C’est quand elle s’est fait appeler Ludie que tout a commencé.
Ce n’était pas vraiment un prénom, Ludie. Un collage bancal de deux syllabes, tout au plus. Pourtant elle l’aimait, cette sonorité. Elle y tenait. C’est d’ailleurs elle qui l’avait imposée dès qu’elle en avait eu le droit. Non. Ce n’est pas exactement ça. Dès qu’elle avait pris ce droit. À la hussarde.
Ludie donc. Parce que Ludivine, ce n’était plus possible. Et, le plus incroyable, c’est que personne n’avait moufté. Ludie s’était imposée comme une évidence au creux des oreilles, sur les langues, au bout des stylos, partout. Elle avait rayé Ludivine de la carte, l’avait définitivement rangée là-bas, au fond du rayon enfance.
C’était le jour de ses seize ans, exactement. Elle venait d’avoir le bac – mention bien, s’il vous plaît – avec deux ans d’avance, M’sieurs dames. La précoce vous salue.
Jusque-là, elle avait été l’image de l’enfant sage : celle qui va faire ses devoirs sans faire d’histoires ; celle qui révise le sourire aux lèvres ; celle qui ne donne que des motifs de satisfaction à ses parents ; la petite fille modèle ; l’ado parfaite. Un mirage…
Elle avait décroché LE diplôme, sauté la dernière haie, atteint la ligne d’arrivée. Mais c’était juste sa ligne de départ. Ils ne le savaient pas encore. Ils allaient le comprendre…
Adeline d’abord. Celle qui l’avait poussée, entraînée comme une jument de compète. Aussi loin qu’elle se souvienne, sa mère avait voulu qu’elle soit en avance pour tout : qu’elle sache lire avant d’aller à l’école ; qu’elle sache écrire son nom avant l’heure ; qu’elle apprenne ses tables de multiplication avant les autres. Avant, avant, avant… Toujours avant. Comme si prendre de l’avance était une nécessité impérieuse pour « réussir dans la vie ». Ces quatre mots-là, Adeline les avaient répétés en boucle à sa fille. Jusqu’à plus soif. C’était un peu la deuxième peau de Ludivine. Son survêtement pour s’entraîner, répéter, réviser. Elle devait réussir dans la vie. Rien d’autre n’avait d’importance à part prendre de l’avance, de l’élan pour doubler les autres, les dépasser, être meilleure qu’eux, briller. Et Adeline exhibait sa fille comme un diamant à son doigt.
— Ludivine sait déjà lire. Ludivine sait déjà écrire. Ludivine sait déjà jouer du Mozart au piano. Ludivine sait déjà…
Et le petit singe savant s’avançait, souriait et exécutait le numéro que sa mère lui donnait à jouer devant l’assemblée. Une assemblée composée, au choix, d’admirateurs – la famille –, de bien élevés – les amis –, de sceptiques – les connaissances – , d’indifférents – les voisins. Mais ils se devaient d’écouter, de hocher la tête, d’approuver, d’applaudir, qu’importe, pourvu qu’ils réagissent. Ludivine pouvait alors tirer sa révérence et retourner à ses études.
Patrick ensuite. Avec une fierté aussi large que ses épaules, il faisait tourner Ludivine au-dessus du sol à chaque nouvel exploit : premier poème, première récitation, premier problème… Chaque note de Ludivine, chaque appréciation de ses profs l’émouvait. Sa fille, c’était son héroïne.
Un monde parfait. Une enfance sans fausse note. Un petit chef-d’œuvre parental. Ludivine avait réalisé toutes les ambitions de sa mère, répondu à toutes les attentes de son père, avec tellement d’aisance que sa voie paraissait toute dégagée, toute tracée : elle allait réussir dans la vie. C’était sûr, écrit, ancré. Même l’éducation nationale confortait cette certitude : sauts de classe, félicitations à gogo, encouragements à foison. Il fallait continuer, ne pas s’arrêter en si bon chemin.
S’arrêter ? La bonne blague ! Adeline et Patrick étaient d’accord depuis longtemps : ce serait les classes prépas, les concours et le choix « haut du panier ». La crème de la crème des études. La suite logique d’un parcours d’excellence. Aucun souci, aucun doute.
Sauf que le jour de ses seize ans, une lubie lui a pris : Ludivine s’est appelée Ludie. Une douce lubie qui n’a rencontré aucune résistance. Tout au plus des sourires amusés. Après tout, c’était bien la première fois que Ludivine se démarquait ; elle avait bien le droit de se choisir un diminutif. C’était une grande jeune fille maintenant.
À force de prendre de l’avance, elle était en retard sur sa crise d’adolescence. C’est ce qu’Adeline et Patrick ont dit, c’est ce qu’ils ont cru, quand, après Ludie, ça a continué. Parce que Ludie n’était que la préface d’une histoire à inventer. Une histoire bien différente de celle déjà écrite. Une histoire bien à elle. Son histoire. Et ça, c’était vraiment nouveau.
Dans sa chambre, il tourne en rond, son casque sur les oreilles. Il y a l’espace d’une ou deux enjambées entre le lit, la fenêtre et le bureau. Mais ça lui suffit. Il tourne sans se presser, ritournelle à deux jambes. Il attend ou fait comme si. Ses journées se passent à attendre. Là, entre ces quatre murs qui sont les siens depuis… il ne se rappelle plus. Bientôt, elle sera là. Elle lui a promis et Violette lui a rappelé tout à l’heure :
— C’est aujourd’hui que ta sœur vient te voir.
L’infirmière avait le sourire des grandes nouvelles. Celles qui lui font un petit coin de ciel bleu dans la tête. Alors, il tourne pour mieux attendre. Ce cercle, c’est son domaine, son royaume, son empire. Il maîtrise, il est chez lui. Mais, aujourd’hui, c’est long et elle n’a pas précisé si c’était le matin ou l’après-midi, le soir ou le midi. Il est déjà tard puisqu’il sent les odeurs venir de la cuisine. Elle est juste en dessous ; il est toujours le premier à savoir ce qu’il va y avoir au déjeuner ou au dîner. C’est son grand jeu de trouver. Il est vraiment heureux quand il a tout juste.
— Bien joué, Mat. T’es trop fort, Mat.
Même les autres lui disent. C’est que ça doit être vrai. Il aimerait bien travailler dans la cuisine, toucher la peau des légumes, les tailler en petits morceaux, les plonger dans l’eau bouillante, écouter chanter l’huile dans la poêle, s’enivrer de fumets piquants, pleurer sur les oignons, faire de jolies assiettes, plonger son doigt dans la casserole. Mais, au centre, ils ne veulent pas. Jamais. Alors, tant pis, il reste là. Sage, Mat. Sage comme une image, Mat. Il n’est pas dérangeant, pas contrariant. Ou, en tout cas, pas trop souvent.
On frappe à la porte. Il ne s’arrête pas. Tant que ce ne sera pas elle, il ne s’arrêtera pas. Violette entre, les mains dans les poches.
— Alors, Mat ? Tu ne réponds pas ?
— Je peux pas.
— Pourquoi ? Tu es si occupé que ça ?
— J’attends. C’est compliqué. Je suis concentré.
— Je vois ça !
Violette part d’un grand rire. Son buste généreux se balance sous sa bouche ouverte. C’est qu’elle l’aime bien, son Mat. Elle est là depuis deux ans maintenant, et elle est bien consciente de s’être attachée à lui.
Le truc interdit. S’attacher, c’est vraiment ce qu’on ne doit pas faire. C’est l’un des premiers préceptes à respecter, la première des règles de la charte, quand on entre ici, aux Oiseaux bleus. Mais comment faire quand on passe autant de temps avec les résidents ? Violette n’est pas du genre à rester en retrait, pas du genre à se montrer froide. Et puis, elle n’a pas chez elle de quoi s’évader. Pas de petit ami, pas d’enfant. Un chat seulement, le vieux Pedro, qui perd ses moustaches et qui est aussi gros qu’un petit bouddha. Elle a promis à Mat de le lui présenter un jour. Encore une promesse qu’elle n’aurait pas dû faire. Violette est décidément fâchée avec les règlements. Pas sa tasse de thé, ces « il ne faut pas » et autres « évitez de »… Tant pis. Pas grave. Elle lui met un petit coin de ciel bleu dans la tête, à Mat. C’est lui qui lui a dit. C’est qu’il est poète à ses heures. Et du ciel bleu dans la tête, ça n’a pas de prix.
— En attendant d’attendre, c’est bientôt l’heure de manger. Tu viens ?
— Non !
— Comment ça, non ?
— Non ! Je dois l’attendre. Elle doit venir aujourd’hui. Elle me l’a promis. Et toi, tu me l’as dit.
Aïe ! Violette sent monter la pression. Mat ne cédera pas. Il sait se montrer intransigeant quand il a une idée en tête. Violette n’a pas envie de le forcer, pas envie de l’entendre crier, pas envie de le voir se débattre. Mat est un gosse dans un corps d’adulte. À dix-huit ans, il en a six d’âge mental. Ses caprices décuplent ses forces. Ils sont rares mais terribles, et Violette devine combien celui-là risque d’être violent.
— Et si je t’apporte un plateau-repas ? Tu mangeras ? Comme ça, tu ne sors pas de ta chambre et tu ne peux pas la manquer…
Mat arrête ses pas, retire son casque pour mieux écouter la proposition de Violette. Même si son appareil est muet depuis longtemps par manque de batterie, il aime avoir ces deux boules blanches sur ses oreilles. Il se concentre mieux. La phrase de Violette est tellement inattendue qu’il faut qu’il écoute bien.
— Répète !
Violette soupire mais obtempère. Elle connaît les lubies de Mat.
— Si je t’apporte un plateau-repas dans ta chambre, tu es sûr de ne pas la manquer.
— Je suis d’accord.
Et il remet son casque, puis il reprend sa ronde.
Violette sort sans savoir comment elle va procéder. Les résidents sont censés manger tous ensemble dans la grande salle. Seule la maladie peut les autoriser à garder la chambre. Une fois de plus, elle outrepasse le règlement. Bah ! Pas grave ! Elle va bien trouver un moyen. Ce n’est quand même pas la fin du monde si Mat ne s’attable pas avec les autres pour une fois.
— Bonjour ! Je viens voir Mat.