C’est l’heure que je préfère,
on l’appelle l’heure bleue
où tout devient plus beau, plus doux, plus lumineux.
C’est comme un voile de rêve
qu’elle mettrait devant les yeux,
cette heure bien trop brève
et qui s’appelle l’heure bleue […]
C’est l’heure de l’attente quand on est amoureux,
attendre celui qu’on aime, il n’y a rien de mieux,
quand on sait qu’il va venir,
c’est le moment le plus heureux
et laissez-moi vous dire
que ça s’appelle l’heure bleue…
Françoise Hardy, L’heure bleue
Maman ouvre la porte, armée d’un plateau repas.
— T’as pas appris à frapper ? je proteste. J’ai pas faim !
— Il faut manger, gémit-elle.
— Je mangerai quand j’aurai faim.
— Il faut manger. Tu as besoin de forces…
J’ai envie de rigoler. Pourquoi aurais-je besoin de force alors qu’une vie merveilleuse est possible, sans bouger, paupières closes sur un lit d’hôpital ? Peut-être que si j’arrête de manger, mon cœur diminuera ses battements, mes paupières se fermeront et je le retrouverai. Comme promis, il me fera visiter son monde. Ce serait tellement merveilleux. Mais je suis faible. Satanément faible. Lorsque maman referme la porte, je lorgne les lasagnes à la viande qui me défient sur le coin de mon bureau. Pourquoi maman fait-elle ça ? Pourquoi m’empêche-t-elle de le retrouver ? Pourquoi me prépare-t-elle exactement ce que j’aime pour m’empêcher de retrouver celui que j’aime ? Je suis terrestre et faible. J’attrape la fourchette. Je suis faible et mortelle.
Pourquoi lui ?
Il y a eu ce garçon. Bleu. Bleue était son âme. Bleu était son cœur. Bleus étaient ses yeux, même si aux yeux des autres ils apparaissaient bruns. Mais moi je les savais bleus car ils contenaient l’infini. Parce qu’ils étaient la couleur la plus captivante de l’univers. Parce qu’on tendait les yeux vers lui comme on lève les yeux au ciel en se disant qu’il n’y a rien d’égalable, rien de comparable. Tout ce qu’il disait était captivant. Nous étions toutes suspendues à ses lèvres avant qu’il n’ouvre la bouche et nous savions que, quoi qu’il dise, nous ne serions jamais déçues. Si ce n’est de ne pas être celle à qui il s’adressait. Si ce n’est de ne pas être le centre de son univers. Mais ce qu’il disait était toujours éblouissant. Il racontait. D’où il venait. L’autre côté de l’océan. L’autre côté du monde. L’autre côté de la lumière. L’envers de la mort. Il avait tout vu. Tout ce que nous ne verrions jamais. Nous rêvions nos vies noyées dans le bleu de ses mots.
Il y a eu ce Garçon. Puis, il y a eu La Difficulté. Mon père l’appelle rébellion, crise d’adolescence, manque de volonté. Il ne voit pas que La Difficulté est un fil ténu sur lequel il est pratiquement impossible d’avancer sans basculer dans le vide, si bien qu’il est plus prudent de rester immobile comme je le fais à attendre que le fil s’élargisse et devienne une route praticable. Ma vie s’est réduite à ce fil ténu. Mais les autres ne comprennent pas. Ils croient que je reste simplement immobile, que je ne fais rien. Ils appellent cela paresse, refus de la vie. Ils ne réalisent pas l’effort surhumain que cela me demande de rester en équilibre sur ce fil précaire. Eux vivent tous sur un grand boulevard où ils courent dans tous les sens. Ils se rencontrent, ils se cognent, ça fait des étincelles parfois. Puis les étincelles s’évaporent, les corps se séparent, mais toujours ils restent en mouvement, même s’ils ne voient pas qu’en fait ils tournent en rond. Moi, pendant ce temps, immobile sur mon fil, je contemple le boulevard animé sous mes pieds et j’ai l’impression que si je tente de les rejoindre, je vais m’écraser. Les autres ne comprennent pas. La vie, la mort ne sont pas du côté qu’ils croient. La vie, la mort sont des notions si relatives. Leur vie, c’est ma mort. Et dans cet état qu’ils nomment injustement « entre la vie et la mort » se glisse une vie où tout est confortable comme un nuage, doux et duveteux. Là-bas, il n’y a pas besoin de mots pour se comprendre. Lorsque vous croisez une âme, tout ce qu’elle veut vous dire se matérialise sous vos yeux. Si elle vous parle de montagnes, vous voyez les montagnes, si elle vous parle d’oiseaux, vous entendez leurs cris, si elle vous raconte ses joies, vous vous sentez la plus heureuse du monde. La mort, là-bas, ne se ressent jamais.
— Même quand la nuit tombe, tu n’as pas peur parce que c’est comme si ton âme voyait le jour au travers, disait-il. Tu sais que ça passera et, même si tu as un peu peur, ça ne fait pas mal, tu n’es pas inquiet parce que tu te sens incroyablement vivant et entouré, tu ne te sens jamais seul.
S’il y a bien un monde que l’on devrait nommer « entre la vie et la mort », c’est notre monde. Dans ce monde, nous ressentons la vie et la mort à chaque instant. Dans ce monde, nous marchons entre la vie et la mort sur un fil ou sur un boulevard, nous manquons à chaque instant la vie que nous aurions pu avoir si nous avions fait d’autres choix, de multiples vies meurent en nous. Moi, au moins, en restant dans mon lit, je laisse ces multiples vies en attente, je n’en abolis aucune. Je ne me « gâche » pas, comme dit mon père. À tâtons dans l’obscurité, je cherche la porte de sortie. Mais comment rejoint-on cet endroit ? Ce monde où, disait-il, la lumière bleue envahit tout comme une brume : c’est elle qui te nourrit, qui te guide, qui t’épaule, si bien que, lorsque tu reviens, toutes les autres couleurs te semblent agressives, superflues, et tu as envie de repeindre le monde en bleu.
Maman sent que je m’éloigne d’elle. Elle me le reproche :
— Tu mets une barrière entre nous. Ce n’est pas parce que je suis ta mère que je suis ton ennemie. Moi aussi j’ai été jeune.
Elle ignore que je lui rends service. Il vaut mieux qu’elle s’habitue maintenant, en prévision de mon départ. La morsure de l’absence en sera moins douloureuse. La blessure est plus superficielle, moins profonde lorsque les gens qu’on aime étaient déjà partis de leur vivant. Je ne dirais pas que je me coupe d’elle pour son bien ; la rupture, de toute façon, ça fait longtemps qu’elle s’est produite, même si elle ne s’en rend compte que maintenant. Parce que maintenant c’est devenu flagrant que nous n’avons rien en commun. Tu as été jeune, maman ? Peut-être, mais cela ne suffit pas pour nous constituer un point en commun. Tu as été jeune, maman, mais tout le monde a été jeune. De quelle jeunesse parles-tu ? De celle que vivent des tas d’adolescentes qui gloussent devant le premier garçon un peu mignon qu’elles rencontrent, qui se font tripoter dans l’obscurité d’un cinéma et puis qui s’effondrent dans les bras de leur meilleure amie parce qu’il en a préféré une autre ? De ça, on se remet, maman. De ça, on se console en rencontrant un autre garçon, peut-être un peu moins mignon mais un peu moins salaud aussi, en troquant l’antre obscur du cinéma pour de vraies conversations en plein jour, en s’entourant d’amis pour qui l’on compte vraiment. De ça, on se remet comme une seule journée de soleil fait oublier un trimestre pluvieux. De ces chagrins d’amour minables que tu as vécus dans ta jeunesse, de ce genre de chagrin que tu t’imagines que je vis en ce moment, on se console, on se relève, on tire une force pour plus tard, une lucidité qui nous évitera d’être naïve à nouveau et de s’enticher du premier venu. Mais là où tu as tort, maman, c’est de croire que mon chagrin a rapport à ma jeunesse, de croire que tes mots pourront m’aider. Tu as été jeune, maman, peut-être, mais tu n’as pas été moi. Et c’est pourquoi ce que j’ai vécu, tu ne peux l’imaginer. Tes mots ne seront jamais pour moi que des pelletées qui creusent un fossé entre nous. Tu as été jeune, maman, mais tu n’as pas été moi.
Il faisait partie de ces personnes qui possèdent une telle aura qu’il est impossible de ne pas être magnétisée. Je ne dis pas qu’il était beau à en mourir. Il était plus que ça. Sa beauté tenait moins dans une quelconque perfection physique que dans ce qu’il dégageait. Quelque chose de fascinant. Était-ce sa façon de se mouvoir ou cette impression que toute pièce où il pénétrait s’inclinait sous ses pas, au point que nous glissions toutes vers lui ? Mais c’était surtout sa façon de parler, si posément, sans jamais manifester ni impatience ni agacement, comme s’il avait toujours le temps. Même lorsque la cloche venait de sonner, il attendait qu’elle cesse de hurler pour terminer sa phrase comme si rien ne l’avait interrompu. Il ne semblait jamais pressé. Il ne se comportait pas pour autant de façon nonchalante comme ces garçons qui font exprès de traîner le pas pour signifier qu’ils n’en n’ont rien à foutre des cours, qu’ils sont cool. Il n’avait rien à voir avec ce genre de types qui veulent montrer qu’ils emmerdent le monde. Lui, il prenait le temps de vivre, tout simplement. Et son rythme n’était pas le nôtre.
Cela me fascinait car, personnellement, j’ai toujours eu l’impression qu’il était impossible d’accomplir, dans une même journée, à la fois tout ce que j’aurais voulu faire et tout ce que j’étais contrainte de faire. Il m’a toujours semblé que les deux étaient incompatibles, qu’il fallait forcément faire un choix, ne pas remplir toutes les attentes ou renoncer à certaines de mes envies, courir dans tous les sens pour accomplir un peu de l’un et un peu de l’autre sans jamais être satisfaite du résultat de ma journée. Mais lui, quand je le regardais, je me disais que ses journées auraient pu faire quatre heures ou quarante-huit heures que ça n’aurait rien changé : il les aurait vécues exactement de la même façon. En vivant pleinement chaque instant, comme si le seul fait d’être là était une victoire. Je me disais que ce rythme de vie lui venait du pays bleu. Ce n’est pas ainsi que vivent les gens qui sont nés dans ce monde, qui n’ont jamais connu que ce monde où « le temps, c’est de l’argent », comme le rabâche mon père en guise d’excuse lorsqu’il doit annuler un week-end que nous aurions dû passer ensemble.
Mes parents ont divorcé lorsque j’avais onze ans. Je me rappelle très bien leurs paroles lorsqu’ils m’ont annoncé la nouvelle :
— Tu sais, ça ne change rien à l’amour qu’on a pour toi. On t’aimera toujours autant.
Sauf que mon père, en divorçant de ma mère, semble aussi avoir divorcé de sa fille. Pour épouser… son travail.
Bien qu’il ne m’ait à sa charge qu’un week-end sur deux, cela semble encore trop pour lui. Le temps est devenu une denrée très précieuse qu’il n’a pas envie de gaspiller. Il a toujours un client à voir, une urgence à régler, une audience capitale à préparer. Au cas où vous ne l’auriez pas deviné, mon père est avocat. Défendre la brute et le truand mérite toute son énergie ; en revanche, parler à sa fille, c’est comme jeter le temps par les fenêtres. J’ai toujours l’impression qu’il est à deux doigts de regarder sa montrer quand il me parle.
Comme en ce moment où il arpente ma chambre en me serinant que je dois absolument retourner à l’école. Son regard ressemble à celui d’un alligator égaré dans un magasin végétarien : dur, chargé de reproches et impatient de trouver la sortie. Je devine qu’il est furieux d’avoir dû se coltiner trente-cinq kilomètres pour me dire ça, et pour une fois je suis d’accord avec lui : c’était vraiment une perte de temps, car ses talents d’avocat sont sans effet sur moi. Il argumente : je vais rater mon année ; je ne serai plus dans la même classe que Mina ; si je décroche maintenant, j’abandonnerai l’école à seize ans ; je finirai caissière ou femme de ménage…
Si seulement mon père savait vers quelles contrées mon esprit s’évade tandis qu’il m’assomme de sa diatribe. Si seulement il savait qu’il existe un monde où le temps n’existe pas.
La porte s’ouvre. Je n’y crois pas ! Combien de fois faudra-t-il lui répéter de frapper avant d’entrer ? Mais ce n’est pas ma mère qui fait irruption dans la pièce. C’est sa voix mais ce ne sont pas ses cheveux auburn indisciplinés, ni ses pantoufles à peluche rose, ni sa tête catastrophée. Ce sont des cheveux jaune paille, un menton chevalin et des lunettes pisse-vinaigre : une tête inconnue qui, au premier coup d’œil, ne me revient pas ; un épouvantail au service de la pensée étriquée.
Et, en voix off, ma mère qui commente cette entrée fracassante :
— Je te présente mademoiselle Sanson. Elle est psychologue.
Mes neurones se mettent à grincer. Voilà qu’on envoie des psys à domicile, maintenant ! Qu’est-ce que tu crois, maman ? Que tu vas pouvoir contrôler mes pensées ? Tu ne peux pas me greffer des neurones qui me feraient voir le monde à ta façon. Tu aurais pu faire venir un marabout à mon chevet que cela n’aurait rien changé. Tu peux m’envoyer tous les psys du monde, me jeter tous les mauvais sorts, tu ne pourras pas me le faire oublier, car tu ne peux pas modifier qui il est – ou qui il a été, je ne sais plus. En tout cas, une chose est sûre : tu ne peux pas décolorer mes souvenirs, tu ne peux pas injecter dans mon esprit des paroles qui neutraliseraient le bleu. Tu n’en as ni le droit, ni le pouvoir. Quand le comprendras-tu ? !
Je suis hors de moi mais je décide de n’en rien laisser paraître. Tout ce que je veux, c’est que cette femme dégage de là et, si je me mets à crier, je ne ferai qu’accréditer la thèse selon laquelle j’ai besoin d’elle.
Elle fait un petit geste de la main à l’égard de ma mère qui tient prudemment sa tête derrière la porte de sorte que je ne puisse pas la foudroyer du regard. Même pas le courage d’assumer, pauvre petite maman.
Cheveux-jaune-paille fait le tour de la pièce. Son regard dresse l’inventaire : Poster de Twilight ? Fascination morbide. Bureau encombré ? Désintérêt scolaire. Trois culottes hors de leur tiroir ? Absence de pudeur. Biographie de Kate Moss ? Suspicion de drogues, le tout confirmé par l’imprimé de mes tentures : de petites feuilles de cannabis. Le diagnostic posé, Cheveux-jaune-paille cherche une place où poser ses fesses qui flottent dans un pantalon noir. Pas facile. Elle finit par aviser le coin d’un fauteuil où se dresse une tour de magazines. Elle déplace la construction, chasse du bout du doigt un pantalon de jogging qui arbore l’inscription JUICY – en ajoutant sexualité débridée à son diagnostic – et s’assoit enfin.
— Bonjour Léa. Je m’appelle Christine. Je voudrais tout d’abord te dire que je comprends ce que tu traverses. Perdre son petit ami, à ton âge, ce n’est pas facile.
— Ce n’était pas mon petit ami.
Au moment où je prononce ces mots, mon cœur se fend.
Elle hausse un sourcil, incrédule.
— Ah bon ?
— Oui. Je veux dire, non, ce n’était pas mon petit ami. On était juste… Enfin, on se connaissait, quoi.
Elle note quelque chose sur le calepin déposé sur ses genoux, rature ce qu’elle vient d’écrire et agite à nouveau son stylo.
— Vous prenez des notes ?
— Non, dément-elle en redressant la tête, feignant de se désintéresser du cahier comme s’il avait atterri sur ses genoux par hasard. Je suis là pour t’aider.
— Je vous en suis très reconnaissante, mais ça va aller, je vous assure. Nous, les ados, nous aimons traîner au lit et faire l’exact inverse de ce que la société attend de nous. Tout le monde passe par là. C’est un rituel incontournable de l’adolescence. Mais ce n’est jamais qu’une passade. Je commence déjà à m’en lasser.
Je me redresse contre le sommier et étire mes bras au-dessus de ma tête, comme si je m’apprêtais à quitter mon lit.
Je ne pense pas un traître mot de ce que je viens de dire, mais je ne veux pas lui donner l’impression d’être la victime d’un deuil insurmontable. Alors, je me retranche derrière l’argument dont ma mère use à longueur de journée : « Ah les ados ! » J’utilise sa façon de présenter les adolescents comme une espèce exotique, incompréhensible mais prévisible qui vous oblige à ponctuer vos phrases de « Ah ! », « Non ! », « Tu vas me rendre folle ! » Je cherche à dissimuler mon individualité en invoquant les hormones. J’essaie de lui faire croire que je suis parfaitement au courant de l’absurdité de mon comportement : suffisamment immature pour me comporter de façon absurde mais assez mature pour en prendre conscience. Je lui fais croire que je sais qu’il s’agit d’une impasse, que mon regard se porte déjà au-delà, vers le jour où je sortirai de mon lit pour reprendre une vie normale. Je ne peux pas lui dire que tout mon être rêve du jour où je sortirai de mon corps pour me baigner dans le bleu. Je ne peux pas lui dire qu’il me manque trop.
Après ma tirade, Cheveux-jaune-paille rehausse ses lunettes sur son nez aquilin. Elle n’est pas dupe.
— Tu sais, il est tout à fait normal de se sentir triste après un tel événement.
J’observe les mots qu’elle vient de jeter dans l’air tels des miroirs dans lesquels ne surgirait aucun reflet. Normal, triste sont à mille lieues de ce que je ressens. Je voudrais lui dire que son dictionnaire est trop étroit pour y trouver les bons mots, ceux qui parviendraient à m’atteindre.
Elle embraye sur la cruauté de la mort qui vous arrache un être cher, sur les capacités de résilience qui sommeillent en chacun de nous, sur ce qu’il penserait de moi s’il me voyait étendue dans mon lit, refusant de m’alimenter.
Je ne supporte pas d’entendre son nom s’échapper de ses lèvres peintes. C’est une insulte.
T’as pas le droit de prononcer son nom ! Tu vas l’abîmer, le noircir. T’as pas le droit de parler en son nom, de lui attribuer des désirs. Tu ne le connais même pas !
Elle ne comprend rien.
C’est toujours la même chose avec les adultes. Ils n’ont qu’une obsession : oublier, passer à autre chose. Pour eux, la vie est un livre dont il faudrait pouvoir arracher les pages abîmées ou coller ensemble toutes celles qui appartiennent au passé, ainsi chaque jour serait comme une page neuve. Les adultes sont désespérants. Est-ce que je vais devenir comme eux ? Est-ce que je vais troquer ma mémoire contre une passoire ? Moi, je ne veux pas oublier. À quoi ça sert d’avoir une révélation dans la vie, si c’est pour l’oublier ? À quoi ça sert de trouver un sens, une direction à sa vie, si c’est pour aussitôt y renoncer ? Moi, je crois que quand on veut quelque chose, il ne faut pas le lâcher. Question de principe. Il faut aller jusqu’au bout de ses rêves, sinon ça ne sert à rien de rêver.
Je me rappelle avec précision ce que j’ai ressenti le jour où le proviseur a poussé la porte de notre classe pour nous présenter le nouvel élève. C’était dix jours après la rentrée. Ce serait mentir de dire que j’ai eu le coup de foudre dès que je t’ai vu, mais j’ai senti un mélange d’excitation et de curiosité, le pressentiment que ma vie allait changer.
Avant même qu’on connaisse ton histoire, tu cumulais déjà plusieurs qualités. D’abord, tu étais nouveau et cela te donnait un sacré avantage sur les autres. Ensuite, tu étais mignon avec tes boucles brunes et ton allure un peu débraillée. Enfin, tu étais plus âgé.
Tu avais l’âge d’être en terminale mais tu débarquais dans notre classe car, comme nous allions l’apprendre l’après-midi même, tu avais fait un long séjour dans le coma qui t’avait valu de manquer une année de cours. Ajoutons à cela que tu n’avais jamais été un élève assidu, et voilà comment tu te retrouvais entouré de gamines de quinze ans.
Nous écoutions tes explications la bouche en cœur, agglutinées les unes contre les autres sur le muret du préau.
Tout avait commencé quand madame Verneuil avait confié à Marie la mission de montrer au nouveau venu les différents lieux stratégiques de l’école. Nous étions toutes subitement devenues les meilleures amies de Marie et nous vous avions suivis à travers les couloirs, opinant lorsque Marie disait : « voici la cafétéria », « là, c’est la bibliothèque », « ici, la salle d’études », « le centre cybermédia », « le conseiller d’orientation, si tu veux le voir tu sonnes là. »
Lorsque nous avions longé les toilettes, Marie restant muette, Cassandre avait pris les choses en main :
— Ici c’est les toilettes des garçons. Mais je te conseille celles des filles, elles sont plus propres.
C’était du Cassandre tout craché. Toujours prête à faire du rentre-dedans aux garçons. Il faut avouer qu’elle peut se le permettre car, malgré son caractère de chien, elle a un visage d’ange et un corps à nous faire mourir de jalousie.
Quand la visite fut terminée (certains garçons s’étaient mêlés à nous : sans doute avaient-ils pressenti que tu deviendrais la coqueluche des filles et conclu qu’il valait mieux faire de toi un allié qu’un concurrent), tout ce petit monde s’était retrouvé sous le préau. Alors, tu nous avais raconté ton histoire.
Tu venais d’emménager chez monsieur Thenissen qui avait été désigné comme ton nouveau tuteur. Tu avais toujours vécu en famille d’accueil, tout du moins depuis que ta mère t’avait abandonné à l’âge de huit ans. Tu avais longtemps vécu chez la famille Rénaud qui avait un fils que tu considérais comme ton frère. Mais un jour, sur l’autoroute, votre voiture avait été percutée par un poids lourd et tous les passagers avaient péri. Tous sauf toi. Tu étais resté six mois et sept jours dans le coma. À ton réveil, tu avais appris que la machine qui reliait ton corps à la vie avait failli être débranchée à plusieurs reprises, car les médecins pensaient que tes chances de survie étaient infimes. D’ordinaire, cette décision revient à la famille, mais toi, tu n’avais plus aucune de famille.
— Et puis, cela aurait permis de libérer un lit et les lits sont un bien rare dans les hôpitaux.
Tu avais dit cela sur le ton de la plaisanterie pour dédramatiser l’affaire mais nous étions profondément outrées. Avoir sous les yeux un garçon dont l’intelligence semblait égaler la beauté – ce qui, dans un lycée, est une denrée bien plus rare que le nombre de lits dans un hôpital – et imaginer que des médecins aient pu envisager de nous en priver était profondément scandaleux.
— Ça fait quoi d’être dans le coma ? avait lancé Jérôme.
Maxime lui avait donné un coup de coude dans les côtes :
— T’es idiot ou quoi ? Comment veux-tu qu’il s’en souvienne ?
Mais tu avais eu ce regard… traversé par un éclair de lumière que nous contemplerions souvent par la suite. Tu ne nous avais pas dévoilé grand-chose, ce jour-là, car la sonnerie avait vrillé nos tympans. Tu avais juste répondu :
— Ce n’est pas une question idiote. Je m’en rappelle, et c’était merveilleux.
— Tu devrais t’habiller. Tu étais coquette, avant. Maman est en train de ranger une pile de linge frais dans l’armoire, comme si l’odeur de la lessive allait me faire renoncer à mon pyjama.
— Et pour qui je me ferais coquette ? je lui rétorque. Pour l’araignée qui m’observe au plafond ?
Ma mère lève un regard effrayé comme si elle s’attendait à découvrir une tarentule. Elle n’a vraiment aucun sens du second degré. Rassurée sur l’absence de prédateur, elle me répond :
— Mais pour toi, ma chérie. Il faut se faire belle pour soi. C’est une question de…
Elle s’interrompt un instant, à la recherche d’un argument convaincant, puis croyant l’avoir trouvé :
— C’est une question de respect de son corps.
Je suis à deux doigts d’éclater de rire. Ma mère fait de l’humour à son insu. Si vraiment c’est une question de respect, pourquoi porte-t-elle ces affreuses pantoufles roses à pompons et ce vieux pull informe d’un jaune beigeasse ? Son corps, en ce moment, doit se sentir très offensé.
Elle n’insiste pas, prenant sans doute conscience qu’elle n’est pas un modèle de coquetterie. Elle referme la porte de l’armoire et ramasse les bouteilles d’eau vides au pied de mon lit avant de battre en retraite.
Une fois seule, ses paroles continuent à trotter dans ma tête. « Il faut se faire belle pour soi. » Ce n’est pas la première fois que j’entends cette phrase. Il y a une émission de relooking à la télévision où un coach ne cesse de rabâcher à des femmes en conflit avec leur miroir :
— Ne pensez pas au regard des autres. C’est à soi-même qu’il faut plaire. Il faut se faire belle pour soi.
Ma mère a sûrement regardé cette émission, impossible que cette idée lui soit venue spontanément.
Si vous voulez mon avis, les gens qui disent « Il faut se faire belle pour soi » sont de parfaits hypocrites. Quelle fille se fait belle uniquement pour elle-même ? Quelle fille se maquille et met ses plus beaux vêtements le dimanche lorsqu’il n’y a personne pour la regarder ? Cassandre prétend qu’elle met des strings tous les jours, même lorsqu’elle a de la fièvre, parce qu’elle en a besoin pour se sentir féminine ; franchement, j’ai du mal à la croire ou alors cette fille est complètement maso. Qui aurait envie de se trimballer une ficelle dans le derrière lorsqu’il n’y a aucun mec dans les parages pour tenter de deviner la forme de vos sous-vêtements ? Bref, tout ça pour dire qu’à moins de s’appeler Cassandre ou d’espérer la visite surprise d’un garçon, il n’y a aucune raison rationnelle de s’imposer le rituel du coiffage-maquillage-habillage-recoiffage-démaquillage-déshabillage lorsqu’on n’a pas l’intention de mettre un pied hors de chez soi. Je ne comprends pas pourquoi personne à part moi dans cette maison ne semble arriver à cette conclusion et pourquoi maman s’évertue à me lancer son regard de chaton larmoyant en déposant du linge propre dans mon armoire. « Tu ne devrais pas rester en pyjama. » Et alors ? Qu’est-ce que ça peut bien lui faire ? Ce n’est pas comme si je ne me lavais pas. Quand j’en ressens le besoin, je prends une douche, mais après, je remets mon pyjama. Et, franchement, ma mère et Cassandre peuvent prétendre ce qu’elles veulent, il n’y a rien de plus bénéfique pour se sentir en paix avec son corps que de se débarrasser de la corvée du coiffage-maquillage-habillage-recoiffage-démaquillage-déshabillage.
À partir du jour où tu as fait irruption dans notre classe, aller à l’école est devenu tout à coup beaucoup plus excitant.
Le matin, je ne me sentais jamais plus fatiguée, même lorsque je m’étais endormie très tard. Je quittais mon lit aux premières lueurs de l’aube afin d’avoir le temps de me laver les cheveux, de choisir ma tenue et de me maquiller. Bien entendu, j’avais déjà tout prévu la veille, mais je changeais toujours d’avis à la dernière minute. Comme par hasard, le bleu est devenu une couleur très en vogue cette année-là, surtout chez les filles. Moi, je n’en portais qu’avec modération parce qu’arborer un total look bleu m’aurait donné l’impression d’avoir placardé sur mon front Je suis amoureuse de toi.
À cette époque, j’aimais prendre soin de moi, même si je n’étais jamais certaine que tu pourrais admirer le résultat. Parfois (trop souvent à mon goût et aussi à celui des professeurs), ta chaise restait vide. Être à l’école me paraissait alors une perte de temps, un non-sens. Et tous ces efforts que j’avais entrepris le matin pour attirer ton attention, toutes ces minutes passées dans la salle de bains qui m’avaient alors parues nécessaires et vitales m’assommaient tout à coup. Ce n’était plus que du temps volé sur mon sommeil, des efforts pathétiques et vains. Et je me sentais terriblement fatiguée. Se faire jolie pour personne, c’est pire que tout.
Les jours où tu ne venais pas, je me sentais envahie par un terrible sentiment d’injustice. Chaque heure de cours s’étirait interminablement, malgré les bavardages de Mina. Même elle, semblait un peu morose. Je voyais son feutre s’évader de sa feuille pour griffonner sur le banc de petits dessins mystérieux, jusqu’à ce que monsieur Binger la rappelle à l’ordre. La classe tout entière semblait plongée dans une profonde léthargie, privée de son meilleur élément. L’ennui suintait de nos visages.
Le lendemain, tu étais de retour. Le sentiment de déception que j’avais éprouvé la veille s’évaporait comme neige au soleil et je me sentais victorieuse d’être en vie. Tu étais là. L’école devenait un temple sacré que j’aurais voulu ne jamais quitter.
L’épouvantail est de retour. Endimanché dans un petit pull bordeaux imitation cachemire dont l’encolure en V laisse émerger les deux pointes d’une chemise blanche. J’espère pour elle que ce n’est pas du vrai cachemire, sinon ça voudrait dire qu’elle est bien payée, et ça me rendrait un peu amère d’imaginer que c’est mon chagrin qui finance cette affreuse garde-robe. Après avoir lancé un bonjour tonitruant comme si elle me croyait endormie, elle cherche une place où s’asseoir. Elle toise un instant le fauteuil qui est toujours aussi encombré. J’y ai déposé la pile de magazines qu’elle avait déjà déplacée la dernière fois, histoire de bien lui faire comprendre qu’elle n’est pas la bienvenue. Et, pour enfoncer le clou, j’ai aussi ajouté deux dictionnaires.
Je n’aurais pas dû.
Elle se fraie un chemin parmi les bouteilles d’eau qui croupissent au pied de mon lit, les faisant rouler un peu plus loin d’un coup de mocassin. J’avais pensé que ces carcasses de plastique feraient office de rempart, mais rien n’arrête Cheveux-jaune-paille. Voilà que, horrifiée, je sens le matelas se creuser sous son poids.
Non mais ! Ôte tes fesses de là !
Néanmoins, abasourdie par son audace, je reste sans voix.
Elle détache les sangles de sa mallette en cuir pour en extraire un bout de papier chiffonné qu’elle se met à lisser entre ses doigts.
— Ta mère a trouvé ça dans ta poubelle. Tu peux me dire ce que c’est ?
Je bouillonne de rage en pensant à ma mère inspectant le contenu de ma poubelle, puis je frémis en imaginant tous les restes de nourriture qu’elle a dû y trouver.
Cheveux-jaune-paille dépose le bout de papier à mi-chemin du lit.
Je le reconnais immédiatement. Sa couleur aigue-marine me brûle les yeux. Je n’ai pas besoin de le saisir pour savoir ce qui s’y trouve inscrit.
— Alors, qu’est-ce que c’est ? insiste-t-elle.
— Vous savez lire, non ? C’est une invitation.
Je n’ai pas envie d’évoquer avec elle ce souvenir. C’est trop douloureux.
— Et tu y es allée ?
Je marmonne un « oui » inaudible en me renfrognant contre mon oreiller.
— Que s’est-il passé à cette soirée, Léa ?
Que s’est-il passé ? Je ne le sais pas moi-même. Il s’est passé quelque chose, même si ce n’est pas ce à quoi je m’attendais. Il s’est passé quelque chose. Et ce quelque chose m’appartient. Pour rien au monde, je ne lui livrerais ce souvenir précieux qui chatoie comme un saphir dans ma mémoire.
Devant mon manque de coopération, elle soupire :
— J’essaie de t’aider, Léa.
Combien de fois n’ai-je pas entendu cette phrase ?
— Si vous voulez vraiment m’aider, jetez ce flyer. Vous faites fausse route. Il ne s’est rien passé d’important à cette soirée.
Quatre jours par semaine, je partageais avec toi les mille cinq cents mètres qui séparent l’école de mon domicile. J’avais toujours pesté contre ma mère qui refusait de m’offrir un abonnement de bus mais, à présent, j’aurais tout donné pour que dix kilomètres de marche s’offrent à moi.
C’était arrivé naturellement.
Un après-midi, alors que je venais de quitter Mina qui, elle, prend le bus tous les jours (il faut dire à sa décharge qu’elle habite à vingt kilomètres) et que j’étais en train d’entamer la montée, tête rentrée dans les épaules, tu m’as rattrapée :
— Ça t’embête qu’on fasse le trajet ensemble ? Je crois que tu habites pas loin de chez moi. Ce matin, j’ai fait tout le trajet derrière toi.
Promis, dorénavant, je jetterai toujours un œil derrière moi en sortant de la maison. Et je détruirai tous les sacs de la boucherie