Le cœur même de notre culture 1
PRÉFACE
Quand on dit savoir-vivre, politesse, bienséance, code social, certains entendent atmosphère guindée, contrainte, artificielle, entachée d’hypocrisie. Il s’agirait aussi de préoccupations dépassées et ringardes. Notre société d’aujourd’hui serait bien au-delà (ou au-dessus ?) de ces questions surannées. Le succès, depuis plus de trois ans, de ma chronique hebdomadaire du Temps dément absolument cette analyse. Toutefois, les sciences humaines nous ont apporté de nouveaux instruments et un nouveau regard. Il ne s’agit plus d’être uniquement normatif, de dire « cela se fait, cela ne se fait pas », mais d’essayer de comprendre pourquoi. D’essayer aussi de tenir compte de l’évolution des règles dans le temps et des différences dans l’espace. Ces règles font maintenant l’objet d’études très sérieuses dans plusieurs universités. Mon regard, certes, ne prétend absolument pas arriver au niveau de la recherche sociologique. Mais c’est ma passion pour l’être humain dans tous ses états qui est à l’origine de mon intérêt pour ces questions de vie sociale, et ma démarche n’est pas loin de celle qui m’a, naguère, amenée à écrire quelques romans.
Car le savoir-vivre est loin de n’être qu’une simple liste de conventions sociales surannées. Il constitue la base de la vie sociale. « Comprendre la politesse, comment et pourquoi elle fonctionne, savoir ce qui la sous-tend et à quoi elle sert, c’est pénétrer au cœur même des cultures, et c’est aussi comprendre la logique profonde qui préside aux relations humaines 2. »
Le savoir-vivre est une photographie, une représentation très parlante d’une société donnée à un moment donné. Même ce qui peut paraître une convention des plus arbitraires (pourquoi, par exemple, en français est-il poli de dire « Bonjour, Monsieur » et pas « Bonjour, Monsieur Dupont » sauf dans des circonstances très particulières ?), ces conventions, quand elles sont analysées, comparées, confrontées à l’histoire sociale, on s’aperçoit qu’elles obéissent à une logique rigoureuse et répondent à des fonctions bien précises. Le savoir-vivre touche à tous les domaines des relations humaines, et les questions que je reçois en témoignent, au point que je crains par moments (et je m’efforce de l’éviter) de tourner non pas aux baronnes Staffe ou de Rothschild, mais au courrier du cœur !!
Le code social a globalement deux fonctions, toutes deux également passionnantes :
La première structure et facilite les rapports interpersonnels. En d’autres termes, ici, le code social graisse les rouages de la société, il contribue à ce que les gens vivent ensemble, sans trop se heurter, se blesser. Il insiste sur les égards qui doivent présider aux relations sociales. En proposant des modèles de conduite adaptés aux différentes situations, il nous aide à nous sentir à l’aise. Ma grand-mère disait que c’est quand on n’a pas de cœur qu’il faut être bien élevé… Et c’est vrai que, bien souvent, le cœur et le simple bon sens peuvent répondre aux questions qu’on se pose dans ce domaine, et l’on en trouvera de nombreux exemples dans les chroniques qu’on va lire ici. Mais le sens inné d’autrui n’est pas si partagé, ou on ne lui fait pas suffisament confiance pour que la majorité des gens puissent en effet se passer d’un code qui y supplée.
La deuxième fonction, moins sympathique, n’est pas moins intéressante. Assez paradoxalement, elle joue un rôle opposé à celui que je viens de définir. Au lieu de faciliter les rapports interpersonnels, elle fonctionne sur le mode de l’exclusion/inclusion. Il s’agit ici plutôt de l’étiquette, c’est-à-dire d’un ensemble de règles de comportement qu’on doit connaître si on veut être accepté dans tel ou tel groupe, et dont l’ignorance vous en exclut immédiatement. L’exemple type est bien entendu celui des manières de table. Celles-ci varient dans le temps et dans l’espace, mais leur fonction demeure : elles indiquent d’emblée l’appartenance et sont très difficiles à intégrer pour celui qui n’a pas été élevé comme ça. En édictant une norme de distinction, le code agit en renforcement de l’ordre social, et c’est pourquoi ceux qui contestent d’une façon ou d’une autre cet ordre social s’en prennent, naïvement, certes, mais pas complètement à tort, au savoir-vivre. Le problème est bien entendu qu’ils confondent les deux fonctions et, comme on dit, jettent le bébé avec l’eau du bain.
Ces deux fonctions du savoir-vivre sont fondamentales et font l’objet de la plupart des questions que je reçois dans ma chronique du Temps.
J’ai dit que certains pensent (et même me l’ont écrit) que la politesse n’existe plus, que le savoir-vivre n’intéresse plus personne. C’est faux, et même absurde, car on ne peut imaginer une société sans règles. Le code social est consubstantiel à toute société humaine. Si l’on a parfois l’impression que tout fiche le camp, c’est que ces codes évoluent, se transforment, et, ils sont difficilement perceptibles (ou, quand on les perçoit, difficilement acceptables) par ceux qui ont été élevés autrement. Mais la préoccupation de la norme demeure, peut-être plus aiguë que jamais. Un de mes étonnements est de voir le nombre de questions concernant cette deuxième fonction dont je viens de parler : le nombre de verres sur la table, l’usage des différents couverts, comment se comporter avec les gens qui nous servent, qu’apporter lors d’une invitation à dîner, etc. Tout se passe comme si les gens (et parfois ils s’en plaignent explicitement) ressentaient un déficit éducatif (peut-être dû au fait qu’ils ont été élevés par des soixante-huitards ou des adeptes du Dr Spock) et qu’ils étaient conscients que cette ignorance les desservait dans leur vie quotidienne et professionnelle.
Mais il y a aussi de nouvelles interrogations, nées des transformations sociales (et c’est là un des aspects du caractère sociologique dont je parlais tout à l’heure). Ainsi les comportements liés aux nouvelles techniques (par exemple le téléphone portable) ou à l’évolution des mœurs (les familles recomposées, le divorce, l’émancipation des femmes, la multiplication des voyages et des échanges culturels, les nouveaux codes vestimentaires). Dans ce domaine, je reçois des questions sur les rapports beaux-parents/enfants du nouveau conjoint, sur l’attitude à avoir avec un ancien gendre qu’on aimait bien, le nom de famille des femmes, le tutoiement, etc. Beaucoup d’interrogations qui toutes montrent l’inquiétude face à un code qu’on a le sentiment d’ignorer ou de ne plus comprendre, tout en sentant très bien qu’on continuera à vous juger et à vous classer là-dessus.
Donc on peut dire que, aussi bien au niveau psychologique qu’identitaire, le savoir-vivre joue un rôle de réassurance et de protection.
Il me paraît maintenant intéressant d’essayer de dire deux mots de son évolution. Mais je voudrais d’abord éclaircir un point : toute évolution n’est pas bonne à prendre. Je ne suis pas à genoux devant la nouveauté ou la modernité, et le fait d’être branché, jeune, à la page ou que sais-je ? n’a jamais constitué à mes yeux une qualité en soi. Donc je pense qu’il y a des tendances contre lesquelles on a le droit de s’élever et de se défendre. Parmi les lettres que je reçois, à côté des questions de comportement dont j’ai parlé, il y a le désarroi qu’expriment ceux non pas qui ne savent pas comment faire, mais que les nouvelles façons de faire rendent malades ou pour le moins perplexes. Et, dans certains de ces cas, je conseille la résistance ! Je vais tenter une très brève analyse de ces tendances à combattre.
Elles se résument en deux mots : infantilisme et individualisme. Elles se manifestent dans beaucoup de circonstances sociales (tutoiement généralisé, généralisation du j’ai-bien-le-droit-de, indifférence à autrui – dans la rue, par exemple), mais elles se trouvent résumées, on peut presque dire métaphorisées, toutes les deux, dans ce magnifique exemple qu’est le code vestimentaire, et que je vais me permettre de développer un peu. Infantilisme : dans mon enfance, les jeans, les T-shirts ornés de dessins, les tenues de sport ou les casquettes de toile étaient réservés aux enfants ou aux sportifs, c’est-à-dire aux moments ludiques de la vie. Un homme ou une femme adultes n’auraient jamais imaginé se promener en ville (et encore moins aller travailler) avec un survêtement Adidas, des baskets, un T-shirt arborant fièrement un slogan genre « fuck you ! » (comme je l’ai vu de mes yeux il y a quelque temps, au restaurant, sur un homme qui paraissait, au minimum, quadragénaire), un anorak de ski, un short de gymnastique. Aujourd’hui, notre société ressemble à un gigantesque bac à sable où de gros bébés vêtus de salopettes, bourrés de pizzas et de coca-cola, s’amusent chacun dans son coin avec son téléphone portable. Et le « chacun dans son coin » m’amène à la deuxième tendance, l’individualisme. On lira en particulier, à ce propos, les chroniques intitulées Une nuit à l’Opéra 1 et 2. Après la parution de la première, un lecteur m’avait écrit que ces gens que je décrivais exprimaient « un code vestimentaire très clair pour ceux qui savent le lire » et m’avait conseillé d’essayer d’engager la conversation avec ces personnes « plus originales ». J’ai trouvé cette objection très intéressante et je lui ai répondu sous la forme de la chronique suivante où je lui disais qu’il avait raison de dire que ces gens s’habillent, eux aussi, en fonction d’un langage particulier, donc d’un code. Mais, et là est le problème, ce code (comme tous les codes) n’est accessible qu’à ceux qui savent le lire. Or, une société se définit aussi par un certain consensus sur un certain nombre de règles, afin que ses membres puissent fonctionner ensemble. C’est la même chose pour le langage, il faut un minimum d’accord sur le sens des mots pour pouvoir communiquer, et aussi pour les règles de savoir-vivre qui d’ailleurs varient d’une société à une autre.
Il en va de même pour le vêtement. Le code vestimentaire évolue, varie, mais, pour fonctionner en tant que code social, il doit pouvoir être compris, sans mode d’emploi, par la majorité des gens. Aujourd’hui, les langages ont tendance à se multiplier, jusqu’à ne plus concerner que quelques initiés qui peuvent déchiffrer grâce à leur appartenance à un groupe donné (âge, profession, lieu d’origine, goûts musicaux, etc.) le sens d’un survêtement orange sous une veste de smoking. Le code ne sert plus à rassembler le corps social autour de règles communes ou à manifester (comme pour un mariage, un enterrement, un spectacle) la part qu’on prend à un acte collectif, mais uniquement à marquer cette appartenance particulière et, par là, sa non-appartenance (et parfois son mépris) aux autres groupes. Finalement, de langage commun unificateur, le code vestimentaire est en passe de devenir un argot, c’est-à-dire un langage privé et codé qui inclut et exclut à la fois. De la première fonction unificatrice et consensuelle que j’ai définie plus haut, il passe à la deuxième. C’est une évolution qui dit sur notre société des choses très intéressantes et pas vraiment réjouissantes. Je n’ai rien contre les argots, au contraire. Ce sont des langues créatives et imagées, qui reflètent des époques et des groupes sociaux. Mais je pense qu’il y a des circonstances où il ne faut pas les employer. Des circonstances où il faut faire passer l’affirmation de sa singularité, son j’ai-bien-le-droit-de, après le respect des gens et des lieux où l’on se trouve. C’est pourquoi j’ose le mot de décadence face à cet émiettement du corps social en dizaines de petits cercles nombrilistes où ne compte plus que l’expression du moi, et où l’on pense que c’est toujours aux autres de faire l’effort de nous comprendre et d’« engager une conversation » dont on manifeste par son attitude qu’on ne la désire pas vraiment. Et cette décadence ne se manifeste pas uniquement dans le costume, même si je lui ai consacré un peu de temps, car il me semble, comme je l’ai dit, très révélateur de ce qui me paraît négatif dans l’évolution du code social donc de la société qu’il exprime. Ce sont tous les rapports humains qui sont ici en jeu. Je n’aime pas l’image que ce code nous renvoie de la société qui s’annonce… Et ici sera peut-être l’aspect quelque peu polémique de ce petit livre.
À côté de la démarche sociologique ou anthropologique dont j’ai déjà parlé, il y a donc de ma part une démarche un peu moraliste tout de même… Je ne m’en cache pas. Même si je m’efforce de le comprendre et de l’analyser, « le mauvais goût du siècle en cela me fait peur », comme le dit, dans Le Misanthrope, l’Alceste de Molière. Peut-être est-ce le sort de tous ceux qui abordent la deuxième partie de leur vie ? Talleyrand disait bien que celui qui n’a pas vécu avant 1789 n’a pas connu le plaisir de vivre, ce qui était sans doute vrai, à condition d’être duc… Alors, il ne s’agit pas d’être passéiste, mais de comprendre une société en mutation, pour partager ses valeurs et ne pas rester à la traîne, mais aussi pour défendre des valeurs auxquelles on tient, et qui sont peut-être celles de l’« Europe aux anciens parapets »…