DU MÊME AUTEUR
CHEZ LE MÊME ÉDITEUR
Mademoiselle Bovary, roman, 1991
Ivresse dans l’après-midi, récit, 1991
Colonel Lawrence, roman, 1992
Ton fils se drogue, récit, 1993
Le Choix de Satan, roman, 1995
Georgette Leblanc, biographie, 1998
Eugène Ysaye, biographie, 2001
La Corruption sentimentale, essai, 2002
Miroir de Marie, roman, 2003
Chez les Goncourt, roman, 2004
Histoire de la Toison d’or (avec P. Houart), 2006
Maxime Benoît-Jeannin
Mémoires
d’un ténor égyptien
Roman
Catalogue sur simple demande.
www.lecri.be lecri@skynet.be
(La version originale papier de cet ouvrage a été publiée avec l’aide de la Fédération Wallonie-Bruxelles)
La version numérique a été réalisée en partenariat avec le CNL
(Centre National du Livre - FR)
ISBN 978-2-8710-6738-2
© Le Cri édition,
Av Leopold Wiener, 18
B-1170 Bruxelles
En couverture : Armand Rassenfosse, La Femme et le pantin (1898).
Tous droits de reproduction, par quelque procédé que ce soit, d’adaptation ou de traduction, réservés pour tous pays.
Dans le crépuscule orageux, SuperRoman, moulé dans un maillot et des collants mauves, planait au-dessus de la ville. Elle avait un nom curieux. Elle s’appelait Banane bleue. D’autres la nommaient Pseudopode, et, certains, moins poétiquement encore, la pieuvre. Elle lançait ses tentacules aux quatre points cardinaux et s’étendait, avalant plaines, montagnes, fleuves, rivières, ruisseaux, lacs, étangs, gravières, flaques d’eau, canyons, ravins, dépressions, vallées, hameaux, villages et bourgades. La Banane bleue changeait tout à mesure de sa progression, en béton, en pierre, en fer, en verre, en acier, en néon, en lumière et en obscurité. Surtout en obscurité car dans la Banane bleue les nuits étaient longues. Le soleil perçait difficilement la brume. Il se levait tard sur les tombeaux, les stèles, les tumulus, les murs de brique et les statues.
Stephen Mallarmus observait SuperRoman au moyen de son téléscope portatif. Une cape bleu marine doublée de rouge voletait sur les épaules rembourrées du héros. Sur ses pectoraux admirablement musclés, les lettres SR, en blanc, se détachaient dans un cercle jaune. La raie sur le côté et la main en visière, il observait le paysage urbain qui s’étendait à perte de vue, surtout vers la mer, car à l’est une chaîne de hautes montagnes barrait la perspective, tant les sommets touchaient le ciel.
Puis il fondit vers le quartier de l’ouest, non loin du canal qui relie le Rhin au Danube.
Une enseigne violette en lettres gothiques clignotait au sommet d’un immeuble d’une dizaine d’étages. Le néon violet proclamait L’ÉTERNITÉ.
SuperRoman se posa sur la terrasse du journal, assez près de la dernière lettre surmontée d’un accent aigu. L’enseigne grésillait. Le vent soufflait en rafales. Des pages manuscrites passaient au-dessus de la tête du héros. Il en saisit une — particulièrement corrigée —, la parcourut, puis la froissa et la rejeta derrière son épaule dans un éclat de rire.
Le vent cessa brusquement. Des gouttes de pluie s’écrasèrent sur la terrasse et l’enseigne grésilla un peu plus fort avant de s’éteindre. Un vol de corbeaux fienta sur L’ÉTERNITÉ qui ne s’en ralluma pas pour autant.
Ses collants commençant à faire des plis, SuperRoman se pencha sur une trappe, l’ouvrit et disparut dans l’immeuble.
Sous les combles, il passait entre les toiles d’araignées et les mannequins sans têtes, les machines à coudre, les petits-beurre Lu desséchés de la taille d’un enfant de dix ans, les sémaphores et les compteurs à gaz rouillés, les fauteuils défoncés, les matelas à ressorts, les malles coloniales scellées, les portraits à l’huile d’anciens rédacteurs en chef, tout le bric-à-brac poussiéreux d’un grenier que les années avaient rempli. Il descendit le long d’une échelle flexible et entra dans un vestiaire éclairé par des ampoules nues naturellement mouchetées de chiures. Il ouvrit son armoire métallique et commença à se déshabiller. Il suspendit sa tenue de SuperRoman à un cintre et enfila un polo Lacoste noir, puis un jeans noir maintenu par des bretelles rouges. Par-dessus le polo, il passa un cardigan bleu turquoise et se donna un coup de peigne face au miroir accroché à la porte de l’armoire. Puis il grommela qu’il avait failli oublier d’enlever ses tennis de vol et il se glissa dans des mocassins noirs.
Ainsi changé, il prit une démarche traînante et avança dos courbé, ventre en avant, à l’allure d’un résigné faisant nuit et jour profil bas et dont les éjaculations devaient être rares et précoces.
Il s’arrêta devant une cage d’ascenseur. Un monte-charge descendit bruyamment. Il y prit place.
SuperRoman avait rejoint la clandestinité.
À l’époque, replié dans ce monde, j’étais disponible. J’attendais, mécontent de la passivité insidieuse des assistés qui m’entouraient. Toute la journée, je supputais mes chances d’en sortir. On m’avait trouvé une place en rapport avec mes aptitudes, en me faisant miroiter l’espoir d’une amélioration. Il s’agissait d’être présent du matin au soir dans une librairie dont la propriétaire en titre voulait se décharger. Un jour, j’ai entendu l’éclat d’une conversation derrière une porte. Francesca da Rimini, c’était son nom, s’écriait : « Si celui-ci ne vous plaît pas, trouvez-en un autre, mais ne comptez plus sur moi ! » Elle-même n’aurait été qu’une femme de paille que cela ne m’aurait pas étonné. Elle eût aimé se débarrasser au plus vite de son fonds de commerce, mais personne ne se présentait. C’était du moins la version officielle. En attendant, elle payait tant bien que mal les factures. La façade était maintenue, comme partout ailleurs dans cette ville connue pour sa haine de l’architecture et le mouvement qu’elle avait initié, le façadisme.
J’héritai de l’endroit. Je disposais d’un grand bureau, pratique pour rédiger mon rapport, tout en réalisant de maigres ventes qui couvraient juste les frais. Rarement dérangé, je noircissais du papier sans relâche. Des pages et des pages, pour élucider un mystère, celui de ma présence dans cette ville feutrée, où les bruits sont amortis par je ne sais quel procédé. Je rejoignais Francesca de temps en temps, non pour lui rendre des comptes mais afin de partager ses jeux. C’est ainsi que j’appris un jour que nous étions mariés depuis quinze ans. La cérémonie avait eu lieu dans la petite église de rite latin du quartier chrétien. Si je l’avais oublié, c’était à cause de mon accident. On m’avait dit que, dans cette ville où certaines avenues aboutissent à la mer, les femmes sont dodues, quelle que soit l’intensité de la lumière. À travers la vitrine du magasin, dans la portion de rue visible de mon siège, elles passaient, diverses, étonnantes et souvent d’un profil agréable. Il arrivait même que plusieurs de ces charmantes entrent dans la librairie. Irène, par exemple. Cette jeune fille de stature grecque, née à Smyrne, se prit de passion pour moi. Immédiatement, car connaissant la brièveté de la vie, j’essayai de l’intéresser aux garçons de son âge, s’il en existait par ici. Rien à faire, elle n’aimait que moi et un rat qu’elle transportait sur son épaule nue. Le rat était jaloux. Quand j’approchais mes lèvres de la bouche d’Irène, il essayait de mordre. Irène l’enfermait alors dans une boîte percée de trous. Lorsque j’enlevais à Irène sa petite culotte, le rat couinait plus fort. Je me sentais tellement vieux au contact de ma petite amie que je la traitais en enfant. Malheureusement, tel était son désir. Cela m’amena à lui proposer des situations érotiques assez tordues. Qui résisterait longtemps à la tentation de tester la disponibilité d’une jeune fille ?
Un jour de fête, peut-être — la rue était pavoisée —, une femme d’environ trente-cinq ans est entrée. Très charnue elle aussi, mais plus petite qu’Irène. D’un abord facile. Curieuse, attirée par l’occultisme et le paranormal. Attentive aux coïncidences et au hasard objectif. À l’inexplicable.
— Aujourd’hui, c’est la fête du mot. Oui, la fête du mot, et j’entre dans votre librairie, votre réservoir à mots… et je vais acheter un livre, dit-elle d’un ton inspiré.
— Troublant, en effet.
Le client a toujours raison, n’est-ce pas ? Et une cliente, doublement. Elle tira un petit drapeau de son sac et me l’offrit. Sur le morceau de tissu blanc se lisait le mot FIN, en plusieurs langues. Le genre de petit drapeau que l’on agite sur le passage d’un chef d’État étranger en visite. Sa Majesté le mot FIN était donc de sortie. Moi, je m’éventais avec le morceau d’étoffe pendant que la cliente choisissait. Elle n’oublia pas de marchander mais je vis à ses yeux, derrière ses lunettes rondes, qu’elle reviendrait, pas tellement pour les livres que pour le libraire. À peine partie, elle m’a rappelé un personnage que j’avais créé autrefois. C’était l’héroïne d’une nouvelle intitulée Mesquinerie des morts, une adepte du spiritisme elle aussi et, bien entendu, assez plantureuse. Je l’avais prénommée Ludivine, parce que c’est médiéval, hors du temps, et que je ne donne pas dans les femmes modernes, les copies conformes. J’aime les anachroniques, celles qui portent des prénoms un peu poussiéreux, dont les vêtements ne flattent pas le corps. Quand on les déshabille, on fait souvent d’agréables découvertes. Telle se présentait Katya Gretchkova, une ancienne cliente de la librairie. Née à Buenos Aires de parents russes en exil — son père était le fameux maréchal Gretchkov, le héros de la bataille de Mourmansk —, lorsque je la connus, elle commençait des études d’interprétariat à l’Institut supérieur des Langues caucasiennes, espérant se spécialiser dans l’étude de la poésie tchétchène. Elle avait gâché son adolescence à l’Institut médico-légal de l’Hôpital Général, où elle étudiait la nécrose des tissus. Par sa peau très blanche, ses cheveux châtain clair, ses yeux gris comme la Baltique en juin, Katya annonçait la couleur de ses origines. Sa famille provenait de la région côtière, entre la mer et le lac Ladoga. En femme qui ne cherche pas à séduire, Katya s’habillait de façon impersonnelle, la plupart du temps en robes et jupes sombres ou grises, rarement en pantalons. Sa féminité paraissait si évidente pour un observateur aiguisé qu’il était inutile qu’elle force la note. Il lui suffisait de la manifester avec discrétion, à l’ancienne. Boucles d’oreilles, pendentifs, colliers en toc semblaient sur elle d’authentiques bijoux. Elle chantait de vieilles ballades russes. En l’écoutant au mariage de son frère, j’eus envie d’elle comme on désire pénétrer une civilisation. Quelques jours plus tard, c’était fait. Ses vêtements et ses chers dessous modestes retirés, elle me prêta son corps de jeune fille, tout en finesse. Nue, elle paraissait à peine dix-huit ans. Elle se comportait d’ailleurs comme une femme de défloration récente, toujours vierge en esprit, ne cessant d’être pudique et inexpérimentée dans l’amour. Elle n’était ni ronde, ni potelée, plutôt mince sans être maigre, et d’une grand délicatesse de teint. Pour autant que ma mémoire soit fidèle, sa toison claire n’était pas très fournie. Hélas, elle voulut vivre avec moi, connaître la « vie de couple ». Malgré mes mises en garde — « C’est l’enfer, etc. » —, elle s’obstina. J’en fus réduit à lui proposer quelques heures par semaine, Francesca et la recherche de mon passé me prenant presque tout mon temps. Tant elle craignait, dans son scénario intime, d’être ma seconde femme, un « bouche-trou » comme elle disait, elle refusa l’arrangement. Tout avec moi ou rien sans moi, telle aurait pu être la devise de Katya. Je déplorai son manque d’imagination. Elle aurait pu m’inventer une vie de marin au long cours, ou bien, ce qui était plus plausible et moderne à la fois, une existence de pilote de ligne ou de steward, un jour à New York, l’autre à Hongkong, avec une escale à Anchorage, l’avion abattu par la chasse soviétique, les survivants regagnant leur base en traîneau… Que sais-je ? Son grand-père n’avait-il pas appartenu à l’armée Wrangel ? En fait, ils avaient fui par la Crimée, mais qu’importe. On a ou on n’a pas le sens de l’aventure. Je crois que les rabâchages de son grand-père avaient tué en elle toute envie de roman autre que bourgeois. Son tour d’esprit était résolument prosaïque. Comme beaucoup de ses compagnes, elle ne s’adonnait au romantisme que quelques minutes par jour. Sous le prétexte qu’il nous arrivait de faire l’amour assez ardemment, elle aurait voulu supplanter Francesca, sans savoir que celle qui réussirait cela n’était pas encore née. De plus, il ne lui aurait pas suffi de naître, il aurait fallu que nous nous rencontriions tous les trois à un moment donné. Et ça…
La patience de Katya s’épuisa en vain et la jeune femme disparut. De mon côté, tout en la regrettant, je n’entrepris aucune recherche pour la retrouver.
« Salomon d’Urtald est un alias de Stephen Mallarmus. Découverte numéro 3650.
Mallarmus mentait. Tous les soirs, pendant un mois, il se posta près de l’entrée du domicile de la jeune femme. En vain, du reste. » (Extrait du rapport du détective Roger Bloom avec la note de frais jointe pour deux cappuccinos et un journal du soir par jour). Et l’enquête s’arrêta là. Roger Bloom fut mis sur d’autres coups. J’irais même jusqu’à avancer qu’il disparut de la circulation.
Je songeais encore à la manière dont Katya s’était éclipsée, sans cris, sans larmes, digne et fière, quand quelqu’un poussa la porte de la boutique. Je ne levai pas tout de suite les yeux de mon rapport. Histoire de tuer le temps, j’étais parvenu à reconstituer les moments de mes derniers jours avant de monter dans cette voiture. Mais, à sentir l’odeur de la cliente, car c’en était une, je ne m’y trompe jamais, je me fis la réflexion suivante : on peut aller jusqu’à dire que je suis un libraire de rencontre qui aime les femmes de seconde main, celles qui ont une histoire riche en péripéties et rebondissements en tout genre. Si bien que j’interrompis ma rédaction. La visiteuse était la blonde potelée aux lunettes cerclées d’or.
— Dorénavant, et si vous le voulez bien, je vous appellerai Ludivine, dis-je.
— Je serai Ludivine pour vous. Pour les autres…
— Je ne veux pas le savoir.
Elle s’assit en face de moi sur le siège réservé à la clientèle, une chaise de métal peinte en jaune, inconfortable.
— À part fouiner dans les librairies, que faites-vous ?
— J’adore ça, vous savez… Oh ! je n’ai pas peur de me retrouver à quatre pattes ou à plat ventre. Je finis toujours par mettre la main sur ce que je cherche…
— Très bien. Mais encore ?
— Je suis infirmière.
Et la voici tout à coup intarissable sur les maladies de peau, les lèpres, etc. Quand elle évoqua le lupus de Rémy de Gourmont, je cachai à peine ma mauvaise humeur et orientai la conversation vers l’occultisme, puisqu’elle avait prétendu s’y intéresser.
— Ce n’est pas ce qui me préoccupe le plus en ce moment, confessa-t-elle. À moins que ça ait un rapport…
Elle leva une main droite gainée de cuir noir et posa son index sur sa bouche. L’autre était nue, blanche, longue et fine, les ongles peints en rose, sauf ceux de l’index et du médius, coupés ras. J’essayai de me souvenir avec précision si elle était aussi gantée la première fois que Ludivine était venue. Sans résultat. Ma mémoire ne parvenait pas à me délivrer une image certaine de ses mains. Étaient-elles couvertes toutes les deux ? Ou bien était-ce seulement la droite ?
Soudain, elle pressa ma dextre de la sienne. Mon cœur bondit. Le contact se prolongeant, mes pulsations s’accélérèrent encore. J’aurais tout fait pour la retenir, tant je m’ennuyais parfois dans cette boutique. Mais si mon cœur battait encore plus vite, jusqu’au malaise ?
Sentit-elle ma tension ? Elle abandonna sa main artificielle sur le bureau et croisa les bras. J’admirai la rapidité de l’opération. La prothèse était tendue vers moi, les doigts en éventail légèrement relevés.
— J’ai l’impression qu’un homme me suit… en fait, depuis que je suis arrivée ici…
— Je ne bouge jamais de la boutique.
— Il ne vous ressemble pas. Je le rencontre dans les endroits les plus invraisemblables.
— Votre salle de bains ?
— Là, ce serait vraiment inconvenant ! Au début, je croyais au hasard. Maintenant, je me demande ce que me veut cet homme.
— Quand on piste quelqu’un, c’est rarement pour son bien.
— Je devrais en parler à la police, n’est-ce pas ?
J’eus le rire sceptique qu’elle attendait.
— La police veut des faits en rapport avec un délit. Sans délit, la police est impuissante. Elle ne se contente pas d’impressions. Si on vous agresse, ce sera différent.
— Mais alors, si on se sent menacé, il n’y a rien à faire ?
— Non. Et dans un cas strictement individuel, c’est encore plus certain.
— Vous me faites peur.
— J’essaie seulement de vous mettre en garde, de façon à ce que vous ne commettiez pas d’erreur.
— Que me conseillez-vous, alors ?
—Assurez-vous que vous n’êtes pas le jouet de votre imagination. Engagez quelqu’un. Seule une personne indépendante vous apportera une certitude. Vous, vous êtes trop impliquée. La crainte modifie notre perception. On voit des choses qui n’existent pas.
— Ou qui existent.
— C’est bien là le problème.
Nous étions d’accord. Ludivine récupéra sa main gantée de noir. Quand elle l’ajusta à son avant-bras, je perçus un léger déclic.
Elle se leva et inspecta les rayons, ayant laissé sur mon bureau une feuille quadrillée pliée en deux. C’était une liste de romans dont les titres se passaient de commentaires : Djamila ou l’épine d’Eros ; Les Rêves érotiques de Flore ; Jouir à n’en plus finir ; Les Festicules ; Les Ecuyères du vice…
— Ce sont de très vieux romans, dit-elle.
— Je le crois car je ne les ai jamais eus en rayon.
— Livres érotiques sans orthographe, dit-elle.
— Mon Dieu, comme vous y allez !
— Il paraît que l’auteur vit toujours…
— Comment ça ?
— Oui, caché sous son véritable nom… Il a utilisé plusieurs pseudonymes…
— Vous croyez ?
Elle pianota de sa main valide sur la bordure des rayonnages.
— C’est trop bien rangé chez vous. Ne possédez-vous pas un endroit où tout serait dans le plus grand désordre ?
— L’arrière-boutique…
Sa petite bouche aux lèvres charnues se révéla gourmande. D’un mouvement de menton, elle désigna la porte du fond.
— C’est par là ?
J’acquiesçai, mais autant la prévenir :
— C’est rempli de poussière… vous vous salirez…
Ses lèvres frémirent et elle trembla de tout son corps. Le frisson solennel de la chineuse à l’entrée de la caverne aux trésors. Je lui ouvris la porte et m’effaçai avant qu’elle ne s’affaisse dans mes bras. J’allumai. À la vue des rayonnages bourrés de bouquins et des piles qui encombraient le parquet à côté de cartons crevés débordant de volumes, Ludivine poussa un soupire d’extase. Ce foutoir livresque l’inspirait. Elle retira son manteau et me le tendit. Dessous, une minirobe fourreau enveloppait ses formes au plus près.
Je revins dans la librairie et déposai le manteau sur la chaise où, d’ailleurs, Ludivine avait abandonné son sac. Puis, j’allai surveiller la rue. Le passage était nul à cette heure. Il pleuvait. Heureusement qu’en face clignotaient les néons multicolores du magasin de farces et attrapes situé à côté du Palais du gouverneur, sinon la rue eût été tout à fait sinistre. Un inconnu devant la façade rutilante se retournait de temps en temps, jetant des regards brefs et perçants à la librairie. Grand, mince, les épaules larges, habillé en motocycliste des années quarante, c’est-à-dire d’un gros blouson et d’un pantalon de cuir serré aux chevilles par des pinces, il laissait pendre ses bras dans une attitude gauche et empruntée, comme si son corps le gênait ; et, le plus étonnant, casque arrondi sur la tête, les lunettes étant, elles, relevées sur le front. La partie métallique du casque était peinte en noir, de la même couleur que le cuir qui garnissait les joues et la jugulaire. À cette distance, il m’était difficile de distinguer vraiment les traits du motocycliste. Je crus discerner l’ombre d’une grosse cylindrée d’époque derrière la vitre dépolie de l’abribus Decaux. Se sentant observé, l’homme se dissimula sous ses lunettes et, comme si ça ne suffisait pas, près de son engin. Il fut aussitôt un contour sombre prêt à la fuite. L’instant d’après, à l’approche du bus, une femme en noir, l’air d’une vieille paysanne grecque, se manifesta et monta dans le véhicule avec une chèvre. Le trottoir devant la vitrine du magasin de farces et attrapes et autour de l’abribus était maintenant désert. Le motocycliste et sa machine s’étaient — je ne vois pas d’autre expression — désintégrés.
Le bruit d’une cascade de livres croulant dans l’arrière-boutique me rappela ma visiteuse. Je verrouillai la porte du magasin et apposai la pancarte « ABSENT UNE HEURE ». J’en possédais plusieurs, selon la durée de mes opportunités. Je m’arrêtai au seuil de la réserve et contemplai la lectrice farfouillant à quatre pattes dans les cartons. Sa robe remontée sur les hanches ne dissimulait plus rien. Ses cuisses étaient visibles au-delà de toute expression, grâce à des bas noirs ornés de dessins arachnéens, maintenus par des porte-jarretelles assortis d’entre lesquels débordait sa chair. Un minuscule string noir voilait l’entrejambe sans contenir une pilosité blonde et exubérante.
Ludivine lisait à voix basse. Ne voulant pas l’interrompre par des considérations spécieuses sur l’état d’abandon de certaines femmes, je m’agenouillai, la gorge serrée, et écartai le léger tissu. Elle me reçut avec la plus parfaite complaisance et saliva de sa bouche expirante dans le livre ouvert.
Elle avait perdu ses lunettes et son visage souillé de poussière rayonnait. Je l’aidai à se relever. Elle s’appuya sur moi et m’embrassa à toute langue. Curieux de savoir sur quelles pages elle avait bavé sa jouissance, j’écourtai le baiser et l’emmenai devant le miroir piqué de rouille. Puis je ramassai ses lunettes et demeurai un moment penché au-dessus des paragraphes tachés de salive dont elle avait bredouillé quelques pages. Le volume que Ludivine avait écrasé de sa bouche était un roman gothique d’Ann Radcliffe, L’Italien ou le confessionnal des Pénitents noirs. Curieux que son choix se fût porté sur cette œuvre bien oubliée aujourd’hui. Avait-elle été attirée par la dédicace manuscrite, assez facétieuse : « À André Breton, Ann » ? C’est possible. Je lui en fis cadeau et posai ses lunettes sur son nez court et rond. Se voyant soudain telle qu’elle était dans le miroir, elle poussa un exclamation joyeuse. Un savon était posé sur le rebord du lavabo branlant, une serviette à l’effigie de sainte Thérèse accrochée à un clou. (Ce qui donnerait maintenant, si j’enlevais la virgule : « branlant une serviette à l’effigie de sainte Thérèse ». Non, je laisse la virgule.)
Ludivine regarda le bidet débordant de livres.
— Est-ce assez bordélique ? dis-je.
— Pas encore…
Elle lava sa main valide sans retirer son gant de cuir, puis elle commença à se débarbouiller.
— Peux-tu sortir ?
— Certes !
Et je tirai la chasse par précaution, vérifiant que le rouleau de papier était bien en place sur son étagère à côté de l’antique cuvette entartrée.
Dans la boutique, j’enlevai la pancarte et retirai le verrou. Les clients étaient maintenant les bienvenus mais la rue restait toujours vide et le motocycliste improbable. Il était cinq heures du soir.
Plus tard, il comprit qu’il allait mourir.
Nul n’irait à lui. Nul n’aurait jamais
soupçon du mal qui s’acharnait sur lui.
Nul n’adoucirait sa fin, nul sacristain
l’absolvant du Forfait.
Georges Perec, La disparition