NIVA
EN JANVIER
NIVA va et vient, depuis tant d’années, dans son hiver qu’elle ne sait plus bien… Elle va et vient dans un pays où tout se mérite – surtout le printemps. Un matin, le voilà comme un chat en rut, à rôder le museau transi, le poil humide, hirsute, il espère, attend, guette et quête pendant des jours, des nuits, en un long travail ingrat, laborieux, douloureux, en oublie de manger et de se laver obsédé par l’idée de couvrir la nature, chatte mutine enfin prête qui toujours, au dernier moment, s’est dérobée pendant si longtemps…
Niva connaît bien cette traque ; chaque année, elle épie leurs gestes d’éprouvantes épousailles et, chaque fois, c’est un déchirement en elle, un cri quand tout est accompli. C’est qu’à chaque fois un peu plus de vie se retire d’elle quand le petit printemps noue à la belle.
Ah le temps où la vie encore croissait en elle, ah… Montait le long de ses fines jambes, le long de ses petites chaussettes, de ses bottes trop grandes, à mi-mollet. Elle pataugeait toujours plus fort que les autres dans les flaques et schlaque-schlaque ! Venaient des mois de moissons, si brefs, les premières froissures dans les arbres, tout se mettait de guingois juste avant les neiges, ah la neige qui lui arrivait aux genoux, mais qu’importe : la vie, elle, atteignait déjà ses cuisses. La vie jusqu’au haut des cuisses quand le printemps baguenaudait ! Elle courait courait bien plus vite que tous les autres, elle les rattrapait, puis les semait derrière elle comme une poignée de cailloux ! Ah oui… « Cette enfant est tellement pleine de vie. »
Pleine, non : pas encore. Il fallait que la vie monte encore. Mais les mois allaient et venaient en grands rouleaux de printemps, d’été, d’automne. Puis l’hiver s’étalait bien à plat, des ballots de neige emballaient le paysage et les arbres tendus comme des arcs sur le vide du ciel. Et la vie continuait de monter sans se gêner, plus douce peut-être, plus insinuante en haut des cuisses et dans le bas-ventre ; la vie, là, lui refrénait un peu ses courses désormais ; la vie, là, battait plus fort dans son corps. Et un matin, elle lui ceinturait les reins, à midi faisait une tresse autour du nombril. Un soir, couchée dans son lit, elle avait bien senti que la vie avait gagné sa poitrine dans le noir… « Tu as bien grandi, tu deviens une jolie jeune fille. »
Jolie, non : pas encore. Mais ça devait venir, elle le sentait bien. Elle profitait de chaque occasion pour sauter, virevolter et rire. On ne sait jamais. Car la vie, désormais, avait gagné son cœur et il lui semblait que son rire passait parfois par un chenal plus étroit.
Jusqu’à ce que la vie atteigne ses bras qui s’exerçaient cent fois à s’ouvrir pour accueillir et serrer le monde ! tout autour d’elle. La chaude vie jusque sous le menton (elle s’en souvient bien maintenant qu’elle va et vient dans le froid) quand la chambre semblait prise dans une gangue de glace, comme l’était la fenêtre mouchée de givre où se lisait toute une fine histoire… Et sa bouche, minuscule cheminée, qui bouchonne l’air glacé, son nez, son front, ses oreilles, ses cheveux gelés – tandis que, sous l’édredon, jusqu’au menton, son corps chaud, chaud et vivant !
Et puis, dit Niva, il y eut ce printemps où la vie lui est arrivée au front. Pour une fois, le printemps s’est rué sur la nature sans lui laisser le temps… Et la vie s’est ruée en elle aussi, elle a gonflé ses joues, soufflé dans son nez, chatouillé les lobes de ses oreilles, battu à ses tempes. Ses cheveux tout autour se sont mis à appeler les caresses et les doigts solides pour jouer avec eux. Toute pleine de vie, toute pleine de vie à craquer, à en mourir d’impatience !…
Elle l’avait vu venir de très loin du fond d’elle, de très loin dans le temps. Tout l’été, elle est allée derrière lui comme dans le sillage du soleil : éblouie. De tous les garçons, c’est lui, elle le savait bien, qui avait agité sa cloche le plus fort pour épouvanter l’hiver et le faire fuir. Elle avait bien vu que c’était devant lui que s’éparpillaient les dernières taches de neige comme un troupeau de moutons en déroute. C’était grâce à lui que la vie avait poussé d’un coup jusqu’au sommet de sa tête et maintenant elle était pleine de vie, pleine de vie du haut en bas, grâce à lui. Elle l’avait suivi.
Tout l’été, éblouie. Elle le regardait marcher au milieu des autres, plus grand, plus fort sûrement. Elle était derrière lui, confiante. Elle connaissait tout de lui par-derrière. Elle portait son amour comme une portée de chats nouveau-nés. Lui souriait dans son dos. Ainsi alla l’été, vite poussé vers l’automne qui a la paume plus large. Toute une grande main d’automne, elle lut sa ligne de cœur et sa ligne de vie derrière lui, pleine de force, pleine de souffle pour lui !
Et déjà les paysages s’étaient écornés – rôtis comme des châtaignes. Les chatons du printemps avaient bien vieilli. Déjà les premières neiges bleuissaient les pâtures du haut. Et elle était dans son corps avec toutes ces choses qui remuaient, s’entrechoquaient à lui faire mal, toutes ces choses qu’elle n’avait pu lui dire…
C’était un dimanche. Il faisait froid. On somnolait dans les chambres chaudes. Et lui se dirigeait là-haut, vers le petit bois.
Elle l’avait suivi. Il faisait froid. La neige faisait déjà un bon matelas glacé sur la terre. Les buissons et les arbres retenaient la neige autour de leurs branches comme on retient quelqu’un au bord de l’abîme.
Elle mettait ses pas, confiante, dans le corbillon de ses pas : il avait tracé le chemin pour elle. Quand il s’était retourné, elle avait mis dans ses yeux sa plus belle portion de vie, elle y avait fait briller les plus beaux mots pour lui, tissés de tout ce qu’elle avait vu depuis qu’elle l’avait vu, lui.
Ils étaient déjà dans le bois.
Il faisait froid.
À leur passage, quelques branches d’effroi lâchaient prise sur la neige qu’elles cramponnaient.
Il a ralenti.
Elle était juste derrière lui.
Elle était encore pleine de vie, mais sa vie avait froid. Quand elle a compris et qu’elle a voulu courir, elle ne savait plus. La vie, déjà, ne savait plus courir en elle.
Ses jambes à lui étaient plus robustes que les siennes. Elle était coincée entre ses jambes et déjà les beaux mots étaient tout déformés.
« C’est ça que tu veux, hein ? » Mais elle, Niva, qu’en savait-elle de ce qu’elle voulait à cet instant-là ?
La cloche, là-bas, disait quelque chose dans l’air froid.
Et elle, Niva, elle suppliait tout bas pour que quelque chose n’arrive pas. Mais il était le printemps, le grand et fort printemps – elle n’était que la chatte. Elle eut mal. Quand elle s’est relevée, à côté d’elle sur la neige, une goutte de sang, cendre noire. Il était loin.
Et tout son corps tremblait de froid. Et tout ce qui avait été témoin frissonnait avec elle.
Alors, la vie avait commencé à s’écouler d’elle par la petite fente de son hymen. Et elle n’en pouvait rien : goutte à goutte, grain à grain, la vie redescendait en elle, quittait son front, ses tempes, ses narines, puis sa bouche, redescendait au menton, à la nuque, désertait la poitrine…
Quand les garçons avaient agité leurs cloches de toute leur force mâle pour faire fuir le vieil hiver, elle s’était bouché les oreilles : elle savait bien que, pour elle, plus jamais l’hiver ne fuirait.
Et, d’été en été, sur les pâtures du haut, c’était ses gouttes de sang qu’elle voyait perler ; fleurant la vanille, les pâtures blessées saignaient, un grand ange tout l’été saignant avec elle.
Ceux qui avaient su s’étaient tus. Ils étaient restés comme ces immenses journées glacées, sans un souffle de lumière, cousues sur leur frange de gel.
« Ce serait bien ton tour de te marier maintenant, Niva ? »
Mais elle ne disait rien, renversant ses seaux de cendre grise sortie du fourneau noir, et la cendre fumait un peu sur la neige puis se taisait.
Elle ne disait rien.
Elle était une belle vigne qui avait cru aux premiers rayons chauds du soleil, qui s’était laissée pleurer de bonheur avec eux et qui, juste derrière, s’était fait brûler par un gel malignement attardé.
Depuis, elle va et vient dans son hiver, Niva, depuis tant de temps qu’elle ne sait plus bien.