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À Tomek.

L’air est comme du champagne.
Mademoiselle Else
, Arthur Schnitzler

00 h 07

Je suis un chômeur.

Là, vous vous dites que vous n’avez pas franchement envie de lire un type que vous ne connaissez pas se plaindre d’un mal que vous avez peut-être subi, ou que vous subirez, un jour, forcément. Vous n’avez pas envie de lire un livre sur un type qui va pointer à Pôle Emploi tous les mois, ou qui oublie de le faire parce qu’au fond, il s’en fout, le type, il n’a jamais travaillé pour de vrai, il ne reçoit donc aucune allocation, rien, tout juste si on le fait entrer gratuitement à la piscine, et encore, en le regardant de côté parce qu’un chômeur, forcément, c’est pauvre, et un pauvre, ça a une hygiène plutôt limite.

Je ne suis donc pas tout à fait un chômeur, puisque le travail accompli lors de mes différents stages n’est pas considéré comme tel, je suis un jeune diplômé dit à haut potentiel ; j’ai connu les classes préparatoires, les grandes écoles, les MBA, les remises de diplômes autour d’un buffet Fauchon avec chariot de foie gras étincelant qui passe magiquement parmi les invités.

Ayant fait des stages dans des grandes entreprises françaises qui rémunèrent bien leurs stagiaires tout en continuant à être nourri par mes parents, j’ai pu me constituer un petit pactole avec lequel j’ai décoré mon appartement comme un trentenaire qui a réussi et acheté des billets d’avion pour moult destinations exotiques. Pour remplacer mes pulls en cachemire à moindre frais, je retire habilement l’étiquette antivol dans les cabines d’essayage et je mise sur mon physique de fils de bonne famille pour déjouer la vigilance des hommes en noir à l’entrée des magasins. Idem avec mes draps, housses de couette, rideaux de douche, guirlandes lumineuses et décorations de Noël. Que je choisis évidemment dans des boutiques de décoration hors de prix. Pour assurer mon loyer, je peux me reposer sur les économies réalisées grâce à une avarice qui me suit depuis 1986, et il faut dire qu’il ne me coûte pas grand-chose, ce loyer. Par conséquent, la valeur travail est pour moi totalement abstraite, d’autant plus que les pots de départ en entreprise et les discussions le lundi matin à la machine à café m’excitent autant que les documentaires animaliers.

Mais alors, vous vous dites que je suis un de ces insupportables fils à papa qui écrivent des livres sur leurs états d’âmes, sur la drogue, la nuit, les filles et les grosses bagnoles avec lesquelles ils vont à Courch’, Saint-Trop’ et Deauville sur un coup de tête. Sauf que vous vous trompez complètement : comme vous, j’ai grandi dans une zone pavillonnaire, dans une banlieue tranquille, celle qui ne passe jamais à la télé, celle où les voitures ne brûlent pas, celle où deux ou trois crétins organisent deux fois par an une fête des voisins dans le square le plus proche. Là, normalement, j’ai achevé de vous énerver : je suis un jeune diplômé à haut potentiel qui pourrait vous ressembler, qui doit toute sa réussite uniquement à ses efforts, qui n’est d’aucune sorte d’establishment.

Sauf que, las de fournir des efforts qui ne lui ont servi qu’à afficher de jolis logos d’écoles et d’entreprises sur son CV, le jeune diplômé n’en fait plus et devient un déchet sur Facebook. Il va épier ses amis qui ont trouvé du travail, ceux qui pourraient l’aider mais qui annulent des rendez-vous sans raison véritable : « Impossible d’annuler mon rendez-vous chez le psy, j’espère que tu m’en voudras pas, mais on peut se voir demain entre 14 h et 14 h 20 pour un café. Bisous mon chou. » Connasse. Il passe ses soirées à ne rien faire, pas en compagnie d’un DVD ou d’une série téléchargée illégalement, non, rien, vraiment rien, juste à errer sur Facebook et à regarder défiler les statuts pas drôles de ses prétendus amis, les photos toutes plus inintéressantes les unes que les autres, les jeux stupides auxquels on l’invite, en se surprenant parfois à les essayer dans les moments de profond désespoir.

C’est ainsi qu’un soir pluvieux de février, je me retrouve avec pour seuls compagnons un menu Maxi Best Of et Justin Timberlake dans mes enceintes, à parcourir mon profil et à cliquer machinalement sur le bouton « Publications plus anciennes » jusqu’à l’infini, jusqu’à pouvoir reconstituer parfaitement les souvenirs de ma vie réelle, comme pour me construire un cocon numérique dans lequel aucun DRH ne pourra venir m’embêter avec ses critères arbitraires stupides. Je remarque d’abord la répétition d’un statut concernant un TGV, n° 8139. Je regarde les photos du quai de la gare de Saint-Nazaire, que j’ai retouchées moi-même sur mon iPhone. Je me remémore la voix si suave, si particulière, qui m’annonce que le TGV en provenance du Croisic et à destination de Paris-Montparnasse entrera en gare voie C et qu’il faut que je m’éloigne de la bordure du quai. Mon statut spécifiait justement que je voulais me marier avec la femme de la voix SNCF, qu’une voix pareille me filait des frissons, et que si cette femme pouvait me faire frissonner simplement grâce à sa voix, elle se réjouirait de ne pas avoir à le faire avec le reste en cas de migraine.

Soudain, je commence à me souvenir du trajet aller, quand je regardais les champs et les poteaux défiler à travers la fenêtre, sur le reflet de laquelle je m’imaginais la vie des gens. La vie de cette vieille dame en pull beige, sac Lancaster, bijoux exclusivement en or, lèvres pincées, qu’une enfant parvenait à peine à faire sourire. Je me disais qu’elle venait de connaître un drame familial, ou que cette petite fille qui jouait sur son siège lui rappelait qu’elle n’avait toujours pas de petits-enfants. Je me disais qu’elle partait pour se retirer dans sa maison, quelque part sur la côte sauvage, comme ma grand-mère à moi qui venait chaque été dans cette maison qu’elle avait tenu à appeler La Hève en souvenir du Havre qu’elle avait dû quitter pendant la guerre. La Hève, but de ce voyage, était là-bas, je savais que ses volets bleus et ses pins m’attendaient là où le soleil se couche, derrière les vagues de champs rasées par le soleil du soir. La Hève, où j’avais vécu tant de choses. Mon premier feu d’artifice.

J’avais huit ans. On était descendus avant même que la nuit tombe, pour ne rien rater. Il y avait tous les copains, les amoureuses, le port, la plage, la mer. Et le ciel. Le ciel qui ne voulait pas devenir tout noir. Alors on demandait aux parents quand ça allait commencer. Les parents s’énervaient. Mais on continuait. On demandait pourquoi on n’avait pas eu le droit, nous, d’acheter des pétards pour faire comme les autres, sur la plage, qui n’attendaient pas la nuit. Les parents s’énervaient. Mais le vent masquait leurs cris, et c’était tant mieux. Alors, enfin, les lampadaires du port s’éteignaient un par un. Puis les néons du casino. Il y avait des éclats de voix. Et pan, la première fusée. Puis plein de petites. J’étais émerveillé. J’avais un peu froid mais ce n’était pas grave. Ma mère me mettait un pull sur les épaules, je le refusais. Je regardais. Je rêvais. C’était magique. Comme les poupées de Disneyland. Mieux même. Et puis ça se terminait. Trop vite. On applaudissait. J’essayais de siffler mais n’y arrivais pas. Puis on remontait. On voulait rester un peu au bal pour embrasser les filles mais les parents ne voulaient pas. Alors on remontait jusqu’à la maison en traînant des pieds. Il y avait les parents devant, et on s’amusait à leur jeter des épines de pins dans les cheveux alors qu’ils parlaient des parts d’impôts à diviser selon le temps que chacun passait dans la maison. Il fallait rentrer, dormir, se séparer, les parents n’étaient pas d’accord pour qu’on fasse une chasse au trésor la nuit, mais tant pis, on se relèverait et on sortirait par la fenêtre. Alors, vers 2 h du matin, on se retrouvait au milieu de la rue. Il y avait la rue, les maisons, les jardins, les pins et nous, au milieu de la rue. C’était bien.

00 h 24

Sur mon Chesterfield, je me mets à regarder le début d’une vidéo intitulée World’s Best Fireworks sur YouTube, je coupe le son de la vidéo et je lance un morceau d’M83 qui me rappelle le nuage de fumée qui glissait dans le ciel après le feu d’artifice, mais très vite, enlever le cornichon de mon cheeseburger devient une urgence. Je remets Justin Timberlake qui me paraît bien plus approprié, rajoute de la sauce, allume les candélabres turquoises volés chez Conran Shop il y a quelques jours et dévore mon repas en deux minutes, amusé de déguster de la junk food à la bougie. Je laisse ma table basse pleine de sauce, parce qu’à 4,99 € pièce chez Ikea, c’est une table basse jetable, remets l’ordinateur sur mes genoux et décide d’actualiser mon profil Facebook. Dans la case « entreprise », je note « Pôle Emploi » alors que j’en ai été radié, parce que retourner chaque mois voir une conseillère au SMIC pour lui raconter mes week-ends dans les boîtes berlinoises, je trouve ça indécent. Et parce qu’y retourner juste pour avoir une réduction sur les transports, ça ne vaut pas le coup, la réduction je me l’accorde moi-même en passant les portillons métalliques derrière des âmes charitables se demandant un peu pourquoi moi, fringuant jeune homme mieux habillé qu’eux, ai besoin de frauder. Ce n’est pas tant un besoin qu’un geste de révolte misérable et bourgeoise : je ne vois pas pourquoi j’aurais à payer un service public alors que je ne reçois aucune indemnité de chômage, mes stages n’étant pas considérés comme du travail. Pour m’assurer de ne pas me faire prendre, j’ai téléchargé l’application « Un ticket Paris » sur mon iPhone, grâce à laquelle les usagers de la RATP m’informent en temps réel des mouvements de contrôleurs sous la terre. Finalement, si je note que je travaille à Pôle Emploi, c’est pour faire rire quelques-uns de mes contacts, dont l’un me dira « Putain t’as été pistonné, mon salaud », ou pour les renvoyer à leur hypocrisie consistant à afficher fièrement qu’ils sont consultants indépendants ou, mieux, journalistes free-lance, ou, encore mieux, qu’ils ont travaillé il y a quelque temps dans une entreprise qu’ils trouvent prestigieuse, type Louis Vuitton, EADS ou BNP Paribas, sans préciser qu’il s’agissait d’un premier stage café / photocopies légèrement amélioré. Dans la case provenance, je ne peux pas mentir pour faire mon intéressant : je suis né dans une clinique du XVe arrondissement. Alors que j’ai passé mon adolescence dans une petite banlieue pavillonnaire vaguement bourgeoise, je ne peux pas pour autant mentionner que je viens d’une cité et que j’ai ensuite atterri dans une grande école pour attirer les recruteurs en mal de sensations fortes qui s’imaginent qu’en embauchant un jeune de cité, ils règleront définitivement la situation dans les banlieues françaises.

Alors que j’actualise les pages des groupes, villes et produits dont je suis devenu fan, sans que ça pose problème à qui que ce soit qu’on puisse devenir fan d’un produit ou d’une marque, je tombe sur celle du club Mickey de la Noëveillard, et je me souviens que c’est là, pas loin de la Hève, que j’avais connu mes premiers émois érotiques. Quand je regardais le torse musclé du moniteur du club Mickey alors que ma mère pensait que je le regardais parce qu’il embrassait sa copine. Quand Pierre m’entraînait au plongeon dans la piscine de ses parents, quand j’avais peur de plonger parce que je n’avais que huit ans. Quand on prenait nos douches ensemble et qu’il m’avait demandé avec insistance de lui montrer, qu’il m’avait touché parce que je refusais de lui montrer, mais que je ne l’ai jamais dit parce que ça ne m’avait pas déplu. Quand il me disait de venir le voir dans sa chambre, voir ses posters, sa vidéothèque, quand j’étais jaloux de l’entendre dire qu’il avait transformé l’appartement de Boulogne en vidéoclub avec des copains alors que je voulais faire pareil. Quand la tante de Pierre venait me voir à la Hève, quand elle racontait des bêtises et qu’elle critiquait tout le monde et que tout le monde riait. Quand ils sont venus me voir l’été dernier, elle et son nouveau mari, quand il me disait que c’était vachement bien d’avoir fait une prépa littéraire et que j’étais vachement content parce que c’était une des premières fois que quelqu’un d’autre que mes parents s’intéressait à mes études sans les mépriser, sans demander pourquoi t’as pas fait une prépa HEC. Quand il y avait la grand-mère de Pierre, madame Martschka, qui était une grand-mère pour moi aussi, madame Martschka qui me ramenait des œufs de Pâques gravés de Pologne, madame Martschka qui me disait que c’était normal d’avoir envie de faire pipi quand on était dans la piscine, madame Martschka qui m’apportait un peignoir qu’elle posait délicatement sur le socle du plongeoir. Madame Martschka, digne, toujours, le premier enterrement où je savais qu’il se passait quelque chose de triste, le premier enterrement où je savais que je ressentais quelque chose comme de la tristesse et dans l’impuissance de pouvoir la formuler, l’enterrement avec lequel j’avais compris ce que ça faisait de perdre quelqu’un qu’on aime très fort et que ça fait très mal, qu’on a envie de cracher tout son corps, qu’on a la gorge nouée, qu’on a envie de se laisser tomber par terre pour pleurer, qu’on répète « pourquoi » violemment sans plus pouvoir se retenir, ne plus pouvoir se retenir, pleurer toutes les larmes de son corps avec cette douleur qui ferait ressembler nos pleurs à des rires, mais des rires tragiques, des rires de désespoir, des rires par défaut, parce qu’on ne peut pas respirer autrement que par spasmes, des rires qui déforment nos visages, qui modifient nos traits jusqu’à ce que notre visage soit comme le visage pixellisé de la terreur, quand la caméra zoome, quand les pixels effacent le visage mais grossissent cette terreur, quand le visage n’est plus humain, qu’il n’est plus que douleur. Madame Martschka, je vous ai tant aimée, je t’aimais et je t’aime. Pour toujours. J’aimerais tellement vous revoir, assise dans votre fauteuil, celui à côté du guéridon, dos à la fenêtre, quand je vous regardais prendre l’apéro avec les parents depuis la piscine, quand mon reflet s’imprimait sur vous dans la vitre, quand on voyait juste vos cheveux dépasser du dossier et qu’il y avait mon reflet sur vous, digne ; digne, même de dos.

00 h 33

À peine ai-je le temps de me remettre du souvenir de madame Martschka que Celia, mon amie quadrilingue bac + 6 (mais chômeuse) vient me parler sur le chat : j’ai eu la bêtise d’indiquer que j’étais en ligne, ce qui n’était pas vraiment compatible avec ma rêverie de jeune chômeur romantique exclu par le monde merveilleux de l’entreprise.

— Il faut qu’on fasse une conf’call, j’ai volé 50 € de vernis à ongles chez Sephora.

— Tu commences à monter dans mon estime, mais tu ne pourras jamais faire mieux que mes larcins dans les duty-free d’aéroports, tu comprends, c’est ouf, avec tous mes vols, je peux me payer des billets d’avion.

— Mais pourquoi tu me l’as jamais dit, raconte !

— J’ai du Dior Homme Intense pour deux ans et demi et toute la gamme des produits Clinique en deux exemplaires.

— Mais t’es dingue ! Moi qui croyais pouvoir faire ma fière avec mes vernis !

— C’est quand même la moindre des choses, il faut bien que je rembourse l’amende de 52 € que m’avait fait payer EasyJet il y a un mois pour avoir osé me présenter à l’enregistrement quarante-trois minutes avant le décollage au lieu de quarante-cinq.

— Ouais, tu fais bien, c’est vraiment des fils de pute.

Après cette interruption totalement inopportune, je me lève et allume quelques bougies sur mes étagères en plexiglas. C’est là que j’ai disposé méthodiquement quelques livres datant de l’époque où le petit con élitiste que j’étais (et que je suis resté) était persuadé que lire l’intégrale de Bergson allait faire de lui un homme riche. Je regarde, fasciné, les lueurs colorées des bougies sur le mur. Je me fais un chocolat : enlever la capsule de café, la remplacer par une au chocolat puis par une autre au lait me demande un effort surhumain. Allumer de l’encens aussi. Je me dis qu’il est grand temps que j’aie une assistante, mère célibataire ou veuve à la rigueur, qui s’occuperait de tout ça pour moi. Et qui s’appellerait Dorota.

Enfin allongé sur mon Chesterfield, je me reconcentre sur mon wall, sur ce TGV n° 8139 qui a l’air de m’obséder vu le nombre de statuts que je lui ai consacrés, depuis la voix SNCF de la gare de Saint-Nazaire aux bijoux en or de la grand-mère que j’avais en face de moi en passant par ce jeune homme qui ne pouvait qu’être célibataire, avec son pull bleu marine Eden Park et son PC portable Dell sur lequel il devait très probablement regarder un épisode des Experts. Je me souviens, je m’étais dit qu’avec son physique plutôt avantageux, son visage fin mais viril et sa peau mate, il ne devait pas manquer d’occasions de se trouver une copine. Mais les filles étaient sans doute effrayées par son addiction aux jeux vidéo, ses pulls marine Eden Park et ses chaussettes Snoopy. Un couple de branchés passait. Des baskets japonaises aux pieds du garçon, un gros casque autour du cou, un sautoir fluo, des couleurs et des matières qui jureraient sur n’importe qui d’autre pour la fille suffisaient à en faire un couple de branchés. Quoique, c’était peut-être des gros fils detoy-boyMadame Figaro