L'Impafait

Jacques Chessex

Né à Payerne le 1er mars 1934, Jacques Chessex fait ses études à Fribourg, puis à Lausanne où il entreprend des études de lettres et rédige un mémoire sur Francis Ponge. Il s’oriente ensuite vers l’enseignement du français, mais écrit dès son plus jeune âge de la poésie. Il publie en 1954 un premier recueil, Le Jour proche, bientôt suivi de trois autres volumes, Chant de printemps, Une voix la nuit, Batailles dans l’air. Dans ces années de formation intervient le suicide de son père, tragédie que Jacques Chessex ressent comme la coupure décisive de sa vie. Cette mort absurde représente pour lui une blessure jamais cicatrisée ; elle crée un manque que l’écrivain tente de combler par l’écriture.

Prix Goncourt en 1973 pour son roman L’Ogre, aux éditions Grasset, l’écrivain occupe une position dominante dans la littérature romande.

Jacques Chessex vit à Ropraz, dans le Haut Jorat, mais il entretient des liens étroits avec Paris. Puissant et vulnérable, communiquant sa passion pour Dieu, pour la femme, les livres, la peinture, les paysages, il a introduit tout un jeu de couleurs, parfois légères parfois violentes, dans la littérature francophone contemporaine.

Une exposition lui est consacrée en 2003 à la Bibliothèque nationale à Berne. Intitulée Il y a moins de mort lorsqu’il y a plus d’art, et constituée de sept parties : les écrits autobiographiques, « Autographe » ; le thème de l’absolu et de la religion, « Métaphysique » ; de la femme et de l’érotisme, « Féminaire » ; l’attachement à « La Suisse romande » et à « La France » ; la fascination pour la nature et les animaux, « Bestiaire » ; enfin les textes consacrés aux peintres ou écrits en collaboration avec eux, « Peintres ».

Jacques Chessex, membre du jury du Prix Médicis depuis 1996, a reçu en 1999 le Grand Prix de la langue française pour l’ensemble de son œuvre et le Grand Prix du rayonnement, de l’Académie française. En 2004, Jacques Chessex reçoit la Bourse Goncourt de Poésie/Adrien Bertrand, attribuée par l’Académie Goncourt.

(Source : Bibliothèque cantonale
et universitaire, Lausanne)

Jacques Chessex

L’Imparfait

chronique

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à Bernard Campiche

M. de Saint-Cyran, l’ayant écouté paisiblement, lui répondit après qu’il eut tout dit : « Excusez-moi si je vous dis, Monsieur, que tout ce que vous venez de me représenter est superflu. Vous êtes dans un lieu ; Dieu vous y a mis : vous ne pouvez en sortir que Dieu ne vous en retire. C’est à vous cependant à faire ce que saint Paul recommande à son disciple : Certa bonum certamen, en supportant les manquements et les faiblesses des âmes. »

Entretien de Monsieur de Saint-
Cyran et de Monsieur Singlin,
Mémoires de Fontaine,
CHRONIQUE DE PORT-ROYAL

I

À PULLY la maison était austère, d’un gris foncé étrangement lumineux, sur la hauteur d’un jardin en petite pente jusqu’à la route. De l’autre côté de la route il y avait le lac, il brillait, il bougeait, il jetait ses reflets dans les chambres, on sentait son odeur en toute saison.

Au début, avant les transformations, on arrivait à la maison par une petite voie défoncée, au bas du chemin de Somaïs. À l’entrée, à droite, il y avait un grand peuplier, des bouleaux, une haie de lauriers qui faisait le tour du jardin planté de pommiers et de cerisiers. C’était une villa de style 1920, crépie, massive, bourgeoise, avec un vaste toit à quatre pans, une dizaine de pièces, des combles, un sous-sol avec une buanderie, deux caves, une grande et une petite, un atelier, un garage, comme dans les films de Denys de La Patellière. À notre installation, en 1946, l’endroit était délaissé, le jardin à l’abandon, l’herbe montait en graine et jaunissait, les arbres foisonnaient et mouraient librement. Nids de pies, de corneilles, et branches cassées par l’orage.

J’aimais cette maison : cette espèce de sauvagerie, dans ce quartier aristocratique où survivaient des gens bizarres et intéressants, un philosophe exorbité à sa fenêtre ou scrutant à la jumelle de théâtre ma mère qui travaille au jardin, ses deux logeuses éperdues le disent « un puits de science », à côté, le patron d’un grand journal, poupée aux mains de sa gouvernante depuis qu’il a perdu sa femme et ses deux enfants dans une avalanche, plus loin une famille fantomatique et rose alliée aux Romanov, et un mage barbichu qui punit sa femme à coups de bâton avec la complicité d’une bossue aux yeux de mouette. Et à quelques centaines de mètres la tombe de Ramuz sous son sapin, on eût dit qu’elle avait été creusée à la lisière d’un bois clos et sombre, j’étais à l’enterrement avec ma sœur, juché sur la palissade de l’horticulteur Fatio.

Là, dans la maison austère, grise, lumineuse, devant le lac, par le fouillis du jardin, le soleil, le peuplier, les merles, l’odeur de la terre, l’odeur du lac, l’odeur de Nicole, – c’est là que j’apprenais à écrire, à dessiner, à peindre, à écouter le blues, à jouer le blues, à comprendre que je n’étais pas un enfant, que je n’avais pas aimé l’être, que mon père mourrait, que je mourrais, que je perdrais Nicole, ou que je l’avais perdue à la seconde où je l’avais vue pour la première fois, et que de toute façon jamais je ne la rejoindrais au fond de son rire, de son corps à découvrir et à fouiller, au fond de son âme qui me resterait inconnaissable.

J’étais en dernière année du Collège, j’avais seize ans, j’avais passé l’après-midi à la caresser dans les taillis du parc Bourget, je n’avais pas le temps de me laver, je devais sentir très fort le sexe et la vase, « à table » appelait ma mère, j’avais tout juste la force de m’écrouler sur mon banc dans le hall boisé où nous prenions tous nos repas. Ensuite je montais dans ma chambre et j’écoutais King Oliver, Armstrong, Bessie Smith, en écrivant à Nicole que je retrouverais le lendemain dans les mêmes roseaux de l’étang. J’ai gardé de son corps une nostalgie âpre et douce qui ne m’a pas quitté toutes ces années. J’ai gardé de son sourire et de son âme une tendresse que je n’ai jamais oubliée. Le premier sexe que j’ai aimé, regardé vivre, fouillé de la langue. Avant Nicole il y avait eu Joyce, une Irlandaise maigre, rousse, violente, pleine d’alcool, elle me jette sur un banc du Denantou, ouvre ma braguette, m’introduit en elle.

Une nuit d’août, j’ai quinze ans, elle vingt-trois, c’est après un bal où l’orchestre où je joue a tenu le coup jusqu’à deux heures du matin. Des oiseaux réveillés crient sur le lac. Il n’y a pas de rôdeurs dans les buissons. Nous sommes seuls, la fille pâle aux cheveux rouges a une grande bouche où les réverbères font les lèvres noires. On s’embrasse, elle sent le whisky et les Player’s Navy Cut, elle me suce la langue, glisse sa main dans mon pantalon et me pousse sur le banc. Il paraît que la plupart des hommes, après de tels viols, se nettoient pour en effacer la souillure. Moi au contraire, j’aime l’odeur de cette fille sur moi, et plusieurs jours je ne me lave pas, pour conserver sa marque agressive et heureuse.

Et le temps passait. Et dans les murs de la maison grise, sur les hauts du jardin en pente, se tassaient les cris de dispute et de menace comme la poussière et la légende des anciens siècles dans ceux des histoires de châteaux que je ne lisais déjà plus. Une lumière perpétuelle venait du lac sur ces fractures, ces défaites, il fallait apprendre résolument chaque journée pour essayer de la hisser hors du désastre, quand même on ne savait ni son héroïsme, ni sa disgrâce, ni même exactement sa solitude, tant l’existence quotidienne était épaisse, pesante, soûlante à l’esprit souvent aussi vide que le jardin le soir sous le bruit des vagues.

II

ON NE PARLE PAS clairement de son enfance. La mienne, à cause des événements qui l’ont hantée en préfigurant ma vie d’homme, j’hésite à y replonger, comme si je l’avais salie, à essayer de lui substituer ma vraie vie, ou tout simplement à vouloir durer à travers tant de circonstances contraires ou graves. Ou comme si je l’avais reçue en cadeau très beau, très pur, et que j’eusse participé à l’oblitérer et à m’en rendre indigne à tout instant. Mais ai-je jamais été un enfant, si l’enfance, comme il est admis, est la première étape nettement délimitée d’une existence d’homme ? Ou plus gravement : ai-je été enfant contre moi, rongeant mon frein, ombrageux, impatient, stockant des venins noirs qui mettraient longtemps à s’évaporer à l’air libre ?

Je vois ce qu’il y a d’excessif dans ce « remords d’enfance » qui ne me quitte pas, souvent qui me pèse, et dont j’essaie de me débarrasser en regardant avec sérieux les tableaux qu’il me renvoie. Je dois reconnaître que j’échoue à chaque fois que je m’y exerce, et que mon remords de prodigue, ou d’ingrat, s’aggrave d’une colère qui ressemble à celle que suscitent dans mon humeur mes rares accès de tristesse. Je n’ai pas l’âme triste. Une tristesse continuelle me laisserait démuni, sans force pour ce que j’ai à faire. Et je ne la confonds pas avec l’élégie innée en moi.

L’enfance, beaucoup d’années avant Pully, comme une durée ouatée, d’abord sans formes nettes, ou les formes et les figures s’y précisent après coup, avec une acuité qui me fait aussitôt souffrir de n’avoir pas su les accueillir et les aimer comme j’aurais dû et peut-être le devrais encore. L’enfance, une durée, oui, qui me prend aux tempes et m’oppresse avec l’insistance estompée et précise de la douleur. D’abord une rumeur, des voix, des visages, des gestes dans une couleur lumineuse grise et rousse, avec des flashes de paysages verts, puis de longues lumières solaires, – un long été. De lourds hivers. Des printemps en éclairs. La tombée de la nuit avec ses cris de chiens, ses appels de hiboux, et j’ai tant de mal à m’endormir. L’odeur poivrée et grisâtre d’un petit arbre à fleurs violettes, au bord de notre jardin de la route de Corcelles, une odeur qui me perce le cœur chaque fois que je la respire dans un parc ou dans la haie d’une maison de village ou de banlieue. À croire qu’il faut à cet arbuste un paysage solitaire, la sauvegarde morne d’un parc, une campagne oubliée, un enclos sur une route qui ne mène nulle part. Et le morne poids de l’école. L’imbécillité cruelle et criarde d’une institutrice à cheveux jaunes. La récréation confinée dans un préau plein de cris. L’œil sournois du jeune instituteur qui fait les cent pas avec la maîtresse dans la cour. Les cabinets où stagne une rivière d’urine dans la coulisse. La craie qui crisse horriblement sur l’ardoise.

III

EXISTE-T-IL un regard en moi, et que je n’ai pas encore trouvé, capable de voir tant de scènes dont la mémoire confuse, à la fois éblouie et assommée, hante mes veilles et mes nuits ? Souvent, rôdant par le souvenir sur ces confins aussi incertains et infinis que ceux de la mort, j’éprouve le sentiment aigu de l’inutilité de toute vie, et particulièrement de la mienne, suspendue un temps indéterminé dans le vide où je crois me mouvoir.

Quand au même moment parle en moi une force organisatrice de plaisir et de décision, comme si j’étais capable à la fois de côtoyer les espaces les plus désolés et la clarté, le feu, le torrent, l’air. Me suivra-t-on, si j’affirme y voir une vraie résurrection de l’être à l’instant même où il croyait se perdre ? Je me défaisais dans le spectacle du non-visible, et l’esprit me revient comme une gorgée neigeuse qui me soulève au-dessus de l’indistinct. Le doute, à chaque fois, cède à cette force et fait place à une joie tout de suite habitable, et soudain très utile à mes exercices de mémoire. Mais ce qui domine, lorsque je me tourne vers ce temps à jamais non mesurable (ou s’il me surprend, me tombe dessus comme une bouffée de brume), c’est le sentiment de plus en plus poignant du regret. Non pas l’ennui de ce qui aurait été perdu, et que je prétendrais retrouver par je ne sais quel travail de récupération par l’écriture ! Mais le regret d’avoir si mal mérité le cadeau (j’y reviens) que j’avais reçu, et que je n’ai pas pu, ou pas su utiliser comme un réservoir de richesse intacte et sûre pour tout ce qui serait, ou que je devrais pouvoir nommer « ma vie », ou comme tout le monde « mon enfance », ou « mon destin », ou simplement « moi qui parle ». À croire, si destin il y a, qu’il ne pourrait s’agir ironiquement que d’une sorte d’imitation d’un autre destin, mais héroïque, celui-là, et qui aurait pu être le mien.

J’ignore si la remarque que je vais noter trouve parfaitement sa place ici, mais ce qui est sûr, c’est qu’elle a trait à cette espèce de décalage où je glisse avec naturel dès que je m’imagine rétrospectivement une destinée à la mesure de la force d’œuvre qui est en moi. J’ai parlé d’imitation, de décalage, je pourrais dire aussi bien distance, ou recul : un retrait de moi, en somme, qui me permette de me regarder écrire, rêver, penser, réaliser ce que je veux faire, comme si je n’étais pas moi. Ou comme si j’étais, d’un film, l’acteur dont je scruterais le regard et les gestes avec un intérêt d’autant plus aigu qu’ils me renseigneraient sur ce que j’ai à penser vraiment, à écrire exactement, pour atteindre à cette plénitude sans poids qui m’attire depuis plusieurs années.

Distance, et absence de distance. « Je fus cet enfant », ai-je eu envie de dire des milliers de fois. Mais quoi m’assure que ma personne d’aujourd’hui ne brouille pas toute piste, toute image, et jusqu’à la reconstitution des moindres scènes d’un tableau plus sensible que certain ? C’est ici l’une des blessures, et l’écrire ne change rien à sa sourde virulence.