Il y avait cette dame. Et il y avait ce banc. Une vieille dame toute ridée et un vieux banc tout cassé.
La vieille dame était dessus et le vieux banc dessous. Et tous les deux, ils allaient si bien ensemble qu’on ne savait plus qui était la dame et qui était le banc.
En tout cas, moi, de là où j’étais, je n’arrivais pas à savoir où commençait l’un ni où finissait l’autre. Dans le style fusionnel, on pouvait difficilement faire mieux comme duo.
Si, une moule accrochée à un rocher, peut-être. Eux aussi, au bout d’un moment, ils s’emberlificotent tant et si bien qu’à la fin, la moule devient rocher et le rocher devient moule. Du coup, on ne sait plus trop à qui on a affaire. Alors, pour les présentations, c’est pas top. Pour la vieille et son banc, c’était pareil. Emberlificotés comme pas deux.
Il y avait ce mignon petit chien, aussi. Lui, c’était facile, il se tenait assis comme il fallait à côté, et on ne pouvait le confondre avec personne d’autre. Sauf que, franchement, je n’ai pas encore compris ce qu’un aussi mignon petit chien pouvait bien faire là. Il avait l’air d’un bon chien à sa fi-fille. Ou à sa maman, à la limite. Mais ce n’était certainement pas un chien-chien à sa mè-mère. Ni à son banc-banc. Il n’était ni ridé ni cassé. C’était le style de chien craquant qu’on peut voir dans les pubs. Quand j’étais petit, j’en voulais un comme ça, un chien tout mignon. Maintenant, j’ai passé l’âge.
Ce chien-là, il aurait pu gambader, sautiller, mordiller, comme tous les autres mignons petits chiens de son espèce. Mais non, il restait là sans bouger. Il ne s’éloignait jamais de la vieille dame assise sur son vieux banc. Et il faisait comme tout le monde. Il regardait.
Oui, tous les trois, la vieille, le banc et le chien, ils regardaient loin devant eux, aussi loin qu’ils le pouvaient. Ils regardaient l’océan qui allait et qui venait, là, juste en face. Contre les vents, contre les marées, ils scrutaient attentivement l’horizon, comme si leur vie en dépendait. C’est ce que je me disais : que leur vie dépendait de cet horizon. Parce que sinon, mon vieux, ça ne valait pas le coup de regarder de cette façon.
Enfin si, quand-même. C’est plutôt joli par ici. L’océan, il n’a pas beaucoup à se forcer pour être beau, le veinard. Les vagues qui s’écrasent sur la jetée, ça fait toujours son petit effet. Les mouettes qui se détachent sur le bleu du ciel, c’est pas dégueu non plus. Sauf que le ciel est souvent gris, par ici. Mais bon, ce n’est pas une raison. On n’a qu’à dire que c’est joli quand même. Il y en a même qui viennent par familles entières.
Oui, il y a des pères qui embarquent tout le monde dans la voiture et, allez hop ! en route pour l’océan, les vagues et les mouettes. Ils conduisent en faisant gaffe aux radars parce que ce serait quand même dommage de se prendre une prune. Et il y a des mères qui distribuent des sucettes à la cerise pour faire patienter les enfants dans les voitures. Du coup, il n’y en a pas un qui moufte. Et puis, comme la route est longue, ils finissent par chanter Une bande de thon traversant la rivière, parce que l’océan, les vagues, tout ça, ça leur fait penser aux poissons.
— Ouais, un peu qu’on va en voir, des poissons.
— Des petits, des gros, et même des avec des yeux globuleux comme ceux de tata Monique.
— Oh oui, on va s’en mettre du paysage dans les yeux ! Pour nous changer des têtes de nœud qu’on se coltine au boulot.
Alors, ils arrivent comme ça, convaincus de ne pas avoir fait le déplacement pour rien. Et sur quoi ils tombent, là, gros comme mon nez, en plein milieu de la jetée ? Ben oui. La vieille, le banc, et le chien. Merci pour le voyage. Et merci pour le décor. Parce qu’ils ne sont pas débiles, tout de même. Avant de venir jusque là, ils l’avaient bien regardé, le site internet de l’agence de tourisme. Alors pour la plage, les mouettes, tout ça, pas de soucis. Aucune tromperie sur la marchandise. Le ciel était un peu plus bleu à l’écran qu’en vrai, mais bon, on n’allait pas chipoter. Par contre, ces trois-là, vous pensez bien que personne ne s’en était vanté. Une petite retouche et hop ! on n’en parle plus. C’est tout pareil sur les cartes postales vendues dans les boutiques qui bordent la plage. Des jolies pépées qui remplissaient super bien leurs bonnets F et qui disaient « Ici, on a les formes », il y en avait plein. Mais un trio vieille-banc-chien, c’était même pas la peine de chercher.
On aurait pu se faire rembourser, mais comme la vue c’est gratuit, ça ne valait pas trop le coup d’essayer. Alors, il n’y avait plus qu’à râler. Écrire à Monsieur le Maire et à tout son conseil municipal pour se plaindre un bon coup.
Se plaindre de cette vieille avec son manteau tout troué et ses bas tout plissés. Non mais, c’est vrai quoi. Même quand le soleil pointait enfin et que tout le monde en profitait pour mettre son maillot de bain léopard, elle, elle gardait son manteau et ses bas. C’était vraiment pas sympa de sa part de casser l’ambiance à ce point-là. Et puis, elle gardait son bonnet aussi. Son vieux bonnet mité qu’elle enfonçait à mort sur sa tête de vieille. Du coup, on ne voyait que les lobes de ses oreilles qui pendouillaient. Et rien que cette vision-là suffisait à gâcher le paysage. Alors c’est vous dire pour le reste.
Bon, il y avait le mignon petit chien, c’est vrai. Mais il avait beau être drôlement mignon, il ne suffisait pas à relever le niveau. Il faisait tout ce qu’il pouvait, le pauvre, avec sa façon bien à lui de pencher la tête et de regarder les gens par en bas, histoire de leur montrer comme il était craquant. Mais c’était peine perdue. Il en aurait fallu beaucoup plus pour faire oublier l’affreuse mamie et son horrible banc.
Alors oui, on aurait pu essayer de les faire bouger, ces trois-là. Mais celui qui aurait osé leur demander d’aller voir ailleurs n’était pas encore né. À la rigueur, le banc et le chien auraient accepté de se décaler un peu. Mais la vieille dame, ah ça non, alors ! Pas question.
Son regard était si noir et ses mâchoires si serrées qu’on imaginait bien qu’elle n’avait pas du tout envie d’y mettre du sien pour faire marcher le tourisme. Et puis, qu’est-ce qu’elle en avait à faire d’abord de cette bande de débraillés ? Elle avait bien plus important à penser. Regarder l’océan, par exemple. Ça, c’était important. C’est pour cela qu’elle s’asseyait sur son banc tous les jours à 8 heures du matin. Elle en repartait douze heures plus tard. Et pendant ce temps-là, il n’y avait pas intérêt à s’en approcher.