I
À PULLY la maison était austère, d’un gris foncé étrangement lumineux, sur la hauteur d’un jardin en petite pente jusqu’à la route. De l’autre côté de la route il y avait le lac, il brillait, il bougeait, il jetait ses reflets dans les chambres, on sentait son odeur en toute saison.
Au début, avant les transformations, on arrivait à la maison par une petite voie défoncée, au bas du chemin de Somaïs. À l’entrée, à droite, il y avait un grand peuplier, des bouleaux, une haie de lauriers qui faisait le tour du jardin planté de pommiers et de cerisiers. C’était une villa de style 1920, crépie, massive, bourgeoise, avec un vaste toit à quatre pans, une dizaine de pièces, des combles, un sous-sol avec une buanderie, deux caves, une grande et une petite, un atelier, un garage, comme dans les films de Denys de La Patellière. À notre installation, en 1946, l’endroit était délaissé, le jardin à l’abandon, l’herbe montait en graine et jaunissait, les arbres foisonnaient et mouraient librement. Nids de pies, de corneilles, et branches cassées par l’orage.
J’aimais cette maison : cette espèce de sauvagerie, dans ce quartier aristocratique où survivaient des gens bizarres et intéressants, un philosophe exorbité à sa fenêtre ou scrutant à la jumelle de théâtre ma mère qui travaille au jardin, ses deux logeuses éperdues le disent « un puits de science », à côté, le patron d’un grand journal, poupée aux mains de sa gouvernante depuis qu’il a perdu sa femme et ses deux enfants dans une avalanche, plus loin une famille fantomatique et rose alliée aux Romanov, et un mage barbichu qui punit sa femme à coups de bâton avec la complicité d’une bossue aux yeux de mouette. Et à quelques centaines de mètres la tombe de Ramuz sous son sapin, on eût dit qu’elle avait été creusée à la lisière d’un bois clos et sombre, j’étais à l’enterrement avec ma sœur, juché sur la palissade de l’horticulteur Fatio.
Là, dans la maison austère, grise, lumineuse, devant le lac, par le fouillis du jardin, le soleil, le peuplier, les merles, l’odeur de la terre, l’odeur du lac, l’odeur de Nicole, – c’est là que j’apprenais à écrire, à dessiner, à peindre, à écouter le blues, à jouer le blues, à comprendre que je n’étais pas un enfant, que je n’avais pas aimé l’être, que mon père mourrait, que je mourrais, que je perdrais Nicole, ou que je l’avais perdue à la seconde où je l’avais vue pour la première fois, et que de toute façon jamais je ne la rejoindrais au fond de son rire, de son corps à découvrir et à fouiller, au fond de son âme qui me resterait inconnaissable.
J’étais en dernière année du Collège, j’avais seize ans, j’avais passé l’après-midi à la caresser dans les taillis du parc Bourget, je n’avais pas le temps de me laver, je devais sentir très fort le sexe et la vase, « à table » appelait ma mère, j’avais tout juste la force de m’écrouler sur mon banc dans le hall boisé où nous prenions tous nos repas. Ensuite je montais dans ma chambre et j’écoutais King Oliver, Armstrong, Bessie Smith, en écrivant à Nicole que je retrouverais le lendemain dans les mêmes roseaux de l’étang. J’ai gardé de son corps une nostalgie âpre et douce qui ne m’a pas quitté toutes ces années. J’ai gardé de son sourire et de son âme une tendresse que je n’ai jamais oubliée. Le premier sexe que j’ai aimé, regardé vivre, fouillé de la langue. Avant Nicole il y avait eu Joyce, une Irlandaise maigre, rousse, violente, pleine d’alcool, elle me jette sur un banc du Denantou, ouvre ma braguette, m’introduit en elle.
Une nuit d’août, j’ai quinze ans, elle vingt-trois, c’est après un bal où l’orchestre où je joue a tenu le coup jusqu’à deux heures du matin. Des oiseaux réveillés crient sur le lac. Il n’y a pas de rôdeurs dans les buissons. Nous sommes seuls, la fille pâle aux cheveux rouges a une grande bouche où les réverbères font les lèvres noires. On s’embrasse, elle sent le whisky et les Player’s Navy Cut, elle me suce la langue, glisse sa main dans mon pantalon et me pousse sur le banc. Il paraît que la plupart des hommes, après de tels viols, se nettoient pour en effacer la souillure. Moi au contraire, j’aime l’odeur de cette fille sur moi, et plusieurs jours je ne me lave pas, pour conserver sa marque agressive et heureuse.
Et le temps passait. Et dans les murs de la maison grise, sur les hauts du jardin en pente, se tassaient les cris de dispute et de menace comme la poussière et la légende des anciens siècles dans ceux des histoires de châteaux que je ne lisais déjà plus. Une lumière perpétuelle venait du lac sur ces fractures, ces défaites, il fallait apprendre résolument chaque journée pour essayer de la hisser hors du désastre, quand même on ne savait ni son héroïsme, ni sa disgrâce, ni même exactement sa solitude, tant l’existence quotidienne était épaisse, pesante, soûlante à l’esprit souvent aussi vide que le jardin le soir sous le bruit des vagues.