Il ne sait même plus pourquoi il est là. Avec sa basket gauche trouée, son blouson ouvert aux quatre vents, son sac à dos à moitié vide, sa caboche pleine à craquer. Il est là. Debout. Raide comme un piquet sur ce bitume sale et luisant. En transit. En partance. En attente. Les yeux grands ouverts sur la nuit qui ne veut pas finir. Lourde, opaque, mystérieuse. Et après, il se passe quoi ?
D’un geste mécanique, Marje Allume ses feux. Deux halos blafards viennent percer le noir de la nuit. Ce n’est pas encore l’heure de démarrer, de tourner la clef pour faire vrombir son moteur et ébranler la carcasse de son engin. Mais elle a toujours aimé ça, éclairer les ténèbres avant de s’élancer. Une préface lumineuse à son départ. Une façon de réveiller la bête.
Marje vérifie son miniplacard, ses provisions, son vanity où sont bien alignées ses affaires de toilette, sa petite pile de livres qui la suit partout, ses CD, ses papiers, ses vêtements de rechange. Tout y est. Vérifier ne lui sert à rien : elle n’a jamais rien oublié. Mais vérifier lui permet de faire le tour du propriétaire, de reprendre possession de l’habitacle, de se retrouver. Une semaine qu’elle n’a pas grimpé à bord et, déjà, le manque lui tord les entrailles. Une semaine à terre, sans rouler, ou si peu, à bord de voitures rase-mottes sans intérêt. Une semaine c’est trop long. Un sourire vient étirer ses lèvres alors qu’elle manipule rideaux, poignées, boutons, levier… Non, elle ne manipule pas : elle touche, elle caresse. Ce sont des retrouvailles, une promesse de route à venir, à faire ensemble. Elle et son camion, tous les deux.
— Ma brave bête…, chuchote-t-elle tendrement. Hein que je t’ai manqué ? Pareil pour moi… Les vacances, ça devrait pas exister !
Marje rigole. Elle s’assoit cinq minutes sur la banquette où la couette aux couleurs vives attend déjà les nuits à venir. Elle regarde avec émotion le petit drapeau aux couleurs de la France qui ballotte sous le rétroviseur. Un cadeau d’un ancien amant italien, croisé un jour de grand froid, de grand cafard. Un peu plus à droite, un autocollant décore le pare-brise. Sombre sur fond blanc, un taureau espagnol se cabre. Souvenir d’un séjour en Espagne, lors d’une feria andalouse mémorable. Sur son siège, une sorte de napperon en dentelle qui avait appartenu à sa mère enveloppe son dossier et ne ressemble plus à grand-chose. Du côté passager, une mallette à outils dont elle n’a jamais voulu se séparer, malgré sa vétusté et son inutilité. C’était celle de son grand-père, artisan cordonnier, décédé bien avant l’heure d’une pneumonie foudroyante. Marje l’a peu connu mais se rappelle ses gestes précis, son amour du métier et les chaussures qui repartaient du bon pied après être passées entre ses mains. Et puis aussi… Mais non. Ça suffit. Ça rime à quoi de s’attarder sur le passé alors qu’il faut filer vers demain. Le boulot, ma p’tite dame, le boulot, il n’y a que ça de vrai. Marje a un chargement à aller chercher, un horaire à respecter, des kilomètres à avaler, une machine à faire démarrer.
Elle s’appuie sur le dossier et enjambe le siège. Elle est encore assez habile malgré la soixantaine et l’embonpoint qui guettent, malgré le dos qui la fait souffrir de plus en plus et qu’elle fait taire à coups de médocs. Marje s’installe derrière le volant, cale ses fesses sur la dentelle en lambeaux, crache un bon coup par la fenêtre entrouverte, appuie ses paumes sur le cuir du volant et, un par un, y accroche ses doigts. Elle ferme les yeux trente secondes, qu’elle égrène très sérieusement comme un compte à rebours. Ses petites manies, ses chères habitudes. Elle est là, à presque deux mètres du sol, seule et face au monde. La clef tourne. Contact.
— On y va, ma Belle rouge !
La Belle, un DAF, s’ébranle. Marje ne lui a jamais donné de vrai nom. Mais des petits noms, si. Plein. Et celui qui est resté, c’est « ma Belle rouge ». Parce que ce poids-lourd, c’est le sien. Qu’elle a acheté à la sueur de longs périples bitumés. Dix ans déjà qu’ils roulent en duo. Et franchement, son DAF n’a rien d’un boulet. C’est tout le contraire. Il est sa liberté. Celle d’être sur les chemins, de s’affranchir des contraintes du quotidien, de se faire la belle…
Il est à peine 4 heures du matin. Marje a une centaine de bornes à faire avant de remplir le ventre de son camion. C’est à ce moment-là qu’elle prendra son petit déjeuner. Pas avant. Pour garder l’harmonie, pour être en symbiose. Les arbres, mangés par l’obscurité, lui font une haie d’honneur ; elle est encore loin de l’autoroute où les paysages n’existent plus vraiment. Là, elle est à la campagne sur une voie presque trop étroite pour son imposant véhicule. Mais ce n’est pas un problème : Marje connaît les dimensions de son camion par cœur, comme une poésie d’enfant qu’on récite en se balançant pour garder le rythme. Elle dirige son engin en avant ou en arrière avec une maestria que bien des collègues masculins lui envient.
Vingt-cinq ans qu’elle roule maintenant. Vingt-cinq ans à sillonner les routes de France et d’ailleurs, en long, en large et en diagonale. Vingt-cinq ans à se perdre, à jurer, à se retrouver – malgré l’installation d’un GPS qu’elle refuse toujours d’allumer, par fierté, par amour du hasard aussi. Et tant pis pour les délais. De toute façon, elle est toujours à l’heure. Parce que la géographie, c’est sa patrie. Elle a développé un sixième sens pour tourner au bon moment, au bon endroit. Elle est connue pour ça, Marje. Son plus grand bonheur, c’est quand on lui demande le meilleur itinéraire pour aller d’un point A à un point B : on dirait qu’elle a une carte imprimée dans la tête.
— T’es en forme, ma chérie. Tu turbines sec ! Allez, on est bientôt arrivées. On va pouvoir se restaurer ! C’est que je commence à avoir un petit creux, moi.
La radio chante et le jour se lève. Devant, le ruban gris s’étire. Marje respire mieux depuis qu’elle a mis le contact. C’est toujours pareil. Loin de son DAF, elle est comme oppressée. Un poids sur sa poitrine empêche de souffler à fond. Mais là, dans sa cabine, les manettes en mains, avec l’air qui prend de la vitesse, le décor qui défile tout autour d’elle, c’est mieux. Elle est bien.
Ce qui s’est passé avant, il s’en souvient bien. Très bien même. Les souvenirs sont aussi tranchants qu’un couteau dans sa mémoire.
C’était la troisième fois depuis le début du mois qu’il était consigné dans sa chambre. Par mesure de rétorsion, pour cause de rébellion. Le p’tit Rebelle qu’ils l’appellent, là-bas. Mais comment on fait, pour accepter les règles, les brimades, les engueulades, les privations ? Lui, il ne sait pas. Alors, il rue dans les brancards, frappe sur tout ce qui bouge, tout ce qui parle, tout ce qui l’énerve. Il a mis son poing dans la figure de Christian. Un beau direct du droit, propre et sans bavure. Avec un beau coquard à l’arrivée, net et précis. Pas de quoi en faire tout un plat. Et pourtant, il s’est retrouvé enfermé dans sa chambre avec interdiction de sortir, de parler à quiconque, de regarder la télé, de vivre quoi… Interdiction, interdiction, interdiction… Ce mot-là, il le connaît par cœur. Il peut même l’écrire sans faute, au singulier comme au pluriel. Un exploit pour lui, le roi des fautes d’orthographe.
De toute façon, il s’en fout. L’école, ce n’est pas pour lui. C’est ce qu’on lui serine depuis tout petit. Alors, pourquoi il ferait des efforts, hein ? Pour Amandine… Elle s’est bien foutue de sa gueule, Amandine. Quatre mois au centre et au-revoir. Elle est partie ailleurs. Opportunité professionnelle, qu’elle a expliqué. Juste au moment où, pour la première fois, il avait l’impression d’être compris, écouté. Tout ça, balayé en un seul geste de la main, derrière la grille, en guise d’adieu.
— Salut Kader. J’ai été bien contente de te rencontrer. Tu vas t’en sortir, j’en suis sûre. J’ai confiance en toi.
Il en aurait chialé de la voir partir. Mais pas question de flancher. Il n’a rien dit, rien répondu. Et le soir, à la cantine, il a foutu un boxon de tous les diables. Plateaux par terre, verres cassés, assiettes retournées. Enfermé, Kader. Une fois de plus. Trois jours pour se calmer, à l’abri de tout, dans le silence. Mais c’est dans son silence à lui qu’il s’est retrouvé cloîtré, un silence qui n’a rien de silencieux, un silence qui hurle à lui péter les tympans.
Pourtant, il était fatigué de jouer les durs, épuisé de faire le malin, rincé de tenir tête. Alors il a laissé filer les jours. Il s’est tu, il a joué au pensionnaire modèle, juste pour avoir la paix, pour y croire aussi.
Mais, quand Christian est revenu à la charge avec ses cours à prendre, ses devoirs à faire, son stage aussi, il n’a pas supporté. On ne pouvait pas juste lui foutre la paix ? Juste le laisser peinard, dans son coin ? Il ne faisait plus chier personne, alors pourquoi revenir à la charge ? Étudier, travailler… alors qu’il n’avait qu’une envie : qu’on l’oublie. Ils n’avaient pas encore compris que ça ne sert à rien ? Qu’il est bon à rien ? Qu’il n’arriverait jamais à rien ? Qu’il fallait le laisser dans son coin et passer son chemin. Mais non, il y a toujours des comptes à rendre, des responsabilités à prendre, des services à offrir, un avenir à préparer. Quel avenir ? Kader ne voit rien au-delà des grilles du centre. Son père évanoui dans la nature depuis toujours. Sa mère… oui peut-être, mais par lettres seulement, et encore… tellement rarement.
S’il devait faire des efforts, ce serait pour elle, mais il ne sait pas comment faire avec cette femme qu’il connaît si peu, qui lui glisse entre les doigts, à travers le cœur.
— Kader, faut te prendre en mains, faut réagir. Tu vas sur tes seize ans ! Tu ne pourras pas toujours rester au centre. Va falloir que tu te prennes en charge. Bouge-toi !
Mais Kader n’a pas bougé, pas même le petit doigt de pied, prostré sur sa chaise, devant la télé allumée qui balançait un truc pour cerveaux vides, comme le sien.
— Kader ! Je te parle, là ! Demain, tu reprends les cours. Tu ne peux pas passer ta vie à regarder les jours passer. C’est plus possible.
Kader a levé les yeux vers Christian. Cet éducateur social, spécialiste des jeunes en difficulté. Ce jeune homme d’à peine trente ans que le cas Kader désespère. Ce professionnel dépassé par l’inertie de cet adolescent en grande souffrance. Mais que faire, mais que dire ?
— Kader, putain, tu m’écoutes ?
Et là, le poing de Kader a jailli d’un coup, propulsé par son corps tout entier, arraché de la chaise par une colère en fusion. Il fallait que Christian se taise, qu’il la boucle. Qu’il arrête de raconter n’importe quoi avec son discours pontifiant, bien pensant, ridicule. Il fallait qu’il arrête ici et tout de suite.
Les autres surveillants sont arrivés comme des balles. Ils ont tiré Kader par les jambes, par les bras, vers sa chambre, pendant qu’il se débattait comme un fauve en rugissant des mots énormes, des mots trop gros, des mots d’ailleurs, des mots violence. Et, une fois de plus, la clef dans la serrure. Une fois de plus, les menaces. Une fois de plus, la solitude. Une fois de plus, prisonnier de lui-même.
— C’est la fois de trop… Tu vas aller en centre éducatif fermé. On va en référer à la juge qui suit ton dossier. On ne peut plus te garder ici. Tu deviens trop dangereux. Pour toi-même et pour les autres. C’est plus possible…
Il était déçu, Christian, avec son œil au beurre noir. Déçu d’avoir raté son coup avec Kader, de ne pas en avoir fait un bon petit toutou, bien obéissant et bien sage.
Mais Kader, il n’est pas comme ça. C’est un rebelle, un petit peut-être, mais un vrai ! Il ne se laissera pas faire…