Moi, l’évaporée…
Il y a des mots qui se plantent au milieu de la figure, comme s’ils avaient pris la place du nez, grossis au point de servir de tremplin à tout ce qu’on pense dans la journée… Ce mot, il devait attendre en embuscade depuis longtemps, guetter un moment de distraction (l’embourbement dans une tourbière, par exemple) et hop saut ! s’enfonce dans le derme à la manière d’une tique… Quand même, la providence qui choisit ce type avec ses bottes de fumier, sa vareuse verte, pataugeant dans la boue pour attacher sa corde de remorquage, et qu’elle réussisse à lui souffler ce trait de génie, ce mot lâché presque par hasard : la mère et la fille évaporées – c’est fort. Dans le fond, pas de terme plus approprié et il tombe dessus pile ! Adjectif début du XVIIe, qui a un caractère étourdi, léger, qui se dissipe en choses vaines. V. dissipé, écervelé, étourdi, folâtre, léger (cf. sans cervelle). ANT. Grave, posé, sérieux. Sans compter le sens premier : se disperser dans l’air en vapeur, disparaître, se volatiliser.
J’éternue à plein nez dans mon dictionnaire, dispersion de gouttelettes sur la page, dire qu’on peut se faire une toute belle leçon de psychologie appliquée, prendre une sacrée secousse d’identité rien qu’en rebondissant d’un article à l’autre du lexique. Évaporée, c’est exactement le mot qu’il me fallait. Combien de fois j’ai dû entendre autour de moi, depuis toute petite : « Tu es étourdie, Luce… Quelle écervelée ! Tu es encore dans la lune ? Tu ne peux pas faire plus attention à ce que tu fais ? » Et plus tard, plus lourd de conséquences relationnelles, n’est-ce pas : « Tu n’es pas sérieuse… Tu ne pourrais pas t’occuper d’autre chose que de futilités ? » Ou encore : « Où tu étais passée ? Chaque fois qu’on a besoin de toi… » Alors, à toute cette batterie de reproches entassés, traînés en casserole, je préfère nettement le vocable du chat botté dans le bourbier, au moins il a le mérite de remettre au goût du jour des choses que j’avais sciemment passées à la tapette à mouches…
Et tout ça en choisissant un terme qui ne doit pas être si habituel dans sa bouche, surtout pour qualifier le brusque départ du foyer conjugal d’une femme et de son bébé !
Le mérite de me faire entendre /harmoniques cordes à vide/ est-ce que ce ne serait pas justement de l’instant d’évaporation avec ma mère que j’ai hérité la fâcheuse tendance à être là sans être là, à disparaître au plus mauvais moment, quand on commence à compter sur moi, au moment où on attend de l’engagement dans la relation, de l’attachement ?…
Éternuer sa vérité entre les pages d’un dictionnaire, on aura tout vu ! Mais non, j’ai pris froid, tout simplement, avec les pieds trempés dans mes bottines pendant des heures rien de plus normal. Voyons, je cours plus vite que mes angoisses d’adolescente, je n’ai pas de temps à perdre avec toutes ces vieilles histoires, je ne me laisserai pas déstabiliser par un mot malheureux dans la bouche d’un paysan, par la pression d’une journée glauque à vous donner des boutons dans les souvenirs /Nicola/ et ce que je ne veux pas voir cette fois encore, ce délit de fuite Peut-être tout proche, la dérobade, l’échine qui se creuse, le plus loin possible de la main qui veut caresser… Nicola, ce n’est pas le moment d’y penser, chaque chose en son temps.
Je suis lourde, lourde depuis plusieurs jours. Je bouffe à n’en plus pouvoir. Sucré. Salé. Sucré pour oublier le trop-plein de salé. Si seulement je n’étais pas remontée dans cette satanée vallée, et par un jour pareil, on n’a pas idée. Je déteste les coins mous, la fadeur des pâturages huileux, gras, les baumes, les dolines, les emposieux, tout ce vocabulaire de subtilisation, d’effondrement, d’enfoncement… Dans un pays de trous, de vapeurs, forcément on finit par être englouti, par s’évaporer. Ou fuir. Je croyais en avoir fini pour toujours avec ça, avec la peur du vide sous les pas, du terrain qui cède, la jambe aspirée par le sol marécageux, le manque de cran de devoir vivre sans être aimée, les ambivalences je l’aime je l’aime pas, et non, je me suis laissée aller à un moment de faiblesse, il a suffi qu’il réapparaisse… Parce que, lui aussi, évaporé, non ? Douze ans d’évaporation ! Je croyais en avoir fini avec cette histoire, je m’étais faite à l’idée que je ne le reverrais plus et que ça n’était pas plus mal, j’en connais tellement dans mon cas, ponts coupés avec leur père ou leur mère, et on a beau entendre les psychologisants dire que pour avancer, pour « grandir », il faut absolument savoir qui sont ses parents, se réconcilier, tout ce genre de déclarations revigorantes, on serre les dents, on se dit « ça ira ! »… Quand j’y pense, il y a encore deux mois le recoupement de nos deux courbes paraissait totalement inconcevable, et maintenant, en une dizaine de jours, voilà où j’en suis : mon père sur son lit d’hôpital, gris, amaigri, qui me prie – ou plutôt m’enjoint – d’aller à Combe-Verrat pour lui rapporter, je vous demande un peu, un étui de violon auquel il tient, et moi obéissant comme une gentille fifille acquise à son amour sans réticence depuis sa naissance, qui me lance – par une journée à ne pas laisser un pendu dehors – sur des routes où je n’ai plus mis les pieds depuis des années. En plus, je fais chou blanc, je me perds dans le brouillard, je m’embourbe dans la tourbe, je me ramasse un rhume, tout un lot de symboles freudiens, sûrement. Et quoi, pour toute consolation ?
Une volée de bois vert dans son œil toujours vigilant !
Ce beau brouillard depuis toutes ces années, impénétrable. Et crac une lardasse : un coin de paysage avec vue sur tout ce que j’ai voulu soigneusement snober, mes défaites d’enfant, mes pitoyables tentatives de rapprochement de jeune fille, mes attentes toujours méprisées, le rejet… Même si je ne le veux pas, depuis l’autre jour je suis sans cesse ramenée à ces années de petit âge glaciaire. Et déjà en train de redescendre jusqu’au bas de la paroi, à l’approche de la première prise, vers mes quatorze ans, quand j’ai commencé à faire le grand écart entre emballements et abattements, avec une confusion de sentiments certainement normale à cet âge, les broiements du manque de confiance et le refus du doute en même temps. Ce que j’ai pu m’enlaidir dans les complications affectives ! Alors qu’il me fallait à tout prix, et vite, des certitudes sur ma capacité à être aimée. Trop roulée en boule sur moi-même /toujours dans la lune/ incapable de délimiter ce qui était encore moi et ce qui ne l’était déjà plus, où commençait le sentiment de l’autre, où s’arrêtait le mien, quand les autres pouvaient être blessés plus que moi-même… Je me laissais envahir par n’importe qui et n’importe quoi tout en affirmant mes hautes exigences d’indépendance, en terrain miné. Je me faisais penser à une renarde obsédée par la seule idée d’entrer dans le poulailler, dès que j’y avais mis les pattes, mon obsession unique était d’en ressortir au plus vite, je voulais absolument faire partie, être acceptée, et en même temps je ne supportais aucune appartenance, à peine intégrée dans un groupe je faisais tout et son contraire pour en être exclue ou m’enfuir, tout simplement. Luce, elle est lunatique !
Évaporée.
Je ne faisais pas non plus la différence entre lointain et proche. Tout soulevait le même clapet d’émotion, guerre d’Afghanistan, humiliation d’une mauvaise note, images de famine en Éthiopie, indigestion, rebuffade d’un presque amoureux, accroc au jean neuf. Je m’amollissais dans des lectures débiles et quelques autres m’essoraient jusqu’à l’os. Mais c’est au milieu de ces cafouillages que moi, qui me piquais d’écrire (comme me l’avait fait remarquer un de mes professeurs alors que je venais de commettre l’irréparable outrage d’avoir employé un mot pour un autre dans une rédaction), moi qui me piquais d’écrire j’ai tracé un jour une phrase surgie avec une évidence, mais d’où ?, peut-être croisée sur les lèvres de quelqu’un ou cueillie dans un livre, sortie d’une plante en pot, qui sait ! Et elle se tenait au milieu d’une page, compacte, têtue : Comment pousser haut et fort sans l’effort des racines ?
Plante. Arbre. Dans l’épaisseur de la terre, dans l’obscurité, un labeur silencieux ; loin de la couronne et du prestige, à l’abri de la lumière /luce/ ce qu’il est facile d’occulter, dans l’humble, dans l’humus : le secret vital de la vigueur aérienne, le lacet des racines – ce qui resserre, tient ensemble, ancre.
Autour de moi, il y avait plusieurs copains et copines dont la relation à leur père n’était pas simple. Ou à leur mère. Des gosses de divorcés, il y en avait déjà de plus en plus. Le père qu’on voit le week-end, ça devenait chose courante. Et des filles qui n’avaient pas connu leur géniteur, filé vite fait avant leur naissance ou peu après, j’en connaissais aussi. Moi, j’étais un cas plus troublant. J’avais un père, je savais où il vivait, mais mes contacts avec lui étaient faits de courts épisodes dictés par je ne sais quoi. Je le voyais tous les tremblements de terre ou les années chinoises du Singe, à l’occasion de la floraison de la patate douce – qu’est-ce que j’en sais. Pourquoi je le voyais, pourquoi pas, c’était la mer à boire. Les autres passaient régulièrement un week-end sur deux chez leur papa, la moitié des vacances, quelque chose de défini, de clair, mais moi je n’en entendais pas parler pendant plusieurs mois, voire plusieurs années. Puis, par souci de « normalisation », hop ! on me fourguait un après-midi chez lui, deux de suite, un troisième un mois plus tard, et puis plus rien pendant des semaines.
Jusque vers l’âge de quinze ans, je ne me suis pas inquiétée de savoir si c’était important d’avoir un père ou non, et surtout important de le voir. Dans le fond, il ne m’intéressait pas tellement. Quand je le voyais, sa conversation, qui se voulait « éducative et structurante », pour rattraper sans doute les méfaits des inconséquences de ma famille maternelle, me barbait. Ou bien il pérorait sans faille ou il ne pipait mot de tout l’après-midi. Quant à faire des violons… C’est pas que ça me faisait honte, mais aucune de mes copines n’en jouait, personne n’avait l’air de trouver que c’était un vrai métier autour de moi, tandis que docteur, avocat, boulanger, c’est vraiment plus utile à la collectivité.
Donc, un père ou pas, pour ce que ça servait… Jusqu’à l’heure de la phrase sur les racines. Aucune idée pourquoi ce jour-là – s’il pleuvait, si le soleil s’amarrait ferme sur le lac ou non. Mais, tout à coup, cette terrible appréhension : est-ce qu’on peut grandir haut et fort sans de solides racines, est-ce qu’on peut pousser aérienne et confiante avec une racine atrophiée. Le troisième jour, c’en était presque à : est-ce qu’on peut devenir quelqu’un si la moitié de ses racines fait comme si on n’existait pas… La semaine suivante, c’était carrément une plainte d’angoisse : comment être aimée d’un homme si son propre père, celui qui devait vous aimer sans condition, vous a ignorée, rejetée loin de son amour ?
Les motivations de filles et de garçons qui veulent absolument retrouver leur père ou leur mère, pouvoir les regarder en face, savoir d’où ils viennent et questionner (pourquoi l’abandon), sont certainement proches de ce que j’ai ressenti à ce moment-là. Il y avait pourtant une chose qui me troublait bien plus : moi, je savais qui il était. Je pouvais le regarder en face. Je connaissais bien son visage, ses mains, ses expressions, ses façons de se dérober au contact direct. Ou, du moins, je croyais le connaître… Ce qui m’embêtait davantage, c’est que le connaissant j’aie tout à coup eu tellement envie, besoin même, de me rapprocher de lui, d’être acceptée par ce type que je ne tenais pourtant pas en grande estime, que je n’étais pas sûre de pouvoir aimer. De nos relations épisodiques, je n’avais rien appris de déterminant sur lui et sur sa vie qui aurait pu me motiver dans ce rapprochement ; j’étais d’ailleurs encore pleinement englobée dans la sphère de la loyauté à la mère dont le mot d’ordre était d’abord, implicitement cela va sans dire, méfiance, méfiance. On ne parlait jamais de lui autour de moi, on disait « le luthier » juste pour l’intendance minimale. Et moi je ne posais pas de questions. Alors…
Que ce soit moi qui aie décidé d’aller le voir, résolument, cela a provoqué un chamboulement sans pareil chez nous puisque, jusque-là, j’avais tout sauf poussé à la roue, je mettais même plutôt de la mauvaise volonté à nos rencontres. Il y avait bien un an qu’on ne m’avait pas obligée à la visite de convenance, et alors, tout à coup, c’est moi qui force sa porte une fois par semaine… Ça dérange les plans, évidemment. Et pour quel résultat ? Au lieu d’être rassurée, fortifiée dans ma détermination à me faire aimer de mon père, à chaque nouveau passage à l’atelier je me sentais plus impuissante à exister pour lui. Une part de moi s’en foutait, l’autre geignait. Deux parts impossibles à unir, même de force, à l’image du régime de la douche écossaise qu’il me faisait subir : une fois j’étais à peine accueillie, il était distrait, disponible uniquement pour les autres, les clients, ses luthiers, un autre jour il faisait l’enjoué et nous emmenait manger au restaurant, l’apprenti et moi, nous abreuvant de considérations sur le monde, les vins, de tout sauf de ce que j’aurais voulu l’entendre parler.
J’ai failli jouer définitivement les évaporées, jurant un après-midi que c’était la dernière fois que je franchissais ce seuil. Et c’est ce jour-là, précisément, que les circonstances m’ont aidée sous le coup de la colère à renforcer mon envie de ne pas lâcher prise. À cause de l’histoire du bouvreuil.
Sans compter que me voilà remontée à bloc, quelques semaines plus tard, à la faveur d’une sorte d’instant de grâce (faut-il avoir été en disette pour utiliser un tel vocabulaire…). Une tranche de petits miracles à la suite l’un de l’autre l’apprenti est à son cours de musique, l’autre luthier en vacances et aucun musicien ne campe dans l’atelier avec son instrument bancal, le père qui prépare du café, pose la cafetière sur la table basse et m’invite à m’asseoir avec lui, le père qui paraît détendu – j’allais dire normal. Alors, j’ose, je me lance en avant, dans le vide, bêtement plusieurs questions qui se chevauchent, pour que ma détermination ne faiblisse pas en route, et lui tombant des nues : « Mes parents ? Ce que j’aimais faire quand j’étais petit ? »
Mais cette hésitation funeste quand l’occasion est si belle… Ce manque d’arguments pour faire valoir mes droits à savoir…
— Ça m’intéresse, je sais presque rien de toi.
— Et alors ?
Devant son air tout à coup contrarié, la menace que tout capote déjà… Et l’éclair de génie de l’écervelée : « C’est pour l’école, on doit faire une rédaction sur l’enfance de nos parents… La prof dit qu’on ne les interroge pas assez sur ce qu’ils ont vécu, qu’on manque de curiosité. En fait, c’est un exercice sur la transmission… »
Il ricane : la transmission ! ces profs, décidément, ils n’ont rien d’autre à faire que d’emmerder les parents ? Tu n’as qu’à choisir ta mère : une enfance de rêve, des parents de rêve !
Et moi, d’un trait, avec détermination :
— C’est de toi que je veux parler. De mon père.
Flatté que je l’aie choisi, lui, plutôt qu’elle ? Certainement pas. C’est peut-être tout de même l’enjeu pédagogique qui l’a séduit, bien dans la veine de ses aspirations personnelles pour la jeunesse… En tout cas, il s’est mieux calé dans sa chaise et a d’abord fait celui qui n’a pas grand-chose à dire, qui va y aller au compte-gouttes, à la pipette de la mémoire, du genre circulez y a rien à voir. Ne pas montrer un seul signe d’impatience. Visser mes pattes au sol, attendre. J’ai sorti mon bloc de dessin et mon stylo pour faire plus vrai.
— Tu veux que je remonte aux ébats de mes géniteurs ?
L’air las, maintenant, de celui qui aurait trop à dire, qui va résumer quand même pour prouver sa bonne volonté. Voilà l’instant du premier entrebâillement du volet de son histoire sur un jour calamiteusement pluvieux, un grincement de charnière sur l’heure de sa naissance, prématurée s’il vous plaît, une sage-femme impatiente (pourquoi pas), un bébé minuscule et fragile, son père à la garde des frontières, la guerre qui s’arrêterait quelques jours plus tard.
Et lui comme une petite marchandise de paix.