudra appeler la police. J’ai constaté que parler, c’est encore le meilleur moyen d’éloigner les catastrophes, du moins momentanément. J’ai découvert que si j’arrivais à parler, ma parole avait une sorte de pouvoir.
« How… nice… of you… to… let-me-come. »
Elle éclate de rire, fait le tour de la table et m’embrasse.
« Me voilà avec une petite fille italo-française sur les bras, et la seule phrase qu’elle connaît vient tout droit des manuels de bienséance. »
Elle me regarde un instant. Retourne s’asseoir.
« How nice of you to stay with me. » (C’est très aimable à vous d’être venue me voir.)
Elle mime, et je comprends ce qu’elle veut dire.
C’est là que je me mets à l’aimer.
Je ne le montre pas.
Dans le monde d’où je viens, manifester ses affections, c’est dangereux. On considère que c’est vicelard, ou alors on s’en sert pour vous manipuler. Ou les deux. Autant éviter les effusions.
Je ne sais plus comment nous nous y prenons. Nous n’avons plus recours à la voisine, en tout cas.
Où que nous allions, nous emportons un crayon et du papier.
Miss Brown dit par exemple (en anglais) :
« Et si on nettoyait les vitres ? »
Elle mime, je comprends, elle l’écrit et je dois répéter. Après quoi elle écrit ma réponse.
« Bonne idée. Elles sont vraiment sales. »
Et je dois la répéter jusqu’à ce qu’elle soit parfaite. « Avec cette méthode-là j’ai appris l’anglais à mon boy indien, il est devenu ministre depuis. Il m’écrit encore. Tu veux voir ses lettres ? »
Je fais signe que oui.
« Oui, s’il vous plaît Miss Brown, ça m’intéresse. »
Je répète docilement.
Quelques corrections plus tard elle me montre les lettres, les lit, les explique, les analyse, me les fait lire. Elle m’apprend l’anglais du matin au soir. Résultat : en huit jours, avec le secours du peu de latin que nous savons toutes les deux, je la comprends presque parfaitement, et je parle.
Le premier soir, elle a examiné mon passeport.
Elle comprend que je suis une Italienne émigrée en Suisse.
Et le lendemain : « Est-ce que ta mère sait où tu es ? » demande-t-elle toutes les deux heures.
Comment lui expliquer ma mère ? Comment lui dire :
« Ça fait trois ans que je ne l’ai pas vue » ?
« Yes please », dis-je à tout hasard.
« Oui, elle sait où je suis. »
« Oui, elle sait où je suis », répété-je docilement. Elle va chercher une feuille de papier, une enveloppe, et ordonne :
« Écris-lui que tu habites chez moi. »
Je la regarde.
« Vas-y : elle ne sait pas que tu es dans cette maison-ci. »
Je continue à la fixer sans rien dire.
« Il faudra avertir l’Immigration, et je commence à penser qu’il faudra aller à la police. »
Ce dernier mot, que je comprends très bien, est celui que je n’ai cessé de craindre.
« Non ! »
« Ah ah… Mais alors tu es vraiment en cavale. »
Elle mime pour que je comprenne.
Je fais un faible oui de la tête. Je suis paralysée de peur. « Si je te garde comme ça, on va se retrouver en taule toutes les deux, tu sais. »
Elle passe en revue le contenu de ma valise. L’ours en peluche. Mes quatre livres : les poèmes de Giuseppe Giusti, L’Odyssée en italien, Le Grand Bal du printemps de Jacques Prévert avec des photos d’Izis, et Les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas. La photo de mon père, un portrait dédicacé : « À mon Amalia chérie, son Papa. »
Comment dit-on mort ?
Je mime une gorge qu’on coupe.
« Il est mort ? »
« Oui. »
Je remime la gorge tranchée.
Elle fronce le sourcil.
« Tu veux dire tué ? Assassiné ? »
« Assassinato. Oui. »
« Ma pauvre chérie. »
Cela fait des années que je n’ai pas pleuré pour mon père, mais son ton me touche aux larmes. Mon père a été assassiné pour des raisons politiques qui m’échappent. En l’abattant, ils m’ont un peu tuée aussi. Ma famille s’est désagrégée, on m’a enfermée comme si c’était moi qu’il fallait punir. Aujourd’hui, si je croisais ma mère dans la rue, je ne suis pas certaine que je la reconnaîtrais. Ne pleure pas, Amalia, les larmes c’est dangereux. Quelqu’un pourrait en profiter.
Mais il faut bien dire que cette personne n’a pas l’air dangereux du tout. Elle me fait penser aux bonnes fées des contes – comme celle qui permet à Cendrillon d’aller au bal. Je me dis confusément qu’avec ces yeux-là, elle doit être un lutin déguisé en grand-maman.
Elle finit par trouver la lettre du pensionnat à mon professeur d’anglais : « Nous serons très heureuses d’accueillir votre protégée au début du trimestre d’été, le 10 avril. »
« Le 10 avril ! Mais nous sommes le 5 mars ! Qu’est-ce que tu comptes faire six semaines durant ? Tu n’as que quatorze ans, tu ne peux pas courir la campagne toute seule. »
Je ne comprends rien, mais je devine ce qu’elle dit. Comment dire en anglais : « Je voulais voir Margot Fonteyn ? »
« Et qui plus est, tu as l’air d’avoir dix ans. Douze à tout casser. »
Je me contente d’un sourire muet.
« Tu sais ce qu’on va faire ? On va aller à la poste, voir si cette Madame Willcott a le téléphone. Je suis sûre que oui, à part moi TOUS les Londoniens ont le téléphone. »
Depuis la poste, elle appelle le numéro de Madame Willcott, mon professeur d’anglais. On lui dit qu’elle est à Brighton. Miss Brown appelle Brighton.
J’attends devant la cabine. Elle écoute longtemps, rit de temps à autre. Vers la fin, c’est elle qui parle à n’en plus finir. Je prie qu’elles ne soient pas en train d’organiser mon retour en Suisse. Elle ouvre la porte et me fait signe, sans arrêter de parler :
« Oui… oui… certainement. Avec plaisir… »
Et à moi :
« Dis bonjour à Madame Willcott. »
« Allô Madame Willcott ? »
« Amalia, c’est bien toi ? »
« Oui, Madame Willcott. »
« Qu’est-ce que je portais le jour de notre dernière leçon d’anglais ? »
Je le lui dis.
« C’est vraiment toi, Amalia. Bon dieu de bon dieu, est-ce que quelqu’un sait que tu es à Londres ? »
Autant lui dire les choses comme elles sont.
« Non, personne. J’ai écrit à ma mère pour lui dire que j’étais à Venise chez Tante Rita. »
« Bon, je vais avertir Rita. »
Ma tante Rita a travaillé trois ans à Lausanne, elle tenait la maison de Madame Willcott. Je ne savais jamais où était ma mère, et Rita était ma seule chance de sortir de l’orphelinat deux week-ends par mois. Elle venait régulièrement me chercher. C’est une femme bourrue, qui m’aime mais ne le montre pas, déteste qu’on l’embrasse et n’embrasse guère. Elle desserre rarement les dents. Sa plus grande vertu à mes yeux a toujours été sa fidélité. Rita – contrairement à ma mère dont elle est pourtant la sœur jumelle – est le genre de personne qui parle peu. Mais elle se ferait tuer pour vous. Cela va – littéralement – sans dire. J’ai toujours attribué sa brusquerie au fait qu’elle a eu quatre fils avec un joueur de football, Pino Orlando, homme massif qui a eu son heure de célébrité ; il est toujours estimé comme entraîneur de footballeurs. Je n’ai jamais entendu Oncle Pino dire un mot en dehors du stade, où il gueule ordres et conseils aux champions en herbe en un flot ininterrompu de neuf heures du matin à six heures de l’après-midi. Après quoi il a, j’imagine, épuisé sa réserve de mots pour la journée.
Ces parents avares en paroles n’empêchent pas mes cousins – il en reste trois, le quatrième a été tué dans une bagarre – d’être de gais lurons, leur seul défaut de mon point de vue étant qu’ils sont de dix à quinze ans mes aînés. Aucun d’entre eux n’a été joueur de football. Le cadet, Riccardo, le seul intellectuel de la famille Orlando, travaille dur à ses études de médecine (d’où les trois années de Rita en Suisse – « C’est cher de produire un docteur »). L’aîné est policier et l’autre comptable. Je les aime beaucoup, spécialement Riccardo, le seul avec qui j’ai vraiment parlé. C’est lui qui m’a donné l’idée de l’Angleterre.
Rita ne dit jamais rien contre sa sœur ; du coup je pense que ce que ma mère fait doit répondre à une nécessité, je ne lui adresse jamais de reproche non plus.
Voilà pourquoi l’idée que Madame Willcott va parler à Rita me soulage.
« Tu n’oublieras pas d’aller à l’école pour le 10 avril, n’est-ce pas ? »
« Non, Madame Willcott. »
« Cette Miss Brown m’a l’air très gentil. Je pense que tu seras bien chez elle. Prends note de mon numéro de téléphone. On ne sait jamais. »
Elle me le donne, je le mémorise.
« Tu as de l’argent ? »
« Oui, j’ai l’argent des prix d’excellence. Presque quatre cents francs. »
« Quarante livres ! Dans ce pays, tu peux manger pendant un bout de temps, avec quarante livres. Ne gaspille pas. Je t’appelle aussitôt rentrée à Londres, d’accord ? »
« D’accord. »
« Ne fais pas de bêtises, petite folle. »
« Non, Madame Willcott. »
« Je devrais être fâchée avec toi, mais je dois dire que tu as été courageuse. »
« Pas du tout. Je n’ai même pas pensé au courage. »
« Le vrai courage, c’est un peu ça. Bon, pas de bêtises et tu restes où tu es jusqu’à mon retour. Au revoir. »
« Au revoir, Madame Willcott. »
Nous revenons à St. James’ Mews (les mews sont des cours sur lesquelles donnent ce qui était autrefois les communs et les écuries des maisons qui les entourent ; ils ont été transformés en habitations ; on y trouve parfois des maisonnettes construites en tant que telles, comme celle de Miss Brown, James’ Mews n’étant un mew typique que d’un côté). En route, Miss Brown me lance des coups d’œil inquisiteurs.
« Un génie précoce, voilà ce que j’ai sur les bras », marmonne-t-elle.
Je la regarde avec un sourire idiot. Je ne comprends pas. Pour l’instant, cela vaut sans doute mieux.