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À mes grand-mères,
Else et Marie-Madeleine

Le téléphone sonne de longues minutes. Mon corps se lève, je décroche. J’entends vaguement la voix de mon père à l’autre bout du fil. Bizarrement, il parle anglais, sa langue maternelle, en lieu et place de son habituel français patiné d’expressions italiennes. Je me réveille enfin lorsqu’il me dit : Ta grand-mère a fait une attaque.

***

Je sens déjà son parfum dans le couloir. Je suis la trace du Chanel N° 5 et j’entre. Elle est assise sur son grand lit blanc, les joues poudrées, les lèvres maquillées de rose, le brushing argent solidement laqué. Je tire un peu sur mon gros pull à capuche, partagée entre la fierté d’avoir la plus élégante grand-mère au monde et la honte de n’avoir rien trouvé de plus probant qu’un vieux training à me mettre sur le dos. Elle me tend la main et les larmes me montent aux yeux. Le côté gauche de son visage ne répond pas à son sourire, le rouge à lèvres file déjà sur sa bouche tombante et sa main reste inerte sur la couverture. L’illusion de normalité s’envole. Je vois les machines derrière les roses et les pivoines, les veines sous la peau trop fine. Nous sommes à l’hôpital, grand-mère est vieille, malade. Je respire mal à l’idée que cette chambre sera peut-être la dernière qu’elle marquera de son parfum.

– Je ne suis pas encore morte, ma chérie, dit-elle avec son léger sifflement germanique.

– Je…

– Viens t’asseoir près de moi.

Elle caresse ma joue de sa main valide et je ne peux retenir un gros sanglot qu’elle étouffe dans son cou.

Je retrouve mon père à la cafétéria. Ses traits sont tirés, il joue nerveusement avec la cuillère de son ristretto. Sur mes joues, je sens sa barbe piquante du dimanche matin, vive sensation d’enfance.

– Que disent les médecins ?

Il me répond dans son français retrouvé.

– Du sang s’est coincé dans son cerveau, des trucs ont été abîmés. Le côté gauche est paralysé.

– Des trucs ?

– Ils ne savent pas vraiment, la mémoire peut-être. Mais moi, je pense qu’elle va très bien. La première chose qu’elle a demandée en se réveillant, c’est que sa coiffeuse vienne la voir, parce qu’une femme se doit d’être toujours présentable, même lorsqu’elle est légèrement diminuée… Elle a toute sa tête ! Tutto bene, chuchote-t-il en me prenant la main.

– Qu’est-ce qui va se passer maintenant ?

– Elle va rester ici quelque temps.

– Et après ?

– Après, on verra.

Je ne veux pas du vide de cet après on verra. Je change de sujet.

– Tu as prévenu les garçons ?

– Isaac est parti pour l’aéroport dès que la fin de son foutu shabbat l’a autorisé à répondre au téléphone. Aaron prendra un avion dès qu’il pourra se libérer de son vernissage, il devrait arriver lundi ou mardi soir.

– Et… David ? dis-je, en baissant la voix malgré moi.

– Je ne sais pas où est David, répond sèchement mon père.

Grand-mère mange peu. Elle demande qu’on lui fasse la lecture, mais le livre qu’elle cherche ne fait pas partie de la quinzaine d’ouvrages déjà rangés au pied de son lit. Mon père part donc sur-le-champ en direction de la campagne genevoise. Je l’envie un peu. Je n’ai jamais été une grande lectrice, mais j’aime l’odeur poussiéreuse et capiteuse de l’immense bibliothèque de la villa. Je regarde la porte de la chambre se refermer lorsque grand-mère me dit :

– Prends du papier Bristol et ma plume, l’infirmière les a rangés dans le tiroir de la table de chevet. Je vais te dicter une lettre.

Je m’exécute, trop heureuse de constater que grand-mère n’a effectivement rien perdu de sa vivacité d’esprit. Je décapsule la grosse Montblanc, souvenir du grand-père que je n’ai pas connu. J’écris sous la dictée :

Mon cher David,

Il y a plus de vingt ans, tu m’as demandé de te raconter mon passé, ma jeunesse. Il est temps que j’accède à ta demande. Mais avant cela, je veux que toi, tu fasses quelque chose pour moi, pour ta famille.

Ta mère, ma très chère Becca, pensait comme toi. Elle voulait laisser une trace aux générations suivantes. Elle a utilisé son art afin de préserver l’histoire de son père et la sienne propre. Aujourd’hui, je veux qu’à ton tour, tu te serves de ton art pour raconter notre famille ; ton grand-père Isaac senior, Becca, mais aussi ton père, tes frères et ta sœur, notre benjamine qui t’écrit mes mots. Je veux un livre, David. Avant de mourir, je veux un livre dans lequel je pourrai lire l’histoire de ma famille. Si tu le souhaites toujours, je te raconterai alors le dernier chapitre de ton ouvrage, ma propre vie.

Ta grand-mère qui t’aime.

P.-S. Dans le carton que Lilah t’apporte, tu trouveras les mots de nos chers disparus.

– Relis-moi le tout, s’il te plaît, Lilah.

Grand-mère m’écoute, puis hoche la tête, satisfaite. Elle ajoute :

– Dans la commode de ma chambre, tu trouveras le gros carton avec de la ficelle bleue tout autour. Amène-le à David, avec la lettre.

– Mais, grand-mère… je ne sais pas où est David, et papa non plus.

– Il est à la clinique Belmont, chambre 247.

***

Le carton trône sur le siège arrière de ma vieille Renault 5. Je n’arrive pas à sortir de la voiture, engluée sur le parking de la clinique. Je serre le volant, la peau de mes mains s’accroche au plastique imitation cuir. Les minutes s’égrènent sur l’autoradio grésillant. Une blouse blanche finit par frapper doucement contre la vitre.

– Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous, mademoiselle ?

– Je suis désolée… Je…

– Nous pouvons vous aider si…

Je l’interromps, retrouvant mes esprits à l’idée d’être considérée comme une patiente.

– Je viens voir mon frère, David. David Mancini, chambre 247.

David est en thérapie de groupe. Je l’attends. Assise dans sa chambre neutre, j’essaie d’imaginer quels problèmes il peut bien confier aux autres malades. Les pensées s’entrechoquent, les flashs d’une longue silhouette en jean bleu électrique me reviennent, puis un gâteau, mes quatorze ans, peut-être. Je ne veux pas me souvenir de lui comme je l’ai vu l’année dernière, oscillant à la gare, sale, décharné.

J’ai envie de fuir. Je me lève lorsqu’il entre.

– Lilah… C’est bien toi… Je ne voulais pas croire l’infirmière. Comment vas-tu ?

Il ressemble à l’autoportrait de maman que j’ai découpé dans un catalogue berlinois. Son visage anguleux me semble très beau, bien qu’un peu grisâtre. Il porte une chemise à manches longues, je ne peux pas observer ses bras. Je me contente de ses mains, sur lesquelles il y a des traces qui paraissent dater un peu. Il s’approche, il sent légèrement le savon de Marseille. Il est bien plus grand que dans mon souvenir. Il effleure mon poignet.

– Lilah ?

– Bien… Je vais bien ! Et toi ?

– Je vais toujours bien lorsque je suis ici.

Un silence gênant s’installe entre nous. David sourit à demi avant de reprendre la parole :

– Qu’est-ce que tu fais là ? Tu n’es pas simplement venue me voir, n’est-ce pas ?

– J’aurais pu…

– Non… et papa ne paie plus mes cures, comment aurais-tu su où me trouver ? Grand-mère ? Grand-mère ! Est-ce qu’elle va bien ? !

– Elle a eu une attaque, mais elle va bien, ajouté-je précipitamment, redoutant d’assister à la désagrégation de David. L’image d’une aspirine effervescente se dissolvant dans l’eau me coupe le souffle.

– Une attaque ? Mais… quoi ! Comment ?

– Elle m’a demandé de te donner ça, dis-je en lui tendant brusquement la lettre.

David tombe sur l’unique chaise de sa chambre, me fixe une minute, avant de se concentrer sur le papier Bristol. Il lève la tête et cherche du regard le carton que je pousse vers lui du bout de la chaussure.

Il dénoue la ficelle bleue, les larmes aux yeux. Une odeur de renfermé s’échappe. Par-dessus son épaule, je découvre des dizaines de bandes magnétiques. Je n’en ai jamais vu autrement qu’en photographies, elles me semblent énormes, quasi monstrueuses. David en prend une, caresse l’étiquette jaunie par le temps.

– C’est l’écriture de maman. Ce sont ses bandes.

– Je croyais que tout ce qui restait du travail de maman avait été donné à des musées.

– Ce n’est pas exactement son travail, c’est plus personnel, me répond-il.

– Plus personnel ?

David lit à haute voix les mots griffonnés sur les enregistrements.

– Papa-enfance, papa-guerre, Becca 1990, Becca 1992…

Je l’interromps.

– Je ne comprends pas…

– Maman a enregistré grand-père, puis elle-même, racontant leur vie.

– C’est ça les mots de nos chers disparus ?

– On dirait, oui.

– Et comment on fait pour tirer quelque chose de ces vieilles bandes ?

David m’indique le carton. Je remarque une forme grise recouverte de papier bulle.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Un objet du siècle passé. Le Nagra de maman, m’explique David en sortant péniblement le vieux magnétophone de son emballage.

– On peut écouter les bandes avec ce truc ?

J’ai déjà vu cet objet dans des catalogues ou des notices de musée concernant Rebecca Levy, mais je l’ai toujours bien plus identifié à Mickey – les deux bandes font comme des immenses oreilles à cette grosse boîte grise et métallique – qu’au travail de maman.

– Si je parviens à me souvenir comment ça fonctionne, oui, on peut.

– Tu l’as déjà utilisé ?

– Non, maman ne laissait personne y toucher, mais je l’ai vue travailler avec cet engin des milliers de fois.

– Grand-mère a laissé cette vieillerie dans sa commode pendant vingt ans ?

– C’est une sacrée coquine, notre grand-mère… Beaucoup de gens ont cherché ce Nagra. Des collectionneurs, des musées, Aaron, même, le voulait.

– On dirait qu’elle l’a gardé pour toi, David.

– Cadeau empoisonné.

– Tu ne veux pas écrire ce livre ? Tu ne crois pas que ce serait bon pour toi d’avoir un projet ?

– Si je savais ce qui est bon pour moi… chuchote-t-il.

– Ce n’est pas ce que je voulais dire, je…

Il m’interrompt d’un geste rassurant de la main.

– Je vais essayer, mais je ne suis pas sûr de pouvoir.

– Moi, je suis sûre que tu peux, dis-je en posant ma main sur son épaule maigre.

David se retourne et me regarde, ému.

– Est-ce que tu m’aideras ?

– Bien sûr. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?

– J’aimerais que tu m’achètes un petit magnétophone et beaucoup de cassettes vierges.

– Je le ferai cet après-midi.

– Et… j’aimerais que tu convainques Aaron, Isaac et papa de répondre aux questions que je poserai sur les cassettes.

– Ce sera facile, toute la famille est au chevet de grand-mère.

– Ce ne sera pas facile. Je vais poser beaucoup de questions et il me faudra des vraies réponses, sinon tout ce que je pourrai écrire n’aura aucune valeur.

– Grand-mère m’aidera à les convaincre, ne t’inquiète pas, dis-je doucement.

– Et j’aimerais que toi aussi, tu répondes à mes questions.

– Tu vas écrire sur ma vie, aussi ?

– Tu fais partie de cette famille, oui ou non ?

– Oui, je suppose.

Je reviens le lendemain avec des dizaines de cassettes vierges et un magnétophone qui semble ridiculement petit à côté du massif Nagra de maman. David est très agité, ses mains tremblent. J’essaie de savoir s’il a déjà écouté les bandes, mais il me parle à peine et me demande de revenir une semaine plus tard, l’après-midi. Il est toujours mieux l’après-midi, m’apprend une infirmière.

Mais je ne le trouve pas mieux l’après-midi où il me confie le petit magnétophone. Son regard ne se fixe sur rien, il passe sans arrêt sa main dans ses cheveux, en arrache des petites poignées lorsqu’il émet quelques monosyllabes incompréhensibles. Je pleure dans ma voiture. Les émotions débordent, incontrôlables, détestables. Les démons de mon frère me dévorent. J’essuie mon visage, me remaquille tant bien que mal et je mets en route la petite machine. J’entends alors la voix chevrotante de David me demander, quel est ton tout premier souvenir ?

Dans les mois qui suivent, je vois David tous les lundis après-midi. Il me pose des centaines de questions, me demandant de préciser telle ou telle phrase. Je ne dois jamais répondre immédiatement, je dois enregistrer mes mots, essaie d’oublier que tu me parles à moi, laisse venir les souvenirs, les émotions comme si tu réfléchissais à haute voix, pour toi-même, n’efface jamais rien, même pas les silences. Il m’agace, me dérange à fouiller de cette façon dans ma vie. Mais je me soumets, pour grand-mère. Je dois également faire l’intermédiaire entre Aaron, Isaac, papa et le magnétophone de David. Les enregistrements d’Aaron, en particulier, ne conviennent pas à David. Les appels internationaux se multiplient depuis la chambre 247 de la clinique Belmont. David me glisse des petits papiers que je lis pour Aaron qui souffle de rage de l’autre côté de l’Atlantique. Leurs conversations m’épuisent et me paraissent pratiquement codées. Je ne comprends rien, si ce n’est que David insiste toujours sur maman. Je me sens terriblement étrangère.

Puis David sort de la clinique. Grand-mère lui loue une chambre à la campagne et il disparaît à nouveau de nos vies. Je me sens soulagée, malgré le léger sentiment de honte qui ne me quitte plus.

Papa engage trois infirmières à domicile, puis grand-mère accepte de s’installer dans un appartement médicalisé. Elle ne se plaint pas, mais elle souffre, nous le sentons tous. Sa chère bibliothèque lui manque. Personne ne parle de vendre la villa, mais personne ne s’y installe.

La vie reprend son cours, je rends visite à grand-mère tous les vendredis après-midi. Isaac et Aaron font le voyage une fois par mois. Ils ne viennent jamais le vendredi après-midi.

***

Un an, jour pour jour, après son attaque, je reçois un paquet de ma grand-mère. Un feuillet relié s’en échappe et tombe au sol. Je le ramasse et lis le petit carton de Bristol qui l’accompagne :

Je suis si fière de vous ! Chacun de vous a beaucoup, beaucoup donné. Ce livre est un cadeau, un cadeau inestimable pour moi, pour nous, pour vos enfants. Merci à vous d’avoir parlé, merci à David d’avoir écrit.

Je vous souhaite une bonne lecture, mes enfants. Je vous attends le 20 juin à 15 heures, dans mon palace médicalisé, pour terminer cette histoire. Avec tout mon amour, grand-mère.

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Le Livre de Rosa

Récit familial

Rebecca Mancini
David Mancini

Préface

J’ai retranscrit mot à mot les bandes retraçant la vie de maman. Elle les a enregistrées et montées avec une telle précision (même la ponctuation se place d’elle-même) que je crois que faire autrement aurait été la trahir.

Pour la section consacrée à grand-père, je me suis inspiré des enregistrements non montés que maman a saisis en 1980.

Quant à vos textes, vous connaissez mes sources, le petit magnétophone avec lequel je vous ai assaillis de questions. J’ai tout tenté pour vous être le plus fidèle possible, mais je sais bien que ma sensibilité et mes souvenirs ont pu travestir votre pensée. J’en suis profondément désolé.

J’ai ajouté quelques notes, lorsqu’il me semblait que toute la famille ne connaissait pas une chose ou une autre. Veuillez m’excuser si j’ai mal préjugé de vos connaissances.

Tous les enregistrements sont numérotés et conservés dans un coffre, à la banque.

David

Librement inspiré des enregistrements nos 19 à 32 (2012)

Lilah Rose Mancini

Elle se souvenait des larmes de sa grand-mère. Tout son visage tremblait, se creusant soudain de dizaines de rides. Elle ne faisait aucun bruit, mais le chagrin déformait chacun de ses traits. Lilah ne comprit pas le concept de mort – il fallut encore de nombreux mois avant qu’elle ne cesse de demander quand reviendrait maman –, mais grâce aux larmes de sa grand-mère, elle sut que plus rien ne serait comme avant. Elle resterait la benjamine, la petite fille au milieu d’une famille d’hommes, mais l’insouciance, la certitude que tout irait bien, avait disparu. Elle avait trois ans.

***

Lilah ne parvint pas à retenir sa maman dans sa mémoire d’enfant. Elle oublia complètement sa voix, son odeur, son sourire. L’absence de souvenir la blessa si profondément qu’elle occulta l’absence réelle de sa mère. La fillette s’imprégna des albums de famille jusqu’à en avoir mal aux yeux, mais les photographies ne s’animaient jamais, les parfums restaient artificiels, les sons imaginaires. Les images demeuraient à l’extérieur d’elle, elle ne se rappelait pas. Elle chercha très tôt des traces physiques, vêtements, bijoux, objets du quotidien les plus usés possible. Elle en trouva très peu. Chacun se repliait seul sur sa douleur avec son propre fétiche. Isaac ne laissa aucun livre, Aaron pilla l’atelier, David garda cachés stylos et carnets pendant que le père fit, très vite, disparaître tout le reste, ne se contentant que de ses vieux vinyles pour retenir sa jeunesse, son amour disparu. David eut pitié du dénuement de sa petite sœur et sauva un bâton de rouge à lèvres qu’il lui offrit discrètement. Elle ne s’en servit jamais, mais décapsula l’écrin doré des milliers de fois pour sentir le parfum gras, puis rance, qu’elle associa toute sa vie à la féminité la plus secrète.

Lilah ne se contentait pas de ces maigres possessions, ce qu’elle voulait vraiment, c’était des mots. Avec son père, elle échangeait des larmes, des embrassades, mais elle n’osait jamais aller plus loin. L’immense chagrin paternel la terrorisait, collait ses petites lèvres balbutiantes. Elle se sentait plus sereine, plus libre, avec son frère aîné, Isaac. Elle ne le voyait que très rarement, mais il lui téléphonait presque toutes les semaines. Rien n’était stupide ou bizarre avec Isaac. Il réfléchissait, parfois de longues semaines, et répondait toujours, même aux questions les plus farfelues ; il expliquait patiemment, et très sérieusement, pourquoi il n’était pas possible de mettre du thé froid dans les robinets, pourquoi les chiens et les chats n’étaient pas amis, pourquoi les poils poussaient plus vite que le nez. Il n’y avait qu’un sujet ostracisé de ces improbables conversations téléphoniques : Becca. La ligne coupait systématiquement lorsque Lilah prononçait le mot maman.

David, quant à lui, ne répondait qu’avec des poèmes que l’enfant ne pouvait lire – mais qu’elle conservait comme des reliques sacrées –, et Aaron disparut à Londres immédiatement après l’enterrement. Personne ne répondait aux questions de la cadette, personne ne l’aidait à se construire un souvenir. À l’exception de sa grand-mère, Rosa.

La mère de la mère raconta les premiers pas, les premiers dessins, la jambe cassée, les amourettes et les tartelettes au citron que la fillette aimait tant faire pour ses parents ébahis. Rosa donna tout ce qu’elle avait de bon, de chaud. Elle offrit à Lilah chaque détail, chaque souvenir embelli de son amour pour son enfant perdu. Elle sortit toutes les photographies, toutes les peluches, tous les vêtements, tous les cahiers. Elles détaillèrent ensemble l’écriture de Becca, interprétant jusqu’à l’écœurement les petites pattes de mouche et se moquant copieusement du maître qui estimait que Rebecca n’étant pas suffisamment soigneuse, elle ne recevra pas sa plume en même temps que les autres élèves. Lilah, du haut de ses sept ans, rechercha le nom de ce monsieur dans l’annuaire et, avec l’aide de Rosa, lui envoya le catalogue d’une rétrospective d’esquisses, croquis et notes de sa mère, Early Art of Rebecca Levy. Il répondit très poliment qu’il garderait toujours dans son cœur le souvenir de cette élève si spéciale. Lilah et sa grand-mère en rirent des semaines entières.

L’image d’un bébé sage, d’une fillette réservée, puis d’une adolescente mélancolique se fixa peu à peu dans l’esprit de Lilah, se substituant à ses propres souvenirs perdus dans la toute petite enfance.

***

Lilah passait beaucoup de temps chez sa grand-mère. Elle ne voyait pratiquement jamais David et ne réalisa pas que l’adolescent ne dormait qu’occasionnellement dans sa chambre. Mario évitait de se confronter à son fils lorsque Lilah était présente, et David fuyait la fillette. Elle sentait la douleur, la tension dans l’appartement familial, mais n’en comprenait pas les raisons.

Un jour, son père l’assit sur ses genoux et lui dit que David avait eu dix-huit ans et qu’il était parti. Il ne donna pas d’explication supplémentaire, se contenta de la serrer brièvement contre lui pour libérer quelques larmes dans ses cheveux. Lilah n’osa pas lui demander si elle aussi devrait partir lorsqu’elle aurait dix-huit ans.

Elle pensait parfois à son frère, l’imaginait en costume-cravate dans un grand bureau en train d’écrire des poèmes avec une plume en or. Il ne lui manquait pas – elle ne le connaissait pas –, mais elle aurait voulu savoir où il travaillait pour tenter de le voir à travers la fenêtre.

Elle remarqua la tristesse accrue de son père, mais elle ne sut que faire pour l’apaiser, alors elle ne fit rien. Elle s’échappa le plus souvent possible chez sa grand-mère et son père la regarda s’en aller.

L’année où David quitta la maison, Lilah vécut une autre séparation qui marqua sa jeune vie. Parmi ses nombreux amis, une petite fille tenait une place particulière dans son cœur. Avec Aurore, elle jouait à la poupée. Elles restaient seules, parlaient à voix basse et inventaient des contes de fées, alors qu’avec tous les autres, il y avait des cris, des ballons et des arbres à grimper. Aurore était calme et fragile. Malgré sa peau noire onyx, elle ressemblait à la Belle au bois dormant dont elle portait le joli prénom. Elle n’avait pas d’autres amis, ce que Lilah trouvait bizarre et triste, bien qu’elle en profitât. C’était bon d’être la préférée, mais encore davantage d’être l’unique d’Aurore. Tout le monde était blanc dans cette école, y compris les parents d’Aurore. Lilah la protégeait des autres gamins qui voulaient chahuter cette fillette si sage. Elle la couvait, l’aimait. Lorsque Aurore ne put plus suivre les cours, Lilah se rendit chez elle tous les mercredis. Un jour, il fallut jouer sur le lit. De semaine en semaine, la petite malade s’enfonçait toujours plus dans ses oreillers. Lilah jouait pour deux. Puis son amie disparut. Mario refusa qu’elle lui rendît visite à l’hôpital. Elle y mourut, en décembre. La maîtresse demanda à la classe de prier Jésus pour leur camarade. Lilah ne comprit pas, la prière, la mort, le sida. Aurore devint pour elle une fée, un personnage mi-réel, mi-imaginaire. Elle la convoquait à l’aide d’une baguette magique et n’habilla plus jamais une poupée sans lui demander son approbation.

Pour ses huit ans, Lilah eut droit à une fête ridiculement grandiose. Robes de princesses, gâteaux, clowns, ainsi qu’Isaac et Aaron, investirent la grande villa de Rosa, comme si les jouets et les frères aînés pouvaient masquer l’absence de David et d’Aurore. Personne ne prononça leur nom. Les Mancini se parlèrent à peine, mais l’ombre du dernier fils assombrissait tous les visages. Le dimanche qui suivit ces pénibles célébrations, Rosa décida qu’il était plus que temps que sa petite-fille se changeât les idées ; la vieille dame sortit un carton de sa commode, dénoua la ficelle bleue qui l’entourait et étala les tout premiers dessins de Rebecca Levy sur la table en bois massif. Rire et larmes se confondirent dans le petit cœur de Lilah, y laissant le souvenir le plus marquant de son enfance. Elle se rappela de tout, le léger parfum de chocolat et de Chanel N° 5 qui planait dans la cuisine, le tablier parfaitement repassé de sa grand-mère, la pluie tiède qui battait contre les portes-fenêtres et le bruissement du papier entre ses doigts. Elle aima ces croquis comme on aime une femme. Elle se délecta de leur odeur, de leurs courbes, de leurs secrets.

Une cérémonie se mit en place au fil des dimanches ; Rosa allait chercher le carton, dénouait la ficelle bleue et Lilah regardait chacune des esquisses de sa mère. Elle s’arrêtait plus particulièrement sur le portrait d’une fillette qui, elle en était sûre, lui ressemblait. Lorsque sa grand-mère refermait la commode, elle lui promettait de lui offrir le carton à ses dix-huit ans.

Un dimanche, Lilah amena les petits trésors qu’Aaron avait griffonnés pour elle lors de sa dernière visite à Genève. Elle compara, s’étonna de la dureté et de la noirceur du travail de son frère. Elle décréta qu’il devait encore travailler pour être aussi bon que maman. Rosa rit.

Lilah admira tant les dessins secrets de Becca qu’elle finit par les connaître par cœur. Il lui suffisait de fermer les yeux pour voir chaque trait, chaque nuance.

Le jour de ses dix-huit ans, elle reçut de sa grand-mère un grand carton à dessin vert. Elle répartit les œuvres entre ses frères – elle en conserva quelques-unes à la banque, pour David. Elle se contenta du portrait de la fillette. Elle ne sortit plus jamais le dessin de son carton. Le savoir là lui suffisait désormais.

***

Lilah prenait le thé quatre fois par semaine chez sa grand-mère. Elle sautait du bus scolaire, faisait un signe à ses amis et au chauffeur tout en courant vers la grande villa. Elle entrait toujours par le jardin, vérifiait la température de l’eau de la piscine ou repérait les lieux de son prochain bonhomme de neige. Le jardin, la cuisine et la bibliothèque. Lilah ne s’aventurait que très peu dans le reste de la maison. Le premier étage n’existait pas pour elle. Sa grand-mère ne lui interdisait pas de s’y rendre, mais elle n’aimait pas cela. Lilah apprit très vite à éviter tout ce qui déplaisait à cette grand-mère qu’elle aimait tant.

En fin de soirée, Lilah s’endormait sur le canapé pendant que sa grand-mère lisait, coquettement allongée sur sa méridienne. Son père venait la chercher tous les soirs – Rosa n’acceptait pas que Lilah dormît chez elle.

Mario avait besoin de cuver sa douleur, il redoutait que sa tristesse, sa culpabilité, ne vînt coller à la peau de son dernier bébé et ne la fît grandir trop vite. Il se tenait à distance de l’enfance de sa cadette. Lilah considérait son père comme un rocher légèrement coupant qui protège du vent, mais contre lequel il serait pénible de presser son visage.

Lilah savait instinctivement se faire aimer de tous ; des filles, qu’elle charmait sans effort grâce à la garde-robe que supervisait sa grand-mère, et des garçons, qu’elle défiait désormais balle aux pieds. Tous aimaient rire avec elle, se faire cajoler par elle, aimer par elle. Elle organisait les jeux, aidait les plus maladroits à réussir leur bricolage et partageait avec toute l’école les goûters gargantuesques préparés par Rosa. Les élèves les plus doués lui prêtaient leurs cahiers. Elle n’avait pas honte de peiner parfois sur ses devoirs.

Sa grand-mère ne jugeait pas, l’aidait patiemment, l’initia même au scrabble pour lui faciliter l’apprentissage des lettres. Son père ne criait jamais à la lecture des bulletins de notes, mais Lilah devinait sa déception. Les cours de récréation passionnèrent Lilah, mais la salle de classe ne l’intéressa jamais. Elle faisait ce qu’il y avait à faire, sans plus. Elle aurait voulu se soucier des mathématiques et de la géographie – elle n’aimait pas les soupirs de dépit de son père –, mais elle préférait jouer au football et passer du temps avec sa grand-mère. Malgré les cours particuliers, elle ne montra jamais de talents, ni même d’inclination, pour la musique, le dessin ou la danse. La fillette ressentait un léger malaise lorsqu’elle abandonnait l’une ou l’autre de ces activités, mais ce ne fut qu’aux premiers instants de l’adolescence qu’elle réalisa à quel point elle était différente du reste de sa famille.

Ils l’aimaient, mais ils ne la comprenaient pas, la méprisaient inconsciemment de ne pas avoir en elle l’étoffe d’une artiste ou d’une intellectuelle, de ne s’intéresser à rien de particulier, de se contenter d’être. Rosa adorait sa petite fille, mais elle ne cessait de lui offrir des livres que Lilah ne finissait jamais. La benjamine de la fratrie Mancini entra dans l’adolescence en princesse de la belle jeunesse genevoise, mais en marge de sa propre famille.

***

Pour ses quinze ans, son père l’invita à faire un grand voyage aux États-Unis. Personne ne les accueillit à l’aéroport JFK. Lilah regarda son passeport américain avec mépris, rien à faire, elle n’était pas d’ici. Ils se rendirent à l’hôtel. Loger chez Isaac était trop compliqué et Aaron avait préféré offrir une suite luxueuse à l’Astoria. Ils commandèrent un room service exorbitant et se maintinrent éveillés jusqu’à vingt et une heures en jouant au rami et en admirant la vue.

Lilah voulut, dès le lendemain matin, visiter le musée où se trouvaient les œuvres majeures de sa mère. Ils marchèrent, écrasés par les aiguilles de verre et de béton qui poussaient du sol new-yorkais. Lilah sentit sa nuque tirer à force de maintenir ses yeux rivés au ciel. Cette ville la mettait mal à l’aise. Elle se sentait prise au piège d’un décor de cinéma. L’aisance et le parfait américain de son père lui rappelèrent que c’était ici qu’il était né, ici qu’il avait rencontré Becca. Cette ville ne pouvait pas lui être totalement étrangère. Elle se trompait, forcément.

Ils mangèrent des bagels au fromage et au concombre, les préférés de Becca, expliqua Mario en souriant. Il fallut boire du café à la cannelle. Il était encore trop tôt, le musée n’ouvrait qu’à dix heures. À dix heures une, Mario embrassa sa fille et s’en alla vaquer dans son New York. Lilah resta seule. Elle passa plus de six heures à s’immerger dans le travail de Rebecca Levy. La jeune fille ne reconnut pas l’image de sa mère composée par les anecdotes de Rosa. Elle dut se confronter à la profonde tristesse et à l’implacable dureté de l’œuvre de Becca. Elle souffrit dès les premières minutes, dès la première salle, dès le premier nom. Elle perdit pied dans l’après-midi. Elle pleura par saccades sous les lavabos d’immenses toilettes en marbre blanc. Une vieille femme la ramassa, la cajola, passa une serviette froide sur les paupières gonflées par les larmes. Le numéro tatoué sur le bras gauche de sa bienfaitrice mit un terme aux sanglots de Lilah. Elle décida qu’elle ne s’intéresserait plus aux musées, elle avait vu celui-ci, c’était suffisant.

Les jours suivants, elle visita tous les recoins de Little Italy, où les Mancini ne vivaient plus, mais possédaient plusieurs restaurants lucratifs. Les parfums de cuisine italienne la rassuraient. Elle s’étourdit des centaines de cousins Mancini, mangea des tonnes de pâtes aux boulettes de viande et se soûla discrètement au Chianti avec le plus charmant Italo-américain de New York – le jeune homme sut parfaitement mesurer sa chance d’être le tout premier garçon à caresser les seins de la jolie Lilah. Il lui écrivit des lettres d’amour enflammées pendant de longs mois, persuadé que l’océan Atlantique ne pourrait vaincre une telle passion.

Lorsque Mario partit quelques jours en Floride pour les obsèques d’une obscure cousine, Lilah en profita pour passer du temps avec ses frères. Elle savourait sa toute première gueule de bois lorsqu’elle se rendit à Brooklyn pour rencontrer la femme d’Isaac, Esther, ainsi que ses cinq premiers neveux. Du métro, Lilah déboucha dans le gris de rues plus petites qu’en plein centre. Ici, les buildings ressemblaient à des cubes, hérissés d’antennes paraboliques. Elle se sentit un peu mieux, avant de retrouver ce sentiment d’étrangeté que New York lui inspirait depuis une semaine : un autre temps, un autre monde défilait devant ses yeux. Un quartier ultra-orthodoxe. Esther, entourée d’une grappe d’enfants, repéra immédiatement Lilah, son jean, ses cheveux dénoués. Lilah se dirigea vers cette jeune femme souriante qui lui faisait de grands signes. Elle les crut tous en costume d’Halloween. Lilah avait pourtant l’habitude de la curieuse tenue noire d’Isaac, mais il était son frère et elle ne l’avait jamais vu vêtu autrement. Il était comme ça, c’était tout. Mais de petits enfants ? Et Esther, cette belle femme au teint lisse, que faisait-elle avec une perruque et ses frusques informes ? Lilah crut que sa belle-sœur subissait une chimiothérapie jusqu’à ce qu’elle remarquât que les autres femmes du quartier portaient également des postiches. Isaac lui apprit que cacher ses cheveux et se vêtir modestement faisait partie des devoirs d’une femme strictement religieuse. Lilah n’insista pas. Elle avait cessé depuis longtemps de parler de religion avec son frère.

Esther lui fit visiter leur appartement, ridiculement petit, terriblement austère. Lilah resta bouche bée lorsque sa belle-sœur lui demanda, dans un français parfait, de ne rien toucher dans la cuisine afin de ne pas contaminer les aliments ou les ustensiles, tout devait rester casher. Lorsque Isaac revint de la Yeshiva où il étudiait les textes sacrés, Lilah courut pour l’embrasser. Isaac se laissa étreindre avant de lui demander de ne plus refaire une telle chose à l’avenir, elle était une femme à présent. Lilah acquiesça, se rappelant de leur conversation téléphonique sur le sujet. À des milliers de kilomètres de distance, l’idée de ne plus toucher son frère lui avait semblé anecdotique, mais tout près de lui dans ce minuscule salon new-yorkais, elle se sentit sale. Elle parvint difficilement à retenir ses larmes lorsque Esther posa sa main chaude sur sa nuque.

Le dîner fut un peu étrange – Lilah ne mangeait jamais de cuisine juive et ne connaissait aucune des prières –, mais succulent et le rire contagieux d’Isaac emporta, l’espace d’un repas, les bizarreries et les tristesses.

Lilah et Isaac se rencontrèrent une seule fois en tête-à-tête lors de ce voyage – Isaac était très occupé par sa pratique et ses études religieuses. Ils se promenèrent dans Central Park pendant une après-midi entière. Ils parlèrent peu, savourèrent le plaisir d’être ensemble. Lilah n’osa pas poser de questions et Isaac précisa seulement qu’il était heureux et souhaitait à sa petite sœur un bonheur semblable, même s’il devait se révéler d’une autre nature. Lilah se sentait bien aux côtés d’Isaac et de sa famille, mais lorsqu’elle était loin d’eux, ne serait-ce que quelques heures, une profonde incompréhension dénouait ce lien si naturel, si rassurant.

Lilah refusa de voir l’exposition d’Aaron. L’artiste ne s’en offusqua pas, l’art n’est rien de plus que de l’art, la vie n’en fait qu’une bouchée, fut sa seule réponse. Il invita Lilah dans plusieurs restaurants et bars très tendance qui proposaient des menus insolites et plus ou moins mangeables. Elle découvrit un New York brillant de stars, d’argent. Des lieux où nulle autre couleur que le blanc n’était admise, où de l’or flottait dans le champagne, où le foie gras accompagnait le tofu.

Mario visita trois fois la galerie où le travail de son fils se vendait extrêmement bien, mais il n’accompagna ses enfants qu’une fois pour dîner. Lilah était excitée et anxieuse de se retrouver seule avec Aaron. Elle admirait et craignait ce frère si charismatique, si excentrique, si beau. Il pouvait porter un costume haute couture, puis se changer dans les toilettes et réapparaître avec une robe orange de moine bouddhiste. Aaron attirait tous les regards, toutes les femmes, et semblait s’en moquer. Il soulignait ses yeux de noir, couvrait ses paupières de bleu et dessinait sur les nappes avec son khôl, parodiant Picasso pour lequel il prétendait n’avoir aucun respect. Il offrit des cadeaux somptueux à Lilah qui ne savait pas comment porter ces vêtements de marque et utiliser ces cosmétiques luxueux. Mais elle n’oublia jamais qu’il prit sa main pendant l’entier du vol en hélicoptère qui lui fit découvrir la beauté de New York, la nuit.

Le contraste entre les jumeaux ne pouvait être plus marqué. Pourtant, lors de la fête en l’honneur de leur petite sœur, ils s’embrassèrent et restèrent dans les bras l’un de l’autre pendant de longues secondes. Aaron fit un signe de tête discret à sa belle-sœur et ne lui présenta pas la jeune fille magnifique et à moitié nue qui l’accompagnait. Ils téléphonèrent ensemble à Rosa et tout le monde rit lorsqu’elle tenta de parler anglais. Lilah reçut des babioles par poignées de ses cousins italiens et un cœur en strass de son nouvel amoureux. Elle ne put se retenir d’embrasser Isaac lorsqu’elle déballa son tout nouvel équipement de football et elle sentit de petites larmes sur ses longs cils lorsque Aaron lui attacha une minuscule étoile en diamant autour du cou. David ne vint pas, alors qu’il avait promis de le faire. Lilah l’avait cru et elle ressassa son absence toute la semaine. En téléphonant à la compagnie aérienne, elle apprit que le billet Genève-New York au nom de David Mancini avait été revendu une semaine avant le vol. Personne ne parla de David, chacun conserva discrètement sa douleur, sa déception, son aigreur.

Sur le chemin de l’aéroport, Lilah ressentit quelque chose de très fort en tripotant son passeport américain. Ils avaient tous vu le jour ici, dans cette ville si loin de sa Genève. Seules Becca et elle-même étaient nées en Suisse. Lilah formula sa pensée à haute voix, presque malgré elle : Pourquoi avait-elle grandi à Genève, pourquoi avoir quitté New York ? Mario se retourna brusquement dans le taxi et Lilah vit ses pupilles se dilater. Il balbutia que Becca était malade, qu’il pensait pouvoir la soigner en Suisse. Il se tut quelques minutes, il reprit son souffle et dit très calmement à Lilah que si elle voulait parler de sa maman, il était prêt à le faire. Il s’excusa d’avoir tant tardé, d’avoir si peu partagé. Lilah posa sa main sur le genou de son père et hocha négativement la tête. Elle ne voulait plus savoir, elle ne voulait plus de ses mots. Dans ce taxi, elle accepta qu’elle n’était pas proche de sa famille, qu’elle ne les connaissait pas. Elle ne savait rien des aspirations, des fêlures des uns et des autres. Elle s’aperçut que ce qu’elle avait pris pour des impondérables évidents étaient en fait des énigmes, des étrangetés qu’on ne retrouvait pas dans les autres familles. La religiosité d’Isaac, la violence des œuvres d’Aaron et les piqûres qui constellaient la peau blanche de David, toutes ces choses si familières, la secouaient soudain. Mais il était trop tard, ils étaient trop loin les uns des autres, c’était trop dur. Elle n’osa pas. Elle n’osa pas partir à la conquête de l’intime.

***

Lilah accepta les silences, les non-dits, les mensonges. De retour à Genève, elle tenta pourtant, sur un coup de tête, d’appeler l’agent de Rebecca Levy, mais celui-ci lui déclara qu’il n’avait rien à dire qui ne se trouvât déjà dans la biographie officielle de l’artiste. Lilah choisit les mots de Rosa plutôt que ceux d’une vulgaire notice de musée. Elle ne brusqua jamais sa grand-mère, ni personne d’autre. Elle comprit qu’elle s’était construit l’image d’une mère comme Michel-Ange fit sortir David du marbre ; les histoires de Rosa avaient ciselé la pierre jusqu’à la rendre lisse et douce comme de la soie. Elle savait que sa mère n’était pas cette adolescente magnifique et parfaite, elle avait vu son œuvre. Mais elle décida de se contenter du souvenir construit, délicatement maquillé d’amour.

Son adolescence fut discrète, elle ne cria pas, ne se cacha ni derrière des tatouages, ni sous une épaisse couche de maquillage. Elle vécut l’ébrèchement de son monde sans drame. Elle garda pour elle ses questions, ses pénibles découvertes. Lorsqu’elle demanda à sa grand-mère si elle se souvenait de ses propres parents, elle se contenta du silence de Rosa. Elle ne creusa pas dans la douleur pour savoir pourquoi l’immense maison de famille genevoise était toujours si silencieuse, pourquoi Rosa ne se liait jamais avec personne, pourquoi il était interdit de jeter les miettes de pain et les vieux vêtements. Elle avait compris bien avant sa première nuit à la villa – à la faveur d’une très tardive et très alcoolisée soirée à la campagne – la raison pour laquelle il lui était interdit de dormir chez sa grand-mère. Les fantômes dans les rêves de Rosa ne l’étonnèrent pas, elle ne réveilla pas la vieille dame, se contenta de sursauter à chacun de ses cris, puis de pleurer le silence retrouvé. Au matin, elle ne demanda pas d’explication. Elle ne se souvenait pas d’une quelconque discussion, mais elle connaissait le tabou et le respecta.

***

Lilah grandit loin de sa famille, loin de Genève et loin de New York. Lorsqu’elle atteignit la majorité et toucha sa part de l’héritage de Becca, elle partit en voyage. Elle adorait marcher, alors elle marcha. Elle commença par grimper sur les sommets suisses. Elle mit son corps à l’épreuve, toujours plus haut, toujours plus loin. Elle recherchait la douleur dans les jambes et la brûlure dans les poumons. Tout en haut, elle se grisait du sentiment de puissance qui l’envahissait à la vue de toute cette beauté. Puis, c’est en Asie qu’elle partit à la conquête d’elle-même. Elle se perdit dans les plaines mongoles, escalada les pics népalais et se délecta de la rosée des déserts. Elle se déshydrata tant et si bien que ses lèvres se fendirent et sa peau cloqua à force d’être brûlée par le soleil. Elle campa seule et dut assommer avec son réchaud un homme qui tentait de la violer. Il était peut-être mort, elle ne revint pas sur ses pas pour le vérifier. Elle fut prise en otage par de très jeunes maoïstes, mais sa Swatch lui permit de payer sa rançon. Elle croisa un monde fou sur ces routes de l’aventure. Les baroudeurs voulaient tous voyager avec Lilah, elle était jolie et débrouillarde, mais il est plus aisé d’être seule lorsque l’on se cherche. Lilah fit une exception. Elle prit sous son aile une femme mûre, Dalila, qui lui sembla risquer sa vie à force de naïveté. Elles cheminèrent ensemble quelques semaines. Sa nouvelle compagne prétendait connaître les plantes et ce que Lilah prit tout d’abord pour une fantaisie de plus s’avéra réalité. Elle se laissa soigner – son eczéma disparut pour de bon – et goûta même des champignons hallucinogènes dont l’effet la fascina. Elles se séparèrent à Goa, destination rêvée pour Dalila. Lilah rencontra également de nombreux touristes israéliens, mais elle sentit la violence qui s’agrippait à ces soldats à peine démobilisés et les évita. Elle contourna l’Europe de l’Est et prit un avion pour se rendre en Italie, sur les traces des Mancini du vieux continent. Elle les chercha peu et n’en trouva aucun. Mais elle prit cinq kilos en sillonnant la botte au gré des rencontres. À Gênes, on lui recommanda de visiter le cimetière Staglieno. Elle se perdit toute une journée dans les multiples dédales de pierres, admira les grandes chapelles, lut les noms sur les petits encadrés des pauvres et ne trouva aucun Mancini. Ses ancêtres n’étaient pas venus à Gênes pour y mourir. Au détour d’un chemin, elle déboucha sur le petit carré juif. Les cailloux déposés sur les tombes l’émurent. Elle décida de rentrer.

De retour à Genève, elle se sentit écrasée par la petitesse de la ville. Perdue et déprimée par l’inconnu qui s’imposait à elle, Lilah accepta le luxueux coaching que lui offrit sa grand-mère. Elle fit quelques tests avec une psychologue hyperactive et peroxydée, troqua ses pantalons de voyage informes contre des tenues plus féminines, perdit ses cinq kilos italiens et commença à entrevoir son avenir. L’école sociale s’imposa comme le meilleur choix possible. Mario tenta mollement de convaincre sa fille qu’elle aiderait davantage son prochain en épousant une carrière de chirurgienne, mais il se rangea à la décision de sa cadette. Les notes de Lilah étaient encore une fois moyennes, mais les rapports de stage, eux, étaient excellents. Mario était fier et le claironnait. Père et fille se rapprochèrent. Tous les vendredis midi, Mario exigeait de tout savoir sur l’école et les lieux dans lesquels Lilah travaillait. Ensemble, ils engloutissaient des tonnes de boulettes de viande – les meilleures de Genève, voire du monde – pendant que Lilah expliquait comment elle pensait organiser des activités sportives adaptées à des publics différenciés. Mario l’interrogea si bien qu’elle commença à développer un réel intérêt, puis une certaine expertise, concernant la relation au corps, qu’il soit beau et sain, ou laid et malade. Lilah s’épanouit dans son travail, elle s’y investit complètement, repoussant les prétendants à la lisière de sa vie. Elle était utile, à sa place, elle n’avait pas besoin d’un compagnon. Elle était si à l’aise qu’elle postula pour un stage dans une association d’aide aux toxicomanes. Elle retira sa candidature lorsqu’elle entraperçut David, pantelant dans la rue. Elle ne parla de cette pénible rencontre qu’à Isaac. Elle entendit son souffle s’alourdir dans le combiné du vieux téléphone qu’elle utilisait toujours pour les appels longue distance avec son frère. Isaac préférait parler des études de Lilah, de l’éducation de ses huit enfants ou du dernier article qui vilipendait ou glorifiait l’œuvre d’Aaron. Lilah collectionnait ces coupures de presse, les classait soigneusement, mais elle n’allait jamais voir le travail si provocateur qu’adoraient ou abhorraient les critiques. Aaron ne semblait pas lui en tenir rigueur et, tout comme Rosa, Mario, Isaac et David, il ne partageait pas ce qu’il ressentait lorsqu’il rencontrait Lilah. Elle ne s’en plaignait pas. Elle pensait même que cette situation lui convenait. Mais Rosa tomba malade et exigea d’eux qu’ils parlent. Lilah n’aima pas parler, mais elle redoutait encore bien davantage de lire les mots des autres, ses autres.

Librement inspiré des enregistrements nos 1 à 18 (2012)

David Mancini

Il se souvenait de la petite flamme bleue qui venait lécher la cuillère avec gourmandise. Il ne comprit que bien plus tard la détermination qu’il avait fallu à sa mère pour reposer la cuillère sur le plateau d’argent, repousser sa tablette et lui faire signe de venir sur ses genoux. Elle caressait ses cheveux, il sentit les manches de sa blouse en soie effleurer son visage. En fermant les yeux, il pouvait, aujourd’hui encore, sentir son parfum.

***

Dès les tout premiers instants de sa vie, David fut traité comme un délicat problème. Le père raconta des milliers de fois l’accouchement prématuré, les soins si particuliers que cet enfant avait nécessités dès sa naissance. Il parlait de son angoisse que le bébé ne soit pas normal, mais jamais de sa joie qu’il le soit, finalement. Et l’était-il vraiment ? Il semblait si différent des deux autres, il ne pleurait quasiment pas, ou faiblement, en émettant un petit son pénible dont Aaron se moqua copieusement les années qui suivirent. Pourtant, le développement physique de David ne posa pas de problème particulier, bien qu’il soit petit et maigre. Il marcha rapidement, mais il ne courait que pour se précipiter contre le canapé ou l’escalier. Lorsqu’il se jeta contre la porte de l’atelier de Becca, Aaron le surprit et le gifla si fort que trois doigts fantômes bleuirent sur sa joue.